La sphère et la croix

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

UNE DISCUSSION UN PEU EN L’AIR

 

 

 

Le vaisseau volant du professeur Lucifer sifflait à travers les nues comme une flèche d’argent, sa coque d’acier brillant dans le vide azuré du soir. Prétendre qu’il planait très haut au-dessus de la terre n’était pas assez dire ; pour les deux hommes qu’il emportait, il semblait fuir au-delà des étoiles. Le professeur avait lui-même inventé la machine volante et presque tous ses organes. Chaque appareil, chaque rouage avait, par conséquent, cet aspect fantastique et torturé qui appartient aux miracles de la science. Car le monde de la science et de l’évolution est beaucoup plus anonyme, illusoire et pareil à un songe que le monde de la poésie et de la religion. Dans celui-ci, les images et les idées demeurent éternellement elles-mêmes et c’est l’idée d’évolution qui veut que les choses se confondent comme dans un cauchemar.

Tous les instruments du professeur Lucifer étaient les anciens outils humains devenus fous, ayant pris des formes méconnaissables, ayant oublié leur origine, et même leurs noms. Cette chose qui ressemblait à une clef énorme, montée sur trois roues, était en réalité un revolver breveté et très meurtrier. Cet objet qui semblait avoir été créé par l’enchevêtrement de deux tire-bouchons était en réalité une clef. Ce que l’on aurait pu prendre pour un tricycle renversé était l’instrument, d’une importance incalculable, dont le tire-bouchon était la clef. Tout cela était l’œuvre du professeur ; il avait, en somme, tout inventé dans son vaisseau volant, excepté, peut-être, lui-même. Il était né trop tard en effet pour sa propre inauguration, mais il croyait, du moins, s’être considérablement perfectionné.

Cependant, il y avait un autre homme à bord. Celui-ci, curieuse coïncidence, le professeur ne l’avait pas non plus inventé, et même ne l’avait pas encore perfectionné, bien qu’il l’eût pêché, du haut de sa machine, à l’aide d’un lasso, et cela dans le but de le perfectionner, alors que cet homme se trouvait dans son jardin, situé en Bulgarie occidentale. C’était un homme d’une grande sainteté, portant de longs cheveux blancs et une immense barbe blanche. On ne pouvait voir que ses yeux et c’est avec eux qu’il semblait parler. Moine d’une science prodigieuse et d’une intelligence des plus subtiles, il avait trouvé le bonheur dans une petite cahute et un petit jardin pierreux des Balkans, en écrivant des interprétations et des réfutations écrasantes de certaines hérésies dont les docteurs avaient été brûlés (en général l’un par l’autre), il y avait, très précisément, onze cent dix-neuf années. Il s’agissait d’hérésies très plausibles et très compliquées et c’était réellement une circonstance digne d’éloge et même de gloire que le vieux moine eût été assez intelligent pour en découvrir la fausseté. Le seul malheur était que personne dans le monde moderne n’était assez intelligent pour en comprendre même l’exposé. Le vieux moine, dont l’un des noms était Michaël et l’autre un nom tout à fait impossible à garder en mémoire ou à répéter dans notre civilisation occidentale, avait cependant trouvé le bonheur parfait dans son ermitage de montagne et dans la société des animaux sauvages. Et maintenant que sa chance l’avait élevé au-dessus de toutes les montagnes dans la société d’un matérialiste sauvage, il se trouvait encore parfaitement heureux.

– Je n’ai pas l’intention, mon bon Michaël, dit le professeur Lucifer, d’essayer de vous convertir par la discussion. L’imbécillité de vos traditions peut être démontrée d’une manière irréfutable à quiconque possède la simple connaissance ordinaire du monde, la même sorte de connaissance qui nous apprend à ne pas nous asseoir dans les courants d’air et à ne pas encourager la bienveillance pour les gens sans ressources. C’est une folie de parler de tel ou tel argument en faveur de la philosophie rationaliste. Tout la démontre. Se frotter à des gens de toute sorte...

– Pardonnez-moi, dit le moine dont la voix sonna doucement sous le flot neigeux de sa barbe, mais j’ai peur de ne pas vous comprendre. Est-ce pour que je puisse me frotter à des gens de toute sorte que vous m’avez pris dans cette machine ?

– Voilà une réplique amusante, dans le goût mesquin et déductif du moyen âge, répondit avec calme le professeur, mais je m’expliquerai mieux en me plaçant à votre point de vue. Nous sommes dans le ciel. Dans votre religion et dans toutes les religions, autant que je sache (et je sais tout), le ciel est pris pour symbole de tout ce qui est sacré et miséricordieux. Or, vous êtes dans le ciel maintenant et vous voilà mieux informé. Arrangez cela comme vous l’entendrez, compliquez ce fait très simple comme il vous plaira : vous savez que votre science est plus grande. Vous savez quels sont les vrais sentiments d’un homme sur le ciel, quand il s’y trouve seul, perdu dans son immensité. Vous connaissez la vérité, et la vérité, la voici : le ciel est mauvais, l’espace céleste est mauvais et aussi les étoiles. Cet espace pur, cette quantité pure, terrifie un homme plus que ne le feraient des tigres ou la peste. Vous savez que depuis que notre science a parlé, l’Univers n’a plus de fond. Et le ciel c’est le désespoir, un désespoir plus grand que celui d’aucun enfer. S’il existe quelque confort pour toute votre misérable race de singes morbides, il doit être dans la terre, au-dessous de vous, sous les racines des herbes, là où gîtait autrefois l’enfer. Les cryptes ardentes, les sombres caves du monde souterrain, où vous enfermiez jadis les méchants, sont assez hideuses mais du moins plus accueillantes que les cieux où nous voyageons, et le temps viendra où vous irez tous vous y cacher pour échapper à l’horreur des étoiles.

– J’espère que vous voudrez bien m’excuser si je vous interromps, dit Michaël qui toussa légèrement, mais j’ai toujours remarqué...

– Continuez, je vous prie, continuez, dit le professeur Lucifer tout rayonnant. J’aime beaucoup faire venir au jour vos idées naïves.

– Eh bien ! le fait est, dit l’autre, que si j’admire votre rhétorique et celle de votre école, à un point de vue purement verbal, le peu d’études que j’ai été à même de faire de vous-même et de votre école dans l’histoire humaine m’a conduit à... euh... ! à une conclusion plutôt singulière, que je trouve très difficile à exprimer, surtout dans une langue qui m’est étrangère.

– Allez, allez ! dit le professeur d’un ton d’encouragement. Je vous aiderai. En quoi mon idée vous a-t-elle frappé ?

– Eh bien ! la vérité, je sais que je ne puis l’exprimer convenablement, mais, en somme, il m’a semblé que vous émettez toujours des idées de ce genre et avec la plus haute éloquence, quand... euh... quand...

– Oh ! allez, dites ! s’écria Lucifer, l’air furieux.

– Eh bien ! c’est, en fait, quand votre vaisseau volant est sur le point de se heurter à quelque chose. Je pensais que vous n’aviez aucun souci de m’entendre vous le faire remarquer, mais il court en cet instant même à un abordage.

Lucifer vociféra un blasphème et, se dressant d’un bond, pesa de toutes ses forces sur la poignée qui agissait comme un gouvernail pour la direction du navire. Pendant les dix dernières minutes qui venaient de s’écouler, ils étaient descendus avec une extrême vitesse au milieu de grandes crevasses sombres, pareilles à des cavernes de nuées. Maintenant, à travers une sorte de brouillard pourpre, se dessinait, relativement assez près d’eux, ce qui semblait être la partie supérieure d’une sorte d’énorme sphère, posée comme une île sur une mer de nuages. Les yeux du professeur flamboyèrent comme ceux d’un fou...

– C’est un nouveau monde, cria-t-il avec un rire épouvantable. C’est une planète nouvelle. Elle portera mon nom. Cette étoile et non pas l’autre, si banale, sera « Lucifer », le soleil du matin. Ici, toutes vos folies perdront leurs privilèges, ici nous n’aurons pas de dieux. Ici l’homme sera aussi innocent que les fleurs des prés, aussi innocent et aussi cruel... ici, l’intelligence...

– Il semble, dit timidement Michaël, qu’il y a quelque chose de planté au milieu.

– En effet, dit le professeur, se penchant sur le bord du vaisseau, et ses lunettes brillaient du feu de ses regards. Qu’est-ce que cela peut être ? Évidemment, ce ne peut être que...

Mais un cri d’horreur jaillit à ce moment de sa poitrine et il leva les bras dans un geste désespéré. Le moine prit d’un air las le gouvernail. Il ne paraissait pas très étonné car il venait d’un pays d’ignorants, où il est assez ordinaire que les hommes ayant l’esprit troublé jettent, eux aussi, un cri lorsqu’ils voient la forme curieuse entrevue tout à coup par le professeur, mais il saisit le gouvernail juste à temps et, en le faisant brusquement manœuvrer à gauche, empêcha le vaisseau volant d’aller se briser sur la cathédrale de Saint-Paul.

Un nuage de couleur sombre et triste s’étendait comme une vaste plaine au niveau du sommet de la cathédrale, si bien que la sphère et la croix ressemblaient à une bouée flottant sur une mer de plomb. Tandis que le vaisseau volant glissait vers elle, cette plaine de brume apparaissait aussi sèche, aussi nettement dessinée et solide qu’un désert de sable fin. C’est ce qui donna à l’esprit et au corps des deux voyageurs une sensation aiguë et presque insupportable quand le vaisseau coupa cette nuée et y pénétra sans effort comme dans un brouillard ordinaire. Il y eut en vérité un choc intensément douloureux par le fait même qu’aucun heurt ne se produisit. C’était comme s’ils s’étaient enfoncés dans le sol devenu presque insubstantiel de très anciennes falaises. Mais des sensations les attendaient, beaucoup plus étranges que celle de plonger dans une terre solide. Pendant un moment, leurs yeux et leurs narines furent comme aveuglés et bouchés par l’obscurité et le nuage opaque, puis les ténèbres devinrent un peu moins denses, se muèrent en un brouillard jaunâtre. Et loin, très loin au-dessous d’eux, ce brouillard jaune qui descendait finit par s’enflammer. À travers l’atmosphère épaisse de Londres, ils purent voir briller les lumières de la ville, des feux dessinant des carrés et des rectangles. Le brouillard et le feu se mélangeaient dans une vapeur furieuse ; on eût dit que le brouillard noyait les flammes ou que les flammes avaient mis le feu au brouillard. À côté du vaisseau et au-dessous de lui (car il volait à ce moment presque sous la sphère), l’immense dôme jaillit de l’obscurité comme une combinaison de cataractes muettes. On eût dit encore une bête marine cyclopéenne couchée au-dessus de Londres, ses tentacules confusément dardés vers la terre, une monstruosité dans le ciel sans étoiles, car les nuages montés de l’énorme ville s’étaient refermés sur la tête des deux hommes, semblant leur barrer la route de l’air supérieur. Ils étaient ainsi passés comme à travers un toit pour rentrer dans un temple du crépuscule.

Leur course les avait rapprochés à ce point de la sphère que le professeur put y poser la main, écartant ainsi le vaisseau, comme on écarte une barque de la berge. Au-dessus de la sphère, la croix déjà drapée dans la brume fuligineuse qui les entourait, paraissait toute sombre, sa forme et ses dimensions devenues plus terribles.

Le professeur Lucifer donna deux tapes de la main sur la surface de la grosse boule comme s’il caressait un animal géant :

– Ah ! le camarade ! dit-il, voilà ce qu’il me faut.

– Puis-je vous demander respectueusement, interrogea le vieux moine, de quoi vous parlez ?

– Eh bien ! s’écria Lucifer, en tapotant de nouveau la boule, c’est que voici le symbole unique, mon brave. Si gras ! Si satisfait ! Ce n’est pas comme cet individu décharné, qui étend ses bras dans un geste de folle lassitude.

Et, le visage sombre et grimaçant, il poursuivit, montrant la croix :

– Je vous disais justement tout à l’heure, Michaël, que je puis prouver la partie la plus importante de la thèse rationaliste et de la mystification chrétienne en usant du symbole qu’il vous plaira de me donner, de n’importe quel exemple rencontré. En voici un qui me convient furieusement. Que pourrions-nous trouver qui exprime mieux votre philosophie et la mienne que la forme de cette croix et celle de cette boule ? Ce globe est raisonnable ; cette croix est déraisonnable. C’est un animal à quatre pattes dont l’une est plus longue que les autres. Le globe est logique. La croix est arbitraire. Avant tout, le globe est conséquent avec lui-même ; la croix est, essentiellement et par-dessus tout, ennemie d’elle-même. La croix est le conflit de deux lignes hostiles, de deux directions inconciliables. Cette chose muette qui se dresse ici est une collision, une rupture violente, une lutte dans la pierre. Nous en avons assez de ce symbole. Sa forme même est une contradiction.

– Ce que vous dites est parfaitement vrai, dit Michaël avec sérénité. Mais nous aimons les contradictions. L’homme en est une : c’est un animal dont la supériorité sur les autres animaux réside dans le fait qu’il est tombé. Cette croix est, comme vous le dites, une éternelle collision ; j’en suis une. C’est une lutte de pierre. Toute forme de vie est une lutte dans la chair. La forme de la croix est irrationnelle, tout comme la forme de l’animal humain est irrationnelle. Vous dites que la croix est un quadrupède avec un membre plus long que le reste du corps. Je dis que l’homme est un quadrupède qui ne se sert que de deux pattes.

Le professeur plissa le front, l’air pensif, pendant un instant, et dit.

– Évidemment, tout est relatif, et je ne me pas que l’élément de lutte et de contradiction représenté par cette croix n’ait sa place nécessaire à un certain degré de l’évolution. Mais la croix, certainement, représente l’étape la plus inférieure du développement et la sphère, la plus élevée. D’ailleurs, il est assez facile de voir en quoi consiste l’erreur architecturale dans l’œuvre de Wren.

– Et quelle est cette erreur ? demanda Michaël.

– La croix est sur la sphère, dit le professeur. C’est une faute évidente. La sphère devrait être sur la croix. La croix n’est qu’un échalas barbare ; la sphère est la perfection. La croix est tout au plus l’arbre amer de l’histoire de l’homme ; la sphère est le fruit mûr et final. Et le fruit doit être au sommet de l’arbre et non à sa base.

– Oh ! dit le moine, le front barré d’une ride, ainsi vous pensez que dans le symbolisme rationaliste, on devrait figurer la sphère sur le sommet de la croix ?

– Oui, c’est le résumé de toute mon allégorie, dit le professeur.

– Voilà qui est tout à fait intéressant, reprit le moine, qui parlait lentement, parce que je pense que dans ce cas vous verriez se produire un effet très singulier, un effet qui a été obtenu en général par tous les systèmes habiles et puissants que le rationalisme, ou la religion de la sphère, a pu produire pour conduire ou enseigner l’humanité. Vous verriez, je pense, arriver ce qui est toujours la réalisation suprême et la conséquence logique de votre plan logique.

– De quoi parlez-vous ? demanda Lucifer. Qu’est-ce qui arriverait ?

– Je veux dire que la sphère tomberait, dit le moine, qui regardait dans le vide.

Lucifer eut un mouvement de colère et ouvrit la bouche pour parler, mais Michaël, qui avait pris un ton très net, continua son discours avant que le professeur eût pu articuler un mot.

– J’ai connu autrefois un homme comme vous, Lucifer, dit-il, avec la monotonie énervante et la lenteur de quelqu’un qui épelle. Il prit cette...

– Il n’y a pas d’homme comme moi, cria Lucifer avec une telle violence que le navire en fut secoué.

– Comme je le faisais observer, continua Michaël, cet homme, lui aussi, avait adopté l’opinion que le symbole du christianisme était un symbole de sauvagerie et de déraison. Son histoire est plutôt amusante. Elle est aussi une allégorie parfaite de ce qui arrive aux rationalistes comme vous. Il commença, bien entendu, par interdire la présence d’un crucifix dans sa maison, au cou de sa femme, et même en peinture. Il disait, comme vous, que c’était une forme arbitraire et fantastique, une monstruosité, et que l’on aimait uniquement parce qu’elle était paradoxale. Puis il devint de plus en plus furieux et de plus en plus excentrique ; il aurait voulu abattre les croix qui se dressaient au bord des routes, car il vivait dans un pays catholique romain. À la fin, dans un paroxysme de frénésie, il grimpa au clocher d’une église et en arracha la croix, l’agitant dans les airs et proférant de farouches soliloques sous les étoiles. Un soir d’été, comme il revenait chez lui, suivant une allée, le démon de sa folie le saisit avec violence, l’emplissant de ce délire qui transfigure le monde aux yeux de l’insensé. Il s’était arrêté un moment, fumant sa pipe, en face d’une palissade interminable et c’est alors que ses yeux tout d’un coup s’ouvrirent. Aucune lumière ne brillait encore, pas une feuille ne bougeait, mais il crut voir tout à coup comme dans un brusque changement de décor que cette palissade n’était qu’une armée de croix innombrables, liées l’une à l’autre sur la colline et dans le vallon. Alors il fit tournoyer son lourd bâton et marcha sur la palissade comme sur une armée. Et, tout le long de sa route, il se mit à briser et à arracher toutes celles qu’il rencontrait. Car il haïssait la croix et chaque palissade était un mur de croix. Quand il rentra chez lui, il était fou à lier. Il se laissa tomber sur une chaise, mais se releva d’un bond car le plancher répétait l’intolérable image. Il se jeta sur un lit, mais pour s’apercevoir tout à coup que toutes les choses qui l’entouraient rappelaient le plan maudit. Il se mit à briser ses meubles parce qu’ils étaient en forme de croix ; il mit le feu à sa maison parce qu’elle était faite de croix. On le retrouva ensuite dans la rivière.

Lucifer regardait le vieux moine en se mordant les lèvres.

– Est-ce que cette histoire est vraie ?

– Oh ! non, dit Michaël, d’un air détaché. C’est une parabole : celle de tous vos rationalistes et de vous-même. Vous commencez par briser la croix, mais vous finissez par détruire le monde habitable. Vous venez de dire que personne ne doit entrer dans l’Église contre sa volonté, et, un instant après, vous dites que personne n’a la volonté d’y entrer. Vous commencez par haïr l’irrationnel et vous en arrivez à détester toute chose car tout est irrationnel et...

Lucifer bondit sur lui avec un cri de bête sauvage :

– Ah ! rugit-il, à chacun sa folie. Vous êtes fou de la croix. Qu’elle vous sauve !

Et, avec une force herculéenne, il jeta le moine hors du vaisseau volant sur la partie supérieure de la boule de pierre. Michaël, avec une agilité aussi grande que celle de son assaillant, saisit un des bras de la croix, échappant ainsi à la chute. Au même instant, Lucifer tira sur un levier et le vaisseau bondit en l’air avec son unique passager.

– Ah ! ah ! hurla-t-il, comment trouvez-vous ce genre d’appui, mon vieux ?

– Comme appui, cela vaut certainement beaucoup mieux que la sphère. Puis-je vous demander si vous allez me laisser ici ?

– Oui, oui. Je monte ! je monte ! s’écria le professeur, en proie à une exaltation indicible. Altiora peto. Ma route est vers les sommets.

– Combien de fois m’avez-vous dit, professeur, qu’il n’y a en réalité ni haut ni bas dans l’espace ? cria le moine. Je monterai aussi haut que vous.

– Vraiment, répliqua Lucifer, se penchant à demi hors de son navire. Puis-je vous demander ce que vous allez faire ?

Le moine désigna du doigt Ludgate Hill.

– Je vais, dit-il, grimper dans une étoile.

Ceux qui se contentent d’un regard superficiel croient que le paradoxe n’appartient qu’à la plaisanterie et au journalisme léger. On trouve ce genre de paradoxe formulé par un dandy dans une comédie décadente : « La vie est beaucoup trop importante pour être prise au sérieux. » Ceux qui pensent là-dessus plus profondément ou plus délicatement voient que le paradoxe appartient spécialement à toutes les religions. On le trouve par exemple dans cette parole : « Les doux posséderont la terre. » Mais ceux qui voient et sentent ce qui est l’essence même de la question savent que le paradoxe n’appartient pas seulement à la religion, mais à toutes les crises vitales et violentes dans la pratique de l’existence humaine. Un paradoxe de cette sorte peut être clairement perçu par quiconque se trouve suspendu dans l’espace, accroché à l’un des bras de la Croix de Saint-Paul.

Le Père Michaël, malgré son âge et malgré son ascétisme (ou à cause, je le crois, de cet ascétisme), était un vieillard très robuste et plein de sérénité. Et, suspendu à une barre au-dessus du vide affolant, il comprit, avec cette sorte de détachement absolu qui s’empare des gens en grand péril, la contradiction immortelle et désespérée qu’implique la simple idée de courage. Il ressentit donc ce qu’éprouve tout homme à cette minute aiguë d’une terreur telle que le plus grand danger pour lui est cette terreur même. Il comprit que l’unique force dont il disposait ne pouvait être que ce sang-froid équivalant à une insouciance absolue, à un suicide par bravade. L’unique chance de salut consistait à ne pas désirer désespérément d’être sauvé. Peut-être trouverait-il des points d’appui dans sa terrible descente, si seulement il pouvait ne pas se soucier qu’ils fussent ou non de réels points d’appui. S’il était hardi jusqu’à la démence, il pourrait s’échapper ; s’il n’était que sage, il resterait là jusqu’au moment où il tomberait de la croix comme une pierre. Et ce dilemme s’imposait à son esprit, lui offrant une contradiction aussi grande et aussi déconcertante que l’immense contradiction de la croix. Il se souvint de ces mots qu’il avait tant de fois entendus : « Celui qui veut sauver son âme la perdra. » Une étrange pitié lui vint à la pensée que l’on avait toujours donné à cette parole le sens d’une perte de vie physique pour le salut de la vie spirituelle. Maintenant il voyait la vérité que connaissent tous les combattants, tous les chasseurs et tous les grimpeurs de rochers. Il sut même que sa vie animale ne pouvait être sauvée que s’il était prêt sans aucune hésitation à la perdre.

Certains croiront improbable qu’un être humain se débattant dans le vide avec désespoir pût songer à des contradictions philosophiques. Mais des états aussi extrêmes sont pour déconcerter ceux qui dogmatisent. Ces états offrent fréquemment une certaine activité intellectuelle, inutile et sans joie, la pensée s’étant séparée non seulement de l’espoir mais même du désir. Et s’il est impossible de dogmatiser sur de tels états, il est encore plus impossible de les décrire. À ce spasme de jugement sain et de clarté succéda dans l’esprit de Michaël un spasme de terreur inconsciente, de cette terreur de l’animal humain qui, traqué par la mort, voit tout l’univers ligué contre lui et, vainqueur, oublie toute pitié, et, vaincu, le nom même de l’espoir. Les mots ne sauraient dire ce que furent ces dix minutes de terreur. Mais, à ce moment, dans cette affreuse obscurité, se mit à poindre une aube étrange, une lueur argentée et pâle. Et de cette résignation ou de cette assurance suprême il est encore moins possible d’écrire, car c’est une chose plus étrange que l’enfer lui-même, peut-être le dernier des secrets de Dieu. Alors qu’une intolérable angoisse en arrive à son degré suprême d’acuité, l’homme sent tout à coup tomber sur lui le calme d’un contentement insensé. Ce n’est pas l’espoir, car l’espoir est intermittent, romantique et préoccupé de l’avenir, et cet espoir-là est complet et s’applique au présent. Ce n’est pas la foi, car la foi par sa nature même est violente, et semble unir à la faiblesse du doute l’assurance et la hardiesse du défi, mais celle-ci est une satisfaction toute simple. Ce n’est pas la connaissance, car l’intelligence ne semble pas avoir une part spéciale dans un tel état. Ce n’est pas non plus (comme des idiots modernes le diraient certainement) un engourdissement ou une paralysie de la faculté de souffrir. Ce n’est pas le moins du monde négatif ; c’est aussi positif que de bonnes nouvelles. Et, dans un sens, c’est une bonne nouvelle. Il semble presque qu’il y ait parmi les choses une certaine égalité, un certain équilibre de toutes les contingences possibles qu’il ne nous est permis de connaître que si nous atteignons l’indifférence pour ce qui est bon ou mauvais, mais qui parfois nous sont montrées un instant comme une aide suprême dans notre dernière agonie.

Michaël n’aurait certes pu rendre aucun compte rationnel de cette immense et incompréhensible satisfaction qui baignait son être tout entier. Il sentit, avec une sorte de lucidité demi-consciente, que la croix était là et aussi la sphère et le dôme, qu’il allait abandonner son appui et glisser, et qu’il ne se souciait pas le moins du monde d’être tué ou non. Cet état mystérieux dura assez longtemps pour lui permettre de commencer sa terrible descente et le contraindre à la continuer. Mais six fois au moins avant qu’il eût atteint la plus élevée des galeries extérieures, la terreur s’abattit sur lui comme un ouragan de ténèbres où rugissait la foudre. Au moment où il se vit en sécurité, il eut (comme dans une crise extraordinaire d’ivresse) l’impression qu’il avait eu deux têtes, l’une calme, indifférente, capable de penser et de déterminer l’action, l’autre voyant le danger comme une chose insignifiante et qui était sage, attentive et inutile. Il s’était imaginé qu’il aurait à se laisser glisser verticalement le long de l’immense édifice. Quand il se vit dans la galerie supérieure, il se crut aussi loin du globe terrestre que s’il venait de tomber du soleil dans la lune. Il resta un instant immobile et tout haletant, puis il fit quelques pas le long du mur. À ce moment, il se sentit frappé comme d’un coup de foudre. Un homme, un homme massif, banal, la physionomie morne et indifférente d’un fonctionnaire, portant une sorte d’uniforme prosaïque, avec une rangée de boutons, lui barrait le chemin. Michaël ne songea pas même à se demander si ce gaillard solide, avec sa moustache brune et ses boutons nickelés, était venu là, lui aussi, dans un vaisseau volant. Il laissait tout simplement son esprit flotter, en le regardant, dans une félicité sans fin. Il songeait combien il serait doux de vivre dans cette galerie, pour toujours, avec cet homme pour compagnon. Il songeait aux joies sans mesure qu’il goûterait à étudier ses nuances d’âme et à l’entendre, avec un bonheur toujours renouvelé, parler des nuances d’âme de tous ses oncles et de toutes ses tantes. Un instant auparavant, il allait mourir seul. Maintenant, il vivait avec un être humain, dans un même monde, inépuisable extase. Dans la galerie tournant au-dessous de la sphère, le Père Michaël avait trouvé cet homme qui est le plus noble, le plus divin, le plus aimable de tous les hommes, meilleur que tous les saints, plus grand que tous les héros : VENDREDI.

