La naissance d’une philosophie

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Claude-Charles CHARAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La génération présente jouit sans arrière-pensée de la voie large et commode qui borne à l’ouest, à partir de la rue de Vaugirard, le jardin du Luxembourg. Qu’il soit permis à une génération plus avancée dans la vie de regretter l’allée solitaire qui tenait sa place il y a trente ans, et que limitaient, du côté de la ville, les murs peu élevés de quelques jardins particuliers. Rien de plus agréable que cette retraite fréquentée de préférence par un petit nombre de jeunes gens studieux. C’est là qu’on les voyait, à l’ombre des hauts platanes, apprendre par cœur, pour la classe du lendemain, un livre de Virgile, une tragédie de Racine, et plus lard préparer des examens où la muse tient moins de place que la chicane. C’est là qu’en l’an de grâce 1847, par une paisible matinée de septembre, un jeune homme de vingt-deux ans à peine, se promenait, loin du bruit, revenant sans cesse sur ses pas et ne pouvant, semblait-il, se résoudre à quitter, pour une autre partie du jardin, l’allée qui lui rappelait de chers souvenirs. Enfant de Paris, il était venu bien des fois, sous ces beaux arbres, jouer, étudier, rêver. Témoins de ses joies ils l’étaient aujourd’hui de sa langueur. Tout à coup son visage s’anima ; son œil avait reconnu de loin un ami, un ancien maître. Ce fut l’affaire d’un instant de se porter à sa rencontre.

– Vous ici, monsieur le Directeur ! Quelle bonne fortune pour moi ! On n’est pas habitué à vous voir sur les promenades et dans les jardins publics.

– J’en suis moi-même tout étonné. Mais d’abord cessez de m’appeler monsieur le Directeur : je ne le suis plus depuis deux jours.

– Quoi ! vous auriez abandonné le collège Stanislas !

– Mais non pas les jeunes gens, je les aime toujours.

– Et quels sont, je vous prie, ceux que vous préférez à mes jeunes condisciples ?

– Des élèves d’un âge plus mûr, mais toujours des élèves. J’étais hier aux avant-postes, on m’envoie aujourd’hui dans la citadelle.

– Dans quelle citadelle, je vous prie ?

– L’École normale a pris tout récemment possession de sa nouvelle et splendide demeure : je suis son premier aumônier 1.

– Monsieur l’Aumônier, je vous félicite de tout mon cœur, mais non moins que vous l’École à laquelle vous allez donner Votre science avec votre âme, car vous ne faites pas les choses à demi.

– Quelle plus belle occasion, mon cher enfant, de se dépenser tout entier. Songez-y... des jeunes gens, l’élite de nos lycées ; des esprits cultivés dans tous les sens, largement ouverts, admirablement préparés.....

– Et sans doute aussi quelque peu chrétiens.

– Plusieurs le sont déjà, la plupart le deviendront.

– Avec l’aide de Dieu, rien n’est plus facile.

– C’est en lui seul que je me confie. Mais aussi quel résultat pour notre chère patrie, pour la France entière. Volontiers je sacrifierais tout ce que j’ai, tout ce que je suis, ma santé, ma vie, pour aider à former des maîtres comme je les rêve. C’est à eux, c’est à vous, jeunes gens, qu’appartient l’avenir. C’est vous qui le ferez.

– Parlez d’avenir, Monsieur l’Aumônier, à ceux que Dieu favorise de la santé. Pour moi qui l’ai perdue.....

– Vous la retrouverez.

– Elle ne se presse pas de revenir. J’y crois si peu que, tout à l’heure, je ne sais quelle liaison d’idées m’avait remis en mémoire des vers qui sentent bien pourtant leur déclin d’Empire, leur Delille doublé de Fontanes, et que je me récitais à moi-même, tant ils me semblaient de circonstance :

 

          Un jeune poitrinaire, à pas lents,

          Parcourait une fois encore

          Le bois cher à ses premiers ans.....

 

– Vous, poitrinaire ! vous ne l’êtes point, je n’en veux pour preuve que votre découragement. L’espérance des poitrinaires va croissant jusqu’au dernier jour, et la vôtre.....

– Est nulle, Monsieur l’Aumônier, usée, confondue, réduite à rien. Et je n’ai pas même la ressource de dire avec notre poète 2 dans une autre pièce :

 

      Compagnons dispersés de mon triste voyage,

      Ô mes amis, ô vous qui me fûtes si chers !

      De mes chants imparfaits recueillez l’héritage,

      Et sauvez de l’oubli quelques-uns de mes vers.

