Willem van Saeftingen,

humble moine et guerrier fabuleux

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean-Didier CHASTELAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

UN MOINE S’EN VA AUX CHAMPS

 

 

Le mercredi 11 juillet 1302, le soleil monta, voilé de nuages et de brume, à l’horizon de la terre de Flandre. Dans la plaine de Groningue, les premières clartés de l’aube découvrirent l’armée des communiers, forte d’environ vingt-cinq mille hommes, rangée en ordre de bataille et attendant le choc d’un ennemi près de deux fois supérieur en nombre. Les milices brugeoises constituaient l’aile droite ; celles du Franc de Bruges et des régions maritimes, le centre. Guillaume de Juliers les commandait. L’aile gauche, comprenant les Gantois de Jan Borluut et les Flamands orientaux, avait à sa tête Gui de Namur. Deux divisions étaient postées en réserve. L’une, formée d’Yprois et massée au pied du château de Courtrai (en possession des Français), avait pour mission d’empêcher toute sortie de la garnison. L’autre, composée de forces amenées de leurs châtellenies par les gentilshommes du parti flamand, se tenait à l’arrière, prête à foncer au secours des troupes en péril ; elle était placée sous les ordres d’un seigneur zélandais réfugié en Flandre : Jean de Renesse, capitaine courageux et expérimenté, qui avait, de plus, la garde de l’étendard national, d’or au lion de sable debout.

La journée prendrait date – chacun des combattants en était persuadé – dans les annales de la Flandre. Mais nul ne savait encore si elle s’y graverait en lettres noires ou en inscription triomphale. Les Flamands n’avaient pour eux que leur désespoir et leur détermination de se faire hacher sur place plutôt que de reculer...

Vers la même heure, à dix lieues de là, au village de Lisseweghe, un humble frère lai quittait le monastère de Ter-Doest 1 avec son attelage de deux juments et se rendait tranquillement aux champs pour y faire les foins. Rien de la formidable mêlée qui se préparait n’avait encore pénétré sous les voûtes silencieuses du cloître, où s’écoulait, partagée entre l’amour du Seigneur et les travaux de la terre, sa paisible existence. Et il eût été fort surpris si quelqu’un lui avait annoncé, même ce matin-là, qu’il ne poursuivrait pas, jusqu’à la fin de ses jours, sa vie obscure de labeur et de prière, à Ter-Doest, près de la mer, au milieu des campagnes et des bois.

... Or, avant que ne retomberait la nuit, son nom, claironné par des milliers de voix, roulerait sur la Flandre comme un tonnerre. Un tonnerre tel que six siècles chargés de tumulte n’en pourront assourdir l’écho qui, de nos jours encore, répète invinciblement, au-dessus du Groeningheveld et des vestiges de Ter-Doest, ces rudes syllabes qui font battre plus fort tous les cœurs flamands : Willem van Saeftingen !

Sait-on que Frère Willem faillit être absent de la furieuse bataille où il conquit une gloire digne de l’antique ? Le combat se déroule, en effet, depuis plus d’une heure qu’il en ignore toujours le commencement. Il fauche le foin à gestes larges et sa stature de géant se détache vigoureusement sur l’horizon, à l’autre bout duquel s’élève la tour de Lisseweghe. Ce n’est vraisemblablement qu’aux environs de dix heures que la grande nouvelle parvient soudain à ses oreilles : le comte de Renesse, suivi de quatre-vingts de ses vassaux, a rallié Courtrai pour se joindre aux communes de Flandre, dont les fils, préférant la mort à une vie d’esclave, ont crânement résolu d’affronter la plus redoutable armée que la France féodale ait jamais mise sur pied 2.

Renesse et Flandre ! Deux noms bien choisis pour enflammer le cœur de Willem van Saeftingen. Renesse est son village natal de Zélande et le comte Jean de Renesse son ancien seigneur. Et la Flandre, la Flandre ! Terre qui fait partie de son sang, qu’il aime de toutes les fibres de son corps à force de se pencher chaque jour sur elle comme un fils attentif.