Perdu dans l’atmosphère richement colorée et la musique de son nouveau paradis, Michaël n’entendit que de très loin et à peine les remarques que cet auguste personnage semblait lui faire, des remarques sur l’heure tardive et sur certains règlements. Il crut aussi vaguement comprendre qu’on lui demandait comment il était « monté » là. Sans doute cet homme sentait-il, comme Michaël, que la terre est une étoile et qu’elle plane dans le ciel.

Michaël finit par se rassasier de la musique qu’était la voix de l’homme aux boutons. Il se mit à écouter ce qu’il disait et même à essayer de répondre à une question qu’il paraissait avoir posée plusieurs fois et répétait maintenant avec une sévère insistance. Michaël comprit que l’Image de Dieu aux boutons de nickel lui demandait comment il était venu là. Il répondit qu’il était venu dans le vaisseau de Lucifer. En écoutant cette réponse, l’Image de Dieu subit un changement remarquable. Cessant d’interroger Michaël avec brusquerie comme s’il s’adressait à un malfaiteur, il se mit tout à coup à lui parler avec une amabilité empressée et fébrile. Il semblait surtout très soucieux de l’éloigner de la balustrade et le conduisit par le bras vers une porte donnant sur l’intérieur de l’édifice, sans cesser un instant de l’entretenir avec une douceur insistante. Il lui fit même je ne sais quel récit que Michaël interpréta (tant sa connaissance du monde était bornée) comme un improbable résumé des plaisirs somptueux et des avantages variés qui l’attendaient en bas. Michaël le suivit néanmoins, au moins par politesse, dans la descente de l’interminable escalier en spirale. Un moment, sur leur chemin, une porte s’ouvrit. Michaël en franchit le seuil, mais le singulier homme aux boutons bondit sur lui et l’immobilisa. Il ne voulait cependant que s’arrêter et admirer. Il s’était avancé, eût-on dit, dans un autre infini, sous le dôme d’un autre ciel, un ciel de main d’homme. L’or, le vert et la pourpre du couchant qui le baignait de sa gloire n’étaient pas des nuées sans forme, mais des images de chérubins et de séraphins, de terribles formes humaines, ailées de flamme Les astres de ce ciel n’étaient pas en haut mais en bas, très loin, comme des étoiles tombées, des débris de constellations. Le dôme lui-même était tout entier dans les ténèbres. Et, plus bas encore, plus bas que les lumières, on apercevait, rampantes ou immobiles, de grandes masses noires composées d’hommes. Les voix effrayantes d’un orgue semblaient faire trembler l’air qui remplissait le vide et, porté par ces voix, l’écho monta vers Michaël d’une langue plus terrible : la voix éternelle de l’homme appelant ses dieux depuis le commencement jusqu’à la fin du monde. Michaël crut un instant qu’il était Dieu et que toutes ces voix montaient ardemment vers lui.

– Non, dit sur un ton caressant le demi-dieu en uniforme, ce qu’il y a de beau à voir n’est pas ici. Ce qu’il y a de beau est en bas. Venez avec moi. Vous allez voir une surprise, une chose que vous aimerez beaucoup.

Évidemment, l’homme aux boutons de nickel n’éprouvait pas de sensation divine. Michaël n’essaya pas de lui expliquer ce qu’il ressentait lui-même, mais le suivit, d’un pas résigné, tout le temps que dura leur descente. Il n’avait aucune notion de l’endroit ni de la hauteur où il pouvait se trouver. Encore tout ébloui de la froide splendeur de l’espace et de ce qu’un écrivain français a nommé brillamment « le vertige de l’infini », il vit une porte s’ouvrir et, frappé d’une incroyable surprise, se trouva au niveau familier d’une rue pleine de visages humains, avec des maisons et des réverbères au-dessus de sa tête. Il se sentit alors subitement heureux et incroyablement petit. Il crut redevenir enfant. Ses yeux cherchèrent le pavé avec le même regard sérieux qu’ont les tout petits, comme s’il pouvait tirer de ce pavé je ne sais quel bonheur inconnu. Il sentit toute la ferveur de ce plaisir dont se privent les orgueilleux, le plaisir qui vient de l’humilité. Les hommes qui ont échappé par miracle à la mort, ceux qui voient contre toute attente l’être aimé répondre à leur amour, ceux dont les péchés sont pardonnés, connaissent et goûtent ce plaisir. Le regard de Michaël dévorait tout ce qu’il rencontrait, non certes par satisfaction esthétique, mais avec le simple et joyeux appétit d’un enfant qui mange des gâteaux. Il savourait le dessin carré des maisons ; il aimait leurs angles nets comme s’il venait lui-même de les découper avec un couteau. Il contemplait les vitrines éclairées des boutiques avec la joie d’un gamin devant la scène lumineuse où va se dérouler une passionnante pantomime. Une de ces boutiques regorgeait à ce point de bonnes choses qu’elle laissait déborder sur le trottoir des caisses pleines de pots de confitures et de boîtes de conserves et Michaël eut l’idée de thés magnifiques servis dans je ne sais combien de rues de l’univers. Peut-être était-il à ce moment le plus heureux des enfants des hommes. Car dans cette minute affreuse, intolérable, où il se tenait suspendu, glissant déjà, sur la sphère de Saint-Paul, l’univers tout entier avait été détruit puis recréé pour lui.

Tout à coup, au milieu du tumulte qui remplissait les rues obscures, on entendit un bruit de verre cassé. Avec la promptitude mystérieuse des badauds, des gens se ruèrent vers le point d’où venait le bruit, un bureau d’agence d’aspect maussade et noir, voisin de la boutique aux conserves. La vitre de la porte gisait en mille morceaux sur le trottoir. Et la police avait déjà mis la main sur un très grand jeune homme, à la chevelure brune, aux yeux brillant d’un feu sombre, un plaid gris sur son épaule. C’était ce jeune homme qui venait de briser la vitre d’un coup de canne.

– Je recommencerai, disait-il, très pâle. Tout le monde l’aurait fait à ma place. Avez-vous vu ce qui est écrit ? Je jure que je recommencerai.

Il aperçut à ce moment l’habit monastique de Michaël et retira son chapeau.

– Père, avez-vous vu ce qu’ils disent ? s’écria-t-il tout tremblant encore de colère. Avez-vous vu ce qu’ils ont osé dire ? Je n’ai pas compris tout de suite. Je n’en ai parcouru que la moitié avant de briser la glace.

Michaël ne comprenait pas. Toute la paix du monde se réfugiait douloureusement dans son cœur. Ce monde nouveau, ce monde enfant qu’il avait soudainement entrevu, les hommes ne l’avaient pas même soupçonné. Ils étaient encore occupés à leurs vieilles querelles déconcertantes, oiseuses, inutiles, où tant de paroles se dépensent de côté et d’autre, alors qu’il en faudrait si peu. Une inspiration violente lui vint tout à coup. Il irait droit à ces inconnus au nom de l’amour de Dieu et ceux-ci ne bougeraient pas avant d’avoir compris à quel point leur existence est douce et passionnante. Ils ne quitteraient cette rue que pour s’en aller chez eux en s’embrassant comme des frères et en criant de joie comme des hommes délivrés. De cette Croix d’où il était tombé, tombait l’ombre d’une pitié sans borne et les deux ou trois mots qu’il prononça d’une voix sonore comme une trompette d’argent changèrent en statues ceux qui les entendirent. Peut-être, s’il avait parlé une heure sous l’empire de cette illumination, eût-il fondé une religion à Ludgate Hill. Mais la lourde poigne de son guide s’abattit sur son épaule.

– Ce pauvre diable est en enfance, dit-il en riant à la foule. Je l’ai trouvé perdu dans la cathédrale. Il dit qu’il est venu dans un vaisseau volant. Y a-t-il un agent de police qui puisse s’occuper de lui ?

Il y avait un agent de police. Deux autres s’occupaient du jeune homme en gris ; un quatrième se débattait avec le tenancier de la boutique qui menaçait de devenir par trop turbulent. On conduisit le grand jeune homme chez un magistrat où nous le suivrons dans le chapitre suivant. Et l’on emmena l’homme le plus heureux du monde dans une maison de santé.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

LA RELIGION DU JUGE

 

 

 

Le bureau de rédaction du journal l’Athée avait cessé, depuis quelques années déjà, d’être une des curiosités de Ludgate Hill. Ce journal n’était pas là dans son atmosphère. Il montrait pour la Bible un intérêt inconnu dans le quartier et une connaissance de ce livre à laquelle n’aurait pu prétendre aucun de ses habitants. C’est en vain que le directeur de l’Athée affichait à sa porte de farouches et définitives réclamations au sujet de ce que Noé dans l’arche avait pu faire du cou de la girafe. Vainement il demandait, avec une violence rare, comme s’il posait la question pour la dernière fois, comment l’affirmation que « Dieu est un pur esprit » pouvait se concilier avec cette autre disant que « la terre est l’escabeau de Ses pieds ». C’est en vain qu’il affirmait avec énergie que l’évêque de Londres touchait douze mille livres par an pour dire qu’il croyait au miracle de la baleine avalant Jonas ou qu’il exposait, bien en vue, les calculs les plus étonnamment scientifiques sur la largeur du gosier d’une baleine. Tout cela n’était rien pour les passants. Son indignation spontanée, splendide et vraiment sincère, n’avait donc jamais ému quelqu’un au milieu de cette foule remplissant à toute heure Ludgate Hill ? Non, cela ne s’était jamais produit. Le petit homme qui dirigeait l’Athée pouvait, certains soirs, bondir hors de sa boutique et montrer le poing à Saint-Paul dans l’excitation de sa guerre sainte. Il aurait pu économiser son émotion. La Croix, au sommet de Saint-Paul, et la boutique de l’Athée à sa base étaient, l’une comme l’autre, éloignées du monde. La boutique et la Croix étaient également surélevées et seules dans les cieux vides.

Pour le petit homme qui dirigeait l’Athée, un fougueux petit Écossais, à la barbe et aux cheveux d’un rouge ardent, nommé Turnbull, ce déclin d’importance, aux yeux du public, ne paraissait ni triste ni insensé, mais simplement déconcertant et inexplicable. Les pires propos tenus par lui semblaient acceptés et surtout ignorés à l’égal des lieux communs d’un homme politique. Ses blasphèmes devenaient chaque jour plus passionnés et, chaque jour, la poussière les recouvrait, un peu plus épaisse. Cela donnait à Turnbull l’impression de se trouver dans un monde d’idiots. Il semblait vivre au milieu d’une race d’hommes qui souriaient quand on leur parlait de leur mort ou qui envisageaient distraitement la perspective du jugement dernier. Les années succédaient aux années, et le fait qu’un boutiquier de Ludgate avait condamné Dieu à mort devenait un évènement de moins en moins important. Tous les esprits avancés décourageaient Turnbull. Les socialistes disaient qu’il maudissait les prêtres alors qu’il aurait dû maudire les capitalistes. Les artistes : que l’âme atteignait sa plus haute élévation non quand elle se libérait de la religion, mais quand elle se libérait de la morale. Ainsi passaient les années jusqu’au jour où un homme arriva enfin qui traita la boutique laïque de M. Turnbull avec un véritable respect et le plus grand sérieux. C’était un jeune homme portant un plaid gris et ce jeune homme brisa la vitre de la porte.

L’assaillant était né dans la baie d’Arisaig, en face de Rum et de l’île de Skye. Ses traits hautains lui donnaient un pu l’air d’un faucon ; ses cheveux noirs aux mèches serpentines portaient la marque de cet être à la fois historique et inconnu que l’on nomme rudimentairement celtique, mais qui est probablement bien plus ancien que les Celtes, quels qu’ils soient. Il portait le nom et appartenait au clan des Macdonald. Sa famille avait pris, chose assez fréquente parmi les gens de cette classe, un surnom, et le jeune homme s’appelait MacIan. Il avait reçu, dans un isolement assez strict, une éducation catholique très complète et très sévère, au milieu de ce petit coin de l’Écosse occidentale où vivent à l’écart des catholiques romains. Son destin l’avait conduit jusqu’à Fleet Street, à la recherche d’un emploi vaguement offert, sans qu’il eût pu encore nettement comprendre qu’il y avait au monde des gens qui n’étaient pas catholiques. Il s’était découvert un moment devant la statue de la reine Anne, en face de la cathédrale de Saint-Paul, ayant l’impression très ferme que c’était une statue de la Vierge Marie. Il fut surpris du peu d’attention et de respect que témoignaient à la statue les gens affairés qui passaient près d’elle. Il ne comprenait pas que leur seul principe essentiel, au point de vue de l’histoire, que l’unique loi vraiment gravée dans leurs cœurs, c’était la solennelle et réconfortante affirmation que la reine Anne est morte, croyance aussi fondamentale que sa foi en l’existence de Notre-Dame. Tous ceux à qui il avait parlé depuis qu’il avait effleuré nos modes et notre civilisation s’étaient montrés, curieuse coïncidence, ou sympathiques ou hypocrites. D’ailleurs si, par hasard, ils avaient émis d’évidents blasphèmes, il eût été incapable de les comprendre, absorbé qu’il était dans ce qui occupait uniquement sa pensée.

Sur cette côte fantastique de sa terre natale où il se promenait enfant, les falaises étaient aussi fantastiques que les nuages. Le ciel semblait s’humilier et se rapprocher de la terre. Les sentiers de son petit village se mettaient tout de suite à grimper comme pour monter au-delà des nues. On eût dit que la voûte céleste tombait sur les collines et que celles-ci la soutenaient. Dans les somptueux couchants d’or, de pourpre et de vert paon, les petits nuages et les îlots se confondaient. Evan vivait comme un homme qui se trouve sur une frontière séparant deux mondes. Comme tant d’hommes et de nations qui grandissent en contact avec la nature et les choses ordinaires, il comprit le surnaturel avant de comprendre le naturel. Il avait vu des anges se tenant agenouillés dans l’herbe avant qu’il eût regardé l’herbe. Il savait que les robes de Notre-Dame étaient bleues avant de voir que les églantines dont s’ornaient ses pieds étaient rouges. Plus sa mémoire plongeait au fond de l’obscure maison de l’enfance, plus il retrouvait de ces choses qui n’ont plus de nom pour nous. Toute sa vie, il considéra le monde du plein jour comme une sorte de débris divin, les fragments épars de sa première vision. Les cieux et les montagnes étaient les scories splendides d’un autre monde. Les étoiles étaient les joyaux perdus de la reine. Notre-Dame était partie et les avait laissées par hasard.

Ses traditions familiales étaient tout aussi primitives et hors du siècle. Son arrière grand-père avait été massacré à Culloden, certain en mourant que Dieu rétablirait le roi. Son grand-père, qui n’avait alors que dix ans, avait pris la terrible claymore des mains de son père et l’avait pendue au mur de sa chambre, la fourbissant et l’aiguisant pendant soixante années, pour être prêt lors de la prochaine révolte. Le plus jeune de ses fils, le père d’Evan, avait refusé de voir la reine Victoria. Quant à Evan, il ressemblait trait pour trait à ses pères, mais n’était pas mort avec eux et vivait au XXe siècle. Il n’était pas du tout le pathétique Jacobite dont nous avons lu l’histoire, laissé en arrière par la marche de toutes choses, mais plutôt, il le croyait, un conspirateur farouche et avisé. Pendant les longues et sombres après-midi de l’hiver écossais, il avait tramé rageusement dans l’ombre des complots sans fin et tracé sur le sable désolé d’Arisaig les plans de la prise de Londres.

Quand il arriva pour s’emparer de la capitale, ce ne fut pas avec une armée de cocardes blanches, mais avec une canne et un petit sac. Londres l’intimida un peu, non qu’il le trouvât grand ni même terrible, mais parce que cette ville le déconcertait. Ce n’était ni la Cité d’or ni même l’enfer, c’étaient les Limbes. Une émotion le saisit quand, tournant le coin merveilleux de Fleet Street, il vit Saint-Paul se dresser dans le ciel : « Ah ! dit-il après un long silence, voici une chose qui fut bâtie sous les Stuarts ! » Puis, avec un sourire aigre il se demanda quel était le monument correspondant dû aux Brunswicks et à la Constitution protestante. Après réflexion, il opta pour une annonce juchée sur un toit et qui recommandait des pilules.

Une demi-heure après, ses émotions l’ayant quitté, il se trouvait à la même place, la pensée vide. Et ce fut au cours de cette flânerie sans but qu’il s’arrêta devant les bureaux de l’Athée. Il ne vit pas l’enseigne. L’aurait-il vue, que peut-être il ne l’eût pas comprise. Le document mis en montre n’aurait pu choquer l’innocent Écossais, n’eût été le fait ennuyeux et bien imprévu que l’innocent Écossais le lut d’un bout à l’autre, ce que n’avaient jamais fait les abonnés les plus enthousiastes du journal et ce qui ne pouvait manquer, en tout cas, de créer une situation nouvelle.

Avec ce spirituel instinct du journalisme qui caractérise toute son école, le directeur de l’Athée avait imprimé à la première page de sa feuille et placé très en évidence à la vitre de sa porte un article intitulé : « La Mythologie mésopotamienne et son influence sur le folklore syriaque ». M. Evan MacIan se mit à le lire distraitement comme il aurait lu une feuille d’annonces. Il se vit ainsi octroyer une somme très considérable de renseignements que l’auteur avait accumulés avec cette précision crispante qu’ont les enfants par les lourds après-midi d’été. On sait qu’ils posent alors des questions longtemps après que le sujet ne les intéresse plus et qu’ils sont aussi assommés que leur nurse. Les rues étaient pleines de passants et vides d’aventures. MacIan pouvait perdre un instant et appuyant son long visage maigre contre la vitre froide de la porte, il lut tout ce que l’on pouvait lire sur les dieux de la Mésopotamie. Il apprit ainsi que les Mésopotamiens avaient un dieu nommé Sho (quelques-uns prononçaient Ji) et que l’on donnait pour un être très puissant, similitude frappante avec certaines expressions touchant Iaveh, que l’on décrit aussi comme doué de puissance. Evan n’avait jamais entendu parler de Iaveh et, s’imaginant qu’il s’agissait de quelque autre idole mésopotamienne, continua sa lecture avec une morne curiosité. Il apprit que le nom de Sho, sous sa troisième forme de Psa, se trouve dans une ancienne légende où l’on parle d’un dieu qui, ainsi que Jupiter en tant d’occasions, séduisit une vierge et engendra un héros. Ce héros, dont le nom n’est pas essentiel à notre existence, fut, dit-on, le héros principal et le Sauveur du système éthique mésopotamien. Suivait un paragraphe donnant d’autres exemples de héros et de sauveurs de ce genre nés de relations illicites entre les dieux et les mortels. Puis venait encore un autre paragraphe... mais Evan ne le comprit pas. Il le relut une seconde fois, le relut encore. Enfin il comprit. La vitre tomba sur le trottoir en fragments sonores, et Evan, passant par le cadre vide de la porte, bondit dans la boutique, brandissant sa canne.

– Qu’est-ce que c’est ? s’écria le petit M. Turnbull, qui se leva d’un bond, ses cheveux rouges pareils à des flammes. Comment osez-vous briser ma vitre ?

– Parce que c’était le plus court chemin vers vous, cria Evan en piétinant de colère. Debout, ignoble lâche, et à nous deux ! Allons, répugnant maniaque, debout ! Vous avez des armes ici ?

– Est-ce que vous êtes fou ? demanda Turnbull qui le regardait d’un air féroce.

– Et vous ? cria Evan. Êtes-vous autre chose qu’un aliéné quand vous emplâtrez votre maison avec ces ordures qui outragent Dieu ? Debout ! et à nous deux, vous dis-je.

Le visage de M. Turnbull s’éclaira comme d’une aube nouvelle. Sous ses cheveux et sa barbe rouge, il devint très pâle, subitement envahi d’une joie inconnue. Après vingt ans d’un labeur solitaire et stérile, voilà donc que lui venait sa récompense. Son journal avait mis quelqu’un en colère. Il bondit sur ses pieds comme un enfant ; il vit une jeunesse nouvelle s’ouvrir devant lui. Et comme il arrive assez fréquemment aux messieurs d’âge mûr quand ils voient s’ouvrir devant eux une jeunesse nouvelle, il se trouva en présence de la police.

Les policemen, après quelques questions sentencieuses, prirent au collet les deux enthousiastes, plus respectueux cependant pour le jeune homme qui avait brisé la vitre que pour le mécréant qui avait eu sa porte endommagée. Il y avait, chez Evan MacIan, un air de mystère élégant qui n’existait pas chez le petit boutiquier en colère, un air de mystère et de raffinement qui en imposait aux policemen, car ceux-ci, comme beaucoup d’autres types anglais, sont à la fois des snobs et des poètes. MacIan pouvait être un gentleman, ils le sentaient et, manifestement, le directeur de l’Athée n’en était pas un. Les éloquentes protestations, rationalistes et républicaines, du directeur parlant de son respect pour la loi, de son désir ardent d’être jugé par ses concitoyens, parurent à la police un baragouin tout aussi incompréhensible que l’aurait été le mysticisme d’Evan. La police n’a pas coutume d’entendre parler des principes, même des principes de sa propre existence.

Le juge devant lequel on les conduisit, était un certain M. Cumberland Vane, un homme d’âge moyen, plein de bonne humeur, honorablement connu pour la légèreté de ses sentences et celle de sa conversation. Grand, tiré à quatre épingles, dans une incomparable toilette du matin, il avait l’air d’un gentleman, mais, à vrai dire, d’un gentleman de théâtre.

Il avait souvent jugé des crimes sérieux contre l’ordre et la propriété en les traitant d’un ton badin. Et, pour ce bris de la vitre d’un éditeur, sa verve se donna libre cours.

– Approchez, monsieur MacIan, dit-il en se renversant sur le dossier de son fauteuil, est-ce que vous avez l’habitude d’entrer chez vos amis en passant à travers les vitres ? (Rires dans l’assistance).

– Ce n’est pas mon ami, dit Evan d’un ton rogue.

– Ce n’est pas votre ami ? dit le magistrat qui devint étincelant. Est-ce votre beau-frère ? (Hilarité bruyante et prolongée.)

– C’est mon ennemi, dit simplement Evan, c’est l’ennemi de Dieu.

M. Vane se redressa brusquement sur son siège, visiblement gêné, et laissa tomber son binocle.

– Vous ne devez pas tenir ce langage ici, dit-il sèchement, ces choses ne vous regardent pas.

Evan ouvrit ses grands yeux bleus :

– Dieu, commença-t-il...

– Assez ! dit le juge en colère, il est tout à fait indésirable que l’on parle de telles choses dans... un... en public..., et... devant un tribunal. La religion est... une... affaire trop personnelle pour qu’on en fasse mention dans un tel endroit.

– Vraiment ? questionna l’Écossais. Alors, que viennent de faire tout à l’heure ces policiers en prêtant serment ?

– Cela n’a pas de rapport, répondit Vane qui devenait plus irritable ; bien entendu, il y a une forme de serment... qu’il faut traiter avec respect... avec respect, et c’est tout. Mais parler dans un lieu public des sentiments les plus sacrés et les plus intimes de quelqu’un... eh bien ! j’appelle cela du mauvais goût. (Légers applaudissements.) J’appelle cela de l’irrévérence. De l’irrévérence, Monsieur, et je ne suis pas cependant très orthodoxe.

– Je le vois, dit Evan, mais moi je le suis.

– Vous vous éloignez du sujet, dit le juge qui fit un effort pour se contenir. Puis-je vous demander pourquoi vous avez brisé la vitre de ce digne citoyen ?

Evan pâlit légèrement en se rappelant la scène, mais il répondit, du même ton précis et glacé qu’il avait eu jusqu’alors :

– Parce qu’il a blasphémé Notre-Dame.

– Je vous répète une fois pour toutes, s’écria M. Cumberland Vane, en frappant sur la table, je vous répète une fois pour toutes, mon garçon, que je ne tolérerai pas ici vos divagations. Ne vous imaginez pas m’impressionner. Les gens qui ont le plus de religion ne sont pas ceux qui en parlent. (Applaudissements.) Vous avez à répondre à mes questions, et c’est tout.

– Je n’ai pas fait autre chose, dit Evan qui sourit légèrement.

– Hein ? s’écria Vane, dont les yeux étincelèrent derrière son binocle.

– Vous m’avez demandé pourquoi j’ai brisé la vitre de sa porte, dit MacIan, le visage impassible. J’ai répondu : « Parce qu’il a blasphémé Notre-Dame. » Je n’ai pas d’autre raison à invoquer. Et, par conséquent, pas d’autre réponse à faire.

Vane continuait à fixer le jeune homme avec une dureté qui ne lui était pas habituelle.

– Vous ne prenez pas le bon chemin, Monsieur, dit-il d’un ton sévère, vous ne prenez pas le bon chemin pour que... votre affaire soit examinée avec indulgence. Si vous aviez simplement exprimé le regret de votre acte, je me serais senti très disposé à le considérer comme un accès de mauvaise humeur. En ce moment même, si vous me dites que vous êtes fâché d’avoir agi de la sorte, je pourrais...

– Mais je ne suis pas fâché le moins du monde, dit Evan. Je suis très content.

– Je crois vraiment que vous êtes fou, dit le juge indigné, car il avait fait de son mieux, comme un homme d’un bon caractère, pour discuter avec calme. Quel droit pouvez-vous bien avoir de briser les vitres des gens dont les opinions ne s’accordent pas avec les vôtres ? Cet homme n’a fait qu’exprimer ce qu’il croyait sincèrement.

– Moi aussi, dit l’Écossais.

– Et qui êtes-vous ? cria Vane au paroxysme de la colère. Vos opinions sont-elles nécessairement les bonnes ? Êtes-vous nécessairement en possession de la vérité ?

– Oui, dit MacIan.

Le magistrat éclata d’un rire méprisant.

– C’est une infirmière qu’il vous faut, conclut-il. Vous paierez dix livres d’amende.

Evan MacIan plongea la main dans une des larges poches de son vêtement gris et en sortit une bourse de cuir, de forme singulière, qui contenait exactement douze souverains. Il allongea en silence, pièce par pièce, la somme exigée, et, toujours en silence, réintégra le surplus dans sa bourse. Enfin il articula :

– Puis-je dire un mot, Votre Honneur ?

Cumberland Vane semblait à demi hypnotisé par le mutisme et les mouvements d’automate du jeune étranger ; il fit un signe de tête qui voulait aussi bien dire « oui » que « non ».

