Les Étoiles filantes

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le plus beau crime que j’aie jamais commis, avait coutume de dire Flambeau, dans sa vertueuse vieillesse, fut aussi, par une singulière coïncidence, mon dernier. C’était un jour de Noël. Je m’étais toujours efforcé, en artiste, d’harmoniser mes crimes avec la saison de l’année, ou avec les paysages dans lesquels je me trouvais, choisissant telle terrasse ou tel jardin pour une catastrophe, comme un sculpteur choisit l’emplacement de son groupe. C’est ainsi qu’un gentilhomme campagnard devrait toujours être dévalisé dans une vaste chambre lambrissée de chêne, tandis qu’un Juif devrait se trouver inopinément sans le sou, parmi les lumières et les paravents du Café Riche. C’est ainsi qu’en Angleterre, lorsque je désirais soulager un évêque de ses richesses (ce qui n’est pas aussi commode que vous pourriez le supposer), je m’arrangeais pour l’encadrer, si je peux m’exprimer ainsi, dans les vertes pelouses et les tours grises de quelque vieille cathédrale. De même, en France, lorsque j’étais parvenu à extorquer quelque argent à un paysan avare (ce qui est à peu près impossible), je me plaisais à voir sa face indignée se détacher sur une ligne grise de peupliers et sur un de ces horizons solennels, propre aux plaines de la Gaule, dont s’inspira le puissant génie de Millet.

« Mon dernier crime fut donc un crime de Noël, un crime joyeux et confortable, un crime de Charles Dickens. Je l’accomplis dans un bonne vieille maison bourgeoise près de Putney, à laquelle les voitures accédaient par une allée particulière, une de ces maisons dont le nom est inscrit sur la grille extérieure, et dont l’entrée s’enorgueillit d’un araucaria.

« Il suffit, vous savez ce que je veux dire. Je crois vraiment que mon pastiche de Dickens était assez habile et avait quelque qualité littéraire. Il semble presque dommage que je me sois repenti ce soir-là. »

Flambeau contait alors son histoire, en se plaçant à son point de vue, au point de vue de l’acteur ; et, même ainsi, cette histoire était bizarre. Au point de vue du spectateur, elle restait parfaitement incompréhensible, et c’est ainsi que le profane doit l’étudier. On peut dire qu’elle commence au moment où la porte d’entrée de la maison en question s’ouvrit sur le jardin, et où une jeune fille en sortit pour nourrir les oiseaux, l’après-midi du lendemain de la Noël. Sa jolie tête était éclairée par des yeux bruns, au regard franc. Elle était à un tel point enveloppée de fourrures brunes que ses cheveux se confondaient avec sa pelisse. Si l’on n’avait remarqué son charmant visage, elle eût ressemblé à un petit ours trottant dans l’avenue.

L’après-midi d’hiver tirait à sa fin, et la lumière rouge du soir envahissait déjà les parterres dénudés, comme si elle avait voulu y répandre les âmes des roses fanées. D’un côté de la maison se trouvait l’écurie ; de l’autre, une allée de lauriers conduisait vers le jardin situé derrière. Après avoir jeté son pain aux oiseaux (pour la quatrième ou cinquième fois, ce jour-là, parce que le chien le mangeait chaque fois), la jeune fille se glissa dans l’allée de lauriers et dans un petit bois d’yeuses verdoyantes, au-delà. Ici elle poussa un petit cri de surprise, spontané ou rituel – qui le dira ? – et aperçut, à califourchon sur le haut du mur du jardin, au-dessus de sa tête, une figure quelque peu fantastique.

– Oh ! ne sautez pas, Mr. Crook, cria-t-elle avec un certain émoi, c’est beaucoup trop haut.

L’individu chevauchant ce mur mitoyen, comme il eût chevauché un cheval ailé, était un grand jeune homme, d’aspect anguleux, avec des cheveux noirs, coiffés en brosse, et des traits intelligents et même distingués. Son teint mat lui donnait un aspect quelque peu exotique rendu encore plus évident par la cravate rouge qu’il arborait, d’une manière provocante, et qui semblait la seule partie de ses vêtements dont il prît quelque soin. Peut-être était-ce un symbole. Il ne tint aucun compte de la prière de la jeune fille, mais bondit, comme une sauterelle, à côté d’elle, au risque de se casser les jambes.

– Je crois que j’étais destiné à être cambrioleur, dit-il flegmatiquement, et je ne doute pas que je le fusse devenu, si le destin ne m’avait fait naître dans cette jolie maison, ici à côté. Je n’y vois rien de mal, en tout cas.