 

Je ne laisse après moi aucun chant d’aucune sorte, je n’ai composé ni vers parfaits, ni vers médiocres. Toute mon ambition eût été d’écrire, en vile prose, quelques-unes des pensées dont vous avez déposé le germe dans mon âme, mais je vois qu’il y faut renoncer.

– Pour un temps peut-être, mais non pour toujours. Courte ou longue l’épreuve, si vous le voulez, mon cher ami, sera féconde.

– Aujourd’hui elle n’est que pénible. Savez-vous qu’on m’a défendu toute application, que je n’ai pas le droit de lire, encore moins celui d’écrire, qu’on m’interdit même de penser. Je suis condamné à la promenade sans trêve, ni merci.

– Que je vous plains !

– Le pire de tout, c’est que cette promenade, au lieu de les éteindre, éveille idées et souvenirs ; et me voilà contraint d’être là, immobile en face de la nature, cherchant à endormir ma pensée dans son sein, à noyer ma vie dans l’immensité de la sienne. Je fais ni plus ni moins, moi chrétien, moi catholique et ancien élève du collège Stanislas, œuvre de panthéiste, de spinoziste, de bouddhiste, je m’exerce à n’être plus rien, à m’éteindre dans l’Absolu. Heureusement j’aime la nature, je suis touché de ses moindres beautés, sensible à ses harmonies.....

– C’est une grâce dont il faut remercier Dieu, mon cher enfant. Je suis, sous ce rapport, moins favorisé que vous. Si belle que soit la nature, elle parle moins à mon âme que mon âme elle-même. Devant les merveilles que j’y découvre, toutes celles du dehors, je dis les plus vantées, me semblent des beautés bien pâles. Savez-vous un monde plus grand, plus riche que le monde intérieur, un monde où l’on voit Dieu plus à découvert ? Qu’est-ce que la nature me dit de moi-même ? Qu’est-ce qu’elle m’apprend sur l’homme, sur mes semblables, mes devoirs, ma fin et les moyens de l’atteindre ? Qu’est-ce que ses harmonies auprès de celles que la réflexion découvre entre les pouvoirs de mon âme, entre ma pensée et mon amour, entre ma raison et la sagesse de Dieu, entre ma liberté et sa Providence’ ? Puis-je converser avec la nature comme je m’entretiens avec le maître intérieur ? Elle est le reflet de Dieu dont mon âme est le rayon : je vais où je vois plus de lumière.....

– Et moi, mon cher maître, où je l’espère plus douce, plus tempérée, mieux accommodée à la faiblesse de ma vue. Le reflet me suffit, et pourtant le rayon ne cesse de me tenter. Savez-vous ce que j’ai imaginé pour penser sans désobéir à la médecine, sans parjurer la promesse que j’ai faite de ne plus penser ?

– Je vous sais très ingénieux, et d’esprit très inventif. Toutefois je ne devine pas tout d’abord.

– J’ai songé que si je réunissais toutes mes pensées en une seule....

– Ce travail de concentration n’aidera pas à vous guérir.

– Que si je parvenais, par un effort une fois accompli et qui me dispensât pour l’avenir de tout autre effort, à les rattacher à une pensée principale, je n’aurais plus qu’à déduire du principe ainsi posé, doucement, peu à peu, par le menu, sans me donner la moindre peine et suivant les besoins de chaque jour, les conséquences renfermées dans ce principe, point de départ vraiment unique et universel.

– Et vous l’avez découvert ?

– Ou je me trompe fort ou c’est chose faite.

– C’est-à-dire, si j’ai bien compris, que pour n’avoir plus à penser vous voulez penser tout en une fois, et que, pour philosopher sans fatigue, vous créez, tout d’une pièce, une philosophie.

– Je n’osais dire le mot et pourtant c’est bien celui-là. Heureusement le principe qui la résume me garantit contre tout orgueil, vous l’allez voir dans un moment. Et d’ailleurs qui n’a pas, de nos jours, sa philosophie ?

– Ajoutez, qui ne l’a pas eue dans les siècles passés.

– Nouvel argument tout en ma faveur.

– Je l’accorde.

– En faudrait-il beaucoup d’autres pour établir solidement que si la vérité est une en soi, les intelligences qui la conçoivent diffèrent à l’infini les unes des autres par leurs aptitudes et leurs qualités. Il n’est pas d’esprit qui puisse s’égaler à elle, pas de langue qui puisse la traduire tout entière, pas de mémoire en état de la garder comme l’esprit l’a conçue. N’êtes-vous point de mon avis ?