– Je voulais déclarer simplement, Votre Honneur ! fit MacIan en remettant sa bourse dans la poche de son pantalon, que le bris de la. vitre en question fut, je l’avoue, un geste inutile et plutôt irrégulier. Son excuse, si vous le voulez, c’est qu’il ne s’agit là que d’un simple prélude à ce qui va suivre, une sorte de préface. N’importe quand et n’importe où je rencontrerai cet homme, et il montrait du doigt le directeur de l’Athée, que ce soit hors d’ici, dans dix minutes, ou dans vingt ans, sur une terre étrangère et lointaine, n’importe où et n’importe quand, je me battrai avec lui. N’ayez crainte, je ne me jetterai pas sur lui comme une brute. Je me battrai avec lui en gentilhomme, comme se battaient nos pères. C’est lui qui choisira les armes, les conditions : épée ou pistolet, à pied ou à cheval. Mais s’il refuse, j’écrirai sa lâcheté sur tous les murs de l’univers. S’il avait dit de ma mère ce qu’il a dit de la Mère de Dieu, il n’y a pas un seul homme digne de ce nom qui m’eût dénié le droit de le provoquer en duel. S’il avait dit cela de ma femme, vous-mêmes, Anglais, vous m’auriez permis de le rosser en pleine rue comme un chien. Votre Honneur ! je n’ai plus de mère, je n’ai pas de femme. Je n’ai que ce que les pauvres ont aussi bien que les riches, ce que l’homme seul possède aussi bien que celui qui compte de nombreux amis. Ce monde étrange où nous vivons m’est accueillant quand même parce que j’y trouve en secret un foyer. Ce monde cruel m’est aimable parce que, plus haut que les cieux, il y a quelque chose de plus humain que l’humanité. Si un homme ne doit pas se battre pour cela, pour quoi se battra-t-il ? Je me battrais pour mon ami, mais si mon ami disparaît, je serai là encore. Je me battrais pour mon pays, mais si mon pays est perdu, je pourrais vivre encore. Mais si ce que rêve ce démon était vrai, je ne serais plus... j’éclaterais comme une bulle de savon et je disparaîtrais. Je ne pourrais vivre dans cet univers imbécile. Est-ce que je ne puis me battre pour ma propre existence ?

Le juge recouvra l’usage de la parole et sa présence d’esprit. La première partie du discours, le défi ampoulé et brutalement pratique l’avait étourdi, mais les remarques dont Evan fit suivre ce défi, se ramifiant en phrases théoriques, donnèrent à son esprit vague et très anglais une sensation imprécise de soulagement, comme si le jeune étranger, bien que manifestement privé de raison, n’eût pas été aussi dangereux qu’il le craignait. Il eut une sorte de rire énervé.

– De grâce, mon garçon, dit-il, ne parlez pas tant. Laissez un peu parler les autres. (Rires dans l’assistance.) Je crois que tout ce que vous avez dit au sujet de votre duel avec M. Turnbull n’est qu’une plaisanterie. Néanmoins, pour éviter des accidents, je vous ordonne dès maintenant de faire la paix.

– Faire la paix ? répéta Evan. Avec qui ?

– Avec M. Turnbull, dit Vane.

– Certainement non, répondit Evan. Qu’a-t-il à faire avec la paix ?

– Voulez-vous dire, commença le juge, que vous refusez...

La voix de Turnbull lui-même s’éleva pour la première fois.

– Me permettrez-vous, Votre Honneur, dit-il, de faire remarquer que je puis, moi-même, régler jusqu’à un certain point cette ridicule affaire. Ce monsieur, plutôt forcené, promet qu’il ne m’attaquera pas de vulgaire façon, brutalement et sans me prévenir... S’il le faisait, vous pouvez être sûr que la police en entendrait parler. Mais il a dit qu’il ne le fera plus ; il affirme qu’il me provoquera en duel et je ne saurais rien dire de plus fort sur son état mental que ceci : je crois tout à fait probable qu’en effet il m’offrira de me battre avec lui. (Rires.) Mais il faut être deux pour se battre en duel, Votre Honneur. (Nouveaux rires.) Il m’est absolument indifférent d’être désigné sur tous les murs du monde comme le lâche qui n’a pas voulu se battre dans Fleet Street à propos de la Vierge Marie ayant ou non sa pareille dans la mythologie mésopotamienne. Non, Votre Honneur. Vous n’avez pas besoin de lui ordonner de faire la paix avec moi. Je m’engage moi-même à faire la paix et vous pouvez être assuré qu’il n’y aura pas de duel pour clore cette affaire.

M. Cumberland Vane eut un rire épanoui et se renversa dans son fauteuil.

– Vous êtes une brise d’avril, Monsieur, s’écria-t-il. Vous nous apportez une bouffée d’ozone après toutes ces folies. Peut-être ai-je pris la chose trop au sérieux. J’aimerais être là quand il vous enverra sa provocation et voir votre sourire. C’est bien. Vous pouvez vous retirer, messieurs.

Evan sortit de la salle d’audience, libre mais singulièrement agité, comme un homme qui a la fièvre. Il aurait trouvé tout naturel de s’entendre condamner à un châtiment quelconque, mais le rire de son juge faisant subitement chorus avec le rire de l’homme qu’il avait insulté, lui donnèrent je ne sais quel sentiment de dépression ou, tout au moins, de défaite. Il était incontestable que le monde moderne tout entier regardait son monde à lui comme une chimère. Aucune cruauté n’aurait pu lui démontrer cette opinion, mais leur indulgente bonhomie la mettait devant ses yeux avec une clarté affreuse. Comme il restait là, songeur, il s’aperçut tout à coup qu’un homme de petite taille, l’air grave, se dressait silencieusement en face de lui. Les yeux de cet homme étaient gris et terribles, et sa barbe rouge. C’était Turnbull.

– Eh bien ! Monsieur, dit le directeur de l’Athée, où a-t-il lieu ce duel ? Indiquez-moi l’endroit, Monsieur.

Evan resta comme foudroyé. Il bégaya quelques mots presque à son insu, et ce fut la réponse de l’autre qui lui fit deviner ce qu’il avait dit lui-même.

– Si je veux me battre ? Si je veux me battre ? criait le libre-penseur. Quoi ? Monstrueux épouvantail de superstition, croyez-vous que vos saints crasseux soient les seuls qui puissent mourir ? Est-ce que vous n’avez pas pendu, brûlé, bouilli des athées ? Ont-ils jamais renié leurs idées ? Croyez-vous que nous ne voulons pas nous battre ? J’ai demandé nuit et jour, j’ai langui dans l’espoir d’une révolution athée, du désir de voir votre sang et le nôtre dans les rues ? Le vôtre ou le mien ?

– Mais vous avez dit..., commença MacIan.

– Je sais, dit Turnbull d’un ton méprisant. Et vous, qu’avez-vous dit ? Maudit fou, vous avez dit des choses à nous faire enfermer pour un an. Si vous vouliez un duel, pourquoi en informer cet âne ? Je vous ai fait sortir pour nous battre. Maintenant, allez-y, si vous l’osez.

– Je vous l’ai dit, fit MacIan, après une pause, je vous jure que rien ne pourra se dresser entre nous pour nous empêcher de nous battre. Je jure que je n’aurai rien dans le cœur et dans la tête tant que nos épées ne se seront pas croisées. Je le jure par le Dieu que vous avez nié, par la Vierge bénie que vous avez blasphémée, par les sept glaives plantés dans son cœur. Je le jure par l’Île sainte où sont mes pères, par l’honneur de ma mère, par les secrets de ma race et par le calice du Sang de Dieu.

L’athée redressa la tête :

– Et moi, dit-il, je vous donne ma parole.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

ANTIQUITÉS

 

 

 

 

La lumière du soir, qui faisait du ciel un dôme d’or solide sous lequel planait un seul nuage de flamme, transformait les plus humbles coins de Londres. C’est ainsi qu’une petite rue sordide près de St Martin’s Lane avait l’air d’être pavée d’or. La boutique du prêteur sur gages, au milieu de cette rue, brillait comme un phare, et la pauvre petite librairie pseudo-française, une sorte d’échoppe emplie de grivoiseries moroses, se parait un instant d’une sorte de coquetterie parisienne. Une autre boutique, située entre celle du prêteur et l’échoppe aux brochures indécentes, étalait sous ce rayonnement je ne sais quel faste de beauté ancienne. C’était, en effet, par hasard, une boutique qui n’était pas dénuée d’attraits. Des lueurs de bronze clair et d’acier bleu emplissaient sa vitrine, lueurs où scintillaient comme des étoiles les feux de prétendus joyaux. C’était, en somme, une boutique de bric-à-brac et d’antiquités. Une rangée d’épées du XVIIe siècle formait comme une grille ornée devant la vitrine. Derrière cette grille brillaient d’un éclat plus sombre des meubles en chêne sculpté et de vieilles armures. Au-dessus pendaient en désordre des outils ou ustensiles venus des mers du Sud et dont les naturels avaient dû se servir pour tuer leurs ennemis ou simplement les faire cuire, chose qu’aucun blanc n’aurait pu définir avec précision. Mais ce qu’il y avait de saisissant pour l’œil qui, dans cette riche soirée, se serait arrêté sur la boutique, c’était ce détail de deux portes ouvertes : l’une donnant sur la rue et l’autre sur un curieux petit jardin, un carré de verdure dont le soleil faisait un carré d’or. Rien de plus beau que de regarder ainsi la nature à travers la voûte d’une maison, comme si le ciel était devenu une chambre intérieure et le soleil une lampe cachée qui l’éclaire.

J’ai suggéré cette idée que la lumière du couchant embellissait tout. Dire qu’elle embellissait le propriétaire de ces antiquités serait peut-être rendre à son pouvoir un tribut exagéré. Elle l’eût facilement embelli s’il n’eût été que sale et misérable, un Juif du type souffre-douleur. Mais c’était un Juif d’un type beaucoup moins admirable, un Juif portant un nom très sonore. Bien qu’il n’y ait pas de règle certaine pour séparer le froment de l’ivraie, il en est une un peu sommaire mais sûre qui veut que le beau Juif se nomme Moïse Salomon et que le Juif honteux s’appelle Thornton Percy. L’antiquaire appartenait à la branche Thornton Percy du peuple élu, à ces dix tribus perdues dont tout le travail consiste à se perdre. C’était un homme encore jeune et déjà corpulent, avec des cheveux noirs luisants, vêtu avec recherche mais sans élégance, offrant un sourire perpétuel qui semblait d’abord aimable et qui n’était que sournois. Le nom peint sur la boutique était Henry Gordon, mais deux Écossais qui se trouvaient ce soir-là dans sa boutique ne parurent lui découvrir aucune trace d’accent écossais.

L’un de ces deux clients, celui qui semblait commander (M. Henry Gordon eut l’impression qu’il l’avait vu quelque part), était un petit homme résolu, avec de beaux yeux gris, cravaté de rouge, ayant une barbe rousse, coupée en carré, qu’il portait agressivement en avant comme s’il mettait au défi qu’on vînt la lui tirer. L’autre, un grand jeune homme blême et silencieux, se tenait, en comparaison, tellement à l’arrière-plan, qu’il avait l’air, dans son vêtement gris, d’une sorte de fantôme.

Les deux Écossais s’intéressaient aux épées du XVIIe siècle. Ils se montraient très difficiles. Toute une panoplie de ces armes était étalée devant eux, et ils les remuèrent bruyamment sur le comptoir jusqu’à ce qu’ils en eussent trouvé deux ayant exactement la même longueur. Peut-être désiraient-ils cette symétrie pour quelque trophée décoratif. Cependant ils en tâtèrent la pointe, les soupesèrent et courbèrent la lame en cercle pour en éprouver la souplesse, ce qui pour des objets décoratifs, était pousser le réalisme un peu loin.

– Celles-ci feront l’affaire, dit le singulier personnage à la barbe rouge. Peut-être ferai-je mieux de les payer de suite. Et, puisque c’est vous, monsieur MacIan, qui êtes l’agresseur, il convient, je crois, que vous expliquiez la situation.

Le grand jeune homme en gris fit un pas en avant, et, d’une voix nette et tranchante, mais en quelque sorte sans timbre, comme celle d’un homme qui s’acquitte d’une ennuyeuse formalité :

– Le fait est, monsieur Gordon, dit-il, que nous devons remettre notre honneur entre vos mains. Des paroles ont été échangées entre M. Turnbull et moi sur un sujet très grave et d’une importance incalculable. Nous devons nous battre. Malheureusement, comme la police en quelque sorte nous poursuit, nous sommes pressés et nous devons agir tout de suite et sans témoins. Mais si vous voulez être assez aimable pour nous accepter dans votre petit jardin et surveiller le combat, nous vous serons très...

Le boutiquier, sortant de sa stupeur, éclata

– Vraiment, Messieurs, êtes-vous fous ? Un duel ! Un duel dans mon jardin ! Allez-vous-en, Messieurs, allez-vous-en ! Mais quoi, quel est le sujet de votre querelle ?

– Nous nous sommes disputés, dit Evan, de la même voix blanche, sur la religion.

Le gros homme tomba sur sa chaise, en proie à une crise de fou rire.

– Eh bien ! voilà une drôle d’affaire, dit-il. Ainsi, vous voulez commettre un assassinat pour un motif de religion ? Eh bien ! ma religion à moi a un peu de respect pour l’humanité, et...

– Excusez-moi, interrompit brusquement et d’un ton furieux Turnbull qui montrait du doigt la porte du prêteur sur gages, cette boutique est-elle à vous ?

– Mais... oui..., dit Gordon.

– Et celle-ci ? répéta l’homme à la barbe rouge, désignant de l’autre côté la librairie pornographique.

– Et après ?

– Eh bien ! alors, s’écria Turnbull avec mépris, je regrette de vous avoir ennuyé à propos d’honneur. Regardez-moi, mon brave, je crois à l’humanité. Je crois à la liberté. Mon père est mort pour elles sous les épées de la Yeomanry. Je vais mourir pour elles s’il en est besoin, d’un coup de cette épée qui est là sur votre comptoir. Mais il est quelque chose qui me fait douter de moi et c’est votre large face sordide. Il est difficile de croire que vous n’étiez pas destiné à être tenu en laisse comme un chien ou écrasé comme un cafard. N’essayez pas de m’imposer votre philosophie d’esclave. Nous allons nous battre, et nous battre dans votre jardin, avec vos épées. Taisez-vous ! Si vous élevez la voix, je vous passe cette lame à travers le corps.

Et Turnbull en effet appuya la fine pointe de son épée sur le gilet éclatant du Juif qui s’était levé, haletant de rage et de peur.

– MacIan, dit Turnbull, d’un ton familier, comme s’il parlait à un associé, MacIan, attachez ce drôle et bâillonnez-le. Taisez-vous, dis-je, ou je vous cloue là avec mon épée.

L’homme était trop effrayé pour crier, mais il lutta désespérément tandis qu’Evan MacIan, dont les longues mains maigres étaient d’une force peu commune, le ligotait avec des cordons d’anciennes tapisseries, lui introduisait dans la bouche un tampon d’étoupe et l’envoyait rouler sur le plancher.

– Il n’y a rien de bien solide ici, dit Evan en regardant autour de lui. J’ai peur qu’avant une demi-heure, il ne se soit débarrassé de son bâillon.

– Oui, dit Turnbull, mais l’un de nous à ce moment-là sera mort.

– Soit, dit le Highlander, jetant un regard de doute sur l’homme ligoté qui se débattait sur le plancher.

– Et maintenant, fit Turnbull qui frisa sa moustache et tâta ensuite la lame de son épée, allons dans le jardin. Quel beau soir d’été !

MacIan ne dit rien mais prit son épée sur le comptoir et sortit dans le petit jardin plein de soleil.

Les combattants plantèrent dans le gazon leurs armes que la lumière du couchant faisait briller comme deux flammes blanches, et enlevèrent leurs chapeaux, leurs vestes, leurs gilets et leurs souliers. Evan dit tout bas une courte prière en latin, tandis que Turnbull faisait mine d’allumer une cigarette qu’il rejeta l’instant d’après quand il vit MacIan debout et prêt au combat. Mais MacIan n’était pas prêt. Il restait là, debout, les yeux fixes, comme un homme entré en extase.

– Qu’est-ce que vous regardez comme cela ? dit Turnbull. Est-ce que vous voyez les gendarmes ?

– Je vois Jérusalem, dit Evan, couverte des boucliers et des étendards des Sarrasins.

– Jérusalem ! dit Turnbull en riant. Nous avons fait prisonnier son  seul habitant.

Et, ramassant son épée, il la fit siffler comme une badine.

– Excusez-moi, dit sèchement MacIan. Commençons. Il fit avec son arme un salut militaire que Turnbull copia ou parodia avec une impatience dédaigneuse et, dans le silence du jardin, les épées en se croisant rendirent un son clair. À l’instant où les lames se touchèrent, chacun des deux combattants sentit son épée tressaillir, de la poignée jusqu’à la pointe, d’une vitalité personnelle. Evan avait montré jusque-là un air indifférent, une sorte d’apathie qui aurait pu être celle d’un homme sans désir et sans volonté. Mais c’était en réalité l’apathie bien plus terrible d’un homme qui désire une chose et qui ne se soucie de rien autre. Et c’est ce que l’on vit tout à coup, car, au moment précis où Evan engagea l’épée, ce fut pour combattre avec une infernale violence. Son adversaire parait et ripostait avec une promptitude désespérée, mais ses parades et ses ripostes suffisaient tout juste à le couvrir. Evan semblait s’être débarrassé de quelque chose de lourd et d’insupportable dès la première botte qu’il essaya, devenu subitement plus léger, plus froid et plus agile. Après une première passe, il se remit en garde, toujours farouche, mais cette fois avec plus de prudence. Turnbull attaqua. MacIan eut l’air d’attraper au vol la pointe de son épée et, la rejetant loin de lui, allait riposter, prompt comme la foudre, quand un bruit subitement perçu le paralysa, un bruit qui se fit entendre malgré le cliquetis des épées. Turnbull, peut-être saisi d’un étonnement égal, peut-être par chevalerie, s’arrêta, lui aussi, au lieu de percer de son épée son ennemi sans défense.

– Qu’y a-t-il ? demanda Evan d’une voix rauque.

Un bruit sourd, comme celui d’une malle que l’on traîne sur un plancher, venait de la boutique sombre, ouverte derrière eux.

– Le vieux Juif a brisé une de ses cordes, dit Turnbull, et il rampe pour sortir. Dépêchons-nous ! Il faut en finir avant qu’il ne se débarrasse de son bâillon.

– Oui, oui, vite ! En garde ! cria le Highlander. Les épées sonnèrent de nouveau l’une contre l’autre, et les deux hommes reprirent la lutte, avec les mêmes visages pâles et attentifs. Evan, dans son impatience, recouvra en partie son énergie sauvage. Il faisait, comme disent les duellistes français, des « moulinets » et bien qu’il fût probablement un peu plus habile que son adversaire, il sentit par deux fois passer la pointe de Turnbull si près de son visage qu’elle faillit lui égratigner la joue. La seconde fois, il comprit la possibilité réelle d’être battu et se ramassa sur lui-même, ranimé par la colère. Il rétrécit pour ainsi dire le champ d’opération de son épée ; il se battit (comme disent les maîtres d’armes) dans un anneau, repoussant les attaques de Turnbull avec une régularité affolante et presque automatique, pareille au déclic d’une machine. Toutes les fois que l’arme de Turnbull cherchait à passer par-dessus la ligne blanche qui s’agitait devant ses yeux, elle semblait être prise dans les mailles compliquées d’un filet. MacIan repoussait toutes les attaques l’une après l’autre. Puis brusquement il fonça sur son adversaire. Turnbull fit un bon en arrière, mais Evan le poursuivit, son épée travaillant comme un piston diabolique. Et, tout à coup, plus fort que le bruit de la lutte, éclata dans le silence du soir une sorte de bêlement, le cri rauque d’un homme au paroxysme de la souffrance : « Au secours ! au secours ! à l’assassin ! à l’assassin ! » Le bâillon avait été arraché.

– Continuons, cria Turnbull qui suffoquait. L’un de nous peut être tué avant que l’on ne vienne.

La voix du boutiquier devenait si forte qu’elle couvrait non seulement le bruit des armes, mais encore tous ceux d’alentour et cependant, à travers ces cris déchirants, l’oreille percevait maintenant une rumeur grandissante. À l’instant même où il allait se jeter sur Turnbull, Evan vit dans le regard de celui-ci une expression si singulière qu’il abaissa son épée. L’athée fixait de ses yeux gris aux prunelles dilatées, par-dessus l’épaule de son adversaire, la porte de la boutique donnant sur la rue. Cette porte était ouverte, et son cadre s’emplissait de visages singuliers.

– Il faut filer, MacIan, dit-il brusquement. Pas une seconde à perdre. Faites comme moi.

Rapide comme l’éclair, il ramassa ses vêtements et ses bottines et plaçant son épée sous le bras, il bondit au fond du jardin, escalada le mur et sauta. Trois secondes après, MacIan l’avait rejoint, serrant contre lui dans un geste désespéré son épée, ses habits et ses chaussures.

Ils étaient tombés dans une ruelle très étroite et tout à fait solitaire, mais très proche d’une rue fréquentée. À ce moment, un hansomcab passait vide au coin de la ruelle. Turnbull siffla à deux reprises. Tout en sifflant, il put entendre les voix des policiers et des voisins qui avaient fait irruption dans le jardin.

La voiture tourna brusquement et pénétra dans la petite ruelle en heurtant ses roues à l’angle du trottoir. Mais quand le cabman vit ses clients, deux hommes aux cheveux en désordre, à demi vêtus et déchaussés, chacun une épée nue sous le bras, il changea d’allure et s’arrêta net, le regard soupçonneux.

– Parlez-lui une minute, murmura Turnbull qui se rejeta dans l’ombre du mur.

– Nous avons besoin, dit MacIan au cocher sur un ton de parfaite assurance, que vous nous conduisiez à St. Pancras Station, très vite.

– Excusez, dit le cabman, mais j’aimerais savoir d’où vous venez.

Il venait à peine de poser sa question que MacIan entendit une grosse voix qui disait : « Je crois qu’il faut grimper en haut de ce mur pour les voir. Faites-moi la courte échelle. »

– Cocher, dit MacIan avec un flegme imperturbable, si vous désirez absolument savoir d’où je viens, je vous le dirai en grand secret. J’arrive d’Écosse. Et je vais à St Pancras Station. Ouvrez la portière.

Le cabman, d’abord interloqué, se mit à rire. La grosse voix reprit : « S’il vous plaît, monsieur Price, aidez-moi mieux cette fois. » Et Turnbull sortit de l’ombre. Il avait enfilé en hâte son veston, laissant son gilet sur le trottoir, et grimpa sur le cab, derrière le cocher. MacIan n’eut pas la moindre intuition de ce qu’allait faire Turnbull, mais un instinct de discipline que lui avaient légué plusieurs générations de soldats le fit s’attacher à son rôle qui était de se confier à son compagnon.

– Ouvrez la portière, cocher, répétait-il avec quelque chose de cette obstination solennelle qu’ont les ivrognes ; ouvrez la portière. Vous ne m’avez donc pas entendu ?

Le casque d’un policier apparaissait à la crête du mur. Le cocher ne le voyait pas mais, toujours soupçonneux, il reprit :

– Faites excuse...

Plus rapide qu’un chat, Turnbull l’enleva de son siège et le fit dégringoler dans la rue.

– Donnez-moi son chapeau, dit-il d’une voix à laquelle l’autre obéit comme à un clairon, et montez avec les épées.

Et, au moment même où le visage écarlate et furibond d’un policeman apparaissait au sommet de la muraille, Turnbull enveloppa le cheval d’un terrible coup de fouet et la voiture partit comme une flèche.

Ils avaient déjà enfilé sans incident sept rues et trois ou quatre places, quand, dans le voisinage de Maida Vale, Turnbull ouvrit la petite trappe, en haut du cab.

– Monsieur MacIan, dit-il d’un ton bref et courtois.

– Monsieur Turnbull, répondit sans bouger son compagnon.

– Dans les circonstances où nous nous trouvons maintenant, il n’y a place que pour l’action brusque et violente. J’espère donc que vous n’avez pas lieu de vous plaindre de moi si j’ai différé jusqu’à ce moment l’entretien qu’il nous faut avoir sur notre position présente et notre action future. Monsieur MacIan, j’imagine qu’il n’est pas nécessaire de vous décrire la première. Nous avons enfreint la loi et nous sommes en fuite devant ses représentants. Notre action future est une chose sur laquelle je garde quant à moi des opinions bien arrêtées. Je n’ai pas le droit de préjuger des vôtres, bien que je me sois formé une idée très nette de votre caractère et de ce que vous pourrez penser. Néanmoins, je dois en toute justice vous demander si vous désirez continuer nos rapports interrompus.

MacIan renversa sur les coussins son visage blême et fatigué.

– Monsieur Turnbull, je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit auparavant. Une chose profondément gravée dans mon esprit, c’est que vous et moi, seuls occupants de ce cab vagabond, nous sommes les deux personnages les plus importants de Londres et peut-être d’Europe. J’ai regardé toutes les rues que nous venons de traverser, toutes les boutiques, toutes les églises que nous avons rencontrées. Tout d’abord j’ai été un peu étourdi. Je ne pouvais comprendre ce que tout cela signifiait. Mais maintenant, je le sais. Toutes ces choses nous représentent. Toute cette civilisation n’est qu’un songe. C’est vous et moi qui sommes la réalité.

– Le symbolisme religieux, dit à travers la trappe M. Turnbull, n’intéresse pas beaucoup d’ordinaire, vous le savez sans doute, les penseurs de l’école à laquelle j’appartiens. Mais je puis reconnaître une certaine part de vérité dans celui dont vous faites usage en cette occasion. C’est pour cette vérité même qu’il nous faut combattre ; c’est parce que, ainsi que vous le dites avec raison, nous avons trouvé la réalité de l’un et de l’autre. L’un de nous doit tuer l’autre ou le convertir. Je croyais que tous les chrétiens étaient des hypocrites et je me sentais pour eux plein de mansuétude. Mais je sais que vous êtes sincère et je vous ai en haine. De même, vous croyiez que tous les athées ne voient dans l’athéisme que la liberté d’être immoral et cependant au fond de votre cœur vous étiez plein de tolérance pour eux. Maintenant vous savez que je suis un honnête homme et vous me haïssez follement, comme je vous hais. Oui, c’est ainsi. Vous ne pouvez pas avoir de haine pour les méchants. Mais un brave homme qui est dans l’erreur... eh bien ! on a soif de son sang. Oui, vous m’ouvrez tout un horizon.

– Faites attention de n’écraser personne, dit Evan, toujours sans bouger.

– Encore une idée intéressante, dit Turnbull, et il ferma la trappe.