– Comment pouvez-vous dire une chose pareille ? protesta la jeune fille.

– Pourquoi pas ? dit le jeune homme. Si vous êtes née du mauvais côté d’un mur, je ne vois pas le mal qu’il y a à l’escalader.

– Je ne sais jamais ce que vous allez dire ou faire, dit-elle.

– Je n’en sais souvent rien moi-même, répliqua Mr. Crook. En tout cas je suis du bon côté du mur à présent.

– Et quel est le bon côté du mur ? demanda la jeune fille en souriant.

– Celui où vous vous trouvez, dit le jeune homme.

Comme ils se dirigeaient par l’allée de lauriers vers le devant de la maison, on entendit la trompe d’une auto sonner trois fois, de plus en plus près, et un coupé vert pâle, très élégant, glissa comme un oiseau jusqu’à la porte d’entrée, et s’arrêta frémissant.

– Oh là ! dit le jeune homme à la cravate rouge, voilà quelqu’un qui semble en tout cas né du bon côté. Je ne savais pas, Miss Adams, que votre Père Noël fût aussi moderne que cela.

– Oh ! c’est mon parrain, Sir Leopold Fisher. Il vient toujours nous voir le lendemain de la Noël.

Puis, après un silence innocent, qui trahissait inconsciemment un certain manque d’enthousiasme, Ruby Adams ajouta :

– Il est très bon pour moi.

Le journaliste John Crook avait entendu parler de cet éminent nabab de la City ; et il avait fait tout son possible pour que ce nabab entendît aussi parler de lui, car il avait arrangé Sir Leopold le plus vertement du monde dans certains articles du Clairon et de l’Ère nouvelle. Mais il ne dit mot, et assista d’un air morose au déchargement de l’auto. Cette opération compliquée absorba un certain temps. Un grand chauffeur, en vert, d’une tenue irréprochable, descendit du siège de devant et un petit laquais, en gris, également irréprochable, descendit du siège de derrière ; à eux deux, ils déposèrent Sir Leopold sur les marches d’entrée et se mirent à le déballer, comme ils eussent fait d’un paquet fragile. Une quantité de couvertures qui eussent suffi à fournir un bazar, des fourrures appartenant à toutes les bêtes de la création et des écharpes de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel furent soigneusement enlevées, l’une après l’autre, avant que l’on pût distinguer quelque chose qui ressemblât à une forme humaine, la forme d’un vieux monsieur aux traits aimables, d’aspect étranger, avec une barbiche de bouc et un sourire épanoui, frottant l’un contre l’autre ses gros gants fourrés.

Bien avant que cette révélation fût complète, les deux battants de la porte du porche avaient été ouverts, et le colonel Adams (le père de la jeune fille aux fourrures) s’était avancé pour accueillir son hôte illustre. C’était un homme de haute taille, au teint hâlé, d’aspect taciturne ; une toque rouge, qu’il portait comme un fez, lui donnait l’aspect d’un sirdar ou d’un pacha anglais en Égypte. Il était accompagné par son beau-frère, récemment arrivé du Canada, un jeune gentleman-farmer, quelque peu exubérant, avec une barbe blonde, répondant au nom de James Blount. Auprès de lui, se trouvait également un personnage insignifiant, le prêtre de l’église catholique voisine. La femme défunte du colonel, ayant été catholique, les enfants, comme c’est souvent le cas, avaient été élevés dans la même religion. Tout semblait commun dans ce prêtre, jusqu’à son nom de Brown ; le colonel avait pourtant trouvé souvent un certain plaisir à sa compagnie, et l’invitait fréquemment à ses fêtes de famille.

Le hall d’entrée de la maison était assez vaste pour contenir Sir Leopold et ses couvertures. En fait, le porche et le vestibule étaient exceptionnellement larges, en proportion de la maison, et formaient, en quelque sorte, une grande salle avec la porte d’entrée, à une extrémité, et l’escalier, à l’autre. Lorsque le groupe eut atteint le grand foyer du hall, au-dessus duquel se trouvait suspendue l’épée du colonel, l’opération se trouva enfin terminée, et tous les hôtes, y compris le sombre Crook, furent présentés à Sir Leopold Fisher. Ce vénérable financier semblait pourtant encore embarrassé par quelque partie de son luxueux équipement ; il parvint enfin à extraire, de la poche mystérieuse d’une des basques de sa jaquette, un écrin noire, de forme ovale, le cadeau de Noël destiné à sa filleule. Avec une naïve vanité, qui avait quelque chose de désarmant, il montra l’écrin à tous les assistants ; il l’ouvrit d’un coup de pouce et ils reculèrent, éblouis. Ils eurent l’impression de recevoir, dans les yeux, le jet d’une fontaine de cristal. Sur un fond de velours orange, comme trois œufs dans un nid, ils virent trois diamants éclatants qui semblaient incendier l’atmosphère autour d’eux. Fisher souriait bénévolement, et absorbait avec délices l’étonnement extatique de la jeune fille, la rude admiration et les remerciements bourrus du colonel, l’émerveillement de tous.

