La bastide de Pierre Beauduc

 

LÉGENDE MARSEILLAISE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marius CHAUMELIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À une faible distance de Marseille, sur les bords du Jarret, s’élèvent en amphithéâtre des coteaux tapissés de pampres, d’oliviers et de pins ; ce sont les coteaux de Montolivet. Du plateau, qui les domine, le regard va s’égarer sur un paysage lumineux, accidenté, immense, circonscrit par des montagnes bleuâtres et par des golfes resplendissants. Le croirait-on ? Malgré sa proximité de la ville, malgré les magnificences de son horizon, le plateau de Montolivet est presque inhabité !... Les amateurs de la campagne – et ils sont nombreux à Marseille – ne connaîtraient-ils pas ce site privilégié ?... Nos ancêtres étaient mieux renseignés, – je n’ose dire, de meilleur goût. Aussi, tandis qu’on fait plus d’une lieue sur ces hauteurs sans trouver une villa ornée de tous les embellissements modernes, en revanche, on rencontre plusieurs bastides, – aujourd’hui laides et délabrées, je l’avoue, – mais jadis gracieuses et confortables. La plupart de ces vénérables reines du paysage d’autrefois ne se révéleront pas à vous peut-être ; vous les confondrez avec les demeures des paysans, ou vous ne les apercevrez pas de loin, cachées qu’elles sont presque toutes derrière un massif d’arbres aussi vieux qu’elles. Pourtant sur la traverse subsistent encore quelques débris de leur splendeur passée : au-devant d’une avenue – qui fut sablée, – s’ouvre une grille de fer dont la rouille a rongé les barreaux artistement enlacés ; deux piliers servent de chambranle à cette porte rompue et supportent des corbeilles massives, dont les fleurs, écloses sous le ciseau du sculpteur, sont verdies par la mousse, cette rouille de la pierre. Enfin, dans la rentrée en hémicycle, qui précède ordinairement ces portails déchus, se trouvent encore, adossés à la muraille et de chaque côté de la grille, de vieux bancs de pierre, écornés par la roue des charrettes et souillés par les ordures du chemin.

Tous ces restes d’une élégance qui n’est plus n’ont rien de bien gai ni de bien attrayant.

Un jour donc que, pour me distraire, j’errais au hasard dans la campagne, j’arrivai justement sur les hauteurs de Montolivet. La vue de ces ruines me porta à de noires réflexions sur la fragilité des choses d’ici-bas ; je sentis mon humeur s’assombrir... J’avais hâte de quitter ces lieux désolés. Mais, tout à coup, les murailles entre lesquelles le chemin est encaissé s’écartent démesurément pour envelopper une sorte de place mamelonnée et raboteuse, recouverte d’un gazon court et brûlé, hérissée des saillies grisâtres de la roche.

J’éprouvai je ne sais quel sentiment pénible en face de ce champ abandonné, dont la stérilité contrastait si fortement avec la végétation luxuriante des collines contiguës.

– Allons, me dis-je, il est décidé que je dois faire aujourd’hui une promenade insipide et que je rentrerai chez moi... réjoui comme si j’arrivais d’un cimetière.

Un vieux paysan, qui me vit arrêté devant cette steppe marseillaise, comprit sans doute, à mon air maussade, quelle était ma préoccupation ; il vint à moi et me dit brusquement, dans son provençal :

– Vous ignorez sans doute, Monsieur, pourquoi ce lieu est si aride ?

– Mais... je suppose que c’est Dieu qui l’a voulu.

– Ah ! Monsieur, dites plutôt que c’est le diable.

Je fixai le villageois pour découvrir sur son visage la trace d’un sourire ; ce visage, hâlé par le soleil, était immobile.

– Que voulez-vous dire, mon brave ami ? repris-je sur le ton d’un homme qui n’est pas disposé à se laisser prendre pour dupe.