Bouleversé, Frère Willem interrompt sa besogne. Une fièvre subite s’empare de lui. Certes, il est religieux, et la place d’un religieux n’est pas sur le champ de bataille, du moins l’épée à la main. Mais a-t-il le droit de se dérober à une lutte où les siens sont engagés (on lui a dit que plusieurs de ses parents escortaient le comte de Renesse) et dont dépend la délivrance du sol sur lequel il vit, sur lequel il peine ? Il encourra les foudres du père-abbé. Lui permettra-t-on de rentrer à Ter-Doest ? Las ! L’immense ciel de Flandre, où le soleil a dissipé la brume et où tout, il y a un instant encore, respirait la sérénité, est à présent, aux yeux de van Saeftingen, plein de signes, plein d’appels. Un souffle exaltant y tourbillonne. Les arbres, inclinés sous le vent du large, paraissent eux-mêmes vouloir presser le pas dans la direction de Courtrai. Et ce cri qui semble retentir au loin, n’est-ce pas celui de la Flandre, écartelée entre les deux armées ? La Flandre, qui implore l’aide des plus braves et des meilleurs de ses enfants ? Les dernières hésitations de Frère Willem s’évanouissent. Peut-être voit-il filer sur le chemin l’un ou l’autre cavalier attardé, piquant des deux dans la crainte de rater le combat. Allons, le sort en est jeté ! Il dételle ses deux chevaux, enfourche le premier et, emmenant le second, gagne Bruges en toute hâte. Il y échange une des bêtes contre un glaive, un goedendag et une vieille armure rouillée qu’il revêt par-dessus sa bure. Ainsi accoutré et armé, il lance sa monture au galop sur la route de Lille.

 

 

FRÈRE WILLEM À GRONINGUE

 

Il n’était pas loin de midi. La bataille faisait rage depuis trois heures et, contre toute attente, les Flamands résistaient victorieusement aux charges impétueuses des chevaliers de la fleur de lys, réputés à juste titre les meilleurs du monde. Par deux fois, les terrifiants assauts français étaient venus se briser sur l’armée des communiers, muraille inébranlable, hérissée de piques et de goedendags. Luttant avec la frénésie du désespoir, les hommes de Gui de Namur, Guillaume de Juliers et Jean de Renesse, admirablement soutenus par leurs chefs, qui combattaient à pied au milieu des milices, avaient déjà creusé des vides épouvantables dans les rangs de la noblesse française. Leur succès se dessinait, mais n’était pas acquis. Les débris des escadrons vaincus cherchaient à se regrouper, des masses d’infanterie ennemie non employée stationnaient derrière le Groeningerbeek et deux mille des plus vaillantes lances de Philippe le Bel n’étaient pas encore entrées en action. En outre, à Courtrai s’allumaient des incendies provoqués par la garnison du château, qui avait opéré une sortie menaçante pour l’aile droite des Flamands. À n’en point douter, Robert d’Artois allait lancer une charge suprême, qui ne le céderait en rien à la vigueur dont avaient fait preuve, jusque-là, les défenseurs du Lion de Flandre.

Pendant que les adversaires s’accordaient un bref répit et que le commandant en chef des Français ordonnait à ses trompettes de sonner le ralliement des fuyards, on vit, sur la route, arriver à bride abattue un étrange cavalier, qui déboucha, l’instant d’après, dans la plaine et se mêla aux Flamands. Moine herculéen, affublé, par-dessus sa robe couverte de poussière, d’une armure si rouillée qu’on l’eût dite peinte en rouge, le nouveau venu – on aura reconnu Willem van Saeftingen – suscita un vif mouvement de curiosité. Il incarnait véritablement la puissance, la sûreté de soi. Il était pareil à une statue de l’invincibilité. Au matin, raconte le chroniqueur Louis van Velthem, avant que la lutte ne s’engageât, les communiers, ayant remis leur destin entre les mains de la Providence 3, avaient suivi d’un œil anxieux, mais bientôt rassuré, le vol des oiseaux, dont on était persuadé, en ce temps-là, qu’ils possédaient la faculté de prévoir l’issue des batailles : alors que des colombes vinrent voleter autour des bannières de Flandre, une bande de corbeaux n’avait cessé de planer au-dessus de l’armée française, en croassant lugubrement. La brusque apparition du religieux de Ter-Doest, à la minute précédant la phase cruciale du combat, fut interprétée comme un autre présage favorable.