– Je vais les remettre à leur place maintenant, ma chérie, dit Fisher, en glissant l’écrin dans la poche d’où il l’avait tiré. J’ai dû être sur mes gardes, en venant. Ce sont les trois célèbres diamants africains, connus sous le nom d’« Étoiles filantes » parce qu’on les a volés tant de fois. Tous les grands criminels sont sur leurs traces ; c’est à peine si j’ai pu empêcher les vagabonds, qui errent par les rues et se glissent dans les hôtels, de fouiller mes poches. J’aurais pu perdre ces pierres en chemin. Cela n’aurait rien eu d’impossible.

– Rien de plus naturel, il me semble, grommela l’homme à la cravate rouge. Je n’aurais pas blâmé ces malheureux pour cela. Puisque vous ne leur donnez pas même une pierre quand ils demandent du pain, ils peuvent bien la prendre eux-mêmes.

– Je ne veux pas que vous parliez ainsi, cria la jeune fille, rougissant brusquement. Vous ne parlez ainsi que depuis que vous êtes devenu un abominable je-ne-sais-quoi. Comment appelez-vous un homme qui veut embrasser les ramoneurs de cheminée ?

– Un saint, dit le Père Brown.

– Je pense, dit Sir Leopold, avec un sourire dédaigneux, que Ruby veut dire un socialiste.

– Un radical n’est pas forcément un homme qui ne vit que de radis, remarqua Crook impatiemment. Un conservateur ne conserve pas forcément des confitures. De même, je vous assure, le vœu le plus cher d’un socialiste n’est pas de passer la soirée avec un ramoneur. Un socialiste veut simplement voir toutes les cheminées bien ramonées, et tous les ramoneurs bien payés pour le faire.

– Mais il ne veut pas vous permettre, murmura le prêtre, de posséder même votre suie.

Crook lui jeta un regard curieux, tempéré d’un certain respect :

– Peut-on désirer posséder de la suie ? demanda-t-il.

– Ce n’est pas impossible, répondit Brown rêveusement. J’ai entendu dire que les jardiniers peuvent l’utiliser. Et, un jour de Noël que le prestidigitateur nous avait fait faux bond, j’ai rendu dix enfants parfaitement heureux rien qu’en les barbouillant de suie.

– Splendide ! cria Ruby. Faites-nous la même chose aujourd’hui !

Mr. Blount, l’exubérant Canadien, élevait déjà la voix pour applaudir à cette idée, tandis que le financier surpris protestait énergiquement, lorsqu’on frappa à la double porte d’entrée. Le prêtre ouvrit, et le jardin apparut, de nouveau, avec ses yeuses et son araucaria se détachant en noir sur un merveilleux coucher de soleil violet. La scène, ainsi encadrée, était d’un coloris si étrange – comme la toile de fond d’un décor – que tout le monde oublia, pendant un instant, le personnage insignifiant, arrêté devant la porte. Il portait les vêtements poussiéreux et râpés d’un simple commissionnaire.

– Mr. Blount est-il ici ? demanda-t-il en tendant une lettre, avec quelque hésitation.

– Mr. Blount sursauta et cessa brusquement d’applaudir. Après avoir déchiré l’enveloppe, avec une curiosité évidente, il lut la lettre. Son visage s’assombrit à peine un instant, et il avait déjà retrouvé toute sa gaieté, lorsqu’il se tourna vers son beau-frère.

– Je suis honteux de me montrer si importun, dit-il, avec le gai formalisme propre aux coloniaux, mais cela vous dérangerait-il beaucoup si un ancien camarade venait me voir ici, ce soir, pour affaires ? Au fait, vous le connaissez peut-être, c’est Florian, le fameux acrobate et comique français. Je l’ai rencontré, voilà des années, dans l’Ouest (Blount était un Canadien français), et il paraît qu’il a une affaire à traiter avec moi – quoique je ne me doute pas de ce que cela peut bien être.

– Naturellement, naturellement, répondit le colonel. Il suffit, mon cher, que ce soit votre ami. Il contribuera, sans doute, à égayer notre soirée.