– En pouvez-vous douter, mon cher enfant !

– À ces diversités joignez celles qui naissent du milieu, des caractères, de l’éducation, de la culture, et dites-moi si chacun ne met pas du sien dans la philosophie qui pourtant n’appartient à personne. Celle qui a régné le plus longtemps dans.les écoles, la plus impersonnelle de toutes, porte encore un nom, que dis-je ? elle en porte deux : c’est la philosophie de saint Thomas complétant et corrigeant celle d’Aristote. Ces deux grands hommes s’y font voir tour à tour, chacun avec sa nature et son caractère. N’est-ce pas à croire que la vérité, une dans son essence, s’est voulu donner ici-bas autant de témoins différents qu’elle a créé d’esprits capables de l’entendre ? Ils s’accordent sur les vérités capitales, voilà pour l’unité. Quant à la richesse, elle n’est pas moins visible dans la variété des points de vue préférés, dans d’innombrables nuances de disposition, d’accent et de langage. La dernière philosophie sera l’œuvre de la dernière intelligence que Dieu voudra créer avec le signe commun de la raison et le signe particulier d’une âme d’élite, capable d’une pensée qui lui appartienne. Croyez-vous que son pouvoir créateur soit près d’être épuisé ?

– Je crois, mon cher ami, tout ce que vous me dites, et rien ne sert de vous animer à ce point. Votre santé en pourrait souffrir, et ma conviction n’en deviendrait pas plus forte. Je suis avec vous, je suis pour vous dans la cause que vous défendez avec tant d’ardeur. J’ai même des raisons particulières de souhaiter qu’elle soit indiscutable. Et maintenant que nous sommes si parfaitement d’accord, vous me direz bien votre secret.

– Mon secret est des plus simples.

– Faites-moi part, au nom de l’amitié, de cette pensée qui va désormais résumer toutes vos pensées, de ce principe assez fort pour porter seul une philosophie.

– Pensée ou principe, il n’en est pas moins vrai que tout tient en un mot ; mais ce mot, je n’ose le dire ; je prévois vos objections, je devine votre étonnement. Vous allez m’accuser de mêler le naturel au surnaturel, la religion à la philosophie, d’entrer dans une voie dangereuse, de confondre ce qu’il convient de distinguer avec le plus grand soin.

– Je vous dirai tout à l’heure si ces reproches sont fondés.

– Vous ajouterez qu’une telle fantaisie est bien celle d’un malade dégoûté de tout et de lui-même, se réfugiant dans les excès parce qu’il a perdu le sens du réel et du vrai. Non jamais, au grand jamais, homme bien portant, sain de corps et d’esprit 3, ne rêva que le dernier mot d’une philosophie, le résumé d’une méthode, d’une morale, d’une logique, d’une théodicée, d’une doctrine entière,...

– C’est ?

L’humilité : le mot est prononcé, volat irrevocabile verbum.

– C’est bien le dernier auquel je m’attendais.

– C’est pourtant celui que j’ai choisi : vous me permettrez de le défendre.

– Sans aucun doute.

– Nierez-vous qu’il y ait là un point de départ ?

– Et de tous le plus modeste.

– Peut-on descendre plus bas ?

– En aucune façon.

– C’est tout ce que je désirais. Nous voilà aux dernières limites du fini capable de pensée, d’amour et de libre action. Et dans ce point de départ ne voyez-vous pas plus qu’une pensée, une vertu ?

– Je la découvre.

– Plus qu’une pensée et qu’une vertu, une méthode ?

– Je la devine.

– Que reste-t-il, en effet, à l’âme parvenue à ce point extrême sinon de remonter un à un, en vertu de son activité naturelle, de son énergie indestructible, tous les degrés....

– J’entends et n’ai garde de vous contredire.

– Est-il rien qui soit mieux dans la nature de l’homme que cette marche ascendante et mesurée vers l’infini ?

– Absolument rien.

– Marche de la pensée d’abord, – puis de l’amour inséparable de la pensée.

– Je ne m’y oppose point.

– De la liberté enfin éclairée par l’une, animée par l’autre.

– C’est encore mon sentiment.

– Mais si la Logique est satisfaite, la Morale ne l’est pas moins. À quelle vertu l’humilité ne sert-elle pas de fondement ? Quelle vertu sans elle possible ou durable ? Qui sera juste, sage, tempérant, courageux, non pas seulement en apparence, mais en réalité, non pas à la surface, mais jusqu’au fond, s’il n’est humble et détaché de lui-même ? L’humilité est la source de toute vertu comme elle est le foyer de toute lumière.