Ils fuyaient à bride abattue par les rues éclairées. Évidemment, M. Turnbull possédait un vrai talent de cabman resté jusqu’alors sans emploi et qui se révélait grâce à cette ridicule aventure. Ils étaient partis avec une telle promptitude que la poursuite de la police n’avait pu, selon toute probabilité, s’engager avec quelque chance de succès. En tout cas, si cette poursuite avait commencé, le cabman amateur menait sa course vertigineuse à travers Londres avec une étrange habileté. Il se gardait d’agir comme l’eût fait certainement un mauvais coureur désireux de faire perdre sa piste. Il ne prenait aucun chemin de traverse et négligeait les voies peu fréquentées. Son sens commun d’amateur lui disait que c’était précisément la rue pauvre, celle qui s’écarte des grandes, qui, vraisemblablement, se souviendrait et parlerait du passage d’un hansom cab, comme du passage d’un cortège royal. M. Turnbull prenait donc de préférence les larges avenues, pleines de voitures et où la leur pouvait filer sans attirer l’attention. Ce fut en passant par l’une des plus tranquilles qu’Evan entreprit de remettre ses souliers.

Dans le haut d’Albany Street, le singulier cabman ouvrit de nouveau la trappe.

– Monsieur MacIan, dit-il, je pense que nous avons nettement établi que, pour employer le langage conventionnel, l’honneur n’est pas satisfait. Notre action interrompue doit reprendre. Ceci, je pense, est compris.

– Parfaitement, répondit l’autre, le lacet de son soulier entre les dents.

– Dans ces conditions, reprit Turnbull, et sa voix avait un léger tremblement qui ne lui était pas familier, j’ai une suggestion à faire, si cela peut s’appeler une suggestion, car vous avez probablement eu la même pensée que moi. Jusqu’à ce que l’évènement désiré se produise, nous sommes pratiquement dans la position sinon de camarades, du moins d’associés. J’estime donc que, tant que l’affaire ne sera pas close, se quereller serait inconvenant et inesthétique, tandis que l’échange ordinaire de politesses entre honnêtes gens serait non seulement élégant, mais étonnamment pratique.

– Vous avez parfaitement raison, repartit MacIan de sa voix mélancolique, en disant que mes pensées ont dû rejoindre les vôtres. Tous les duellistes doivent se conduire entre eux comme des gentlemen. Mais la bizarrerie de notre position mutuelle fait que nous sommes quelque chose de plus que des duellistes ou des gentlemen. Nous sommes, au sens le plus étrange en même temps que le plus exact du mot, des frères... d’armes.

– Monsieur MacIan, répondit Turnbull très calme, n’en disons pas davantage. Et il referma la trappe.

Ils avaient atteint Finchley Road quand il la rouvrit.

– Monsieur MacIan, puis-je vous offrir un cigare ?

– Merci, répondit Evan... Vous êtes très aimable. Et il se mit à fumer dans le cab.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

UNE DISCUSSION À L’AUBE

 

 

 

Les deux duellistes avaient, croyaient-ils, échappé aux pouvoirs dirigeants du monde moderne. On eût pu dire même qu’ils les avaient vaincus. Ils avaient persuadé le juge, ligoté le commerçant et laissé derrière eux la police. Et ils avaient un peu le sentiment de s’être plongés dans un océan monstrueux ; ils n’étaient plus que le client et le cocher d’un des millions de hansoms qui remplissent les rues de Londres. Mais ils avaient oublié quelque chose ; ils avaient oublié le journalisme. Ils avaient oublié qu’il existe dans le monde moderne, peut-être pour la première fois dans l’histoire, une classe de gens dont l’intérêt n’est pas que des faits se produisent ou ne se produisent pas, que ces faits soient heureux ou malheureux, à l’avantage de tel parti ou au désavantage de tel autre, mais dont l’intérêt est simplement que des faits se produisent.

Si le journalisme est une peinture de notre existence moderne, sa grande faiblesse est qu’il ne parle que des exceptions. Nous annonçons sur des affiches très voyantes qu’un homme est tombé d’un échafaudage. Nous n’annonçons pas, sur de flamboyantes affiches, qu’un homme n’est pas tombé d’un échafaudage. Et pourtant ce dernier fait est infiniment plus émouvant, puisqu’il indique que cette tour vivante, pleine de terreur et de mystère, – un homme, – est encore debout sur notre sol. Mais on ne peut raisonnablement s’attendre à ce que le journalisme insiste de la sorte sur des miracles permanents. On ne peut demander à des directeurs de feuilles publiques d’inscrire sur leurs affiches : « M. Wilkinson est toujours sain et sauf » ou « M. Jones, de Worthing, n’est pas mort ».

Ils ne peuvent pas annoncer le bonheur de toute l’humanité, parler de toutes les fourchettes qui ne sont pas volées, ni de tous les mariages qui ne sont pas annulés. Il s’ensuit que ce tableau de la vie qu’ils prétendent donner au complet est nécessairement fallacieux puisqu’ils ne peuvent y représenter que l’insolite. Si démocratiques qu’ils soient, les journaux ne s’occupent que de la minorité.

L’incident du fanatique brisant une fenêtre à Ludgate Hill suffit à lui seul pour alimenter de bonne copie les journaux du soir. Mais quand le même homme, conduit devant le juge, menaça son adversaire, en plein tribunal, d’un duel à mort, les colonnes des journaux furent trop étroites pour contenir cette information sensationnelle, et des manchettes s’étalèrent, si grandes qu’il ne restait presque plus de place pour le texte. Quand un reporter haletant vint, assez tard dans la soirée, apporter la nouvelle que les deux héros avaient été surpris se battant au fond d’un petit jardin de Londres, derrière la boutique d’un antiquaire soigneusement ligoté et bâillonné par eux, les directeurs et les sous-directeurs de journaux se sentirent plongés dans un océan de béatitude.

Le lendemain matin, cinq ou six des grands quotidiens de Londres étalèrent simultanément toute une floraison spontanée d’éloquents articles, signés de leurs leaders les plus renommés.

Le surlendemain, les directeurs et leurs gazettes étaient devenus la proie d’une telle agitation que l’on ne pouvait plus les tenir. L’affaire de la vitre brisée et du duel devint monstrueuse et omniprésente. Il y eut des interpellations à la Chambre des Communes. On blâma le gouvernement, sur un ton solennel, de n’avoir pas fait quelque chose, personne ne savait quoi, mais enfin quelque chose, pour empêcher ce bris de vitre. Une souscription énorme fut ouverte pour indemniser M. Gordon, l’homme bâillonné dans sa boutique. M. MacIan, l’un des combattants, connut, pour des raisons mystérieuses, une popularité inouïe dans les caricatures des journaux humoristiques et sur les scènes des music-halls. On le représentait toujours (en dépit de la réalité) avec des favoris rouges, un nez très rouge et vêtu en Highlander. Et une chanson, comportant un nombre inimaginable de vers où son nom rimait aux mots les plus inattendus, fut chantée chaque soir devant des salles combles. Quant aux journaux, ils réclamaient d’un ton furieux la capture des fugitifs et quarante-huit heures s’étant écoulées sans nouvelles, ils passèrent du ton de l’information à celui du roman policier. Sous le titre : « Où sont-ils ? », des lettres emplirent leurs colonnes, suggérant toutes les explications inimaginables, signalant la présence possible des fugitifs dans le Monument, le Twopennytube, la Forêt d’Epping, l’Abbaye de Westminster, les supposants roulés dans des tapis à Shoolbreds, enfermés dans des coffres-forts à Chancery Lane. Et ces journaux étaient d’un intérêt palpitant, si bien que M. Turnbull en avait acheté tout un paquet. Il les montrait à M. MacIan pour l’amuser, alors qu’ils venaient de s’asseoir sur un tertre assez élevé, au nord de Londres, attendant le lever du jour.

Sur le ciel encore obscur à l’orient, une longue barre grise se profilait que fendit tout à coup une épée d’argent clair, et lentement le matin se leva sur Londres. De la place où se tenaient Turnbull et MacIan, une petite pente escarpée derrière Hampstead, ils pouvaient voir toute la ville se dessiner vaguement, étalée sous la clarté grisâtre du jour naissant jusqu’à ce que le soleil tout blanc se levât, découvrant à leurs pieds le monstre splendide.

Turnbull, qui rêvait en regardant la ville énorme, eut un léger frisson causé par la fraîcheur de la brise matinale. MacIan semblait contempler Londres, lui aussi, mais avec ces yeux d’aveugle, pleins de mystère, qui voient, comme l’on dit, en dedans. Quand Turnbull, s’adressant à lui, prononça quelques mots sur la ville immense, il eut l’air de sortir d’un songe.

– Oui, dit-il, la voix comme engourdie. C’est très grand.

Ils se turent de nouveau, la pensée absente, puis MacIan reprit :

– C’est une très grande ville. Quand j’y suis venu pour la première fois, j’en ai eu peur. Peur exactement comme celui qui verrait tout à coup un homme de quarante pieds de haut. Je suis habitué aux choses énormes dans le pays d’où je viens, aux montagnes géantes qui semblent vouloir remplir l’infini, et à la mer immense qui s’en va jusqu’aux confins du monde. Ce sont là des choses aux contours imprécis et qui n’affectent pas pour nous une forme familière. Mais voir des œuvres humaines, délimitées, géométriques, ayant de telles proportions, des maisons aussi vastes et des rues aussi larges et la vie elle-même gigantesque, cela me donnait l’impression d’avoir, vissé dans l’œil, quelque diabolique verre grossissant. C’était comme si j’avais vu une soupière aussi grosse qu’une maison, ou une souricière de taille à prendre des éléphants.

– Comme au pays des Brobdingnagians, dit Turnbull avec un sourire.

– Oh ! où est ce pays ? interrogea MacIan.

Turnbull dit d’un ton amer : « Dans un livre », et il y eut un nouveau silence.

Autour d’eux gisait pêle-mêle tout ce qu’ils avaient ramassé en hâte pour leur fuite. Les deux épées avec lesquelles ils avaient déjà tenté de s’égorger avaient été jetées sur l’herbe, au hasard, comme deux cannes inutiles. Des provisions qu’ils avaient achetées la veille au soir dans un vulgaire public-house, pour parer à tout évènement, étaient éparses autour d’eux ; ici un paquet de chocolat, là une bouteille de vin. Et pour ajouter au désordre, on voyait de tous côtés ce qu’il y a de plus désordonné parmi les choses actuelles : des journaux, et encore des journaux, ces ministres de l’anarchie moderne. Turnbull, d’un geste ennuyé, en prit un et sortit une pipe.

– On parle beaucoup de nous là-dedans, dit-il... Vous permettez que j’allume ?

– Que voulez-vous que cela me fasse ? répondit MacIan.

Turnbull regarda d’un air intéressé cet homme qui ne comprenait aucune des formules banales de politesse ; il alluma sa pipe et s’enveloppa de grands nuages de fumée.

– Oui, reprit-il, notre affaire fournit en ce moment la meilleure copie de l’Angleterre. Je suis journaliste et je m’y connais. Pour la première fois peut-être depuis bien des générations, les Anglais sont vraiment plus irrités à propos d’une mauvaise affaire qui se passe chez eux que si elle se passait en France.

– Ce n’est pas une mauvaise affaire, dit MacIan.

Turnbull ose mit à rire :

– Vous me paraissez incapable de comprendre l’usage ordinaire du langage humain. Si je ne soupçonnais que vous avez du génie, je serais persuadé que vous êtes un imbécile. Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de ramasser nos bagages et de partir.

Et, disant cela, il se leva brusquement, mit tout ce qu’il put dans ses poches, faisant avec le reste un paquet à l’aide d’une courroie. Et comme il achevait d’introduire une boîte de conserves dans une poche déjà bourrée, il reprit, l’air détaché :

– Je veux simplement dire que vous et moi nous sommes pour les journaux, à l’heure actuelle, les personnages les plus importants de l’Angleterre.

– Vous vous attendiez donc à autre chose ? demanda MacIan dont les grands yeux prirent une expression pleine de gravité.

– Les journaux ne parlent que de nous, dit Turnbull qui se baissa pour ramasser une des épées.

MacIan ramassa l’autre.

– Oui, fit-il simplement, je les ai lus mais ils ne semblent pas avoir compris.

Turnbull, qui ficelait, non sans peine, la dernière boîte de biscuits, prononça d’une voix brève et tranchante :

– Voyons, monsieur MacIan, écoutez-moi. Vous devez m’écouter, non parce que je connais le pays, vous pourriez l’étudier sur une carte, mais parce que je connais les habitants, et ceux-ci vous resteraient étrangers même si vous viviez avec eux trente années. Cette ville infernale se réveille, et ce réveil est celui d’un ennemi. Ces rangées interminables de fenêtres sont autant d’yeux fixés sur nous. Ces forêts de cheminées sont des doigts qui nous montrent assis sur le flanc de cette colline. Notre affaire a frappé tous les esprits. Pendant six mois, on ne va plus penser qu’à nous, comme pendant six mois on n’a pensé qu’à l’affaire Dreyfus. Je le sais, rien n’est plus drôle. On laisse périr en masse, sans s’inquiéter d’eux, des enfants affamés qui ne demandaient qu’à vivre et parce que deux gentlemen, pour des motifs intimes et délicats, veulent mourir, on mobilise l’armée et la marine pour les en empêcher. Pendant tout un semestre ou même davantage, vous et moi, monsieur MacIan, nous serons un obstacle à toute réforme dans l’Empire britannique. Nous empêcherons l’expulsion des Chinois du Transvaal et les mesures contre l’encombrement du Strand. Quand on voudra s’occuper du Home Rule, nous serons un sujet tout trouvé pour détourner la conversation. Ne vous imaginez donc pas, dans votre innocence, que nous n’avons qu’à nous perdre parmi ces collines anglaises comme un partisan écossais se cache dans vos montagnes oubliées des dieux. Nous devons être éternellement sur nos gardes ; il nous faut vivre désormais traqués comme deux insignes criminels. Nous devons nous attendre à ce qu’on nous reconnaisse partout, comme si nous étions Napoléon échappé de l’île d’Elbe. Notre signalement sera donné dans les plus petits hameaux et nos visages reconnus par tout policeman ambitieux. Nous devrons souvent dormir en plein air comme si nous étions en Afrique. Enfin, ce qu’il y a de plus grave, c’est que nous ne devons pas songer à réaliser notre... règlement final, qui sera une affaire aussi importante que celle des assassins de Phoenix Park, tant que nous n’aurons pas fait tout le possible pour nous isoler... je ne dis pas pour nous mettre à l’abri. Bref, nous ne devons pas nous battre tant que nous n’aurons pas réussi, ne serait-ce qu’un moment, à faire perdre notre trace. Croyez-moi, monsieur MacIan, je vous en donne ma parole, si le public anglais arrive à nous prendre, il empêchera le duel, ne serait-ce qu’en nous faisant enfermer pour le reste de nos jours dans un asile d’aliénés.

MacIan fixait l’horizon d’un regard voilé.

– Je ne suis pas du tout surpris, dit-il, que le monde soit contre nous. Cela me fait voir que j’ai eu raison de...

– De quoi ? demanda Turnbull.

– De briser votre vitre, dit MacIan. J’ai réveillé le monde.

– Alors tout va bien, fit placidement Turnbull. Examinons quelques derniers points. Au-delà de cette colline, la campagne s’ouvre à nous, relativement libre. Heureusement, cette partie de la banlieue m’est familière, et si vous voulez bien vous fier à moi et me suivre, nous pourrons nous éloigner de Londres à une distance d’au moins dix milles sans rencontrer un chat, ce qui, à tout prendre, sera un excellent début. Nous avons des provisions pour deux jours au moins, pour trois même, si nous savons les ménager. Il nous sera donc possible de faire cinquante ou soixante milles sans entrer dans une seule auberge. J’ai les biscuits, la viande de conserve et le lait. Vous avez le chocolat, je crois ? Et le brandy ?

– Oui, dit MacIan du ton d’un soldat recevant la consigne.

– Très bien alors. En avant, marche ! Nous tournons derrière ce troisième buisson et descendons dans la vallée.

Et il partit en tête d’un pas allègre.

Mais tout à coup, il s’arrêta ; il avait senti que son compagnon ne le suivait pas. Evan MacIan était resté à la même place, appuyé sur son épée, la tête basse, dans l’attitude d’un homme que le doute tient encore.

– Que se passe-t-il ? demanda Turnbull que la colère prenait déjà.

Evan ne répondit pas.

– Que diable avez-vous ? répéta le chef, son visage devenant peu à peu aussi rouge que sa barbe. Puis, d’une voix moins rude :

– Vous êtes souffrant, MacIan ?

– Oui, répondit l’Écossais sans relever la tête.

– Prenez de l’eau-de-vie, cria Turnbull, qui s’approcha de lui d’un pas rapide. C’est vous qui avez la bouteille.

– Je ne souffre pas physiquement, dit MacIan toujours morne. La douleur est dans ma pensée. Une chose terrible m’arrive.

– Mais, sapristi, de quoi parlez-vous ? demanda Turnbull.

MacIan eut un sursaut, et sa voix sonna, étrangement claire

– Il faut nous battre maintenant, Turnbull. Il faut nous battre maintenant. Une chose effrayante m’est venue à l’esprit, et je sais que nous devons agir tout de suite, ici même. C’est ici que je dois vous tuer, cria-t-il, avec une sorte de rage impossible à décrire. Ici, ici, sur ce beau gazon.

– Et pourquoi cela, idiot ? commença Turnbull.

– L’heure est venue... l’heure noire indiquée par Dieu. Vite, elle sera bientôt passée, vite !

Et rejetant loin de lui le fourreau de son épée, il se dressa, la lame haute flambant au soleil.

– Maudit imbécile, répéta Turnbull. Remettez votre épée dans son fourreau, espèce d’âne ; au premier bruit de la lutte, les gens vont sortir de leurs maisons.

– L’un de nous sera mort avant qu’ils viennent, dit l’autre d’une voix rauque, car cette heure est celle de Dieu.

– Eh bien, je n’ai jamais beaucoup pensé à Dieu, répliqua le directeur de l’Athée qui perdait patience. Et j’y pense en ce moment moins que jamais. Ne vous occupez pas de ce que Dieu veut. Mais ayez la bonté d’éclairer mes ténèbres païennes en me disant ce que vous, vous voulez.

– L’heure sera bientôt passée. Dans un moment il sera trop tard, dit MacIan, hors de lui. C’est maintenant que je dois clouer au sol votre corps de blasphémateur... maintenant que je dois venger Notre-Dame sur son misérable insulteur. Maintenant ou jamais. Car la pensée redoutable est dans mon esprit.

– Et quelle pensée, demanda Turnbull, prêt à éclater, occupe ce que vous appelez votre esprit ?

– Je dois vous tuer maintenant, dit le fanatique, parce que...

– Parce que ?... fit Turnbull, se contenant encore.

– Parce que je commence à vous aimer.

Le visage de Turnbull eut une contraction subite, un changement si spontané qu’il disparut sans laisser de trace, ses traits redevenus aussitôt comme figés par une attention muette et froide. Mais quand il reprit la parole, ce fut sur le ton d’un homme qui prétend ne pas comprendre ce qu’il a parfaitement compris.

– Votre affection se manifeste d’une manière assez étrange, commença-t-il ; mais MacIan, d’une voix brutale, brisa le fil ténu de son discours frivole.

– Ne prenez pas la peine de me parler ainsi, dit-il. Vous savez aussi bien que moi ce que je veux dire. Battons-nous, vous dis-je. Peut-être avez-vous le même sentiment que moi.

Turnbull laissa voir de nouveau une sorte d’hésitation, mais il garda son attitude d’aisance dédaigneuse et répondit :

– Votre esprit cette va décidément trop loin pour que je le suive ; permettez à ma lourdeur d’homme des plaines d’essayer de vous comprendre. Mon cher monsieur MacIan, que voulez-vous dire en réalité ?

MacIan tenait son épée pointée vers la poitrine de son adversaire.

– Vous savez ce que je veux dire. Vous avez la même pensée. Il faut nous battre maintenant, ou sinon...

– Sinon quoi ? répéta Turnbull en le fixant avec une gravité déconcertante.

– Sinon, nous ne nous battrons pas, répondit Evan qui prononça ces derniers mots sur le ton d’un véritable désespoir.

Turnbull dégaina tout à coup comme pour se mettre en garde, mais abaissant un moment la pointe de son épée :

– Avant de commencer, dit-il, puis-je vous poser une question ?

MacIan répondit « oui » d’un signe de tête, mais ses yeux flambaient :

– Vous venez de le dire à l’instant, reprit Turnbull, que si nous ne nous battons pas maintenant, nous ne nous battrons jamais. Que penseriez-vous si nous en venions là ?

– J’aurais le même sentiment, répondit l’autre, que si, vous voyant tirer votre épée, je prenais la fuite. Je sentirais qu’à cause de ma lâcheté, justice n’a pas été faite.

– La justice ! répliqua Turnbull, mais nous ne parlons que de vos sentiments. Et qu’entendez-vous par justice, en dehors de vos sentiments ?

MacIan eut le geste las d’un homme qui reconnaît au passage une idée rebattue.

– Oh ! du nominalisme ? fit-il en soupirant, nous en sommes débarrassés depuis le XIIe siècle.

– Je voudrais que nous nous en débarrassions en ce moment, répliqua l’autre d’un ton ferme. Voulez-vous dire que si vous en veniez à trouver que j’ai raison, ce serait par une erreur de jugement ?

– Si j’avais reçu un coup sur la tête, je pourrais en venir à croire que vous êtes un éléphant vert, répondit MacIan, mais n’ai-je pas le droit de dire maintenant que je me tromperais ?

– Alors, vous êtes tout à fait sûr que ce serait une erreur de m’aimer ? demanda Turnbull avec un léger sourire.

– Non, dit Evan, l’air songeur, je ne dis pas cela. Ce sentiment ne peut pas venir du démon. Il peut venir de Dieu, je n’ai pas à le savoir. Mais j’ai une œuvre à accomplir, et cette pensée me la rend difficile.

– Et vous croyez, dit l’athée tout à fait aimable, que vous et moi pouvons discerner ce qui nous vient de la part de Dieu ?

MacIan éclata comme un homme poussé à bout et, appuyant sur chaque mot, il s’écria :

– L’Église ne ressemble pas à l’Athenæum Club. Si l’Athenæum Club perdait tous ses membres, il serait dissous par le fait même et cesserait d’exister. Mais en appartenant à l’Église j’appartiens à quelque chose qui existe en dehors de nous tous, en dehors de tout ce dont vous pouvez parler, en dehors des cardinaux et du pape. Ils lui appartiennent, mais elle ne leur appartient pas. Si nous mourions tous subitement, l’Église n’en existerait pas moins de toute façon en Dieu. Et ne comprenez-vous pas que je suis plus certain de son existence que de la mienne propre ? Et vous me demandez de me fier à mon tempérament qui peut être modifié de fond en comble par deux bouteilles de vin ou une attaque de jaunisse ! Et vous me demandez de me fier à ce tempérament quand il me porte vers vous et non à cette chose qui, je le crois, est indépendante de moi-même et plus réelle que le sang de mon corps ?

– Un instant, je vous prie, dit Turnbull, toujours sur le même ton aisé, par le fait même que vous dites croire à ceci ou à cela, vous avouez qu’il est une partie de vous-même à laquelle vous vous fiez, s’il en est beaucoup d’autres dont vous vous défiez. Si c’est vous, vous seul qui m’aimez, c’est vous, vous seul également, qui croyez à l’Église catholique.

– Il y a une partie de moi qui est divine, répondit MacIan, à laquelle je puis me fier, mais des affections aussi sont en moi, entièrement animales et sans intérêt.

– Et vous êtes tout à fait certain, je suppose, continua Turnbull, que si même vous m’estimiez, cette estime serait entièrement animale et sans intérêt.

Pour la première fois, MacIan eut un sursaut, comme surpris par l’objection. Mais il finit par répondre :

– Je ne sais si la cause de notre rencontre vient de la terre ou du ciel, mais elle nous rend en tout cas le mensonge impossible. Non, je ne crois pas que le sentiment qui me porte vers vous soit... superficiel. Ce peut être quelque chose de plus profond... quelque chose d’étrange. Je ne comprends pas, mais ce que je sais bien, c’est que si je vous aimais, mon amitié serait divine. Mais je vous hais, et ma haine est divine, très certainement. Non, nous ne nous battons pas pour une futilité. Ce n’est ni pour une superstition, ni pour un symbole. Quand vous avez écrit ce que vous savez sur Notre-Dame, vous étiez un méchant homme écrivant de mauvaises choses. Si je vous hais, c’est parce que vous avez haï la bonté. Et si je vous aime... c’est parce que vous êtes bon.

Le visage de Turnbull prit une expression indéfinissable.

– Alors, nous nous battons, dit-il.

– Oui, dit MacIan, ses sourcils noirs subitement contractés, oui, tout de suite.

Les épées se croisèrent, et le premier contact de leurs armes fit sentir aux combattants que la passion de chacun d’eux se réveillait. Leurs armes ne sonnaient pas de la sorte quand ils s’étaient rués l’un sur l’autre dans le petit jardin de l’antiquaire.

Il y eut une pause, puis MacIan fit un mouvement pour attaquer, quand, tout à coup, Turnbull, d’un geste calme, abaissa son épée. Evan, les yeux égarés, regarda tout autour de lui, et finit par voir un homme de forte taille, en vêtements clairs, un panama sur la tête, qui venait vers eux d’un pas tranquille.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

LE PACIFISTE

 

 

 

Quand les combattants, leurs épées se touchant encore, prirent subitement conscience de l’apparition d’un tiers, ils eurent chacun le même mouvement. Ce mouvement fut aussi rapide que le déclic d’un pistolet ; ils le rectifièrent instantanément et reprirent leur première pose, mais, ce mouvement, tous deux l’avaient fait, tous deux l’avaient vu et savaient ce qu’il signifiait. Ce n’était pas la colère d’être interrompus. Quoi qu’ils eussent pu dire ou penser, ce fut un mouvement de détente. Une force intérieure, et qui cependant les dominait, semblait lentement et impitoyablement dissoudre la dureté adamantine de leur serment. Comme des amants trompés épient l’inévitable couchant de leur premier amour, ces hommes épiaient le déclin de leur première haine.

Le courage qui les soutenait dans la lutte faiblissait peu à peu. Quand ils ferraillaient à grand bruit dans le petit jardin de Londres, ce qui n’eût fait pour eux aucun doute, c’est que si un tiers les avait interrompus, il se serait au moins passé quelque chose. L’un ou l’autre aurait tué son adversaire ou tous deux auraient tué l’intrus. Maintenant rien ne changerait cette réalité fugitive mais certaine : ils avaient été, une seconde, satisfaits d’être interrompus. Quelque chose de nouveau et d’étrange montait de plus en plus haut dans leur cœur, comme la marée du soir. Et cela semblait d’autant plus impitoyable que cela pouvait devenir une immense pitié. Y avait-il donc pour l’amitié un fatalisme pareil à celui que tous les amants attribuent à l’amour ? Dieu faisait-il donc que les hommes s’aimassent contre leur gré ?