– Il se noircira, au besoin, le visage, si c’est là ce que vous voulez dire, cria Blount en riant. Il nous distribuera des yeux au beurre noir. Ça m’est égal ; je ne suis pas raffiné. J’aime l’ancienne pantomime où on aplatissait son chapeau en s’asseyant dessus.

– Pas sur le mien, je vous prie, dit Sir Leopold avec dignité.

– Allons, allons, dit Crook, d’un air dégagé, ne vous chamaillez pas ; il y a de plus mauvaises farces que celle-là.

L’antipathie que Fisher ressentait pour le jeune homme à la cravate rouge, en raison de ses opinions subversives et de son intimité évidente avec sa jolie filleule, le poussa à dire, de son ton le plus caractéristique et le plus pédant :

– Vous avez certainement déjà imaginé de plus mauvaises farces que de vous asseoir sur un chapeau haut de forme. Pourriez-vous nous dire comment vous vous y prenez ?

– En faisant asseoir un chapeau haut de forme sur vous, par exemple, dit le socialiste.

– Voyons, voyons, s’écria le fermier canadien avec une lourde bonhomie, ne gâtons pas cette joyeuse soirée. Je propose d’organiser quelque chose. Si cela vous déplaît, nous ne nous noircirons pas la figure et nous ne nous assoirons pas sur nos chapeaux. Mais nous ferons quelque chose dans ce genre-là. Pourquoi n’aurions-nous pas une véritable pantomime anglaise, à l’ancienne mode, Clown, Colombine, etc. J’en ai vu une avant de quitter l’Angleterre, lorsque je n’avais pas douze ans, et elle n’a cessé, depuis lors, de m’allumer l’imagination, comme un feu de joie. À mon retour, l’an dernier, j’ai vu que la chose avait disparu. Je n’ai plus assisté qu’à un tas de mauvaises petites féeries. Je m’attendais à retrouver un tisonnier ardent et un policeman converti en saucisses, et je n’ai vu que des princesses, faisant de la morale au clair de lune, des Oiseaux Bleus, et autres volailles du même genre. J’aime mieux Barbe-Bleue, pour ma part, surtout lorsqu’il se transforme en Pantalon.

– Je ne demande pas mieux que de convertir un policeman en saucisse, dit John Crook. C’est une meilleure définition du socialisme que celle qu’on lui a donnée tantôt. Mais nous ne trouverons jamais les costumes nécessaires.

– Certainement, dit Blount, transporté par son idée. Rien ne s’arrange plus vite qu’une arlequinade, pour deux raisons. D’abord, parce qu’on peut y blaguer tant qu’on veut, et ensuite parce que tous les objets nécessaires se trouvent dans la maison – tables, porte-essuie-mains, paniers à linge sale, et autres choses du même goût.

– C’est vrai, dit Crook, en arpentant le hall. Mais je crains de ne pouvoir vous procurer l’uniforme d’un policeman. Je n’en ai pas tué récemment.

Blount fronça les sourcils pensivement, durant une minute, puis se frappa la cuisse.

– Nous le tenons ! cria-t-il. J’ai l’adresse de Florian sur moi, et il connaît tous les costumiers de Londres. Je vais lui téléphoner d’apporter un uniforme avec lui. Et il bondit sur le téléphone.

– Oh ! c’est fameux, parrain, cria Ruby, en dansant sur place. Je serai Colombine et vous serez Pantalon.

Le millionnaire se redressa, en se drapant dans une sorte de fierté païenne.

– Je crois, ma chérie, dit-il, qu’il vous faudra chercher quelqu’un d’autre pour Pantalon.

– Je serai Pantalon, si vous voulez, dit le colonel Adams, retirant son cigare de la bouche, et parlant pour la première et la dernière fois.

– On devrait vous ériger une statue, s’exclama le Canadien, revenant radieux du téléphone. Tous les rôles sont distribués. Mr. Crook fera le Clown ; il est journaliste et connaît toutes les vieilles farces. Je puis être Arlequin ; il ne faut, pour cela, que de longues jambes et savoir sauter. Mon ami Florian me téléphone qu’il apportera le costume ; il changera en route. Nous pouvons jouer dans ce hall ; les spectateurs s’assoiront sur le large escalier, une rangée au-dessus de l’autre. La porte d’entrée sera le fond de la scène. Fermée, elle représentera un intérieur anglais ; ouverte, un jardin au clair de lune. Tout s’arrange merveilleusement.

Et, saisissant un morceau de craie de billard, qu’il se trouvait avoir en poche, il traça une ligne à travers le plancher du hall, à mi-chemin entre la porte et l’escalier, pour indiquer l’emplacement de la rampe.