Dès que la troisième charge, conduite par Robert d’Artois en personne, déferla sur les bataillons flamands, Frère Willem et son goedendag commencèrent leurs ravages. On n’ignore pas que cette arme devenue célèbre – forte branche d’arbre terminée par une masse de fer pointue – s’appelait ainsi (goedendag signifie bonjour) parce que, en l’assénant sur la tête du cavalier pour le désarçonner, et le transpercer aussitôt qu’il était précipité à terre, celui qui la maniait s’inclinait comme s’il saluait. Malheur au chevalier qui passait à portée du goedendag de van Saeftingen ! Un coup formidable l’envoyait irrémédiablement au sol et on n’en parlait plus. Le moine avait l’air de se jouer de ses ennemis. Dans l’acharnement de la mêlée, plus d’une lourde épée française ne s’abattait pas moins avec force sur sa vieille cuirasse rouillée. Il ne vacillait même pas et ses adversaires roulaient, l’un après l’autre, à ses pieds.

Entre-temps, une manœuvre enveloppante des ailes de l’armée flamande avait jeté la déroute parmi les mercenaires italiens du comte d’Artois. Celui-ci n’en mena qu’avec plus de fureur l’assaut de ses dernières lances. Dans une galopade effrénée, il se rua sur les communiers. D’un bond, son grand cheval noir, le plus puissant de toute l’armée, franchit le fossé de la route derrière laquelle les Flamands tenaient ferme. La fougue de Robert d’Artois et de ses compagnons est telle qu’ils traversent irrésistiblement la ligne des piquiers du Franc de Bruges. Leur élan n’en paraît pas ralenti. Ils atteignent la division de réserve, où Jean de Renesse garde l’étendard. Ils percent les premiers rangs, continuent sur leur lancée. Que va-t-il advenir ? Voici le comte d’Artois tout près de la bannière du Lion noir. Il se penche, la saisit par la hampe et déchire rageusement l’étoffe. Mais Willem van Saeftingen, bien qu’ayant lui-même fort à faire, a vu le péril. Comme une trombe, il fend la masse des guerriers. À peine Robert d’Artois a-t-il accompli son geste spectaculaire, aussi dangereux pour le moral des Flamands que précieux pour celui des Français, que le terrible moine de Ter-Doest surgit devant lui. Il ne laisse pas même au comte le temps de se remettre d’aplomb sur ses étriers. Un furieux coup de goedendag en pleine poitrine le fait chanceler. Un deuxième renverse son cheval, qui entraîne son cavalier dans la chute. Le cousin de Philippe le Bel tend son épée. – Je me rends ! crie-t-il. Je suis le comte d’Artois ! – Nous ne comprenons pas le français ! lui répondent en flamand Jan Breydel et les bouchers de Bruges, qui sont accourus. Et avant que Gui de Namur ait pu s’approcher pour sauver de la mort son valeureux adversaire, le commandant des Français expire, percé de plus de trente coups de pique 4.

Le massacre devint alors plus affreux encore qu’auparavant. Les ailes de l’armée flamande s’ébranlèrent et tout recula en désordre devant elles. Les fuyards s’empêtrèrent dans leur arrière-garde, qui montait malgré tout au combat (elle allait faire demi-tour un peu plus loin) et obstruait l’étroit passage de terre ferme qui avait permis, le matin, à l’armée de Philippe le Bel de pénétrer dans la plaine au delà du Groeningerbeek. Ils essayèrent de franchir directement le ruisseau, large d’environ trois mètres. Mais les montures, exténuées ou blessées, s’y embourbèrent. Les cavaliers culbutèrent les uns sur les autres et ce fut un jeu pour les Flamands de les tailler en pièces. Lorsque les Gantois et les Brugeois leur eurent coupé la retraite de ce côté, les Français aux abois tentèrent de s’échapper dans une autre direction. Le Klakkaert, ruisseau plus large que le Groeningerbeek, les arrêta. Les Flamands les y rejoignirent et se livrèrent à un tel carnage que l’endroit conserva longtemps le nom de Bloedmeersch ou Prairie de Sang. À l’issue de la bataille, les Français laissaient plus de quinze mille morts sur le terrain 5. À lui seul, Willem van Saeftingen avait occis cinquante-quatre chevaliers.

Pour la première fois, une armée féodale était battue – écrasée ! – par les gens du peuple. « Ce jour-là », écrit Villani, « les desseins de Dieu accomplirent ce qui paraissait impossible aux hommes. » Et six cent douze ans plus tard, le 4 août 1914, alors qu’un autre envahisseur violait notre sol, le roi Albert, exhortant ses soldats à la défense de leurs foyers, rappellera la glorieuse journée : « Souvenez-vous, Flamands, de la bataille des Éperons d’or »...