– Il y aurait toute une longue histoire à vous conter là-dessus, poursuivit mon interlocuteur avec la même impassibilité ; et si je ne craignais pas...

– Voyons, voyons ; je vous écouterai avec plaisir, dussiez-vous me faire dresser les cheveux sur la tête...

– Vous riez, Monsieur ; vous avez tort... Il ne faut pas faire comme nos jeunes gens d’aujourd’hui qui ne croient à rien ; ils affectent de n’avoir pas plus peur du bon Dieu que du diable, et ils sont tout fiers de ce prétendu courage ; du courage !... moi j’appelle ça de la fanfaronnade. Depuis qu’ils apprennent à lire, ces messieurs, ils s’imaginent être des savants, et des savants... ne doivent pas craindre l’enfer.

Je me gardai bien de me fâcher de la leçon que me donnait le vieillard ; je repris mon sérieux, et il continua :

– Mon enfant, me disait mon pauvre père, respecte toujours la volonté du bon Dieu ; résigne-toi, quoi qu’il t’arrive ; vois plutôt ce qui est arrivé à Pierre Beauduc.

Il faut que vous sachiez, Monsieur, que ce Pierre Beauduc était un excellent ouvrier de Saint-Just ; lorsqu’il eut gagné quelque argent, en faisant son métier de charron, il s’ennuya de travailler pour les autres ; il vendit son fonds de boutique, acheta quelques carterées de terrain, fit bâtir un bastidon et s’y retira avec Marthe, sa femme, qui était bien une sainte !!!

Tout allait bien en commençant, les récoltes étaient bonnes ; Pierre travaillait sans relâche et faisait fructifier son bien. Plus d’un campagnard jalousait le charron.

Mais voilà que les oliviers prennent une maladie ; la vendange est presque nulle ; arrivent les mauvais jours. Cela dura deux ans. Pierre mangea non seulement ses économies, mais encore il fut obligé d’engager son petit domaine. La misère devint affreuse ; il n’y avait pas toujours du pain dans le bastidon !...

Pour comble de malheur, Pierre perdit le seul enfant qui lui restât ; le pauvre petit mourut, parce que sa mère, qui tombait elle-même de besoin, ne pouvait plus l’allaiter.

Marthe ne se laissa pas abattre par tant d’infortunes ; calme et résignée, elle adressait au ciel les plus ferventes prières, tandis que son mari s’abandonnait au désespoir le plus violent et s’emportait contre Dieu en murmures et en malédictions...

En cet endroit de son récit, le vieux paysan s’interrompit avec émotion. Nous étions arrivés, tout en causant, dans un petit vallon solitaire, silencieux, entouré de grands pins, qui secouaient leurs panaches sombres avec un frémissement prolongé. Mon compagnon me fit remarquer, dans l’angle de deux murailles, une niche veuve de sa Madone ; puis, après avoir passé la main sur son front, comme pour recueillir ses souvenirs, il poursuivit :

– Un soir que Marthe était venue, épuisée et mourante, s’agenouiller devant cet oratoire, elle distingua, à la clarté de la lune, son mari accoudé contre un pin et en face de lui un fantôme noir, dont les yeux brillaient dans l’obscurité comme des charbons ardents. Ce soir-là, le mistral soufflait avec violence ; il tourmentait les arbres ; et de la pinède, qui ondoyait comme les eaux de la rade, s’échappaient des mugissements bien autrement terribles que ceux d’aujourd’hui. Et pourtant, Marthe entendit distinctement ces paroles étranges :

– Veux-tu être riche ? disait le fantôme.

– Oh ! oui, répondit Pierre ; car demain, si je ne trouve de l’argent, demain... il me faudra mourir !... Mourir, car j’ai épuisé ma dernière ressource... et à l’heure qu’il est, je sens mes jambes faiblir ; oh ! oui, je voudrais être riche !

– Que donnerais-tu donc en échange de ce trésor, reprit l’inconnu, en tirant une poignée d’or, qui étincela dans l’ombre.