Comment un tel banquet de folies fut jamais prêt à temps, c’est une énigme que nous ne tenterons pas de résoudre. Mais les hôtes se mirent à la besogne, avec ce mélange d’ingéniosité et de témérité qui fleurit dans une maison, lorsque la jeunesse l’envahit ; et la jeunesse avait envahi cette maison, ce soir-là, quoique tous les assistants ne pussent peut-être distinguer les deux visages et les deux cœurs d’où elle sortait. Comme il arrive toujours, les imaginations furent d’autant plus hardies que le milieu bourgeois, dont elles tiraient leurs matériaux, était plus timide et plus conventionnel. La Colombine parut charmante, dans une jupe à crinoline qui ressemblait étrangement au grand abat-jour du salon. Le Clown et le Pantalon se blanchirent le visage avec de la farine que leur donna la cuisinière, et se le rougirent avec du fard que leur procura une autre domestique qui (comme tous les véritables bienfaiteurs de la chrétienté) tint à conserver l’anonymat. C’est à grand-peine qu’on put empêcher l’Arlequin, qui s’était déjà argenté à l’aide du papier de plomb emprunté à diverses boîtes à cigares, de démolir le vieux lustre, pour se couvrir de ses cristaux resplendissants. Rien n’eût pu le détourner de cette intention, si Ruby n’avait retrouvé de vieux bijoux de strass qu’elle avait portés à un bal masqué, comme Reine des Diamants. L’oncle Blount dépassait toutes les limites, dans son enthousiasme ; il était aussi fou qu’un écolier. Il coiffa, à l’improviste, le Père Brown d’une tête d’âne en carton que celui-ci conserva d’ailleurs, avec patience, découvrant même le moyen d’en faire mouvoir les oreilles. Il tenta de fixer la queue de l’âne aux basques de la jaquette de Sir Leopold Fisher. Mais cette dernière facétie fut plutôt mal accueillie.

– Mon oncle est absurde, dit Ruby à Crook, autour des épaules duquel elle plaçait, le plus sérieusement du monde, un chapelet de saucisses. Pourquoi est-il si fou ?

– Il est Arlequin et vous Colombine, répondit Crook. Je ne suis que le Clown qui débite les vieilles farces.

– Je voudrais que vous soyez Arlequin, dit-elle, et elle abandonna brusquement le chapelet de saucisses.

Quoique le Père Brown connût tous les détails de la mise en scène et eût même provoqué l’enthousiasme de la troupe, en transformant un coussin en bébé de pantomime, il s’assit parmi l’auditoire et attendit le lever du rideau avec autant d’impatience qu’un enfant à sa première matinée. Il n’y avait que quelques spectateurs, des parents, un ou deux voisins et les domestiques. Sir Leopold était assis sur le devant, et sa silhouette, encore élargie par sa pelisse, masquait une grande partie de la scène au petit ecclésiastique. Aucun critique d’art n’était là pour nous dire s’il perdit grand-chose. Malgré son aspect chaotique, la pantomime ne fut pourtant pas sans mérite ; il y régnait une fièvre d’improvisation due surtout à Crook, le clown. C’était, en général, un garçon intelligent, mais ce soir-là, il se trouvait inspiré par une omnisciente témérité, par une folie plus sage que le monde, celle qui transporte un jeune homme qui a vu, un instant, une certaine expression sur ce certain visage. Il devait soi-disant remplir le rôle de clown, mais il remplit aussi presque tous les autres, celui de l’auteur (pour autant qu’il y eût un auteur), du souffleur, du peintre, du décorateur, du régisseur, et, surtout, de l’orchestre. Au beau milieu de cette scandaleuse représentation, il se précipitait au piano, sans changer de costume, et attaquait quelque absurde mélodie populaire, appropriée à la situation.

Son meilleur moment – le meilleur moment de toute la soirée – fut lorsque la porte d’entrée s’ouvrit à deux battants, montrant le joli jardin éclairé par la lune, montrant surtout le fameux invité, le grand Florian, déguisé en policeman. Le Clown, au piano, joua le chœur des policiers dans les Pirates de Penzance, mais des applaudissements assourdissants couvrirent sa musique. Chaque geste du grand comique était une imitation merveilleuse, quoique discrète, de l’allure et des manières d’un policier. Arlequin sauta sur lui et le frappa sur le casque, tandis que le pianiste jouait : Où avez-vous pris ce chapeau ? Florian se retourna en simulant admirablement l’étonnement, et Arlequin le frappa de nouveau (le piano suggérant quelques mesures de : Alors nous en avons reçu un autre). Puis l’Arlequin se jeta dans les bras du policeman et l’entraîna dans sa chute, au milieu des cris et des applaudissements. C’est alors que le grand acteur français créa cette célèbre imitation d’un cadavre dont le souvenir n’est pas encore éteint à Putney. Il eût été presque impossible de croire qu’une personne vivante pût sembler à ce point inerte.