– Vous voudrez bien, j’en suis sûr, m’excuser si je vous adresse la parole, dit l’étranger d’un ton véhément et suppliant à la fois.

La voix de cet homme était d’une politesse affectée, incongrue en quelque sorte, étant donné le spectacle excentrique que donnaient les deux duellistes et devant lequel tout homme de bon sens eût été saisi d’étonnement. Cette voix jurait également avec le physique bien portant quoique d’apparence un peu molle de l’homme qui parlait. Au premier regard, il paraissait un bel animal, la barbe et les cheveux blonds frisés, les yeux bleus, des yeux qui brillaient d’un éclat inaccoutumé. Ce n’était qu’au second regard que l’esprit éprouvait une irritation soudaine et peut-être involontaire en constatant la façon dont la barbe d’or se recourbait en arrière vers le gilet, tandis que le nez bien fait pointait en avant comme pour flairer le chemin. Et ce n’était peut-être qu’au centième regard que les yeux bleus et brillants, qui semblaient auparavant étinceler d’intelligence, ne paraissaient plus avoir d’autre éclat que celui de l’idiotie. C’était un homme massif, en parfaite santé, paraissant d’autant plus grand qu’il portait des vêtements très amples et de couleur claire, qui, par leur extrême légèreté et leur largeur excessive, lui donnaient un peu l’allure d’un habitant des tropiques. Mais un examen plus attentif de sa toilette aurait fait voir que, même sous les tropiques, l’homme eût semblé unique en son genre. L’étoffe en était faite d’après un système de tissage hygiénique dont aucun être humain n’avait jamais entendu parler. Il portait, très en arrière de la tête, un chapeau à larges bords, également hygiénique, et sa voix venant d’un type d’homme aussi lourd et vigoureux était, comme je l’ai dit, étonnamment perçante et obséquieuse.

– Vous voudrez bien, j’en suis sûr, m’excuser si je vous adresse la parole, dit-il. Vous m’avez tout l’air d’être en discussion sur quelque point que nous pourrions sans doute ensemble tirer au clair ? Hein ! cela ne vous ennuie pas que je vous dise cela ?

Les deux combattants gardaient un visage fermé. Mais l’étranger, prenant leur silence pour de la pudeur effarouchée, continua avec une sorte d’enjouement :

– C’est donc vous les jeunes gens dont j’ai lu l’histoire dans les journaux ? Naturellement, l’un de vous est jeune et l’autre romanesque. Savez-vous ce que je dis toujours à la jeunesse ?

Un morne silence accueillit cette joyeuse question. Puis Turnbull dit d’une voix blanche :

– Comme j’ai eu quarante-sept ans à mon dernier anniversaire, je suis venu sans doute au monde trop tôt pour le savoir.

– Très bon, très bon, dit l’aimable personnage. Plaisanterie à froid. Humour écossais. Voyons. Je comprends que vous voulez tous les deux vous battre en duel. Vous ne devez pas être, je le crains, très au courant des idées modernes. Le duel est très loin de nous, vous savez. Au reste, Tolstoï nous dit que nous serons bientôt très loin de la guerre, qu’il appelle tout simplement un duel entre nations. Mais il n’est pas douteux que nous avons dépassé le combat singulier.

L’étranger, attendant l’effet qu’il devait produire sur son auditoire décidément en bois, resta un instant silencieux, le visage rayonnant, puis il reprit :

– On dit dans les journaux que vous voulez réellement vous battre pour une chose ayant trait au catholicisme romain. Or, savez-vous ce que je dis toujours aux catholiques romains ?

– Non, dit Turnbull taciturne. Et eux ?

Ce qui semblait un trait particulier du monsieur cordial et hygiénique, c’est qu’il oubliait toujours son discours précédent. Sans insister sur la forme précise de son appel à l’Église de Rome, il accueillit d’un rire sympathique la réponse du Turnbull, et l’éclat du soleil sur les épées ayant arrêté tout à coup ses regards incertains, il devint d’une gravité de bonne humeur.

– Mais vous savez que c’est une affaire sérieuse, dit-il, fixant de ses yeux bleus Turnbull et MacIan. Je suis sûr que si j’en appelais à votre nature supérieure... Tout homme a une nature supérieure et une nature inférieure. Voyons, examinons la chose très simplement et sans aucun préjugé romantique à propos d’honneur ou autre chose de ce genre. Est-ce que répandre le sang n’est pas un grand péché ?

– Non, dit MacIan, parlant pour la première fois.

– Ah ! vraiment, vraiment ? dit le pacifiste.

– Le meurtre est un péché, dit l’Écossais, impassible. Il n’y a pas de péché dans l’effusion du sang.

– Soit, nous n’allons pas nous quereller pour un mot, dit l’autre en plaisantant.

– Et pourquoi pas ? dit MacIan tout à coup sévère. Pourquoi ne pas nous quereller pour un mot ? À quoi serviraient les mots s’ils n’étaient pas assez importants pour qu’on se dispute à leur sujet ? Pourquoi choisirions-nous un mot plutôt qu’un autre s’il n’existe entre eux aucune différence ? Si vous appelez une femme : guenon au lieu de l’appeler : ange, est-ce qu’il n’y aura pas une querelle à propos d’un mot ? Si vous ne voulez pas discuter sur des mots, sur quoi donc allez-vous discuter ? Me ferez-vous donc connaître votre pensée en remuant vos oreilles ? L’Église et les hérésies ont toujours combattu à propos de mots parce que ce sont les seules choses qui vaillent la lutte. Je dis que le meurtre est un péché et que l’effusion du sang n’en est pas un et qu’il y a autant de différence entre ces mots, qu’entre le mot « oui » et le mot « non », ou plutôt qu’il y a plus de différence, car « oui » et « non » appartiennent du moins à la même catégorie. Le meurtre est un incident spirituel. L’effusion du sang est un incident physique. Un chirurgien commet l’effusion du sang.

– Ah ! vous êtes un casuiste ! dit le gros homme en branlant la tête. Savez-vous ce que je dis toujours aux casuistes ?...

MacIan eut un geste violent, et Turnbull éclata de rire. Le pacifiste n’en parut pas le moins du monde déconcerté, mais continua avec son enjouement imperturbable :

– Eh bien, eh bien ! revenons à la question. Tolstoï a montré que la force n’est pas un remède ; vous voyez à quel point de vue je me place. Je fais de mon mieux pour arrêter ce que j’appelle, et vous me permettrez certainement cette expression, une violence réellement inutile, la vôtre, une violence absolument injuste. Mais il est tout à fait contre mes principes d’appeler la police, parce que la police est encore sur un plan moral inférieure, pour ainsi dire ; parce que, en somme, la police, indubitablement, emploie quelquefois la force. Tolstoï a montré que la violence a pour résultat d’engendrer la violence chez celui contre lequel on l’emploie, tandis que l’Amour, au contraire, engendre l’Amour. Alors, vous voyez ma situation. J’en suis réduit à employer l’Amour pour vous arrêter. Je suis obligé d’employer l’Amour.

Il donnait à ce mot un son indescriptible, quelque chose de pesant et de rude comme s’il avait dit : « bottes ». Turnbull prit d’un geste brusque son épée et dit :

– Je vois tout à fait votre situation. Vous n’appellerez pas la police. Monsieur MacIan, nous reprenons ?

MacIan arracha son épée qu’il avait plantée dans l’herbe.

– Je dois et je veux empêcher ce crime révoltant, cria le disciple de Tolstoï, le visage cramoisi. C’est contre toutes les idées modernes. C’est contre le principe de l’amour. Comment, vous, Monsieur, qui prétendez être un chrétien...

MacIan se retourna vers lui tout pâle et les lèvres serrées :

– Monsieur, dit-il, partez du principe de l’amour autant qu’il vous plaira. Vous me paraissez plus froid qu’un bloc de pierre ; mais je veux bien croire que vous avez pu, à un moment donné, aimer un chat ou un chien, ou un enfant. Quand vous étiez petit, je suppose que vous avez aimé votre mère. Parlez donc de l’amour jusqu’à ce que le monde en ait la nausée. Mais ne parlez pas du Christianisme. N’ayez pas l’audace de dire sur ce sujet un seul mot, blanc ou noir. Le Christianisme est, pour un homme comme vous, un horrible mystère. Tenez-le à l’écart, n’en parlez jamais, comme vous le feriez pour une chose abominable. Des hommes se sont égorgés et se sont torturés à cause de lui, et vous ne saurez jamais pourquoi. C’est une chose qui a fait que les hommes commettent le mal pour que le bien en sorte et vous ne comprendrez jamais le mal ; ne vous occupez donc pas du bien. Le Christianisme ne peut que vous faire vomir tant que vous ne serez pas un autre homme. Je ne voudrais pas le justifier à vos yeux, même si je le pouvais. Haïssez-le au nom de Dieu, comme le hait Turnbull qui est un homme. C’est une chose monstrueuse et pour laquelle on meurt. Et si vous restez ici et parlez de l’amour pendant dix minutes encore, il est probable que vous verrez un homme mourir pour lui.

Et il tomba en garde. Turnbull essayait à ce moment de réparer la poignée compliquée de son arme dont une pièce allait se détacher.

– Et supposez que j’appelle la police ? dit l’étranger rouge de colère.

– En reniant vos dogmes les plus sacrés, dit MacIan.

– Des dogmes ! s’écria l’homme, comme pris de terreur. Oh ! nous n’avons pas de dogmes, vous savez !

Il y eut un autre silence. Puis il reprit d’un ton léger :

– Vous savez, je pense, qu’il y a quelque chose d’intéressant dans ce que Shaw nous enseigne à propos des principes moraux qui ne sont pas tout à fait établis. Avez-vous lu « la Quintessence de l’Ibsénisme » ? Naturellement il s’est tout à fait trompé sur la guerre.

Turnbull, penché en avant, le visage en feu, continuait à réparer le pommeau de son épée. Une ficelle entre les dents, il dit :

– Oh ! dites ce que vous avez à dire, et finissons-en.

– C’est une chose sérieuse, reprit le philosophe en secouant la tête. Il faut que je sois seul pour rechercher quel est le point de vue supérieur. Je crois plutôt que dans un cas aussi grave...

Et s’en allant d’un pas lent, il disparut derrière les arbres.

– Ah ! dit MacIan en poussant un profond soupir, croirez-vous à la prière maintenant ? J’avais demandé un ange.

– J’ai peur de ne pas comprendre, répondit Turnbull.

– Il y a une heure, dit l’Écossais de sa voix morne et méditative, j’ai senti que le démon énervait mon courage et la force de mon serment et j’ai demandé à Dieu qu’il envoyât un ange à mon aide.

– Eh bien ? questionna l’autre qui venait enfin de réparer la garde de son épée. Eh bien ?

– Eh bien ! cet homme était un ange ! dit MacIan.

– Je ne les savais pas aussi minables.

– Mais nous savons que parfois les démons citent l’Écriture et simulent le bien, répondit le mystique. Pourquoi les anges ne viendraient-ils pas à certaines heures pour nous montrer le sombre abîme du mal au bord duquel nous sommes ? Si cet homme n’avait pas essayé de nous arrêter... j’aurais pu... je me serais arrêté.

– Je ne comprends pas, fit Turnbull d’un air farouche.

– Mais il est venu, cria MacIan, et mon âme m’a dit : « Abandonne le combat et tu deviendras comme Cela. Renie les serments et les dogmes et toutes les choses fixes et tu deviendras pareil à Cela. Tu pourras, toi aussi, te perdre dans ce brouillard de fausse philosophie. Tu pourras t’éprendre de cette fange de morale rampante et lâche et en venir à penser qu’un coup est mauvais parce qu’il fait du mal et non parce qu’il humilie. Tu finiras par croire que le meurtre est un mal juste parce qu’il est violent et non parce qu’il est injuste. » Et vous, blasphémateur du bien, il y a une heure j’en étais presque à vous aimer ! Mais n’ayez pas peur de moi maintenant. J’ai entendu le mot Amour prononcé par lui et je sais exactement ce qu’il signifie. En garde !

Les épées se heurtèrent avec bruit, animées de nouveau de la même énergie et de la même haine. Une fois de plus le cœur de chacun des deux hommes était devenu l’aimant d’une épée folle. Tout à coup, les deux furieux s’arrêtèrent pétrifiés.

– Quel est ce bruit ? demanda l’Écossais, la voix rauque.

– Je crois le savoir, répliqua Turnbull.

– Quoi ?... quoi ? s’écria l’autre.

– Le disciple de Shaw et de Tolstoï a terminé sa belle méditation, dit tranquillement Turnbull. La police grimpe en ce moment la colline.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

L’AUTRE PHILOSOPHE

 

 

 

Dans la campagne de Hertfordshire, au milieu d’une double rangée de haies si hautes qu’elles formaient une sorte de bosquet, deux hommes s’en allaient au pas de course. Leur marche rapide n’avait rien de précipité ni de fiévreux et s’effectuait avec la régularité d’un pendule. À travers les grandes plaines et les hauteurs qui se trouvaient à droite et à gauche du sentier, s’épandait, comme une mer de rubis, la lumière du soleil couchant, illuminant les longues terrasses des collines et les rares fenêtres des hameaux disséminés qui brillaient comme des étincelles couleur de sang. Mais le sentier, creusé profondément dans la colline, était déjà plongé dans l’ombre. Il semblait aux deux hommes qu’ils suivaient les méandres inconnus d’un labyrinthe.

Leur allure demeurait constante et pleine d’entrain, bien que la sueur ruisselât sur leur visage. Il y avait vraiment quelque chose d’un peu fou dans le contraste qu’offrait le calme du soir emplissant la campagne déserte et ces deux personnages qui fuyaient avec effarement sans être poursuivis. Ils avaient l’air de deux aliénés ; peut-être l’étaient-ils.

– Ça va ? dit Turnbull courtoisement. Pouvez-vous garder cette allure ?

– Très facilement, merci, répondit MacIan. La course ne me fait pas peur.

– Est-ce une qualité requise dans une famille de soldats ? demanda Turnbull.

– Sans aucun doute. La rapidité des mouvements est essentielle, dit MacIan, qui ignorait complètement la plaisanterie.

Turnbull eut un rire bref, et le silence retomba, le silence haletant des coureurs.

Ce fut MacIan qui parla le premier.

– Nous courons mieux que tous ces policiers. Ils sont trop gros. Pourquoi faites-vous vos policemen si gros ?

– Je n’ai jamais rien fait pour les engraisser, répliqua gaiement Turnbull, mais je me flatte de travailler pour le moment à les faite maigrir. Vous verrez qu’ils seront secs comme des harengs saurs quand ils nous auront pris. Ils ressembleront à votre ami le cardinal Manning.

– Mais ils ne nous prendront pas, dit MacIan toujours candide.

– Non, nous les battrons dans le grand art militaire de la fuite, reprit l’autre. Ils ne nous auront pas, à moins que...

MacIan tourna vers Turnbull son long visage interrogateur...

– À moins que ?...

Turnbull, devenu tout à coup silencieux, semblait écouter, sans arrêter sa course, comme un cheval qui dresse les oreilles.

– À moins que..., répéta l’Écossais.

– À moins qu’ils ne fassent... ce qu’ils ont fait. Écoutez.

MacIan, modérant son allure, se retourna. On entendait maintenant, très net, le bruit d’un galop de chevaux.

– La police montée est à nos trousses. C’est à croire que nous sommes une révolution.

– Et nous le sommes, dit MacIan avec calme. Que faut-il faire ? Courir sur eux avec nos épées ?

– Nous en viendrons peut-être là, répondit Turnbull, mais alors j’imagine que ce sera le dernier acte. Nous ferions mieux d’éviter l’aventure.

Ses yeux fouillèrent les buissons.

– Si nous pouvons nous cacher quelque part, nous échapperons à ces animaux. Faisons vite et en silence. Suivez-moi.

Et grimpant le talus qui bordait le sentier, ils franchirent non sans peine la haie, une épaisse muraille d’arbustes et de ronces.

– Voyez-vous, un peu plus loin, cette sorte de kiosque ? dit Turnbull. Voilà ce qu’il nous faut.

Un jardin abandonné s’ouvrait devant eux, déjà presque noyé dans l’ombre grandissante. Ils le traversèrent pour s’approcher de la cabane qu’avait aperçue, le premier, Turnbull : une sorte de hutte en bois, à moitié démolie, où quelques restes de décoration laissaient supposer qu’il y avait eu là un petit pavillon au milieu d’un jardin de plaisance.

– Cette cabane est tout à fait invisible de la route, dit Turnbull en y entrant. Nous pourrons nous y cacher cette nuit.

MacIan fixa son compagnon, pendant quelques instants, d’un air grave.

– Monsieur, dit-il, je dois vous dire quelque chose. Je dois...

– Chut ! fit Turnbull, la main levée. Taisez-vous.

Dans le silence qui se fit, tous deux entendirent le galop lointain des chevaux se rapprocher avec une rapidité inconcevable, et la cavalcade des policiers passa au-dessous d’eux, derrière la haie, dans une course folle et bruyante comme celle d’un train express.

– Je dois vous dire, reprit MacIan, les yeux toujours fixés sur son adversaire, que vous êtes un grand chef et qu’il est bon de partir en guerre avec vous.

Turnbull ne répondit rien, mais se tournant pour regarder par le treillis disloqué des petites fenêtres, il prononça :

– Ce qu’il faut d’abord, c’est manger et ensuite dormir.

Quand le dernier écho de la poursuite se fut perdu dans la campagne, Turnbull se mit à dépaqueter les provisions, tout à fait à l’aise, comme s’il préparait un pique-nique. Il venait de terminer son installation, avait disposé sur le sol une bouteille de vin, une boîte de saumon sur l’appui de la fenêtre, quand le silence impressionnant de cet endroit perdu fut tout à coup troublé. Trois coups violents frappés avec un bâton résonnèrent sur la porte.

Turnbull, qui ouvrait à ce moment la boîte de conserve, regarda, sans parler, son compagnon. MacIan ne disait rien, les lèvres serrées.

– Que diable cela peut-il être ? dit Turnbull.

– Qui sait ? fit l’autre. C’est peut-être Dieu.

Le bruit du bâton sur la porte de bois reprit avec insistance. C’était un son bizarre et qui ne ressemblait pas, si l’on y prenait attention, à celui que l’on fait en heurtant une porte pour que l’on vous laisse entrer. On eût dit que ce bruit était dû à la pointe même d’une canne venant frapper le panneau avec l’idée absurde d’y faire un trou.

Un éclair brutal passa dans les yeux de MacIan qui se leva, comme hébété, chancelant et la main tendue pour prendre une des épées.

– Battons-nous tout de suite, s’écria-t-il, c’est la fin du monde.

– Vous êtes malade, MacIan, répondit Turnbull. C’est quelqu’un qui s’amuse à faire le bélier. Laissez-moi ouvrir la porte.

Mais lui aussi prit son épée pour aller ouvrir.

Un moment, il s’arrêta, la main sur la poignée, puis, brusquement, il ouvrit. Le bout ferré d’une canne fut le premier objet qui s’offrit, pointé droit vers ses yeux, si bien qu’il dut l’écarter d’un geste rapide, avec son épée nue. La canne s’abaissa, et l’homme qui la tenait eut un brusque recul.

Contre le fond héraldique, pourpre et or, qui peignait derrière lui le soleil mourant, la silhouette de l’homme à la canne se profilait, noire et fantastique. C’était un petit homme avec deux longues mèches de cheveux frisés de chaque côté de la tête et que l’on eût prises pour deux cornes pointues. Il portait un nœud de cravate si énorme que les deux extrémités dépassaient la largeur de son cou, évoquant l’idée de deux ailes atrophiées. Sa longue canne de bambou s’agitait encore dans sa main, comme un fleuret, tendue vers la porte ouverte. Dans le saut brusque qu’il venait de faire, son grand chapeau de paille était tombé derrière lui.

– Pour répondre à votre suggestion, dit placidement Turnbull, je crois que celui-ci a plutôt l’air du Diable.

– Qui êtes-vous ? cria l’étranger d’une voix perçante, tout en brandissant son bâton dans un geste de défense.

– Voyons, dit Turnbull en regardant MacIan, et sur un ton ironique, qui sommes-nous ?

– Sortez ! hurla le petit homme.

– Certainement, dit Turnbull et il sortit, tenant son épée, suivi de MacIan.

Vu bien en face, aux dernières lueurs du couchant, l’homme étranger ressemblait un peu moins à un farfadet. Il portait un complet jaquette de couleur grise, très correct, et la cravate énorme, en papillon, était la seule note indiscutable d’afféterie. Au premier aspect, dans le cadre de la porte, sa taille avait pu paraître exiguë, mais, dans la lumière elle semblait moins anormale et donnait l’impression d’un homme solide et bien conformé. Sa chevelure d’un brun roux tombait nettement divisée en deux grandes masses bouclées, pareilles aux longues torsades que portent les femmes dans certains tableaux préraphaélites. Mais sous cet arrangement féminin de la chevelure, son visage se montrait d’une impudence insolite, tel celui d’un singe.

– Que faites-vous ici ? demanda-t-il de sa petite voix aiguë.

– Et vous ? dit MacIan avec cette gravité enfantine qui ne le quittait jamais. Qu’est-ce que vous faites ici ?

– Moi, répliqua l’homme indigné, je suis dans mon jardin.

– Oh ! fit MacIan, je vous demande pardon.

Turnbull, très calme, frisait sa moustache rousse, et l’étranger, portant ses yeux tour à tour sur chacun des deux hommes, semblait pétrifié par leur innocente assurance.

– Mais, puis-je vous demander, dit-il enfin, ce que diable vous faites dans mon pavillon ?

– Évidemment, dit MacIan. Nous allions nous battre.

– Vous battre ! répéta l’homme.

– Nous ferions mieux de raconter à ce gentleman toute notre affaire, suggéra Turnbull. Et, se tournant vers l’étranger, il lui dit avec fermeté.

– Désolé, monsieur, mais nous avons quelque chose à faire qui doit être fait. Et je vous dis tout de suite, pour éviter tout bavardage et toute perte de temps, que nous ne pouvons tolérer qu’on nous empêche d’agir. Nous allions justement prendre une légère collation quand vous nous avez interrompus.

Le petit homme eut l’air de vaguement comprendre et, se penchant, ramassa la bouteille de vin non entamée qu’il examina d’un œil curieux.

Turnbull continua :

– Cette collation n’était que le préambule d’un acte que vous trouverez, j’en ai peur, moins compréhensible, mais sur lequel Nous avons des idées bien arrêtées. Nous sommes forcés de nous battre en duel, par l’honneur et par une nécessité intellectuelle d’ordre intime. Je vous conseille donc, dans votre intérêt, de ne pas essayer de nous faire obstacle. Je connais toutes les choses excellentes et morales que vous tiendrez à nous dire. Je sais tout ce qu’exige essentiellement l’ordre social, j’ai écrit là-dessus toute ma vie de grands articles. Je sais tout ce que l’on peut dire sur ce qu’a de sacré la vie humaine ; j’ai fatigué tous mes amis à force d’en parler. Essayez de comprendre notre situation. Cet homme et moi sommes seuls dans le monde moderne à penser que Dieu est d’une importance essentielle. Je crois qu’Il n’existe pas, et c’est là d’où me vient, à moi, l’idée de son importance. Mais cet homme croit qu’Il existe et comme il y croit avec une parfaite assurance, il tient Dieu pour l’être le plus important qui soit. Or, nous désirons faire une grande démonstration, une solennelle affirmation... quelque chose qui mettra le monde en feu comme les premières persécutions des chrétiens. Si vous le voulez, nous tentons un mutuel martyre. Les journaux ont ameuté toutes les villes d’Angleterre contre nous. Scotland Yard a rempli de nos ennemis tous les postes de police. Nous voici donc pourchassés et conduits dans notre fuite jusqu’à ce sentier solitaire et prenant des Libertés chez vous, dans votre pavillon, afin de nous arranger pour...

– Arrêtez ! rugit le petit homme à la grande cravate. Sortez-moi de ma misère intellectuelle. Êtes-vous vraiment les deux nigauds dont parle la presse ? Êtes-vous ces deux hommes qui voulaient s’embrocher en plein tribunal ? Est-ce vous ? Est-ce vous ?

– Oui, dit MacIan, cela a commencé dans un tribunal.

Le petit homme lança la bouteille à vingt mètres de lui, comme une pierre.

– Venez chez moi, dit-il. J’ai mieux que cela. J’ai le meilleur Beaune que l’on puisse trouver à cinquante milles d’ici. Venez, vous êtes les hommes que je voulais voir.

Turnbull lui-même, malgré son impassibilité ordinaire, fut interloqué par cette hospitalité impétueuse et presque brutale.

– Mais... Monsieur..., commença-t-il.

– Allons ! Entrez ! hurla le petit homme qui dansait de joie. Je vous invite à dîner. Vous coucherez chez moi. Je vous donnerai une belle pelouse de gazon, des épées et des pistolets à votre goût. Voyons, espèces de toqués, puisque j’adore la bataille. Il n’y a que cela de bon sur la terre. J’ai parcouru de fond en comble tout ce satané pays pour voir des gens se couper la gorge et le sang couler. Ha ! Ha !

Et il se mit à pousser des pointes avec sa canne contre un arbre, si furieusement qu’il en perça l’écorce.

– Excusez-moi, dit MacIan, ouvrant de grands yeux comme un enfant étonné, excusez-moi, mais...

– Quoi ? dit le batailleur, brandissant son épée de bois.

– Je vous demande pardon, répéta MacIan, mais c’est avec cela que vous vous escrimiez contre la porte ?

Le petit homme, après un instant de surprise, répondit : « Oui », et Turnbull partit d’un grand éclat de rire.

– Venez ! cria l’hôte singulier qui mit sa canne sous son bras et prit ses jambes à son cou. Venez ! Sapristi, je vais vous voir tous les deux manger, puis l’un de vous mourir. Vraiment, il y a des dieux, je n’en doute plus... Ils vont me faire vivre un de mes rêves. Seigneur ! Un duel !

Il prit un sentier tortueux qui s’ouvrait près du petit jardin, et, toujours courant, il avait l’air, dans le crépuscule qui grandissait, de poursuivre un lièvre en fuite. Après bien des détours, le sentier parut renoncer à jouer au labyrinthe et vint s’arrêter au bas de deux ou trois marches devant la porte d’un cottage de dimensions réduites mais d’une minutieuse propreté. Rien ne le distinguait extérieurement d’autres cottages, sinon sa blancheur sinistre et une chose en dehors de toutes les coutumes et traditions de tous les cottages qu’il peut y avoir sous le soleil. Au milieu du petit jardin, parmi les giroflées et les soucis, se dressait, masse informe de pierre, une idole des mers du Sud. Et ce dieu sans regard, ce dieu étrange avait quelque chose d’hostile et d’impur parmi ces très innocentes fleurs d’Angleterre.