Au soir du 11 juillet 1302, tandis qu’un cavalier filait à fond de train vers la France, porteur d’un lambeau de parchemin sur lequel un capitaine de Robert d’Artois avait tracé avec son sang les mots annonçant à Philippe le Bel l’extermination de sa belle chevalerie, les Flamands rentraient chez eux en chantant victoire 6, et Frère Willem, comblé de présents, parmi lesquels cinq magnifiques étalons pris à l’ennemi, reprenait le chemin de l’abbaye de Ter-Doest, triomphalement reconduit, il est permis de le supposer, par ceux de Bruges.

 

 

LE DRAME DU MONASTÈRE

DE TER-DOEST

 

Quelques heures à peine auront suffi à Willem van Saeftingen pour acquérir une gloire que d’autres poursuivent en vain pendant leur existence entière. Parti à l’aube pour faucher les foins du monastère, il n’a interrompu son travail que pour aller faucher avec la même ardeur la fleur de la chevalerie française. Le soir, quand il rejoint le cloître, son nom est gravé pour toujours sur les tables de l’Histoire. Lui-même rentre dans l’ombre et le silence d’où, lueur fulgurante, il n’est sorti qu’un instant.

L’année suivante, les Flamands, unis aux Brabançons, pénétrèrent en Zélande et en Hollande. En 1304, ils se retournent contre les Français et leur livrent une bataille confuse, le 18 août, à Mons-en-Pevèle 7, entre Lille et Douai. Dans aucun des combats, on ne signale plus la présence de Frère Willem. Sans doute mourra-t-il au fond de sa pieuse retraite sans jamais plus faire parler de lui. Les années passent, en effet. Si le souvenir de celui qui s’illustra à la fameuse journée des Éperons d’or demeure vivace, si les villageois de Lisseweghe et des environs le saluent, pleins d’admiration et de respect, lorsqu’ils l’aperçoivent courbé sur la terre avec la même humilité que jadis, le point final semble mis désormais à la légende du moine-guerrier.

Non, le destin de van Saeftingen n’était pas accompli. Six ans après s’être couvert de gloire, le moine de Ter-Doest la perd aussi subitement qu’il l’avait gagnée et roule dans l’opprobre. Au mois de novembre 1308, Willem van Saeftingen blesse son père-abbé et tue le frère cellérier, venu au secours du supérieur. Des lettres, datant de cette lointaine tragédie, nous apprennent, qu’à la suite des graves blessures qu’il avait subies, l’abbé Guillaume Cordewaeghen se vit contraint d’abdiquer pour entrer à l’infirmerie du monastère, où il séjourna pendant deux ans et fut exceptionnellement autorisé à se nourrir de viandes, afin de reconstituer ses forces. Il semble avoir repris, en 1310, la direction de l’abbaye.

Quels motifs avaient pu déclencher ce drame horrible ? D’après le chroniqueur Meyerus, un frère de van Saeftingen, nommé Germain, avait été décapité à Lisseweghe. Willem rendit son abbé responsable de l’exécution, le prit violemment à partie et, aveuglé par la colère, se jeta sur lui. Le vieux moine cellérier s’interposa, permit au supérieur – déjà mal en point – de se dégager des griffes de van Saeftingen, mais paya ce dévouement de sa vie, car Willem, déchaîné, passa sa rage sur lui et le tua.

Un auteur anonyme, que l’on appelle communément le Frère mineur de Gand, donne au drame une tout autre origine et sa version a reçu la préférence d’historiens particulièrement avisés. « La discorde », écrit-il, « naquit entre les moines clercs et les convers de l’ordre de Cîteaux, à cause d’une décision des abbés de faire labourer par des séculiers les champs cultivés jusque-là par les frères lais ou convers. Il était arrêté en principe de ne plus accueillir ces derniers et de les exclure ainsi complètement de l’ordre. Cette mesure eut pour effet de susciter une haine implacable des convers contre les prélats et les moines clercs. »