L’athlétique Arlequin le jeta de côté et d’autre, comme un sac, le brandit et le fit tourner au-dessus de sa tête, comme une massue, accompagné tout le temps par les plus désespérantes bouffonneries pianistiques. Lorsque Arlequin souleva de la scène le corps du policier pour rire, le Clown joua : Je me réveille d’un rêve d’amour. Lorsqu’il le chargea sur son dos : Avec le sac sur l’épaule, et lorsqu’il le laissa enfin retomber avec un bruit sourd, des plus réalistes, le loufoque au piano attaqua une mélodie dont les paroles étaient, paraît-il : « J’ai envoyé une lettre à mon ami et, en chemin, je l’ai laissé tomber. »

Au moment où cette anarchie mentale atteignit son paroxysme, le Père Brown perdit la scène de vue. Le nabab de la City, devant lui, s’était levé, et fouillait violemment ses poches. Il se rassit tout en se tâtant, puis se leva de nouveau. Il sembla, un instant, sur le point de franchir la rampe, mais il se contenta de jeter un regard furieux au Clown, assis au piano, et sortit brusquement de la chambre, sans rien dire.

Le prêtre continua de regarder la danse absurde et gracieuse, exécutée par Arlequin autour du corps inconscient de son ennemi. Avec un art réel, quoique encore imparfait, il dansa lentement en arrière, passant, par la porte, dans le jardin plein de calme et de clair de lune. Son habit rapiécé, couvert de papier de plomb et de strass, qui avait semblé trop brillant sous les feux de la rampe, prenait un aspect de plus en plus magique et argenté, au fur et à mesure qu’il s’éloignait en dansant sous la lune. Le spectacle se terminait par une cataracte d’applaudissements, lorsque Brown sentit une main se poser sur son bras ; un domestique lui demanda tout bas de se rendre dans le bureau du colonel.

Il suivit le domestique avec une inquiétude croissante ; celle-ci ne fut pas dissipée par le caractère à la fois solennel et burlesque de la scène qui l’attendait dans le bureau. Le colonel Adams s’y trouvait assis, encore vêtu en Pantalon, avec une petite boule, au bout d’une baleine de corset, tremblant au-dessus de sa tête, mais avec une expression si désespérée, dans ses pauvres yeux de vieillard, qu’elle eût suffi à éteindre la gaieté d’une saturnale. Sir Leopold Fisher était debout, appuyé à la cheminée, haletant d’un air tragique.

– C’est pour une pénible affaire que je vous ai fait venir, Père Brown, dit Adams. Le fait est que ces diamants que nous avons tous vus, cet après-midi, semblent avoir disparu de la poche de mon ami. Et comme vous...

– Comme, ajouta le Père Brown, en souriant de toutes ses dents, comme j’étais assis derrière lui...

– Rien de tel ne sera suggéré, dit le colonel Adams, en lançant à Fisher un regard qui semblait indiquer que celui-ci venait d’émettre cette hypothèse. Je ne veux vous demander que de me rendre un service, comme tout autre gentleman pourrait le faire.

– Qui est de retourner mes poches, dit le Père Brown.

Et il s’empressa de faire ainsi, exhibant sept shillings et six pence, un billet de retour, un petit crucifix d’argent, un petit bréviaire et un bâton de chocolat.

Le colonel l’observa un certain temps et dit :

– C’est plus le fond de vos pensées que le fond de vos poches que je voudrais voir, pour l’instant. Ma fille est une de vos ouailles, je le sais, et elle a, depuis quelque temps...

– Elle a, cria le vieux Fisher, ouvert la maison de son père à un bandit socialiste, qui affirme hautement qu’il n’aurait aucun scrupule à voler un richard. Voilà où cela a abouti. Voilà le richard – et il n’en est pas plus riche.

– Si vous voulez savoir le fond de mes pensées, je ne demande pas mieux que de vous en faire part, dit Brown, avec quelque lassitude. Vous pourrez me dire ce qu’il vaut. La première chose que j’y trouve est ceci : un homme qui projette de voler des diamants ne défend pas le socialisme. Il est plus vraisemblable, ajouta-t-il en souriant, qu’il l’attaque violemment.