– Entrez ! s’écria l’homme. Entrez ! On est mieux ici que dehors.

Que ce home fût accueillant ou hostile, on y éprouvait du moins une surprise. Quand les deux duellistes franchirent la porte de ce cottage inoffensif et savamment blanchi, ils s’aperçurent que l’intérieur était tout entier tapissé d’or flamboyant. On aurait cru pénétrer dans une Chambre des Mille et une Nuits. La porte en se refermant sépara les deux hommes du reste de l’Angleterre et de toutes les énergies de l’Occident. Toute la décoration qui les entourait offrait un mélange subtil d’époques et de pays divers, mais tout était oriental. De cruels bas-reliefs assyriens couraient le long du mur de l’entrée, encadrés d’épées et de poignards turcs, et ces choses, séparées par des siècles et des civilisations mortes, sympathisaient quand même, s’harmonisaient dans leur inhumanité. La maison paraissait bâtie sur un plan compliqué où les chambres s’emboîtaient l’une dans l’autre, créant cette impression de songe qui appartient aussi aux contes arabes. La pièce la plus retirée de toutes ressemblait à l’intérieur d’un joyau. Le maître de ces richesses se laissa tomber sur une pile de coussins écarlates brodés d’or et frappa dans ses mains. Un nègre en robe blanche et coiffé d’un turban apparut tout à coup derrière eux et s’inclina.

– Selim, dit l’hôte, ces deux messieurs restent chez moi cette nuit. Apportez-leur à dîner et montez du meilleur vin. Selim, un de ces messieurs mourra probablement demain. Que tout soit parfait. Allez.

Le nègre salua et disparut.

Le lendemain matin, Evan MacIan sortit de très bonne heure dans le petit jardin. L’air était limpide et frais, le ciel argenté par l’aube naissante, mais le long visage de l’Écossais paraissait plus austère que jamais sous cette lumière froide, et ses paupières plus appesanties. Il portait une des épées. Turnbull, resté dans la maison, achevait un léger repas matinal, tout en chantonnant à mi-voix mais assez haut cependant pour qu’on pût l’entendre par la fenêtre ouverte. Une ou deux minutes après, il se leva et sortit, lui aussi, mâchonnant encore un toast, son épée sous le bras comme une badine.

Leur hôte excentrique s’était éclipsé, après un salut courtois, depuis environ vingt minutes. Ils l’imaginaient occupé à l’intérieur de la maison et attendaient son apparition tout en faisant les cent pas en silence, dans ce jardin empli de grandes fleurs, des fleurs de campagne, simples et fraîches, au milieu desquelles l’idole monstrueuse se dressait, abrupte, comme la proue d’un navire sur une mer aux flots rouges, blancs et or.

Ce fut donc avec un sursaut d’étonnement qu’ils s’aperçurent tout à coup que l’homme les avait précédés. Et leur surprise s’augmenta de le découvrir dans une étrange posture, à genoux devant l’idole de pierre, rigide et sans mouvement, comme un saint en extase. Mais une branche tombée craqua sous le pied de Turnbull, et l’homme se dressa d’un bond sur ses pieds.

– Je vous demande pardon, dit-il, le visage illuminé par un large sourire, mais un peu décontenancé cependant. Je suis très fâché... des prières familiales... une vieille coutume... Allons maintenant sur la pelouse.

Et, tournant derrière l’idole, il leur montra un espace libre, une pelouse gazonnée, qui s’étendait de l’autre côté.

– Voilà qui nous conviendra mieux, monsieur MacIan, dit-il. Puis il eut un geste vers la lourde figure de pierre dont on ne voyait plus que le dos tout à fait informe.

– Soyez sans crainte, ajouta-t-il, il peut nous voir encore.

MacIan tourna vers l’idole ses yeux bleus clignotants, encore embrumés par le sommeil ou l’insomnie, mais ses sourcils se froncèrent.

Le petit homme aux longs cheveux regardait, lui aussi, le dieu. Ses yeux étaient humides et brillants, et il frottait ses mains l’une contre l’autre.

– Savez-vous, dit-il, je crois qu’il nous voit encore mieux de ce côté-là. Je pense souvent que cette face informe est la vérité ; elle regarde, et on ne la voit pas. Ho ! ho ! oui, je crois qu’il est beau vu par derrière. Il a l’air plus cruel de ce côté-ci, n’est-ce pas ?

– Que diable cela peut-il être ? demanda Turnbull d’un air renfrogné.

– C’est la seule chose qui existe, répondit l’autre. C’est la Force.

– Oh ! dit Turnbull d’un ton sec.

– Oui, mes amis, fit le petit homme qui s’échauffait, et ses mains levées s’agitèrent, ce n’est pas le hasard qui vous a conduits dans ce jardin, c’est sûrement le caprice d’un vieux dieu, d’un dieu prospère et sans pitié. Peut-être est-ce sa volonté, car il aime le sang et sur cette pierre en face de lui des hommes ont été égorgés par centaines au milieu des orgies féroces des îles du Sud. Ici, dans ce maudit pays de lâches, on ne m’aurait pas permis de tuer des hommes sur son autel. Seulement des lapins et des chats quelquefois.

MacIan, au milieu du silence, eut un mouvement subit, comme inconscient, puis reprit sa pose rigide.

– Mais aujourd’hui, aujourd’hui, continua le petit homme sur un ton de plus en plus aigu, aujourd’hui son heure est venue. Aujourd’hui sa volonté se fait sur la terre comme au ciel. Des hommes saigneront à ses pieds aujourd’hui.

Et il se mordit l’index, pris d’une sorte de fièvre.

Les deux duellistes cependant ne bougeaient pas, semblables à deux figures de pierre, leur silence parut calmer un peu l’excentrique.

– Peut-être mon langage est-il un peu trop lyrique, dit-il avec une amicale brusquerie. Ma philosophie me conduit parfois jusqu’à l’extase, mais peut-être que de telles idées ne vous sont pas encore familières. Bornons-nous à l’essentiel. Vous êtes venus, messieurs, par un heureux hasard, chez le seul homme qui, en Angleterre, veuille favoriser et encourager votre projet pourtant si raisonnable. De la Cornouailles au cap Wrath, ce pays ne forme qu’un seul bloc horrible et compact d’humanitarisme. Vous trouverez des hommes qui défendront telle ou telle guerre dans un continent éloigné. Ils la défendront en se plaçant sur le terrain méprisable du commerce ou celui, plus méprisable encore, du bien social. Mais ne vous imaginez pas trouver un homme qui comprenne l’être fort prenant une épée et se débarrassant de son ennemi. Je me nomme Wimpey, Motrice Wimpey. Je suis fellow de Magdalen, mais j’ai dû renoncer à ce grade, ayant dans une conférence publique combattu le préjugé populaire dont sont victimes ces grands gentilshommes, les assassins de la Renaissance italienne. On m’avait souvent laissé, dans des dîners ou ailleurs, développer mes idées et l’on paraissait y prendre goût... Mais une conférence !... Voilà comme on est logique. Eh bien ! je vous le répète, c’est ici votre seul refuge, le temple de l’honneur. Ici vous pourrez revenir à ce terrible et simple arbitrage qui est l’unique force équilibrant le monde... une violence tranquille et permanente. Vae victis ! À bas les vaincus ! La victoire est le fait suprême. Carthage a été détruite ; on extermine les Peaux-Rouges, voilà l’unique certitude. Dans une heure, ce soleil qui nous éclaire brillera encore, ce gazon continuera de croître, et l’un de vous sera vaincu, l’un de vous sera vainqueur. Ce fait accompli, rien ne le changera. Héros, je vous donne l’hospitalité qui convient à des héros. Et je salue d’avance celui qui va survivre. Commencez !

Les deux hommes prirent leurs épées. Puis MacIan dit d’une voix ferme :

– Monsieur Turnbull, prêtez-moi un instant votre épée.

Turnbull, l’interrogeant du regard, lui tendit son arme. MacIan prit cette seconde épée dans la main gauche, et, d’un geste violent, l’envoya tomber aux pieds du petit M. Wimpey.

– En garde ! cria-t-il. À nous deux maintenant.

Wimpey fit un pas en arrière, et des mots entrecoupés jaillirent de ses lèvres.

– Ramassez cette épée et battez-vous avec moi, répéta MacIan et ses veux lançaient des éclairs.

Le petit homme se tourna vers Turnbull avec un geste qui implorait son intervention.

– Vraiment, Monsieur, commença-t-il, ce gentleman fait confusion.

– Ignoble lâche ! rugit Turnbull, donnant libre cours à sa colère. Battez-vous puisque vous aimez tant la bataille ! Battez-vous puisque vous aimez tant cette immonde philosophie ! Puisque vaincre est tout, allez, soyez vainqueur ! Si le faible doit succomber, acceptez de mourir ! Battez-vous, lâche ! Battez-vous ou, sinon, hors d’ici !

Il marcha sur Wimpey, les yeux flamboyants.

Wimpey recula de quelques pas en chancelant comme un homme ivre, mais il vit, tout à coup l’Écossais qui marchait sur lui les yeux dilatés par la fureur et brandissant son épée nue. Une terreur folle l’envahit ; il prit la fuite en poussant des cris.

– Poursuivons-le ! s’exclama Turnbull tandis que MacIan ramassait l’épée qu’il avait jetée à terre, poursuivons-le dans tout le pays, jusqu’à la mer. Hou ! hou !

Le petit homme se jeta comme un lapin au milieu des grands massifs de fleurs, suivi par les deux duellistes. Turnbull se lança derrière lui, avec un acharnement passionné, et crachant comme après un chat. Mais MacIan, qui allait prendre lui aussi sa course, s’arrêta un instant devant l’idole et sauta sur le piédestal. Pendant quelques secondes, il s’arc-bouta contre cette masse inerte. Celle-ci remua enfin et s’abattit avec un bruit sourd parmi les fleurs où elle disparut tout à fait. Puis MacIan en quelques bonds rejoignit la chasse.

La peur avait donné à l’ex-fellow de Magdalen une telle énergie qu’il avait réussi à sauter par-dessus la palissade de son jardin. Les deux poursuivants la franchirent à leur tour. Avec une hâte frénétique, Wimpey prit une longue ruelle, toujours suivi des deux hommes, jusqu’au moment où, par une brèche qui s’ouvrait dans la haie, il s’engagea dans une prairie très en pente qu’il traversa comme le vent. Tout en courant derrière lui, les deux Écossais faisaient entendre une sorte de joyeux mugissement et agitaient leurs épées. C’est ainsi qu’ils gravirent trois pentes escarpées, en descendirent quatre autres, et poursuivirent le philosophe envolé à travers une route, une lande pleine de hautes fougères, puis un bois, encore une autre route, jusqu’au bord d’une grande mare. Mais, quand Wimpey arriva devant cette mare, son allure était si folle qu’il ne put s’arrêter, fit quelques pas en chancelant et s’étala au beau milieu de l’eau fangeuse. L’adorateur de la force et de la victoire se releva tout ruisselant et pataugea désespérément, de l’eau jusqu’aux genoux, pour gagner la rive opposée où il se laissa choir. Turnbull s’était assis dans l’herbe, pris d’une crise de fou rire que rien ne semblait devoir arrêter. Une seconde après, les traits rigides de MacIan cédaient aux contorsions des grimaces les plus extraordinaires, et de sa bouche sortirent des sons inhumains. Il n’avait jamais pratiqué le rire, et cela lui faisait beaucoup de mal.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

LE VILLAGE DE GRASSLEY-IN-THE-HOLE

 

 

 

Vers une heure et demie, sous un ciel d’un bleu profond, Turnbull se leva du tapis d’herbe et de fougère où il s’était étendu, et le rire qui le tenait encore par intermittences finit dans une sorte de bâillement. « J’ai faim, dit-il tout à coup. Et vous ? »

– je ne m’en suis pas aperçu, répondit MacIan. Qu’allez-vous faire ?

– Il y a un village au bout de la route, passé l’étang. Je vois d’ici les murs blancs de quelques cottages et ce qui est sans doute un coin de l’église. Comme tout cela est gai ! Cela a l’air – je ne sais comment m’exprimer – si touchant. N’allez pas croire que je m’illusionne sur la vie arcadienne et l’innocence des villageois. Les hommes ici s’abrutissent de boisson, mais ils ne se grisent pas de paroles qui les changent en fous furieux. Ils tuent du gibier dans les bois, mais n’immolent pas des chats au dieu de la victoire. Ils ne font pas..., mais il s’arrêta tout à coup et cracha par terre.

– Excusez-moi, dit-il, c’est un acte symbolique. Il y a de ces goûts qu’il faut s’enlever de la bouche.

– Le goût de quoi ? demanda MacIan.

– Je n’en sais pas au juste le nom, répondit Turnbull. C’est peut-être celui des îles de la Mer du Sud ou bien de Magdalen College.

Il y eut une longue pause, puis MacIan, à son tour, se leva en s’étirant, mais ses yeux restaient rêveurs.

– Je sais ce que vous voulez dire, Turnbull, mais, ajouta-t-il, j’avais toujours pensé que vous autres vous acceptiez tout cela.

– Accepter quoi ?

– Faire ce qui vous plaît... l’individu... la Nature amie des plus forts... et tout ce que ce cafard nous a raconté.

Turnbull ouvrit de grands yeux où se lisait une surprise intense

– Voulez-vous dire, MacIan, prononça-t-il enfin, vous êtes-vous imaginé que nous, les libres penseurs, que Bradlaugh ou Holyoake, ou Ingersoll, nous croyons à cet immoral et dégoûtant mysticisme de la Nature. Au diable la Nature !

– Je l’avais supposé, dit MacIan très calme. C’est, il me semble, la conclusion logique de vos idées.

– Et vous prétendez, répliqua l’autre, que vous avez brisé nia vitre, que vous m’avez proposé un duel à mort, que vous avez garrotté un commerçant, fait la chasse à un gradé d’Oxford à travers cinq prairies... tout cela sous l’impression que je suis assez crétin pour croire à la Nature !

– Je le supposais, répéta MacIan avec son habituelle douceur, mais j’avoue savoir peu de chose de ce que vous croyez... ou ne croyez pas.

Turnbull pivota sur ses talons et prit la direction du village.

– Venez ! cria-t-il. Descendons là-bas. Allons au bouchon le plus décent et le plus proche. Ceci demande de la bière.

– Je ne vous comprends pas tout à fait, dit l’Écossais.

– Si, vous me comprenez, répondit Turnbull. Vous me suivrez dans l’arrière-boutique du cabaret. Je le répète, ceci demande de la bière. C’est une question que nous devons résoudre complètement avant d’aller plus loin. Savez-vous qu’une idée vient de me frapper, très simple et très forte. Ne renonçons pas une seconde à notre intention d’en finir, au moyen de nos deux lames d’acier, avec nos divergences. Mais ne pensez-vous pas qu’avec deux pintes de bière nous pouvons faire ce à quoi nous n’avons jamais pensé : préciser ce qui nous sépare.

– Cette pensée ne m’était jamais venue, répondit MacIan avec tranquillité. La suggestion est bonne.

Et ils descendirent d’un pas allègre le chemin qui conduisait au village de Grassley-in-the-Hole.

Grassley-in-the-Hole était une sorte de parallélogramme de constructions, traversé par deux voies qu’on aurait pu nommer grandes rues, si toutefois il avait été possible d’y voir des rues. L’une était plus élevée que l’autre, le parallélogramme étant, pour ainsi dire, posé de biais sur le flanc de la colline. La rue haute s’ornait d’un important public-bouse, d’une boutique de confiserie, d’un très petit public-house et d’un poteau indicateur absolument illisible. La route basse s’enorgueillissait d’un abreuvoir, d’un bureau de poste, d’un jardin privé que bornait une grande haie, d’un public-house microscopique et de deux cottages. Où demeuraient les gens qui faisaient vivre tous ces public-houses c’était, pour ce village comme pour tant d’autres villages anglais, une énigme insoluble et comique. L’église se trouvait un peu au-delà du village, dressant, d’un air décidé, au-dessus des toits, sa tour carrée en pierres grises.

Mais l’église même était loin d’être une institution aussi centrale et aussi solennelle que le grand public-bouse : « Aux Armes de Valencourt ». Cette enseigne rappelait le nom d’une famille illustre depuis longtemps déchue de sa splendeur et dont la maison ancestrale était occupée par l’inventeur d’un tire-botte hygiénique, mais le sentimentalisme insondable du peuple anglais s’obstinait à considérer l’Auberge, la maison des Valencourt et son occupant, comme faisant partie d’une même tradition vénérable et indestructible. Et dans l’auberge aux armes de Valencourt on se réjouissait avec solennité et décorum ; on y buvait la bière, comme il convient, avec respect. C’est dans la grande salle de ce lieu très respectable qu’on vit entrer deux étrangers. Ceux-ci se trouvèrent, comme toujours dans un hôtel de ce genre, non pas l’objet d’une curiosité inquiète ou d’un insolent interrogatoire, mais le point de mire de tous les yeux qui les toisèrent sans relâche avec une attention dévorante. Ils avaient d’amples vêtements qui descendaient jusqu’aux genoux, et chacun portait en dessous un objet long et mince ayant l’air d’une canne. L’un était grand et brun, l’autre petit et rouge de cheveux. Ils commandèrent chacun un pot de bière.

– MacIan, dit Turnbull en levant sa pinte, le fou qui voulait nous réconcilier nous a encouragés à nous battre. Il est tout naturel que le fou qui a voulu que nous nous battions nous rapproche amicalement. MacIan ! à votre santé !

Le crépuscule tombait déjà. Les paysans qui avaient fini de boire s’en allaient d’un pas lourd et traînant, les uns après les autres, criant de bruyants bonsoirs à un vieil ivrogne qui s’attardait, et MacIan et Turnbull n’avaient pas encore abordé la partie vraiment importante de leur discussion.

La physionomie de MacIan avait cette expression d’étonnement attristé qui lui était assez familière. « Il me faut donc admettre, dit-il, que vous ne croyez pas à la Nature ? »

– Vous pouvez l’entendre au sens le plus absolu, dit Turnbull. Je ne crois pas à la Nature, pas plus que je ne crois à Odin. La Nature est un mythe. Ce n’est pas seulement que je me qu’elle nous conduise. C’est que je ne crois pas à son existence.

– Son existence ! dit MacIan de sa voix monotone, en reposant sur la table sa pinte d’étain.

– Oui, très réellement, la Nature n’existe pas. Je veux dire que personne ne peut découvrir ce qu’eût été la nature originelle des choses si les choses n’étaient pas intervenues dans l’action de la Nature, au cas où celle-ci existe. Le premier bœuf sauvage a commencé par arracher l’herbe et s’en nourrir ; il est intervenu, lui aussi, dans l’action de la Nature, s’il en existe une. De même, continua Turnbull, l’être humain, quand il affirme sa domination sur la Nature, est tout aussi naturel que la chose qu’il détruit.

– Et de même, dit MacIan ayant l’air de parler dans un songe, le surhumain, le surnaturel est tout aussi naturel que la nature qu’il détruit.

Turnbull releva la tête de dessus son pot de bière, l’air furieux.

– Le surnaturel, bien entendu, dit-il, est une tout autre chose ; le cas du surnaturel est simple. Le surnaturel n’existe pas.

– C’est tout à fait exact, dit MacIan d’une voix plutôt morne. Vous avez dit la même chose du naturel. Si le naturel n’existe pas, le surnaturel évidemment ne peut pas exister. Et il étouffa un léger bâillement.

Turnbull répliqua, très vite, en rougissant un peu :

– Ce raisonnement est assez joli, je l’avoue, mais tout le monde sait qu’il existe une distinction entre les choses qui en réalité se produisent ordinairement et celles qui ne se produisent jamais. Ce qui est en contradiction avec les lois évidentes de la Nature...

– Qui n’existe pas, prononça MacIan d’un ton endormi.

Turnbull donna un coup de poing sur la table.

– Dieu du ciel ! cria-t-il...

– Qui n’existe pas, murmura MacIan.

– Dieu du ciel ! tonna Turnbull sans vouloir entendre l’interruption. Osez-vous prétendre, vous qui êtes assis là devant moi, que vous ne reconnaissez pas, comme tout le monde d’ailleurs, la différence entre un évènement naturel et un évènement surnaturel... si toutefois celui-ci pouvait exister ? Si je m’envolais au plafond...

–Vous vous feriez une fameuse bosse à la tête, s’écria MacIan se redressant tout à coup. On ne peut pas parler de cela sous un plafond. Sortons ! sortons et montons au ciel !

Il ouvrit brusquement la porte sur l’abîme bleu du soir, et tous deux s’y plongèrent ; il faisait tout à coup étrangement froid.

– Turnbull, dit MacIan, vous avez dit des choses si vraies et d’autres si fausses que j’ai besoin de parler et j’essaierai de le faire de telle sorte que vous compreniez. Car pour le moment vous ne comprenez pas du tout. Il semble bien que nous employions les mêmes mots pour exprimer des choses différentes.

Il garda le silence pendant une seconde ou deux, puis il reprit :

– Il y a quelques instants je vous ai pris dans une véritable contradiction. Logiquement j’avais raison, mais votre contradiction même m’a montré que je me trompais. Oui, il y a une réelle différence entre le naturel et le surnaturel. Si vous vous envoliez dans ce ciel bleu, je penserais que vous êtes mû par Dieu ou par le diable. Mais si vous voulez savoir ce que je pense réellement... il faut que je m’explique. Il s’arrêta de nouveau, enfonçant d’un air distrait la pointe de son épée dans la terre, puis continua : « Je suis né, j’ai été élevé et instruit dans un univers complet. Le surnaturel n’était pas naturel, mais il était parfaitement raisonnable. Bien plus, le surnaturel pour moi est plus raisonnable que le naturel, car c’est un message direct qui nous vient de Dieu et Dieu est la raison. On m’a enseigné qu’il y a des choses naturelles et d’autres qui sont divines. Mais là est la grande difficulté, Turnbull. La grande difficulté c’est que, d’après ce qui me fut enseigné, vous êtes divin. »

– Moi ! divin ? fit Turnbull féroce. Que voulez-vous dire ?

– C’est là justement la difficulté, continua pensivement MacIan. On m’a appris qu’il y avait une différence entre l’herbe et la volonté d’un homme ; et la différence c’est que la volonté d’un homme est extraordinaire et divine. Le libre arbitre d’un homme, ai-je appris, est surnaturel.

– Des blagues ! dit Turnbull.

– Oh ! dit patiemment MacIan. Alors si le libre arbitre d’un homme n’est pas surnaturel, pourquoi vos matérialistes prétendent-ils qu’il n’existe pas ?

Turnbull garda un moment le silence. Puis il ouvrit la bouche pour parler, mais MacIan continua de la même voix ferme et les yeux attristés :

– Donc, c’est là ce que je ressens : voici la grande création divine à laquelle on m’a enseigné de croire. Je puis comprendre que vous n’y croyiez pas, mais pourquoi cette incroyance ne s’applique-t-elle qu’à une partie de cette création ? Pour moi c’est une chose unique. Dieu a l’autorité parce qu’il est Dieu. L’homme a l’autorité parce qu’il est homme. Vous ne pouvez pas prouver que Dieu est meilleur que l’homme ; vous ne pouvez pas prouver davantage que l’homme est meilleur que le cheval. Pourquoi permettez-vous une chose qui se fait continuellement, pourquoi sellez-vous un cheval ?

– Il est des penseurs modernes qui n’approuvent pas cela, dit Turnbull d’un ton irrésolu.

– Je sais, répondit MacIan l’air farouche. Cet homme qui parlait de l’amour, par exemple.

Turnbull grimaça un sourire, puis il dit : « Nous avons l’air de ne parler que par abréviations, mais je ne dis pas que je ne vous comprends pas. Ce que vous voulez dire, c’est que vous avez appris tout ce qui concerne vos saints et vos anges, de même que tout ce qui concerne la morale ordinaire, des mêmes gens et de la même façon. Et vous voulez dire que si l’on contesté l’un, on peut contester l’autre. Soit, admettons cela pour le moment. Mais laissez-moi à mon tour vous poser une question. Est-ce que votre système, celui que vous avez absorbé tout entier, ne contient pas toutes les sortes de choses qui n’étaient que locales, le respect pour le chef de votre clan, les revenants du village, les haines de famille et autres choses ? N’avez-vous pas admis tout cela conjointement avec votre théologie ? »

MacIan fixait la route obscure du village le long de laquelle le dernier buveur sorti de l’auberge s’en allait d’un pas traînant.

– Ce que vous dites n’est pas déraisonnable, fit-il, mais ce n’est pas tout à fait vrai. La distinction entre le chef et nous existait mais elle n’a jamais eu quoi que ce soit d’analogue à la distinction qui existe entre l’humain et le divin ou entre l’humain et l’animal. Elle ressemblait davantage à celle qui existe entre un animal et un autre. Mais...

– Eh bien ? dit Turnbull.

MacIan se taisait.

– Allez, répéta Turnbull, qu’est-ce qui vous prend ? Qu’est-ce que vous regardez comme cela ?

– Je regarde, dit enfin MacIan, celui qui nous jugera tous les deux.

– Ah oui, fit Turnbull, d’un air las, vous voulez sans doute parler de Dieu.

– Non, répondit MacIan en secouant la tête, c’est de celui-là que je parle.

Et il montrait du doigt le rustre à moitié ivre qui s’en allait en titubant sur la route.

– De qui parlez-vous ? demanda l’athée.

– De cet homme, répéta MacIan avec force. Il sort dès l’aube ; il pioche ou il laboure son champ. Puis il rentre et boit de la bière, et puis il chante. Toutes vos philosophies et tous vos systèmes politiques sont jeunes à côté de lui. Vos cathédrales chenues, oui, même l’Église éternelle sur la terre, sont nouvelles à côté de lui. Devant lui les dieux les plus vermoulus du British Museum sont des faits récents. C’est lui qui à la fin nous jugera tous.

Et MacIan, cédant à une vague excitation, accéléra tout à coup son allure.

– Qu’est-ce que vous allez faire ?

– Je vais lui demander, s’écria MacIan, qui de nous deux a raison.

Turnbull éclata de rire.

– Demander à cet ivrogne, à ce mangeur de raves..., commença-t-il...

– Oui... lequel de nous deux a raison, cria MacIan d’un ton véhément. Oh ! vous vous servez de mots qui n’en finissent pas et moi aussi ; et je dis que chaque homme est l’image de Dieu, et vous dites que chaque homme est un citoyen suffisamment éclairé pour exercer le pouvoir. Mais si chaque homme est le symbole de Dieu, voici Dieu. Si chaque homme est un citoyen éclairé, voici votre citoyen éclairé. Le premier homme que l’on rencontre est toujours un homme, empoignons celui-ci.