– Nous voici en règle avec la Morale : reste la Théodicée.

– C’est justement ici que l’humilité montre toute sa force. Elle ne nous diminue que pour nous grandir ; elle ne comprime à ce point toutes les puissances de notre âme que pour leur donner plus de ressort. Elle ne serait pas possible, si Dieu n’existait pas : son infinie majesté explique seule ce libre abaissement de nos âmes. On peut être modeste à l’égard de ses semblables, on n’est humble qu’à l’égard de Dieu, ou par rapport à lui. L’humilité perdrait son nom, sa réalité, sa raison d’être, si Dieu n’était la perfection de l’être, de la vérité, de la bonté, de la beauté. Rien de fini ne mérite l’effort d’une telle vertu, et la puissance d’ici-bas qui la réclame de moi, si elle ne vient pas de Dieu, m’en imposera tout au plus les signes extérieurs : mon âme résistera fière et libre.

Mais l’humilité ne fonde pas seulement la science de l’âme par l’aveu sincère de notre ignorance, la science de Dieu, puisque sans lui elle ne serait point, elle est encore, par excellence, l’aiguillon du progrès, oui, de ce progrès dont on commence à parler beaucoup....

– Et que ses admirateurs, ses apôtres les plus ardents entendent si mal quand ils ne le prennent pas à contre-sens.

– Parce qu’ils croient tout savoir, tout pouvoir, et qu’au lieu de se retremper dans l’humilité, ils connaissent à peine la modestie. Ils entendraient mieux ce progrès dont ils annoncent le règne, ils le réaliseraient plus sûrement si, convaincus de leur ignorance, ils consentaient à interroger la sagesse des siècles passés, celle des nations voisines, leurs lois, leurs institutions, leurs livres ; si, au lieu de vanter à tout propos leur profond savoir, ils pensaient n’avoir rien conquis auprès de ce qui reste à conquérir 4.

– Voilà des raisons fort solides à l’appui de votre thèse ; croyez-vous qu’elles persuadent les philosophes contemporains ? Et d’abord ils vous demanderont si vous avez des ancêtres, si l’histoire vous est favorable. Elle est devenue pour eux, vous le savez, l’autorité suprême, l’oracle infaillible. Malheur à vous si elle ne dit rien de l’humilité !

– Elle ne parle d’autre chose, elle n’est pleine que de ses victoires et de ses conquêtes. Le christianisme tout entier repose-t-il sur une autre base, et peut-on séparer du christianisme la civilisation dont il est la source, la théologie, la philosophie, la science et la grandeur des siècles chrétiens ? Les plus illustres de ses docteurs n’ont-ils pas été les plus humbles, et celui d’entre eux qui nous a caché son nom, celui qu’on pourrait appeler le Docteur de l’humilité, n’a-t-il pas écrit, dans l’Imitation, le livre le plus beau après l’Évangile, le plus solide et le plus simple, le plus riche de pensées et de consolations ?

Mais laissons les philosophes chrétiens, laissons l’antiquité où nous apprendrions pourtant que la vraie sagesse c’est d’abord l’intime conviction de notre ignorance, que l’âme du sage s’élève lentement, par les degrés de la dialectique, depuis les réalités inférieures jusqu’à l’essence du Bien. Venons à Descartes. Croyez-vous que l’anéantissement de l’humilité n’égale pas, ne surpasse pas celui qu’il nous propose ? Le sien descend, au risque de s’y engloutir, jusqu’au doute absolu, l’humilité s’affirme et ne cesse d’affirmer son néant. Le doute est tout juste une pensée, l’humilité est à la fois une pensée et une vertu. L’humilité constate que nous ne sommes rien comparés à Dieu : c’est là une simple vue de l’esprit, ce n’est pas un raisonnement. Pour parvenir au doute universel, Descartes est contraint de s’appuyer sur des raisonnements qui le démentent. Pas de contradiction dans le point de départ de l’humilité ; le sien en est rempli, car qui peut savoir pourquoi il doute sait quelque chose, et ne doute pas de tout. Il n’en reste pas moins que Descartes a voulu, par une inspiration de génie, faire reposer la science la plus solide sur l’anéantissement le plus complet. De cet abîme, en effet, où sa pensée semblait perdue avec son être, elle est sortie tout à coup plus que jamais maîtresse d’elle-même et sûre de Dieu. Elle aurait jailli moins haut s’il avait creusé moins avant ; elle aurait eu moins de ressort s’il l’avait comprimée avec moins d’énergie.