Les deux autres détournèrent les yeux et le prêtre continua :

– Voyez-vous, nous connaissons plus ou moins ces gens-là. Ce socialiste ne songerait pas plus à voler un diamant qu’à dérober une des pyramides d’Égypte. Nous devrions nous enquérir, à l’instant, du seul homme que nous ne connaissions pas : le gaillard qui jouait le policeman, Florian. Où peut-il bien être, en cet instant, je me le demande ?

Le Pantalon se leva et sortit de la chambre. Un entracte s’ensuivit durant lequel le millionnaire tint les yeux fixés sur le prêtre, et le prêtre tint les yeux fixés sur son bréviaire. Lorsque le Pantalon reparut, il dit d’une voix grave, staccato :

– Le policeman est encore couché sur la scène. Le rideau s’est levé six fois ; il est toujours couché là.

Le Père Brown laissa tomber son livre et regarda, devant lui, avec une expression de complète stupéfaction. Très lentement, une lueur anima de nouveau ses yeux gris, et il commit ce remarquable coq-à-l’âne :

– Je vous demande pardon, colonel, mais quand votre femme est-elle morte ?

– Ma femme ? dit le soldat étonné. Elle est morte il y a un an et deux mois. Son frère James est arrivé juste une semaine trop tard pour la revoir.

Le petit prêtre bondit comme un lapin :

– Venez, cria-t-il, avec une agitation extraordinaire. Il faut que nous voyions ce policeman !

Ils se jetèrent sur la scène dont le rideau s’était enfin refermé, en passant devant le Clown et la Colombine (qui semblaient trouver grand plaisir à causer à voix basse), et le Père Brown se baissa sur le corps du comique policeman.

– Du chloroforme, dit-il en se relevant. Je viens seulement d’y songer.

Il y eut un silence de surprise, puis le colonel dit lentement :

– Expliquez-nous sérieusement, je vous prie, tout ce que cela signifie.

Mais le Père Brown éclata de rire, et s’efforça vainement de contenir cette explosion de gaieté.

– Messieurs, dit-il entre deux accès, je n’ai guère le temps de causer. Je dois courir après le voleur. Mais sachez que cet illustre acteur français qui jouait le policeman, ce merveilleux cadavre avec lequel l’Arlequin valsa, qu’il fit sauter dans ses bras et qu’il jeta dans tous les coins, n’était autre...

La voix lui manqua et il se détourna pour courir.

– Que quoi ? cria Fisher curieusement.

– Qu’un vrai policeman, dit le Père Brown, et il s’évanouit dans la nuit.

Il y avait des berceaux et des taillis, au fond du jardin, où les lauriers et les yeuses dégageaient, sous le ciel de saphir et la lune argentée d’hiver, de chaudes couleurs méridionales. La gaieté verte des lauriers balancés par le vent, l’indigo sombre de la nuit, le monstrueux cristal de la lune composaient un tableau du romantisme le plus échevelé. Parmi les hautes branches des arbres, monte un être étrange dont l’aspect est plus irréel que romantique. Il resplendit de la tête aux pieds, comme s’il était revêtu de dix millions de lunes ; la vraie lune l’éclaire, à chaque instant, et illumine une nouvelle portion de son corps. Mais il saute, brillant et glorieux, d’un petit arbre, dans ce jardin, sur un grand arbre, dans le jardin voisin, et ne s’arrête là que parce qu’une ombre s’est glissée sous le petit arbre, et l’a incontestablement interpellé.

– Eh bien, Flambeau, dit la voix, tu as bien l’air d’une étoile filante, mais une telle étoile finit toujours par tomber.

L’éclatante créature d’argent, là-haut, semble s’être penchée dans les lauriers et, certaine de pouvoir se sauver, écoute la petite ombre, en bas.

– Tu n’as jamais rien fait de mieux, Flambeau. Ce n’était déjà pas mal de venir du Canada (avec un billet pris à Paris, je suppose) une semaine après la mort de Mrs. Adams, à un moment où personne n’eût songé à poser des questions embarrassantes. C’était mieux encore d’avoir suivi à la trace les Étoiles filantes et découvert le jour de la visite de Fisher. Mais, dans ce qui suit, l’intelligence fait place au génie. Le vol des pierres n’était, je suppose, pour toi qu’un jeu d’enfant. Tu aurais pu l’exécuter en un tour de main, de cent manières différentes, plutôt que d’attacher la queue de l’âne aux basques de l’habit de Fisher. Dans le reste, tu t’es éclipsé.