Et le long et maigre Écossais, faisant des pas gigantesques, partit comme un ouragan dans le crépuscule, tandis que Turnbull trottait derrière lui, riant et grommelant.

La piste du rustre était facile à suivre, même dans l’obscurité grandissante, car il égayait d’une chanson sa marche indécise. C’était un poème interminable, commençant par un certain roi Guillaume qui, semblait-il, habitait Londres et qui au second couplet disparaissait de façon brusque. Le reste avait trait presque uniquement à la bière, et la chanson s’encombrait de détails d’une topographie locale tout à fait incompréhensible. Le pas du chanteur n’avait rien de très rapide ni d’exceptionnellement assuré, et les deux hommes l’eurent bientôt rejoint.

C’était un homme mûr ou plutôt d’un âge indécis, avec des cheveux gris clairsemés et un visage maigre et coloré, mais offrant une de ces curieuses physionomies paysannes où tous les traits ont l’air indépendants de l’ensemble, le nez rouge et saillant, comme rapporté, les yeux bleus hors de la tête, pareils à des signaux.

Il les salua avec cette politesse compliquée qu’ont les hommes légèrement ivres. MacIan, tout vibrant d’une de ses décisions silencieuses et violentes, posa la question sans délai. Il expliqua la position philosophique en mots aussi courts et aussi simples que possible. Mais le singulier bonhomme parut se soucier très peu des mots courts et montra une attirance farouche vers un ou deux des mots les plus compliqués.

– Des athées, répéta-t-il avec un extraordinaire mépris, des athées ! J’les connais. Des athées ! Ne m’parlez pas d’ça.

Les raisons de son dédain paraissaient un peu obscures et confuses, mais elles étaient évidemment suffisantes. MacIan encouragé reprit

– Vous pensez comme moi, j’espère ; vous pensez qu’un homme doit être en rapport avec l’Église, avec ses frères chrétiens...

Le bonhomme tendit son bâton d’une main tremblante dans la direction d’une colline éloignée.

– V’là l’église, dit-il d’une voix pâteuse, la vieille église de Grassley, démolie au temps du vieux châtelain et...

– Je veux dire, expliqua laborieusement MacIan, que vous pensez qu’il doit y avoir une religion type, un prêtre...

– Des prêtres ! dit le bonhomme tout à coup en colère. Des prêtres ! J’les connais. Qu’est-ce qu’ils veulent en Angleterre ? V’là c que j dis. Qu’est-ce qu’ils veulent en Angleterre ?

– C’est vous qu’ils veulent, dit MacIan.

– Oui, oui, dit Turnbull, et moi aussi, mais ils ne nous auront pas. MacIan, votre recours à l’innocence primitive ne semble pas couronné de succès. Laissez-moi essayer. Ce que vous voulez, mon ami, c’est d’exercer vos droits. Vous ne voulez ni prêtres, ni Église. Le vote, le droit de parler, c’est ce que vous...

– Qu’est-ce qui dit qu’ j’ai pas l’ droit d’ parler ? proféra le bonhomme, se retournant vers Turnbull comme saisi d’une fureur irraisonnée. J’ai l’ droit d’ parler. J’ suis un homme, moi. J’ai pas besoin d’ voter ni d’ prêtres. J’ dis qu’un homme est un homme. V’là c’ que j’ dis. Si un homme est pas un homme, qu’est-ce qu’il est ? Quand j’ vois un homme, j’ dis qu’ c’est un homme.

– C’est cela, dit Turnbull, un citoyen.

– J’ dis qu’ c’est un homme, reprit furieusement le rustre en frappant le sol avec son bâton. C’est pas une ville ou aut’ chose. C’est un homme.

– Vous avez parfaitement raison, dit tout à coup MacIan d’une voix nette et tranchante ; vous vous tenez fermement attaché à une chose que tout l’univers essaye aujourd’hui d’oublier.

– Bonsoir !

Et le vieux paysan s’en alla, chantant d’une voix rauque dans la nuit.

– Un fameux type ! dit Turnbull. Il m’a l’air d’être incapable de comprendre tout ce qui dépasse ce fait qu’un homme est un homme.

– Quelqu’un a-t-il jamais compris autre chose ? demanda MacIan.

Turnbull le regarda curieusement. « Est-ce que vous devenez agnostique ? » demanda-t-il.

– Oh ! vous ne comprenez pas ! s’écria MacIan. Nous, catholiques, nous sommes tous agnostiques ; nous seuls avons été assez loin pour comprendre qu’un homme est un homme, mais vos Ibsen, vos Zola, vos Shaw et vos Tolstoï n’ont pas même été jusque-là.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

UN INTERMÈDE

 

 

 

Le matin se levait, baignant d’une lumière argentée et froide la plaine grise au moment où Turnbull et MacIan débouchaient d’un petit bois aux arbres rabougris, devant cette étendue désolée et vide. Ils avaient marché toute la nuit.

Ils avaient aussi parlé toute la nuit et si le sujet de leur entretien n’avait pas été inépuisable, ils l’auraient épuisé. Leur longue et changeante discussion les avait menés par des coins et des paysages également changeants. Ils avaient discuté Haeckel sur des collines si hautes et si escarpées que, malgré le froid de la nuit, on eût dit qu’ils allaient se brûler aux étoiles. Ils avaient ressassé des explications contradictoires sur la Saint-Barthélemy en marchant au milieu de petites venelles que bordaient comme un mur d’or des épis levés. Ils avaient parlé de M. Kensit sous l’hallucinante et monotone obscurité des pins. Et ce fut là la fin d’un long discours de MacIan, défendant passionnément les exploits dans le domaine pratique et la prospérité solide de la tradition catholique qu’ils débouchèrent dans la plaine.

MacIan avait beaucoup appris et pensé davantage depuis qu’il avait quitté les collines brumeuses d’Arisaig. Il avait rencontré bien des personnages représentatifs en des circonstances âprement symboliques. De plus, il avait respiré l’atmosphère vraiment moderne, par le seul fait de la présence de Turnbull et en l’écoutant, comme cela se passe toujours quand on entre en contact avec un homme d’une grande activité mentale. Il voyait enfin sur quelles bases s’appuie la masse du monde moderne pour combattre sa foi et il se jetait à la réplique avec une chaude jouissance intellectuelle.

– Je commence à comprendre un ou deux de vos dogmes, monsieur Turnbull, avait-il dit énergiquement, alors qu’ils gravissaient avec peine une colline boisée. Et je m’inscris en faux contre chacun de ces dogmes à mesure que je les comprends. Celui-ci, par exemple : vous prétendez que vos hérétiques et vos sceptiques ont aidé le monde à marcher de l’avant et tenu bien haut le flambeau du progrès. Je le nie. Rien n’est plus évident, d’après la véritable histoire, que chacun de vos hérétiques a bâti un cosmos de son invention et que l’hérétique venu après lui a pulvérisé ce cosmos. Qui donc aujourd’hui sait exactement ce qu’enseigna Nestorius ? Qui s’en soucie ? Nous ne sommes, sur ce sujet, certains que de deux choses. La première est que Nestorius, en tant qu’hérétique, eut une doctrine tout à fait opposée à celle d’Arius, l’hérétique qui le précéda, et sans aucun intérêt pour James Turnbull, l’hérétique venu après lui. Je vous défie de revenir aux libres-penseurs du passé et de trouver un asile auprès d’eux. Je vous défie de lire Godwin ou Shelley ou les déistes du XVIIIe siècle ou les humanistes adorateurs de la nature, à l’époque de la Renaissance, sans découvrir que votre pensée est éloignée de la leur deux fois plus qu’elle ne diffère de celle du pape. Vous êtes un sceptique du XIXe siècle et ne cessez de me répéter que j’ignore la cruauté de la nature. Au XVIIIe siècle, vous m’auriez reproché d’ignorer sa bonté et sa bienveillance. Vous êtes athée et vous glorifiez les déistes du XVIIIe. Lisez-les au lieu d’en faire l’éloge et vous découvrirez que leur univers ne subsiste ou n’est détruit que par l’idée de divinité. Vous êtes matérialiste et vous tenez Bruno pour un héros de la science. Voyez ce qu’il a dit et vous le prendrez pour un aliéné mystique. Non, le grand libre-penseur, quelles que soient son habileté et sa bonne foi, ne détruit pas pratiquement le Christianisme. Ce qu’il détruit, c’est le libre-penseur venu avant lui. La libre-pensée peut être suggestive, elle peut être excitante, posséder autant qu’il vous plaira ces mérites qui viennent de la vivacité et de la variété. Mais il est une qualité que la libre-pensée ne peut jamais revendiquer... la libre-pensée ne peut jamais être un élément de progrès. Elle ne le peut pas, parce qu’elle n’accepte rien du passé ; elle recommence chaque fois au commencement, et, chaque fois, s’en va dans une direction nouvelle. Tous les philosophes rationalistes sont partis sur des routes différentes, si bien qu’il est impossible de dire lequel a été le plus loin. Qui peut discuter sur le point de savoir si Emerson fut optimiste à un degré supérieur au degré où Schopenhauer fut pessimiste ? C’est comme si l’on demandait si ce blé est aussi jaune que cette colline est escarpée. Non, il n’y a que deux choses qui progressent réellement, et toutes les deux acceptent des accumulations d’autorité. On peut progresser en haut ou en bas ; on peut croître régulièrement dans le sens du mieux ou du pire, mais deux choses ont eu une croissance régulière dans un domaine bien déterminé et ont avancé régulièrement dans une certaine direction bien précise, et ce sont elles seules, il me semble, qui peuvent progresser. La première est la science strictement physique. La seconde est l’Église catholique.

– La science physique et l’Église catholique ! fit Turnbull d’un ton sarcastique, et sans doute que la première doit beaucoup à la seconde.

– Si vous insistez sur ce point, je puis vous répondre que la chose est très probable, répondit MacIan avec calme. Je songe souvent que vos généralisations historiques reposent fréquemment sur des exemples discutables ; je ne serais pas surpris que vos vagues notions d’une Église persécutant la science soient une généralisation d’après Galilée. Je ne serais pas du tout surpris si, faisant le recensement des recherches et des découvertes scientifiques depuis la chute de Rome, vous trouviez qu’un très grand nombre d’entre elles sont dues à des moines. Mais c’est un sujet sans rapport avec ce qui m’occupe en ce moment. Je dis que si vous voulez un exemple d’une chose ayant progressé dans le monde matériel, par des additions constantes ne détruisant rien de ce qui a précédé, alors je dis qu’il n’en est qu’une. Et c’est Nous.

– Avec cette différence énorme, répondit Turnbull, que, si compliqués que soient les calculs de la science physique, leur résultat précis peut se vérifier. En admettant qu’il eût fallu des millions de livres que je n’ai jamais lus et des millions d’hommes dont je n’ai jamais entendu parler pour découvrir la lumière électrique, il n’en est pas moins vrai que je puis voir cette lumière. Mais je ne puis pas voir la vertu suprême qui résulte de toutes vos théologies et de tous vos sacrements.

– La vertu catholique est souvent invisible, répliqua MacIan, parce qu’elle est la vertu normale. Le Christianisme est toujours démodé parce qu’il est toujours sain, et toutes les modes sont des insanités. Quand l’Italie a la folie de l’art, l’Église semble trop puritaine ; quand l’Angleterre a la folie du puritanisme, l’Église passe pour trop artiste. Quand vous vous disputez avec nous, vous nous classez avec la royauté et le despotisme ; mais notre première querelle est née parce que nous n’avons pas voulu subir le despotisme divin d’Henri VIII. L’Église semble toujours en arrière de son temps quand, en réalité, elle est au-delà ; elle attend que la dernière marotte ait vu son dernier été. Elle tient la clef d’une vertu permanente.

– Oh ! j’ai déjà entendu tout cela, fit Turnbull avec une gaieté méprisante. J’ai entendu dire que le Christianisme a la clef de la vertu et que si vous lisez Tom Paine vous vous couperez la gorge à Monte-Carlo. C’est tellement stupide que je ne m’en émeus pas. Vous dites que le Christianisme est le soutien des mœurs mais que faites-vous de cette affirmation dans la pratique ? Quand un médecin vous soigne et qu’il peut vous empoisonner avec une pincée de poudre, demandez-vous s’il est chrétien ? Vous demandez s’il est gentleman, s’il a des diplômes, rien d’autre. Quand un soldat s’enrôle pour défendre son pays, demandez-vous s’il est chrétien ? Il est plus probable que vous vous inquiétez de savoir s’il est champion d’Oxford ou de Cambridge pour le yachting. Si vous tenez votre croyance pour essentielle aux mœurs, pourquoi ne la prenez-vous pas comme critérium de ces mœurs ?

– Nous l’avons fait autrefois, dit en souriant MacIan, et vous nous avez dit que nous imposions par la force une foi qui n’était pas démontrée. Il est plutôt pénible d’avoir tout d’abord entendu dire que notre croyance devait être fausse parce que nous usions de preuves et d’entendre aujourd’hui le reproche de ne pas nous en servir. Mais je remarque que les arguments les plus antichrétiens sont aussi peu conséquents.

– Voilà une réponse tout à fait dans le style d’une conférence contradictoire, répondit Turnbull, jovial, mais la question demeure : Pourquoi vos rapports ne se restreignent-ils pas aux chrétiens, si les chrétiens sont les seuls hommes vraiment moraux ?

– Qui a jamais dit de telles folies ? demanda MacIan avec dédain. Supposez-vous que l’Église catholique ait jamais prétendu que les chrétiens étaient les seuls à suivre la morale ? Quoi, les catholiques du catholique moyen âge ont parlé de tous les païens vertueux jusqu’à en fatiguer l’humanité. Non, si vous voulez vraiment savoir ce que nous entendons quand nous disons que le Christianisme a une puissance particulière de vertu, je vais vous le dire. L’Église est la seule chose sur la terre qui puisse perpétuer un type de vertu et en faire quelque chose de plus qu’une mode. C’est tellement évident et si parfaitement historique que je ne puis imaginer que vous le niiez jamais. Vous ne pouvez nier qu’il est parfaitement possible que, demain matin, en Irlande ou en Italie, puisse paraître un homme non seulement aussi bon, mais bon exactement de la même façon que saint François d’Assise. Très bien, prenons maintenant d’autres types de vertu humaine ; beaucoup sont splendides. Le gentilhomme anglais du temps d’Élisabeth était chevaleresque et idéaliste. Mais pouvez-vous vous arrêter ici dans cette prairie et être un gentilhomme anglais du temps d’Élisabeth ? L’austère républicain du XVIIIe siècle avec son patriotisme rigide et sa vie simple fut un beau type d’homme. Mais l’avez-vous jamais rencontré ? Avez-vous jamais vu un républicain austère ? Un siècle seulement a passé, et ce volcan de vérité et de courage révolutionnaires est aussi glacé que les montagnes de la lune. Et il en est ainsi et il en sera ainsi des notions éthiques qui bourdonnent dans Fleet Street au moment où je parle. Quelles phrases seraient aujourd’hui inspiratrices pour un employé ou un ouvrier de Londres ? Peut-être celles-ci : qu’il est fils de cet empire britannique où le soleil ne se couche jamais, qu’il est un soutien de ses Trade Unions, un prolétaire conscient ou autre chose dans ce genre, peut-être simplement qu’il est un gentleman quand évidemment il ne l’est pas. Ces noms et ces notions sont tous honorables, mais combien de temps dureront-ils ? Les empires s’écroulent ; les conditions industrielles changent. Qu’est-ce qui restera ? Je vais vous le dire. Ce qui restera c’est le Saint catholique.

– Et supposez que je ne l’aime pas, dit Turnbull.

– D’après ma théorie, la question est plutôt de savoir s’il vous aime, ou, plus probablement, s’il a jamais entendu parler de vous. Je veux bien admettre que votre question soit raisonnable. Vous avez le droit, si vous parlez en homme ordinaire, de demander si vous aimerez le saint. Mais, comme homme ordinaire, vous l’aimez. Vous vous réjouissez de son existence. Si vous le détestez, ce n’est pas parce que vous êtes un brave homme ordinaire, mais parce que vous êtes (pardonnez-moi l’expression) un monsieur de Fleet Street, un esprit sophistiqué. C’est justement ce qu’il y a de drôle. La race humaine a toujours admiré les vertus catholiques, bien qu’elle les pratique peu, et, chose assez étrange, les vertus les plus admirées par elle sont celles que le monde moderne discute le plus âprement. Vous vous plaignez que le Catholicisme dresse un idéal de virginité. Les Grecs d’Athènes, les Romains, avec les vestales, ont dressé un idéal de virginité. Quel est donc le vrai sujet de votre querelle avec le Catholicisme ? Ce ne peut être, ce n’est pas autre chose que ceci : le Catholicisme a réalisé un idéal de virginité ; cet idéal n’est plus simplement un sujet de poésie nébuleuse. Mais si vous, et quelques hommes fiévreux, en chapeaux haut de forme, flânant dans les rues de Londres, choisissez de différer quant à l’idéal lui-même, non seulement de l’Église, mais du Parthénon, dont le nom signifie virginité, de l’empire romain qui sortit d’un feu vierge, de toutes les légendes et traditions de l’Europe, du lion qui ne touchait pas aux vierges, de la licorne qui leur obéissait, – ces deux fauves qui, conjugués, sont les supports héraldiques de notre écusson national, – de vos poètes, les plus vivants et les plus passionnés, de Massinger qui écrivit la Vierge martyre, de Shakespeare qui écrivit Mesure pour mesure, si vous, les hommes de Fleet Street, différez de toute cette expérience humaine, est-ce que cette idée ne vous frappe pas, que c’est peut-être Fleet Street qui a tort ?

– Non, répondit Turnbull, je crois avoir l’esprit assez large pour concevoir et discuter cette idée, mais l’ayant examinée, je crois que Fleet Street a raison... oui, même si le Parthénon a tort. Je crois qu’à mesure que le monde marche, de nouvelles atmosphères psychologiques se créent et qu’il est possible d’y découvrir des délicatesses et des combinaisons qu’on aurait, à d’autres époques, représentées par un symbole plus grossier. Tout homme sent le besoin d’un élément de pureté dans la sexualité ; peut-être ne peut-on représenter cette pureté que par l’absence de sexualité. Vous ririez si je suggérais cette pensée que nous avons créé dans Fleet Street une atmosphère où un homme peut être aussi passionné que sire Lancelot et aussi pur que Galahad. Mais, après tout, nous avons dans le monde moderne créé plus d’une atmosphère de cette nature. Nous avons, par exemple, une façon d’apprécier l’enfance, neuve et imaginative.

– C’est tout à fait vrai, répliqua MacIan avec un singulier sourire. C’est ce qu’a tout à fait mis en lumière un des plus brillants parmi vos jeunes auteurs quand il a dit : « Si vous ne devenez comme des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. » Mais vous avez tout à fait raison : il y a un culte moderne de l’enfance, et, je vous le demande, qu’est-ce que ce culte ? Qu’est-ce, au nom de tous les anges et de tous les démons, sinon le culte de la virginité ? Qui songerait à vénérer une chose uniquement parce qu’elle est petite et n’est pas mûre ? Non, vous avez essayé d’échapper à un idéal et celui que vous montrez comme le but vers lequel vous tendez, c’est l’idéal unique qui se dresse encore devant vous. Ai-je tort quand je dis que tout cela est éternel ?

Ce fut au moment où ces derniers mots venaient d’être prononcés qu’ils arrivèrent en vue des grandes plaines. Ils marchèrent quelques instants en silence, puis Turnbull prononça tout à coup : « Mais je ne puis pas croire à cet idéal. » MacIan ne répondit rien à cette exclamation ; peut-être ne peut-on rien y répondre. Et, ce jour-là, c’est à peine s’ils prononcèrent un seul mot.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

LA DAME ÉTRANGE

 

 

 

La lune s’était levée, large et brillante, sur ces plaines que sa clarté semblait niveler et rendre plus vastes, les changeant, on eût dit, en un lac de lumière bleue. Les deux compagnons cheminèrent silencieusement, pendant une demi-heure, à travers cette plaine illuminée. Tout à coup, MacIan s’arrêta et planta la pointe de son épée dans le sol comme on pose un piquet de tente pour la nuit. Et laissant ainsi son arme fichée en terre, il prit son crâne aux cheveux noirs dans l’étau de ses larges mains comme c’était son habitude quand il voulait activer la marche de ses pensées. Puis ses bras retombèrent et il parla.

– Je suis sûr que vous avez la même pensée que moi, dit-il. Combien de temps allons-nous encore jouer à ce jeu de bascule ?

L’autre ne répondit pas, mais son silence eut tout l’air d’un assentiment. Ni l’un ni l’autre ne remarqua que tous deux s’étaient instinctivement immobilisés devant le signe de l’épée plantée dans le sol, et MacIan continua sur un ton paisible :

– Il est difficile de deviner ce que Dieu veut dans cette affaire. Mais il veut une solution... ou l’autre, ou toutes les deux. Chaque fois que nous essayons de nous battre, quelque chose nous arrête. Chaque fois que nous tentons une réconciliation, un obstacle se présente. Au cours de toutes nos aventures, nous n’avons jamais eu le temps d’être amis ou ennemis. Toujours quelque chose a. surgi comme un voleur surgit d’un buisson.

Turnbull hocha gravement la tête. Il jeta un regard circulaire sur l’énorme plaine s’en allant vers l’horizon barré par le ruban brillant d’une grande route.

– Personne ici, en tout cas, ne bondira sur nous, dit-il.

– C’est ce que je veux dire, fit MacIan, et ses yeux fixèrent la lourde poignée de son épée qui sous le vent léger se balançait sur sa lame comme un énorme chardon sur sa tige. C’est ce que je veux dire ; ici nous sommes tout à fait seuls. Je n’ai pas entendu un sabot de cheval, un bruit de pas ou le sifflet d’un train depuis plusieurs milles. Si bien que je crois que nous pouvons nous arrêter et demander un miracle.

– Oh ! croyez-vous ? dit l’athée avec une grimace dégoûtée.

– Je vous demande pardon, fit MacIan avec douceur. J’oubliais vos préjugés. Il regarda son épée oscillant sous le vent, abîmé dans une sorte de méditation attristée, puis il reprit : « Ce que je veux dire, c’est que nous pouvons savoir enfin, ici même, s’il y a réellement un sort ou un ordre contre notre entreprise. Je m’engage de mon côté, comme Elie, à accepter une épreuve du ciel. Turnbull, tirons nos épées sous ce clair de lune et dans cette solitude monstrueuse. Et si quelque chose nous interrompt, – que ce soit la foudre tombant sur nos épées ou un lièvre se jetant dans nos jambes – je prendrai cela comme un signe venant de Dieu et nous nous serrerons les mains pour toujours. »

La bouche de Turnbull se crispa de colère sous sa moustache rouge. « J’attendrai, dit-il, des signes de Dieu quand j’en aurai de son existence, mais Dieu – ou le Destin – défend qu’un homme de culture scientifique refuse n’importe quelle expérience. »

– Très bien alors, dit MacIan d’un ton bref, nous sommes plus tranquilles ici que partout ailleurs ; battons-nous. Et il arracha son épée de la terre.

Turnbull le regarda pendant une seconde et demie avec un visage énigmatique, presque noir contre le clair de la lune, puis sa main se porta brusquement vers sa hanche et il tira son épée.

Comme tous les vieux joueurs d’échecs ouvrent chaque partie par des coups classiques, ils commencèrent par une botte et une parade orthodoxes, sans résultat, mais dans l’âme de MacIan s’amassait une sorte de tempête et il attaqua si sauvagement à une ou deux reprises qu’il faillit surprendre son adversaire et le rendit furieux. Turnbull serra les dents, rappela son sang-froid et, prêt pour la troisième attaque et la pire, allait presque embrocher son adversaire quand un cri perçant retentit derrière lui.

Turnbull devait être plus superstitieux qu’il ne le croyait, car il s’arrêta net dans son élan, MacIan l’était effrontément car il laissa tomber son épée. Après tout, il avait défié l’univers de lui envoyer une interruption, et cet appel, quel qu’il fût, en était une. Un instant après, le cri perçant se fit entendre de nouveau. Cette fois il était certain que ce cri venait d’un gosier humain et que ce gosier était celui d’une femme. MacIan s’était dressé, ouvrant tout grands ses yeux bleus, d’un bleu qu’exaltait le noir de sa chevelure : « C’est la voix de Dieu », répéta-t-il à plusieurs reprises.

– Dieu n’a pas beaucoup de voix, dit Turnbull qui ne manquait jamais de railler à bon compte. Ce qui est certain, MacIan, c’est que ce n’est pas la voix de Dieu, mais quelque chose de beaucoup plus important... c’est la voix d’un homme... ou plutôt d’une femme. Et je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de filer dans sa direction.

MacIan, sans un mot, ramassa son épée tombée et tous deux coururent vers la route éloignée d’où les cris s’élevaient maintenant sans arrêt.

Ils durent franchir en courant un terrain vallonné qui de loin leur avait semblé assez plat, un champ inculte qu’ils trouvèrent bientôt rempli de très hautes herbes et creusé de trous assez profonds. À deux reprises, Turnbull faillit tomber. MacIan, bien que plus lourd, n’évita les chutes que grâce à ses pieds de montagnard, et tous deux en atteignant la route eurent la sensation d’être descendus d’une falaise.

Le clair de lune brillait sur la route blanche d’un éclat beaucoup plus vif que sur le plateau qu’ils venaient de traverser et, bien que le tableau qu’il leur révéla fût compliqué, il ne leur fut pas difficile de l’embrasser d’un seul coup d’œil. Un petit motocar noir et jaune était arrêté un peu à gauche de la route. Une autre voiture un peu plus grande, vert clair, avait versé du même côté et quatre hommes en habit de soirée, furieux et chancelants, en étaient tombés. Trois d’entre eux se trouvaient sur la route donnant leurs opinions à la lune sans beaucoup de précision mais avec violence. Le quatrième s’était avancé vers le chauffeur de la voiture noire et jaune et le menaçait de sa canne. Le chauffeur s’était dressé pour se défendre. Une jeune femme était assise à côté de lui sur le siège.

Elle ne criait plus maintenant, les mains crispées sur les accoudoirs du siège, dressant sa taille fine et élancée. Elle portait un costume élégant de couleur sombre. Sa luxuriante chevelure brune était divisée en deux bandeaux de chaque côté de son front et, même de loin, on pouvait voir son profil, d’un dessin hardi, qui lui donnait l’air d’un jeune faucon à peine évadé du nid.