Ne valait-il pas mieux, après tout, et quoi qu’on puisse penser de Descartes et de son œuvre, descendre ainsi au plus bas de notre âme pour y découvrir la vérité, qu’opposer en des pages brillantes mais parfois bien vides, le fini à l’infini, le moi au non-moi, des mots à des mots, des abstractions à des abstractions, sans qu’il sorte rien autre chose de ce choc étourdissant d’antithèses que des vérités banales ou de vieilles erreurs ! L’auteur de ce jeu téméraire croit-il aux unes plutôt qu’aux autres : on serait fort en peine de le dire, car ce qui manque surtout à ces compositions élégantes, c’est l’accent de l’âme, c’est celui d’une conviction profonde. Il traverse les systèmes comme un curieux sans cesse en quête de nouveaux spectacles, il les raconte comme un lettré soucieux de bien dire, désireux de plaire, et qui n’est pas insensible au charme de sa propre parole 5. Assurément c’est un merveilleux artiste : est-ce un grand philosophe ?

– Parlez moins haut, mon enfant. Peut-être est-il là près de nous, goûtant les douceurs d’une promenade solitaire....

– Ce n’est guère son habitude.

– Discourant avec quelques amis....

– Nous l’aurions entendu.

– Méditant....

– C’est beaucoup s’avancer, monsieur l’Aumônier.

– Soyez moins sévère à son égard, mon cher ami, rendez justice à ses belles qualités....

– D’écrivain, j’y consens.

– D’adversaire décidé de tout sensualisme raffiné ou grossier....

– J’y souscris encore.

– De philosophe spiritualiste.....

– Quand il oublie ses amis d’Allemagne et leurs sottes inventions.

– Se rapprochant de plus en plus de nous et de la philosophie chrétienne.

– Où il n’atteindra jamais, je le crains.

– Vous êtes bien peu charitable, mon enfant.

– Je suis trop clairvoyant. Il est trop peu libre, trop flatté, trop soucieux de l’opinion régnante.

– J’en augure mieux, pour ma part, mais surtout j’ai confiance dans la bonté infinie du Dieu qui n’attend, pour se donner et nous donner sa vérité, qu’un soupir de notre cœur.

– Je désire qu’il le pousse vers le ciel avant que la leçon des évènements lui ait démontré l’impuissance d’une philosophie spiritualiste réduite à ses seules forces, indifférente ou hostile à la philosophie chrétienne.

– Il est vrai, mon ami, depuis quelques mois les sombres présages se réunissent pour nous effrayer. Les passions sont plus excitées, les esprits plus émus, les journaux plus violents. On écrit de nouveau, et parfois avec un fanatisme étrange, l’histoire des plus mauvais jours, on réhabilite d’odieuses mémoires. On dirait que nos historiens les plus goûtés, les plus populaires, se sont entendus pour ranimer, dans leurs publications récentes, des luttes assoupies, pour troubler la paix des âmes et celle de l’État.

– Et c’est l’heure où tout est remis en question, où le sol recommence à trembler, pour employer le langage de nos journaux conservateurs, c’est cette heure-là même que choisissent les philosophes spiritualistes, non pour discourir, dans de paisibles promenades, sur le mal et ses remèdes, mais pour s’enfermer dans les bibliothèques publiques, afin d’y réunir les matériaux d’une histoire....

– Qui réfutera sans doute avec autorité les erreurs et les sophismes de nos adversaires.

– D’une histoire des grandes dames du dix-septième siècle, pour lesquelles ils se sont épris d’un amour tout platonique, assez semblable à celui qu’ils professent pour la philosophie proprement dite. Voilà ce qu’on peut attendre de la philosophie séparée, – ainsi la nommiez-vous fréquemment dans nos entretiens intimes, – quand vient l’heure des grands périls. Elle se retire sous sa tente pour n’avoir pas à combattre ses alliés d’hier, ou elle s’oppose mollement à leurs entreprises. Ne me parlez pas de ceux qui aiment les Lettres par dessus tout : je crains toujours qu’ils n’aiment pas assez la vérité.

– Et pourtant, mon cher ami, ce serait l’heure de se donner tout entier à sa défense. Quelle gloire de concourir à son triomphe, de la faire connaître et de la faire aimer ! Quand me sera-t-il donné de la défendre autrement que par mes désirs et quelques paroles aussitôt évanouies ! Comme de grand cœur je me dévouerais à la servir par mes discours, par mes écrits, si Dieu m’avait accordé le don d’écrire ! Les paroles meurent, les livres se perpétuent. La parole ne dépasse pas les étroites limites d’un auditoire bientôt lassé, le livre pénètre partout, atteint, à toutes les distances, le lecteur du présent et celui de l’avenir. Qu’est-ce que la pensée, je dis celle dont on se croit le plus sûr, quand elle n’a pas subi la décisive épreuve de l’impression et du public ?