Parmi le feuillage vert, la figure argentée semble s’attarder, comme hypnotisée, quoique la route reste libre derrière elle. Elle écoute parler l’homme, au pied de l’arbre.

– Oh oui, dit celui-ci, je sais. Je sais que tu n’as pas seulement imaginé le projet de pantomime, mais que tu as fait d’une pierre deux coups. Tu te préparais à voler tranquillement les diamants. Un complice te fit dire qu’on te suspectait, et qu’un officier de police allait venir t’arrêter le soir même. Un vulgaire cambrioleur eût été trop heureux du renseignement et se serait sauvé ; mais tu es un poète. Tu avais déjà esquissé le plan de cacher les diamants dans le faux éclat de la bijouterie de théâtre. Tu te dis alors que, si ton costume était celui d’Arlequin, l’arrivée d’un policeman n’aurait rien d’incongru. Le digne officier, venant du poste de Putney pour t’arrêter, tomba donc dans le piège le plus curieux que l’on tendît jamais en ce monde. Lorsque la porte d’entrée s’ouvrit, il tomba sur une scène de pantomime de Noël, où l’Arlequin, tout en dansant, pouvait le frapper, l’assommer, l’étourdir et l’endormir, parmi les applaudissements et les rires des gens les plus respectables de Putney. Oh ! tu ne feras jamais rien de mieux. Et maintenant, à propos, tu pourrais bien me rendre ces diamants.

La branche verte, sur laquelle se balançait la figure éclatante, bruissa, comme surprise ; mais la voix continua :

– Je désire que tu me les rendes, Flambeau, et je désire que tu abandonnes cette vie. Il y a encore en toi de la jeunesse, de l’honneur et de la gaieté. Ne pense pas que tu les gardes longtemps, si tu continues ce métier. On peut conserver un certain niveau de vertu, mais on n’a jamais pu conserver un certain niveau de vice. Cette route descend toujours plus bas. L’homme bon se met à boire et devient cruel. L’homme sincère tue, et déguise son crime sous le mensonge. J’en ai vu beaucoup, comme toi, qui ont commencé par être d’honnêtes hors-la-loi, de joyeux voleurs dépouillant le riche du fardeau de ses richesses, et qui ont fini dans la boue. Maurice Blum fut, au début, un anarchiste plein de principes, un père pour le pauvre ; il finit comme un sale espion, un mouchard, également méprisé par les deux camps. Harry Bourke, lorsqu’il commença son mouvement d’« argent libre », était plein de sincérité ; il boit aujourd’hui, aux dépens d’une sœur misérable, d’innombrables brandy-sodas. Lord Amber se jeta dans la pègre comme dans une sorte de chevalerie ; il est aujourd’hui la proie des plus vils maîtres-chanteurs de Londres. Avant toi, le capitaine Barillon était le premier gentleman apache de son temps ; il mourut dans un cabanon, hurlant de peur, à la pensée des délateurs et des receleurs qui l’avaient trahi et ruiné. Je sais que les bois ont l’air d’être libres derrière toi, Flambeau ; je sais qu’en un instant tu pourrais t’y évanouir comme un singe. Mais un jour viendra où tu seras un vieux singe gris. Tu seras alors blotti, dans ta libre forêt, le cœur froid, sentant venir la mort, et les sommets des arbres seront dépouillés de feuilles.

Rien ne bougea, comme si le petit homme, en bas, tenait l’autre, dans l’arbre, à l’aide d’une longue laisse invisible. Il continua :

– Tu as déjà commencé à décliner. Tu te vantais de ne jamais rien faire de vil, mais tu fais quelque chose de vil, ce soir. Tu permets que le soupçon pèse sur un honnête garçon qui, de par ses idées, devait déjà être suspect ; tu le sépares de la femme qu’il aime et qui l’aime. Mais tu feras pis que cela avant de mourir.

Trois diamants étincelants tombèrent de l’arbre sur la pelouse. Le petit homme se baissa pour les ramasser et, lorsqu’il se redressa, l’oiseau d’argent avait déjà quitté la cage verte des branches.

Grâce à la découverte des diamants (ramassés, par hasard, par le Père Brown), la soirée se termina triomphalement.

Et Sir Leopold, au comble de la bonne humeur, alla jusqu’à dire au prêtre que – quoiqu’il eût lui-même des vues plus larges – il n’en avait pas moins un certain respect pour ceux que leur foi oblige à se cloîtrer et à tout ignorer du monde.

 

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON, Les Étoiles filantes, 1911.

 

Traduit par Émile Cammaerts.

 

Recueilli dans La Clairvoyance du père Brown, Perrin, 1919.

 

 

 

 

 

 

 

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