– Ce que je donnerais ?... mais, je n’ai rien ! rien !

– Si je te demandais ton âme ?...

– Satan ! murmura le paysan épouvanté.

– Me la vendrais-tu ? »

Un court silence suivit ces paroles ; le vent seul gémissait dans le feuillage frissonnant. Marthe était glacée.

Satan poursuivit :

– Pourquoi trembler ?... N’as-tu pas assez souffert ? Es-tu donc si content de ton Dieu ?

– J’ai faim ! murmura Pierre d’une voix rauque ; esprit du mal, que me veux-tu ?...

– Ton âme... et tu auras ce que tu souhaites.

– Tu me promets alors que ma terre sera la plus fertile de Provence, et que jamais elle ne cessera de me donner d’abondantes récoltes.

– Je le veux ; mais souviens-toi que d’après la condition de notre pacte, tu devras tuer la première personne qui s’offrira à ta vue.

– Que m’importe, puisque je t’ai vendu mon âme ? Je la tuerai...

– Bien, voici ton argent et une hache ; jure avec moi. »

Et Satan prononça une formule terrible, que le paysan répéta mot pour mot après lui.

Au même instant un cri de douleur éclata dans le bois comme le râle d’une suprême agonie ; Pierre se précipita vers le lieu d’où il semblait être parti ; il trouva sa femme renversée aux pieds de l’oratoire. Si vite qu’il eût couru, le fantôme était arrivé avant lui :

– Eh bien ! ta promesse », fit Satan d’une voix impérieuse.

Pierre ouvrit la main pour jeter sa hache loin de lui ; le fatal instrument s’attacha à sa main comme un chardon enflammé après une chair vive.

– Pitié s’écria le charron, en poussant un hurlement de douleur ; pitié ! j’obéis... »

Et, levant le bras, il asséna un coup violent, un seul coup. Marthe ne fit pas entendre un soupir... Une blanche colombe s’envola par sa bouche et prit son essor vers les cieux. Le fantôme s’évanouit à travers les pins... et le vallon retentit des éclats bruyants de son rire satanique ; on eût dit les grincements aigus d’une scie qu’on aiguise.

Le lendemain, on trouva deux cadavres près de l’oratoire : l’un souriait d’un sourire d’ange, c’était celui de Marthe ; l’autre n’était qu’une masse carbonisée. On reconnut pourtant les traits du paysan criminel.

Quant au bastidon, on n’en découvrit pas même la trace ; les plantations avaient aussi disparu et le sol était dépouillé comme s’il eût été sillonné par des torrents de feu. C’est cette place inculte devant laquelle je vous ai rencontré.

Depuis ce temps personne n’osa cultiver ce terrain maudit ; toute peine serait perdue d’ailleurs, car, vous avez pu le voir, il ne produit pas même ces ronces et ces bruyères qui poussent dans les endroits les plus stériles ; aussi les troupeaux de chèvres ne font-ils que le traverser en courant.

Mon compagnon termina son récit par une péroraison philosophique que je voudrais reproduire ici dans son entier, si elle ne perdait pas tout son charme à être placée dans une autre bouche que celle d’un campagnard.

– Je ne m’étonne plus que le plateau de Montolivet soit aussi désert, m’écriai-je lorsque le bonhomme eut fini ; je conçois que le voisinage du champ de Pierre Beauduc ait été fort peu séduisant pour ceux qui veulent s’égayer à la campagne.

– Sans doute, reprit naïvement le villageois ; voilà pourquoi les anciens châteaux ont été successivement abandonnés par leurs maîtres ; mais vous verrez, monsieur, qu’on finira par oublier cette sinistre aventure ; bientôt ces hauteurs se couvriront de bastides, et reprendront leur animation d’autrefois.

 

 

Marius CHAUMELIN.

 

Recueilli dans Contes populaires et légendes de Provence,

Presses de la Renaissance, 1974.

 

 

 

 

 

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