Oui, il faut que la philosophie chrétienne renaisse à la vie, qu’elle sorte de l’ombre des écoles, qu’elle pénètre de nouveau par le livre solide et-simple, dans cette société qui ne la connaît plus. Il faut qu’elle entraîne à sa suite, qu’elle dilate à son contact la philosophie étroitement spiritualiste, à peine capable de maintenir quelques lettrés dans la connaissance d’un petit nombre de vérités imparfaitement comprises. Est-ce bien la peine, en vérité, de s’absorber depuis tant d’années dans l’analyse de quelques notions abstraites, dans la minutieuse description des phénomènes moraux, dans l’étude approfondie des facultés primordiales et des facultés secondaires, pour oublier de nous dire que chacune d’elles, à côté de sa fonction spéciale, concourt à la fin commune d’élever l’âme entière, que tout en nous aspire à monter, s’efforce de grandir, que telle est la nature et la loi de notre être ! – Oui, il le faut ; bien ou mal j’essaierai de combler ces lacunes, j’essaierai d’écrire.

– Vous ne pouviez rien dire, monsieur l’Aumônier, qui me fût plus agréable : cette nouvelle remplira de joie tous vos amis. Que votre pensée redresse la mienne, c’est son office ordinaire ; mais que cette correction, outre le profit qu’elle m’apporte, vous élève à des pensées plus hautes et vous détermine à prendre la plume, voilà qui dépasse mes espérances.

– Vous me suivrez.

– Beaucoup plus tard et de loin, comme un soldat suit son général.

– Il me semble que, pour le moment du moins, le guide de mes pas aussi bien que de nos discours, c’est vous, vous seul, et je suis loin de m’en plaindre. Mais où m’avez-vous conduit ? Quel jardin délicieux 6, et par quelle porte y sommes nous entres ? Où est donc la paisible allée où nous conversions tout à l’heure ?

– À deux pas d’ici.

– C’est à n’en pas croire ses yeux. Toutes les fleurs de la saison, tous les fruits qui couronnent l’année ! Comme ces grappes brillent et rougissent délicieusement sous les tièdes rayons du soleil d’automne ! Le pampre qui les protège semble vouloir, jaloux de leur beauté, varier lui aussi sa couleur uniforme ; il prend toutes les teintes, il épuise toutes les nuances. On dirait que la nature, sur le point de s’endormir, concentre, dans un dernier sourire, tout ce qu’elle avait de charmes, tout ce qu’elle conserve d’espérances.

– Vous êtes poète par la grâce d’en haut : je m’en doutais, mon cher maître, maintenant j’en suis bien sûr. C’est plaisir de diriger vos promenades, et il ne faut pas aller bien loin pour vous conduire en pays inconnu. Cette dépendance du Luxembourg, ce jardin que vous admirez est tout proche......

– Je ne le connaissais point, j’en ferai ma promenade favorite. Que Dieu est bon ! Qu’il est admirable dans ses œuvres ! Comment les hommes peuvent-ils l’oublier, que dis-je, le méconnaître ? Ah ! mon cher ami, nous manquons de raison encore plus que de foi, et s’il nous reste peu de religion, nous avons encore moins de philosophie. On ne s’élève pas du premier coup jusqu’au surnaturel ; on n’est pas tout d’abord humble et pieux. Il faut chercher plus près de nous des appuis plus connus, plus faciles ; il faut lentement, progressivement, par tous les degrés des phénomènes, par tous ceux de la pensée, parvenir enfin jusqu’à Dieu.

L’humilité !....... mais c’est une vertu chrétienne, c’est la fleur la plus délicate, c’est le fruit le plus doux du christianisme. Ils ne vous comprendraient pas, ils doivent passer par une autre école. Demander l’humilité à ceux qui ne croient pas en Dieu c’est leur demander l’impossible : il est déjà si difficile aux chrétiens de la conquérir et de la garder. Tous peuvent, au contraire, comme nous le faisons aujourd’hui, à la vue de ces beautés, de ces délicatesses qui nous ravissent, s’élever sans effort, par le sentiment d’abord, ensuite par la pensée, jusqu’à l’auteur de tant de merveilles. Les philosophes ont trop négligé cet élan propre à lame humaine, cette tendance à monter qui la distingue en tout temps et dès l’origine. Se laisseront-ils, cette fois encore, prévenir par les savants, et souffriront-ils qu’on use mieux qu’eux d’un procédé qui leur appartient ?