Par l’ascendant dont il jouissait sur ses compagnons, van Saeftingen se trouva naturellement porté à la tête de la rébellion des frères lais. Les visiteurs apostoliques de l’ordre de Cîteaux informèrent le comte de Flandre, Robert de Béthune, ainsi que les évêques et les abbés, des évènements graves dont le monastère de Ter-Doest était le théâtre et insistèrent sur la nécessité urgente de châtier les fauteurs de trouble. Mais Robert de Béthune eut beau ordonner aux mutins de rentrer dans le sentier de l’obéissance, ses injonctions, malgré les menaces dont il les accompagna, restèrent à l’état de lettre morte, Willem van Saeftingen estimant n’avoir d’ordre à recevoir d’un prince qu’il méprisait pour avoir consenti à signer avec Philippe le Bel, en juin 1305 – moins de trois ans après l’impérissable victoire – l’humiliant traité d’Athis-sur-Orge et s’être fait depuis l’instrument docile de toutes les volontés du monarque français 8. Il refusa de s’incliner et continua d’exiger farouchement le retrait de la décision qui éliminait les convers de l’ordre. Le conflit s’envenima davantage. Les querelles entre prélats et frères lais devinrent de plus en plus âpres. Et un jour de novembre 1308, l’irréparable se produisit. Une discussion plus orageuse que les autres dut opposer van Saeftingen au père-abbé. Frère Willem, au paroxysme de la colère, perdit le contrôle de ses actes et le sang coula dans le cloître de Ter-Doest.

Le héros de Groningue va-t-il finir sur le gibet ? L’ombre de la potence se profile sûrement devant ses yeux. Il n’attend pas qu’on l’y mène et prend la fuite. Le voici hors de l’abbaye, au milieu des champs. Où trouver un refuge ? Semblable à une forteresse, l’église de Lisseweghe domine la plaine. C’est l’asile tout indiqué. Il court s’y enfermer, grimpe à la tour. Mais les gens de l’abbé l’ont suivi. Ils sont sur ses talons. Il faut coûte que coûte les empêcher de pénétrer dans l’église. Vite, avec sa force herculéenne, van Saeftingen descelle des pierres, arrache des fragments de poutre et les lance sur eux. Les convers, épouvantés du drame qui s’est joué, n’osent venir défendre Willem. Il n’a aucun secours à espérer et le nombre de ses adversaires grandit, d’autres parents et partisans de l’abbé arrivant à la rescousse. Seul contre tous, van Saeftingen soutient le siège, gardant l’ennemi à bonne distance du pied de la tour, en le bombardant sans relâche au moyen des projectiles les plus divers. Mais ses munitions de fortune s’épuisent ; elles vont lui manquer. Les gens de l’abbé pourront enfin forcer la porte de la tour et réduire Frère Willem. La partie sera rude, toutefois : le rebelle paraît décidé à résister à outrance. Pour l’instant, les lourds blocs de pierre et de bois dégringolent toujours le long des parois de l’église, provoquant chaque fois l’éparpillement précipité des assaillants, dont plusieurs sont déjà blessés.

Pendant qu’il se démène comme un forcené au sommet de la tour, van Saeftingen aperçoit soudain, sur la route de Bruges, une troupe qui se hâte vers le village. Qui sont ces hommes d’armes ? De nouveaux renforts pour l’abbé ? Il ne va pas tarder à être fixé, car ils approchent au pas de course. Ils font des signes, ils crient. Les assiégeants, surpris, interrompent les opérations. Un flottement se manifeste parmi eux. Juché sur son observatoire, Frère Willem se penche avec une curiosité avide, les mains posées en visière au-dessus de ses yeux. Mais... Mais c’est Jan Breydel ! Et le fils de Pieter de Coninck ! Van Saeftingen est sauvé ! Un frère lai ou un paysan de Lisseweghe a probablement fait un bond jusqu’à Bruges pour avertir les chefs Clauwaerts que Frère Willem était en danger. Quatre-vingts communiers sont aussitôt accourus à l’aide de leur ancien compagnon d’armes. La petite troupe dégage aisément la place. Willem van Saeftingen dévale l’escalier de la tour et tombe dans les bras de ses libérateurs, qui l’emmènent en sûreté à Bruges.

 

 

CHEVALIER DE L’HÔPITAL

 

L’excommunication a été fulminée contre Willem van Saeftingen par l’official de Tournai. La lecture de la sentence donne le frisson. Comme il devait se sentir maudit, celui sur qui elle s’abattait ! « Partout où l’excommunié se présentera, le service divin cessera aussitôt. Quiconque le traitera en convive, en hôte, en ami, sera immédiatement frappé lui-même des foudres de l’Église. Si l’on parvient à s’emparer de sa personne, il sera conduit à Tournai, sous sévère escorte, pour y recevoir le châtiment exemplaire de son crime. Il expiera éternellement. Il ne mérite que l’eau de l’angoisse, le pain de la douleur et une prison perpétuelle ».

Sous un déguisement, le héros flamand, qui n’est plus à présent qu’un meurtrier rejeté du sein de l’Église, dit adieu à sa chère Flandre. Il sait qu’il ne la reverra jamais. Tenaillé par les remords de sa conscience, il erre sur les routes de France. Comment, de quoi vit-il ? Mystère. Pendant près d’un an, il traîne le poids de ses péchés. Puis un jour, à bout de souffrances, il prend le chemin de la cité papale d’Avignon, où Clément V, fuyant l’Italie hostile, vient d’échouer 9. Il y arrive le 19 septembre 1309 et va, séance tenante, confesser ses forfaits. Il s’accuse et se repent, le malheureux Frère Willem, non seulement de son crime de Ter-Doest, mais d’avoir « autrefois, au temps de la guerre en Flandre, participé à de cruelles batailles et perpétré sans miséricorde de nombreux homicides ». Il veut expier sa gloire.

Le 16 des calendes d’octobre de la même année, le légat Béranger Frédoli, évêque de Tusculum et cardinal du titre des SS. Nérée et Achille, muni de l’autorisation verbale et expresse du pape Clément V, déclare pardonner à Willem van Saeftingen et le relever de son excommunication, mais à une condition formelle : qu’il fasse partie du plus prochain convoi des chevaliers de l’Hôpital 10 et aille combattre les infidèles en Terre Sainte. Si la traversée se déroule sans accident et s’il est donné à van Saeftingen de revenir en Europe, il devra, dans les huit mois qui suivront son retour, se retirer dans un des ordres religieux ayant reçu l’approbation du Saint-Siège et s’y faire profès. Faute de se conformer à ces clauses, la sentence d’excommunication retombera sur lui avec toute sa rigueur primitive.

Lavé de ses crimes, Frère Willem revêtit la tunique des milices de l’Hôpital et partit pour la Terre Sainte. À en croire Meyerus, la tradition rapportait que van Saeftingen, arrivé en Orient, aurait jeté son froc aux orties et embrassé la religion de Mahomet. Malgré l’extrême fragilité de cette assertion que Meyerus est seul à fournir et où il ne se fait du reste que l’écho d’anciennes rumeurs incontrôlables, des auteurs se sont plu à la répéter, séduits sans doute par son aspect éminemment pittoresque. Elle n’en acquiert certes pas plus de valeur historique, mais il n’empêche qu’une insinuation, aussi inconsistante qu’elle soit, peut finir, à force d’être reprise, par dénaturer un visage. La mémoire de Willem van Saeftingen, guerrier au cœur innocent, n’est-elle pas suffisamment chargée par le souvenir du drame malheureux de Ter-Doest qu’il faille encore accuser d’apostasie ce valeureux chrétien du Moyen Âge ? Nul n’a le droit, sous prétexte de donner à l’existence de van Saeftingen une fin haute en couleurs, de faire un renégat du moine, dont on sait, avec certitude, qu’après avoir contribué à sauver la Flandre, il retourna humblement à son abbaye pour y renouer avec sa vie consacrée à Dieu.

Puisque le silence se referme définitivement sur Frère Willem après son départ pour l’Orient, pourquoi ne pas présumer plutôt que le moine légendaire de Ter-Doest prit part, en 1310, avec les chevaliers de l’Hôpital, à la conquête de l’île de Rhodes et qu’il trouva, sous le ciel de la mer Égée, un trépas digne de la gloire qu’il avait moissonnée sous les murs de Courtrai ?

 

 

 

Jean-Didier CHASTELAIN,

Où leur ombre rôde encore,

Durendal, 1950.

 

 

 

 

 

 

 



1 Le monastère de Ter-Doest s’élevait à droite de la route conduisant de Lisseweghe à Dudzeele. C’est au labeur des Cisterciens de Ter-Doest, dont le cloître fut, du XIIe au XVIe siècle, un des plus fameux de la Flandre, que sont dus le défrichement des bruyères et l’assèchement des marais, qui couvraient le nord de la province ainsi que la Zélande. Ayant eu fort à souffrir des guerres qui dévastèrent la contrée, l’abbaye finit par disparaître complètement – la plupart des bâtiments de ferme actuels datent du XVIIe siècle – à l’exception de la grange monumentale, parvenue jusqu’à nous telle qu’elle fut construite en 1280. Longue de soixante mètres, large de près de vingt-cinq, haute de trente au pignon, ses dimensions sont un éloquent témoignage de l’ancienne opulence du monastère et de l’étendue de ses domaines cultivés. 