Nous avons abusé des majeures, mon cher enfant, nous donnons trop de place au syllogisme. Majeures et syllogisme sont excellents, mais ne sont pas toute la Logique, encore moins toute la philosophie. Nous savons parfaitement comme il faut descendre d’un principe à ses conséquences ; on dirait que nous avons, en philosophie du moins, perdu l’usage et le goût de monter. Et pourtant le monde entier n’est-il pas comme une échelle immense dont le premier échelon est toujours là, à notre disposition, sous nos pas, devant nos yeux. Il s’offre à nous dans cette fleur qui s’épanouit, dans cette tige qui s’élance, dans ce fruit qui se penche, plein d’un suc délicieux. Il est dans toutes les beautés, dans toutes les harmonies de la nature ; il n’est pas moins dans notre corps, dans nos veines, dans notre sang, dans tous les prodiges de cette circulation si rapide et si bien réglée, dans ce que nous voyons distinctement et dans ce qui échappe à notre ignorance ou à notre négligence.

Ah ! si un philosophe chrétien, pénétré de cette pensée que le mouvement propre à l’âme est le mouvement vers les hauteurs, que l’induction est le procédé essentiel de la raison comme la perfection croissante est la loi de la morale, si un tel philosophe appelait à son aide les réflexions des sages et les expériences des savants, s’il ne négligeait aucun témoignage, de quelque part qu’il vînt, de l’âme, de la nature ou de l’histoire, n’en doutez pas, mon cher ami, ce philosophe pourrait écrire, pour ce siècle oublieux, une nouvelle préface de la foi !

– Non seulement je n’en doute pas, mais j’affirme que cette philosophie, vous nous la donnerez, que cette préface vous l’écrirez.

– Une telle entreprise est au-dessus de mes forces. Je ne suis pas encore assez maître de ma pensée, je n’ai pas assez réfléchi, assez étudié.

– S’il ne faut que du temps, nous vous en accorderons.

– Il est vrai que les mathématiques pourront m’être d’un grand secours. Je compte beaucoup sur le calcul infinitésimal......

– Et moi bien davantage sur l’étendue de votre savoir, sur la pénétration de votre esprit, sur la force de votre pensée et, faut-il le dire, comme je le crois, sur l’émotion communicative de votre parole. Quant à l’analyse des géomètres, pour parler la langue du dix-septième siècle, si c’est une certaine façon de penser, et rien n’est moins certain, elle n’a rien à voir avec la philosophie. Au lieu de l’aider elle l’embarrasse ; elle la détourne, l’histoire le prouve, de sa voie naturelle, elle lui impose sa méthode exclusive, elle...

– N’en dites pas de mal : si vous aviez lu Leibnitz, si vous pouviez apprécier la profondeur de sa conception, vous n’hésiteriez pas à changer d’avis.

– Assurément son autorité est bien grande, mais, en attendant de l’avoir, lu, je m’en tiens aux faits : ils parlent plus haut que tous les livres.

– Que cette philosophie serait belle, mon cher enfant, qu’elle serait grande si, maîtresse des sciences humaines, elle les entraînait à sa suite, de tous les points du monde fini vers l’Infini, si l’humanité s’élevait avec toutes les puissances qui sont en elle vers la source de l’Être et de la Vérité. Non seulement les esprits seraient éclairés, les âmes purifiées, mais les institutions et les mœurs se transformeraient peu à peu, les nations, comprenant enfin cette loi du progrès dont on leur cache le sens profond, iraient de plus en plus, sous l’œil de Dieu, grandissant dans l’amour et dans la lumière, s’affermissant dans la paix ! – L’épi naît du germe, le fruit de la fleur qui d’abord a dû mourir ; l’arbre qui étend au loin ses rameaux et son feuillage, tout ce qui doit durer est sorti des entrailles de la terre et d’une tombe où se cachaient les semences de la vie. Pourquoi la philosophie échapperait-elle à la loi qui régit toute la création ? Si nous n’osons lui demander de s’anéantir dans l’humilité pour se relever dans la gloire de la vérité conquise, que du moins, avec la nature entière, avec tous les êtres et toutes les choses, par toutes les voies anciennes ou nouvelles, elle monte du fini à l’Infini, de l’homme à Dieu : qu’elle fasse connaître le grand ressort intérieur, et qu’elle obéisse la première au mouvement qu’il imprime.