2 À l’aube du 18 mai 1302, cinq mille Brugeois, bannis par Jacques de Châtillon, le tyrannique gouverneur français, se réintroduisirent audacieusement dans la ville, tuèrent les sentinelles et, avec les gens des métiers qui les attendaient, massacrèrent tous ceux qui ne purent prononcer correctement les mots de ralliement Schild en Vriend (Bouclier et Ami). Environ deux cents Français périrent ainsi, dit-on. Les contemporains flamands baptisèrent l’évènement de Goeden Vrijdag (Bon vendredi). On lui a donné depuis le nom de Matines brugeoises. Ce fut dans l’intention de tirer une vengeance éclatante de cet épisode, qui l’avait exaspéré, que Philippe le Bel dirigea sur la Flandre la plus puissante armée qu’il eût jamais réunie et dont il confia le commandement à son cousin, le comte Robert d’Artois. Elle n’en trouva pas moins son tombeau à Groningue. 

3 Avant la bataille, les communiers implorèrent la protection de Notre-Dame de Groningue. Minuscule statuette d’ivoire, qui appartenait alors au couvent du même nom aujourd’hui disparu, elle se trouve à présent dans l’église Saint-Michel, à Courtrai, détruite en grande partie durant la dernière guerre, mais où une chapelle a déjà été réédifiée en l’honneur de la petite vierge qui fait, depuis plus de six siècles, l’objet d’une vénération toute particulière de la part des Courtraisiens. 

4 Une grande toile de Nicaise de Keyser, appartenant au Musée de Courtrai, représentait cet épisode. Elle a malheureusement péri au cours des bombardements subis par la ville pendant la dernière guerre. 

5 Le célèbre champ de bataille est devenu le Parc de Groningue, à Courtrai. On y accède par un émouvant portique rappelant l’architecture médiévale et portant en lettres d’or cette simple inscription : 1805 – Groeningheveld. Au rond-point du parc s’élève le monument commémoratif de la bataille, dû au ciseau de Godefroid de Vreese. Sur la face gauche, l’artiste a représenté les adieux du guerrier à sa famille avant le combat. Sur celle de droite, Willem van Saeftingen, élevant la palme du triomphe, serre la main du communier, à l’issue de la glorieuse victoire des Flamands, annoncée, à son de trompe, par un autre combattant tenant encore son bouclier. Sur les marches du piédestal, gît, désarçonné, le comte d’Artois, symbole de la défaite de la chevalerie française. Au-dessus, groupe en bronze doré, la Pucelle de Flandre, ayant le lion couché à ses pieds, brandit victorieusement le goedendag. 

6 Sept cents éperons dorés, recueillis sur le champ de bataille, furent suspendus comme trophées aux voûtes de l’église Notre-Dame, à Courtrai. 

7 La bataille de Mons-en-Pevèle forme, avec les Matines brugeoises, la Bataille des Éperons d’or et le Retour triomphal des Brugeois, le sujet des bas-reliefs du monument Breydel et de Koninck, à Bruges. 

8 Robert de Béthune adopta par la suite une attitude beaucoup plus ferme. 

9 On sait que les papes résidèrent à Avignon de 1309 à 1376. 

10 Les membres de cet ordre, créé au XIe siècle et ayant son siège à Jérusalem, s’appelèrent d’abord Hospitaliers de Saint-Jean. Chassés de Jérusalem par Saladin en 1187, ils s’emparèrent de la ville d’Acre en 1191. Cent ans plus tard (Saint-Jean d’Acre était alors la dernière cité chrétienne d’Orient), ils durent l’abandonner aux Musulmans et prirent possession de l’île de Chypre. En 1310, ils firent la conquête de l’île de Rhodes, qu’ils défendirent victorieusement contre Mahomet II en 1480, mais furent finalement contraints de céder, en 1522, à Soliman II. Charles-Quint les installa dans l’île de Malte en 1530. Bonaparte la leur enleva en 1798, mais leur ordre en conserva le nom.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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