– Ou je me trompe fort, mon cher maître, ou ce point de vue est en effet assez oublié pour qu’on puisse, à partir de lui, édifier une philosophie digne de prendre sa place à côté de celle qui règne depuis longtemps et continuera de dominer dans les écoles chrétiennes. Qu’autour de cette pensée principale viennent se ranger, par l’effort d’un esprit ordonnateur (ordonner ici c’est créer) toutes les pensées secondaires qui en dépendent, qu’un auteur, disons mieux, un homme, – il est tout trouvé, – les marque au signe de son âme, et voici venir une forme nouvelle de la vérité immuable, un nouveau témoignage de la raison créée en faveur de la sagesse éternelle, une philosophie qui tiendra dignement sa place parmi celles du dix-neuvième siècle. Mais comment la nommerons-nous ?

– La philosophie du procédé principal de la raison ? Que vous en semble ?

– Ou celle de l’induction, car il importe d’être court. Le nom d’ailleurs viendra toujours assez tôt quand nous aurons la chose. Je souscris à tout, à une seule condition.

– Je la devine, mon ami, et préviens vos désirs. Vous voulez que l’élan de l’induction profite à celui de l’humilité, et que la raison devienne, par l’exercice de la première, capable de la seconde.

– Je n’ai pas tant d’ambition pour ma pensée de l’élever à la hauteur de la vôtre, trop heureux qu’elle ait pu, même dans son excès, lui donner l’occasion de se produire. Je désire seulement que vous réserviez, en vue de l’avenir, les droits de l’humilité.

– J’irai plus loin : je promets de mettre la philosophie de l’induction, ma philosophie (je souris en employant ce terme présomptueux) quelle que soit sa fortune, tout ce que je dirais tout ce que j’écrirai, sous la garde de l’humilité. N’est-ce pas le meilleur moyen de donner, en attendant mieux un corps à la philosophie que vous rêviez ?

– Ni la mienne – mon cher maître, – elle n’était qu’un délassement de mon esprit, – ni la vôtre, bien qu’elle soit pleine de promesses, ne se réaliseront peut-être jamais. Et pourtant quelque chose me dit que les pensées rapidement échangées entre nous sont, à l’heure présente, les pensées d’un grand nombre d’esprits. Ouvrez seulement la voie : on ne tardera pas à s’y engager à votre suite. Il y a, dans cette génération qui grandit et n’attend que des chefs, assez d’âmes marquées d’un signe propre et capables d’une pensée qui leur appartienne, pour que ce siècle voie naître et se développer, avant son déclin, plus d’une philosophie qui l’honorera dans l’histoire. Il est né dans la lutte, presque dans la mort, il finira dans la paix et la plénitude de la vie. L’Église de France a déjà reconquis la chaîne d’or de l’éloquence : il faut qu’elle partage, ayant cinquante ans, l’empire de la philosophie et celui de la science.

– Périssent à jamais nos noms, nos discours, tous nos vains projets, et que ce souhait s’accomplisse !

– Il est pourtant, mon cher maître, bien doux de rêver qu’on donne au monde une philosophie.

– Si le rêve est doux, l’œuvre est pénible, et il y a loin du grain de sénevé au grand arbre.

– Pas tant qu’il semble, si le grain de sénevé consent à mourir.

– C’est chose faite, mon cher enfant, autant du moins qu’il est au pouvoir de l’homme.

– Alors, n’en doutons pas, l’arbre est déjà né.

 

 

Claude-Charles CHARAUX,

Philosophie religieuse,

dialogues et récits, 1884.

 

 

 

 

 



1 L’abbé Gratry (1805-1871) fut aumônier de l’École normale supérieure de 1847 à 1851.

2 Millevoye.

3 Mens sana in corpore sano.

4 « Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux espies de bled, ils vont s’eslevant et se haulsant, la tête droite et fière, tant qu’ils sont vuides, mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et baisser leurs cornes. » (MONTAIGNE, Essais, II, 12.)

5 Victor Cousin : Cours de 1828-1829. Voir surtout l’édition assez rare aujourd’hui dès leçons publiées à mesure qu’elles étaient prononcées, et parmi ces leçons, les 6e, 7e, 8e et 9e.

6 Il se nommait la Pépinière : il contenait, avec un grand nombre d’arbres fruitiers, toutes les variétés de raisins cultivées en France et à l’étranger. Il disparut quand, pour embellir le Luxembourg, on résolut d’en supprimer une partie, et non pas la moins riante.

 

 

 

 

 

 

 

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