Turnbull cachait quelque part en lui un fond de sens commun et de connaissance du monde que lui-même et ses meilleurs amis ne soupçonnaient guère. C’était un de ces hommes qui regardent le spectacle de la vie, la pensée absente en apparence et comme perdus dans un songe. Quand il se tenait à la porte de sa boutique d’éditeur à Ludgate Hill et méditait sur la non-existence de Dieu, il avait silencieusement acquis une science assez complète et très variée sur la vie humaine. Il avait fini par connaître d’instinct les divers types d’hommes et par résoudre des dilemmes d’un seul coup d’œil ; il vit l’énigme qui s’offrait à lui sur la route et ce qu’il vit lui fit hâter le pas.

Il avait compris que ces hommes étaient riches, qu’ils étaient ivres, et, ce qui était le pire de tout, qu’ils avaient horriblement peur. Et il savait aussi qu’un bandit ordinaire (comme ceux qui attaquent les femmes dans les romans) n’est jamais aussi sauvage et brutal que certains gentlemen, d’origine peu relevée, quand ils ont réellement peur. La raison en est simple, c’est que le « police-court » n’est pas pour le bandit une nouveauté aussi menaçante que pour le riche.

Quand ils arrivèrent à portée de la voix, ce qu’entendit Turnbull confirma tous ses pronostics. L’homme, au milieu de la route, criait d’une voix rauque et empâtée que le chauffeur avait volontairement brisé leur voiture, qu’ils iraient en justice le soir même et qu’il leur en cuirait. Le chauffeur objecta doucement qu’il conduisait une dame. « Oh ! nous prendrons soin de la dame », dit le jeune homme au visage empourpré et il eut un rire gargouillant et presque sénile.

Au moment où survinrent les deux champions, les choses menaçaient de se gâter. L’homme ivre qui avait pris à partie le chauffeur s’excitait de plus en plus, et ses injures finirent dans un bafouillage furibond. Il leva, pour frapper le chauffeur, sa canne que celui-ci empoigna. L’ivrogne tomba en arrière sans lâcher son arme, entraînant le chauffeur dans sa chute. Un autre des chenapans s’élança en beuglant, tomba sur le chauffeur et, par hasard ou à dessein, donna un violent coup de pied à cet homme qui gisait à terre. L’ivrogne se releva, mais le chauffeur ne bougeait plus.

L’homme qui avait frappé gardait encore un reste de présence d’esprit ou se sentait pris de peur, car il restait là, regardant d’un œil effaré ce corps sans mouvement et faisait des gestes comme s’il discutait avec un témoin. Mais les trois autres, poussant des cris et un hurlement de victoire, assiégèrent la voiture de trois côtés à la fois. Ce fut exactement à ce moment que Turnbull tomba sur eux comme la foudre. Il arracha l’un des grimpeurs par son collet et d’une cordiale bourrade l’envoya dans le fossé sur le nez. Un des deux qui restaient, trop loin pour remarquer quelque chose, continuait par derrière sa tentative d’escalader la voiture, lançant des coups de pied à droite et à gauche et monologuant sans arrêt. Mais l’autre qui avait quitté le car au moment de l’interruption marcha sur Turnbull, s’apprêtant à boxer. Au même moment l’homme s’extrayait du fossé, vêtu de boue des pieds à la tête et s’élança par derrière sur son ennemi. Tout cela n’avait pris qu’une seconde ; un instant après, MacIan était au milieu d’eux.

Turnbull avait rejeté son épée engainée, préférant de beaucoup ses mains, car il avait appris à s’en servir dans les batailles de rue du temps de Bradlaugh. Pour MacIan, l’épée, même engainée, était une arme plus naturelle et il la manœuvrait comme un bâton. L’homme à la canne vit ses coups parés avec promptitude, et, une seconde après, à son grand étonnement, son arme partit dans les airs, arrachée d’un seul tour de poignet de l’escrimeur. Un autre des fêtards ramassa le bâton tombé dans le fossé et s’élança sur MacIan en appelant son compagnon à l’aide.

– Je n’ai pas de canne, grommela l’homme désarmé en jetant un regard vers le fossé.

– Peut-être, dit poliment MacIan, aimeriez-vous mieux celle-ci ? Il avait à peine prononcé ces mots que l’ivrogne voyait sa main tout à coup tordue et vide, son arme gisant aux pieds de son compagnon de l’autre côté de la route. MacIan sentit un léger mouvement derrière lui ; la jeune femme s’était levée et se penchait pour regarder les combattants. Turnbull était encore occupé à son match de boxe avec le troisième jeune homme. Le quatrième était toujours suspendu à l’arrière du car, essayant péniblement de s’y hisser, tout en proférant on ne sait quels mélodieux monologues.

À la longue, l’adversaire de Turnbull finit par reculer devant les coups de bélier de ces mains puissantes, mais en luttant toujours, car c’était le plus sobre et le plus hardi de la bande. Si ces lignes étaient des annales de gloire militaire, il faudrait pour lui rendre justice dire qu’il n’aurait pas abandonné la lutte mais, reculant jusqu’au bord du fossé, il se prit le pied dans un lacet de hautes herbes et culbuta pour prendre une position de tout repos d’où il ne put se relever qu’après un temps considérable. Turnbull en profita pour venir au secours de MacIan. Celui-ci avait assez de besogne, mais travaillait ses ennemis de la belle façon. La vue de la réserve libérée fut pour eux comme celle de Blücher à Waterloo, les deux hommes détalèrent au trot, abandonnant la canne sur le terrain. MacIan cueillit l’idiot se débattant et crachant à l’arrière de l’auto comme un chat sauvage et le laissa titubant sous la lune. Puis il s’approcha de l’avant de la voiture d’un air quelque peu embarrassé et enleva son chapeau.

Pendant quelques secondes la dame et lui se regardèrent sans parler, et MacIan eut l’impression déraisonnable d’être dans un tableau accroché au mur, sans mouvement, sans vie même, et cependant étonnamment expressif. Le clair de lune sur la route lui suggéra la vision d’une route blanche de neige. Le motocar lui rappelait vaguement une diligence arrêtée au vieux temps des voleurs de grand chemin. Et lui dont l’âme était toute avec les épées et les manières du XVIIIe siècle, lui un Jacobite ressuscité d’entre les morts, eut la sensation poignante d’être une fois de plus dans le tableau, alors qu’il avait été si longtemps hors du cadre.

Pendant ce bref et lourd silence, il contempla la dame de la tête aux pieds. Jamais auparavant il n’avait vraiment regardé un être humain. Il vit d’abord son visage et sa chevelure, puis qu’elle avait de longs gants de Suède, puis qu’il y avait sur sa chevelure brune une toque de fourrure. Peut-être cette attention dévorante n’était-elle pas sans excuse. Il avait prié pour qu’un signe lui vînt du ciel et, après un examen presque farouche, il aboutit à cette conclusion que ce signe était venu. Le mutisme instantané de la jeune femme aurait eu besoin de plus d’explications, mais sans doute était-elle encore étourdie par cette attaque grossière et ce secours aussi prompt qu’inattendu. Pourtant ce fut elle qui se reprit la première et s’écria tout à coup comme si elle s’accusait :

– Oh !... ce pauvre homme

Tous deux se retournèrent brusquement et virent que Turnbull, ayant sous le bras son épée retrouvée, était déjà en train de hisser le chauffeur dans le car. Cet homme n’était qu’étourdi et revenait à lui lentement, mais son bras gauche pendait à son côté comme s’il avait été brisé.

La dame aux longs gants et au toquet de fourrure sauta du siège et courut rapidement vers eux mais pour être rassurée par Turnbull qui (différent en cela de beaucoup de son école) possédait en réalité un peu de cette science qu’il invoquait pour le rachat du monde. « Il va tout à fait bien, dit-il, rien de cassé. Mais j’ai peur qu’il ne puisse conduire avant au moins une demi-heure. »

– Je puis conduire moi-même, dit d’un ton ferme la jeune femme à la toque.

– Oh ! dans ce cas, commença, d’un air gêné, MacIan, et cette timidité paralysante qui fait partie du romanesque l’induisit à faire un mouvement en arrière, comme pour la laisser à elle-même. Mais Turnbull fut plus raisonnable, étant plus indifférent.

– Je ne crois pas que vous puissiez rentrer seule, madame, dit-il brusquement. Il semble qu’il y ait sur cette route pas mal de mauvaises rencontres possibles, et votre chauffeur ne sera bon à rien avant une heure. Si vous voulez nous dire où vous allez, nous ne vous quitterons que lorsque vous serez à l’abri.

La jeune femme révéla ce trouble subit d’une personne qui d’habitude ne se laisse pas troubler. Elle dit, presque tranchante, et cependant avec une évidente sincérité : « Bien entendu, je vous suis infiniment reconnaissante pour tout ce que vous avez fait... et il y a suffisamment de place, si vous voulez monter. »

Turnbull, avec cette innocence parfaite que confère un motif absolument plausible, sauta immédiatement dans la voiture, et la jeune femme jeta les yeux sur MacIan, debout sur la route comme s’il y avait pris racine. Il finit cependant par monter à son tour et vint s’asseoir dans la voiture, étendant ses longues jambes, avec le sentiment de s’introduire en fraude dans le paradis.

Le chauffeur, qui se ranimait peu à peu, fut placé à l’arrière ; Turnbull et MacIan s’étaient installés au milieu, et la jeune femme, assise à la place du conducteur, s’empara du volant avec le plus grand sang-froid.

Un instant après, la machine fut mise en marche non sans quelques soubresauts qui surprirent violemment Turnbull. Il n’avait été qu’une fois dans une auto, pendant une tournée électorale. Quant à MacIan, il ignorait complètement ce genre de locomotion et, étant donné son état d’esprit, il s’imagina être à la fin du monde. Au moment même où le car s’arrachait de la boue et filait sur la route, l’homme qui avait été jeté dans le fossé se leva en chancelant. Quand il vit la voiture s’échapper, il courut derrière elle en criant des menaces que la distance empêcha d’entendre. Il est terrible de penser que, si ses paroles avaient de l’importance, le monde ne les connaîtrait jamais.

Le car bondissait à toute allure sur les chemins éclairés par la lune. Le silence n’était troublé de temps à autre que par les déclics de la machine ou de brèves explosions du moteur, car, pour une cause ou pour une autre, aucun des voyageurs ne songeait à dire un mot. La jeune femme exprimait ses sentiments, quels qu’ils fussent, en augmentant de plus en plus la vitesse, à ce point que les bouquets d’arbres le long de la route se confondaient en une seule masse noire et que les collines et les vallées semblaient onduler sous les roues comme des vagues. Peu de temps après, cet état d’esprit parut changer ; elle prit une allure moins rapide mais elle ne parlait toujours pas. Turnbull, qui considérait l’aventure d’un œil plus calme que les deux autres voyageurs, fit une remarque à propos du clair de lune ; mais une impression indéfinissable le fit retomber, lui aussi, dans le silence.

Pendant tout ce temps, MacIan avait été dans une sorte de rêve enfiévré, comme le héros d’un conte qui se verrait enlevé dans la lune. Ce qu’il éprouvait différait de l’expérience ordinaire comme la vie diffère d’un songe. Cependant il n’avait pas du tout le sentiment de faire un rêve. C’était plutôt le contraire, car de même que la vie est plus réelle que le rêve, de même ce qu’il vivait était à un autre degré encore plus réel que la vie ordinaire. Mais c’était pour lui tout à fait une autre vie, comme un cosmos avec une nouvelle dimension.

Il sentait qu’il venait de naître une seconde fois, subitement en rapport avec de nouvelles notions du bien et du mal, des responsabilités très hautes et des joies presque tragiques qu’il avait eu ou n’avait peut-être pas eu le temps d’examiner. Le ciel ne lui avait pas seulement envoyé un message ; il s’était ouvert lui-même autour de lui et lui avait donné une heure de son énergie d’autrefois, alors qu’il s’ensemençait d’étoiles. Il ne s’était jamais senti aussi vivant et cependant ressemblait à un homme en extase. Et si vous lui aviez demandé à quoi tenait ce bonheur palpitant, il n’aurait pu vous répondre qu’une chose, c’est que ce bonheur dépendait de quatre ou cinq faits visibles, comme un rideau suspendu à quatre ou cinq clous solidement fixés. C’était le fait que la jeune femme avait un petit collet de fourrure ; que la courbe de sa joue était d’un dessin délicat et que la lune éclairait doucement son visage, le fait que ses mains petites mais étroitement gantées tenaient le volant avec fermeté, qu’une lumière blanche et comme féerique inondait la route, que le vent, frais de leur course soulevait et agitait légèrement non seulement ses cheveux bruns, mais son roquet de fourrure. Tout cela lui semblait à la fois évident et incroyable.

Tout à coup une ombre énorme apparut sur la route, et le gros homme qui projetait cette ombre fixa la voiture d’un œil inquisiteur mais la laissa passer. La lueur argentée de la lune accrocha quelques points brillants sur son uniforme bleu et quand ils passèrent près de lui ils reconnurent un sergent de police. Trois cents mètres plus loin, un autre policeman se dressa comme pour les arrêter, mais il parut tout à coup douter de son autorité et se recula. La jeune femme appartenait à la classe riche, et ce soupçon policier (sous lequel les pauvres vivent jour et nuit) la contraignit à parler pour la première fois.

– Que veulent ces gens ? s’écria-t-elle avec une certaine irritation ; cette voiture marche comme un escargot.

Il y eut un court silence, puis Turnbull dit : « C’est certainement très étrange, car vous conduisez assez doucement. »

– Vous conduisez noblement, dit MacIan, et ces paroles, qui n’avaient aucune espèce de sens, résonnèrent à ses propres oreilles comme un bruit rauque et sans grâce.

Ils parcoururent encore un mille et la moitié d’un autre mille à une allure assez rapide et virent tout à coup un groupe de policemen qui se tenaient à la croisée de deux routes. Quand ils passèrent, un des policemen cria quelque chose aux autres, mais rien ne se produisit de plus. Huit cents mètres plus loin, Turnbull se dressa tout à coup dans la voiture.

– Juste ciel, MacIan ! cria-t-il, laissant voir sa première émotion de la soirée, je ne crois pas du tout qu’il s’agisse de la voiture. Ce n’est pas cela du tout. C’est à nous que l’on en veut.

MacIan resta immobile pendant quelques instants puis il se retourna vers son compagnon et lui montra un visage aussi pâle que la lune au fond du ciel.

– Vous avez sans doute raison, prononça-t-il enfin ; si c’est cela, je vais l’avertir.

– Je m’en chargerai si vous le voulez bien, répondit Turnbull avec son inaltérable bonne humeur.

– Vous ! dit MacIan avec une sorte d’étonnement sincère et instinctif. Pourquoi vous... non... c’est moi qui dois parler... bien entendu....

Et se penchant vers la voyageuse au toquet de fourrure, il lui dit : « J’ai grand peur, madame, que nous soyons pour vous la cause de graves ennuis », et, tout en parlant, ce qu’il disait lui semblait faux comme tout ce qu’il aurait pu dire sous le charme qui le pénétrait.

– Le fait est, reprit-il comme désespéré, le fait est que nous sommes poursuivis par la police. Mais le pauvre Evan s’arrêta soudain comme étourdi par un coup de massue, car la fine tête brune coiffée de fourrure noire ne bougea pas d’un pouce.

– Nous sommes poursuivis par la police, reprit en accentuant MacIan ; puis il ajouta, comme s’il commençait une explication : « Voyez-vous, je suis catholique. »

Le vent fit voler une boucle de la chevelure brune, ce qui fit naître en lui une nouvelle théorie esthétique sur la ligne de la joue, mais la tête ne bougea pas.

– Voyez-vous, commença MacIan étourdiment, ce monsieur a écrit dans son journal que Notre-Dame était une femme vulgaire, une mauvaise femme ; à cause de cela, nous nous sommes provoqués en duel et, tout à l’heure, nous étions en train de nous battre... Mais c’était avant de vous avoir vue.

La jeune femme avait à demi tourné son visage pour l’écouter, mais ce visage n’était ni respectueux ni patient, car il formait avec la ligne gracieuse de son cou un angle un peu trop aigu.

Quand MacIan vit l’arrogance de ce profil dont le clair de lune dessinait la netteté, il se résigna à une défaite suprême. Il avait d’avance accepté le mépris des anges s’il avait tort, mais non un mépris aussi écrasant.

– Voyez-vous, reprit-il au comble de l’embarras, j’ai été pris de colère contre lui quand il a insulté la Mère de Dieu et je lui ai demandé de se battre en duel avec moi, mais la police fait l’impossible pour nous en empêcher.

La jolie tête ne bougea pas ; seules les lèvres s’ouvrirent pour articuler, après un silence : « Je croyais qu’à notre époque on avait la prétention de respecter la religion de chacun. »

Devant l’énigme qu’était pour lui ce visage hautain, MacIan ne put que répondre : « Mais quand il s’agit d’irréligion ? » Le visage répondit : « Eh bien ! il faut se montrer plus large d’esprit. »

Si une personne quelconque lui avait parlé ainsi, MacIan aurait henni de mépris. Mais, cette fois, il parut terrassé par une simplicité supérieure, comme si son attitude excentrique était blâmée par l’innocence d’un enfant. Tout ce que disait cette femme s’associait pour lui à l’idée d’un être rare et d’une autre essence. Comme cela se produit pour beaucoup sous l’empire de la même passion élémentaire, son âme vivait tout entière dans le monde des idées. Il aurait appliqué des termes abstraits aux sujets matériels qui la touchaient. Si quelqu’un avait parlé de son « ruban généreux » ou de ses « gants chevaleresques » ou de la « miséricordieuse boucle de ses souliers », cela ne l’eût pas choqué comme un non-sens.

Il gardait maintenant le silence, et la jeune femme continua sur un ton plus bas, comme momentanément adoucie et un peu attristée : « Cette façon d’agir, voyez-vous, dit-elle, ne vous fera pas découvrir la vérité. Il y a tant de sortes d’Églises et tant de gens qui pensent des choses différentes aujourd’hui, et tous croient qu’ils ont raison. Mon oncle était Swedenborgien. »

MacIan baissait la tête, écoutant avidement sa voix, sans chercher à comprendre ses paroles. Il voyait ce grand drame qu’était pour lui l’univers se rapetisser de plus en plus à ses yeux pour n’être plus qu’un petit théâtre pour enfants.

« Le temps est passé de tout cela, continua-t-elle, vous ne pouvez découvrir ainsi ce qui est en réalité... s’il existe une réalité à découvrir... » et elle soupira tristement. Comme chez beaucoup de femmes de notre classe riche, sa pensée était d’une mélancolique maturité, malgré sa jeunesse physique et la fraîcheur de son émotion.

– Notre but, dit Turnbull d’une voix brève, est de faire une démonstration. Et, quand il eut parlé, MacIan regarda de nouveau sa vision intérieure et la trouva plus petite que jamais.

– Ce serait dans les journaux, bien entendu, dit la jeune femme. Les gens lisent les journaux, mais ils ne croient pas à ce qu’ils lisent pas plus qu’à autre chose, je pense. Et elle soupira de nouveau.

Elle retomba dans son silence pendant un tiers de mille avant d’ajouter, comme pour compléter sa phrase : « En tout cas, cette affaire est tout à fait absurde. »

– Je ne crois pas, commença Turnbull, que vous compreniez très bien... Hé là ! hé... Qu’est-ce que c’est que cela ?

La chauffeuse amateur s’était vue forcée tout à coup d’arrêter brusquement sa voiture, car une file de policemen se dressait comme un mur au travers de la route. Un sergent s’approcha et salua, la main à son casque.

– Vous demande pardon, mademoiselle, dit-il avec un certain embarras, car il la savait de grande famille, nous avons raison de croire que les gentlemen qui sont dans votre voiture... et il hésita, cherchant une phrase polie.

– Je suis Evan MacIan, et le grand Écossais se dressa dans une attitude fière et triste qui le faisait ressembler un peu à un écolier en colère.

– Oui, sergent, nous allons descendre, dit Turnbull plus simplement ; mon nom est James Turnbull. Nous ne devons pas gêner madame.

– Pourquoi voulez-vous les arrêter ? demanda la jeune femme qui regardait la route en face d’elle.

– C’est au nom du nouveau décret, dit le sergent, comme pour s’excuser. Ces gentlemen sont accusés d’être d’incurables perturbateurs de la paix publique.

– Que fera-t-on d’eux ? demanda-t-elle avec la même précision froide.

– On les enverra à la maison de correction des adultes, à Westgate, répondit-il brièvement.

– Combien de temps ?

– Jusqu’à ce qu’ils soient guéris, dit le fonctionnaire.

– Très bien, sergent, dit simplement la jeune femme. Je n’ai pas dessein, bien entendu, de protéger des criminels ou d’enfreindre la loi, mais je dois vous dire que ces gentlemen m’ont rendu un service inappréciable. Vous ne me refuserez pas sans doute, pendant que je leur ferai mes adieux, de prier vos hommes de s’écarter de ma voiture... Ils me gêneraient.

Le sergent était déjà profondément troublé à l’idée d’arrêter quelqu’un dans la société d’une grande dame ; refuser à celle-ci une demande d’aussi peu d’importance était au-dessus de son courage. La police recula de quelques pas derrière la voiture. Turnbull prit les deux épées qu’après tant de duels ébauchés ils allaient rendre enfin. MacIan, la tête en feu à la pensée de cette séparation, se pencha, saisit en tâtonnant la poignée et ouvrit la portière pour descendre.

Mais il ne descendit pas. Il ne descendit pas parce qu’il est dangereux de sauter d’une auto quand celle-ci fait une embardée. Et l’auto filait à toute vitesse parce que la jeune femme, sans retourner la tête et sans articuler une syllabe, avait manœuvré un levier qui fit bondir en avant la machine pour voler à travers la campagne comme un lévrier.

La police s’élança derrière eux, mais s’arrêta presque aussitôt, renonçant à une chasse grotesque et sans espoir. Comme ils étaient déjà très loin, les deux hommes en se retournant purent voir le sergent qui prenait furieusement des notes.

La portière restée ouverte allait et venait follement tandis que la voiture poursuivait sa course éperdue. Pourtant MacIan ne s’était pas assis ; il restait debout, tout à fait médusé comme il se serait dressé en entendant la trompette du jugement final. Une tache sombre à distance devenait tout à coup une grande forêt noire, et cette forêt les avalait et les rejetait presque aussitôt. Un pont de chemin de fer grandissait de plus en plus, puis sautait par-dessus leurs têtes en mugissant pour disparaître ensuite. Des avenues de peupliers, de chaque côté de la route, se pourchassaient comme les figures d’un kaléidoscope. De temps à autre, ils traversaient à grand bruit des villages endormis sous la lune qu’ils devaient un instant tirer de leur sommeil comme le passage d’un cyclone. Parfois, dans une maison isolée, une lumière à une fenêtre imprévue leur évoquait vaguement tous les secrets humains qu’ils laissaient derrière eux avec leur poussière. Un paysan à la démarche lourde s’en allant sur la route, s’arrêta pour les regarder, comme s’il avait vu voler un fantôme. MacIan cependant restait toujours debout, fixant d’un œil égaré la terre et le ciel, tandis que la porte laissée ouverte claquait le long de la voiture comme un pavillon. Turnbull, après quelques minutes de stupéfaction muette, avait cédé à l’élément le plus sain de sa nature et s’abandonnait à une crise irrésistible de fou rire. La jeune fille n’avait pas bronché.

Cependant la voiture ayant franchi comme un éclair l’espace d’un demi-mille, Turnbull se pencha un peu et parvint à refermer la porte. Evan avait fini par retomber sur son siège et cachait dans ses mains sa tête enfiévrée. L’auto filait toujours et celle qui la conduisait gardait sa pose inflexible et silencieuse. La lune avait déjà quitté le ciel, et dans l’obscurité moins dense on devinait l’approche de l’aube et les premiers mouvements des bêtes et des oiseaux. C’était ce sérieux instant où naît la lumière, alors qu’il semble que quelque chose d’inconnu se produit dont on ne pourrait deviner la nature... une sorte de changement de toutes choses. Ils regardèrent le ciel et il leur parut toujours aussi sombre, puis ils virent se profiler sur cet écran de ténèbres la silhouette noire d’une tour ou d’un arbre et comprirent que la nuit devenait moins opaque. Ils ne savaient rien de leur direction, sauf qu’ils s’en allaient vers le sud et avaient certainement dépassé la longitude de Londres, mais Turnbull qui, dans sa jeunesse, avait vécu une année sur la côte de Hampshire, reconnut les villages du sud de l’Angleterre, dont l’aspect est à la fois familier et indescriptible. Puis un feu blanc parut s’allumer entre les troncs noirs des sapins et, comme beaucoup de choses dans la nature, sinon dans les livres sur l’évolution, l’aube, quand elle vint, se leva beaucoup plus vite qu’on ne l’aurait pensé. Le ciel sombre fut déchiré et roulé comme un rouleau révélant des splendeurs tandis que le car montait en grondant la courbe d’une haute colline et, au-dessus d’eux, noir contre la lumière grandissante, se profilait un de ces arbres rampants et fantastiques qui sont les premiers signaux de la mer.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

UNE PASSE D’ARMES

 

 

 

Ce n’est pas une exagération de dire que pendant leur ascension de la colline puis à la descente, l’univers de Dieu s’ouvrit tout entier autour d’eux comme un gigantesque éventail. Presque sous leurs pieds ils virent la mer énorme s’élargir au fond d’une vallée qui finissait comme une baie, et cette mer flamboyait, lumineuse et vide comme le ciel. L’aube s’épandit au-dessus de leurs têtes comme une explosion cosmique, un lumineux éclatement de rayons dans le silence, le monde mis en pièces sans un bruit. Cernant les rayons du soleil vainqueur, un arc-en-ciel se mourait, fait de couleurs mêlées et défaillantes, du brun, du bleu, du vert et du rose de flamme, comme si l’astre naissant balayait devant lui toutes les couleurs du monde. Le paysage n’offrait encore aux yeux que des lignes simples, déjà nettes mais onduleuses comme le cours d’un fleuve, et l’on eût dit que les voyageurs étaient aspirés par un tourbillon énorme et silencieux. Turnbull, qui n’avait pas encore ouvert la bouche depuis plusieurs heures, prononça :

– Si nous descendons à cette allure, nous allons sauter par-dessus la falaise.

– Quel spectacle de gloire ! dit MacIan.

Cependant, quand ils eurent atteint le fond d’une sorte de déclivité de terrain qu’ils suivaient depuis quelque temps, l’auto décrivit une courbe gracieuse sur la route côtoyant la mer, dépassa quelques arbres qui formaient là un léger rideau et tout doucement stoppa. Une lumière attardée brillait encore à la fenêtre d’un cottage, sorte de pavillon ou de loge de gardien, et la jeune fille se dressa, debout, tournant son beau visage vers le soleil.

Evan parut bouleversé par cet arrêt et ce silence subit. Il se leva, vacillant sur ses longues jambes, mais se maîtrisa, gardant néanmoins un léger tremblement qui l’agitait de la tête aux pieds. Turnbull avait déjà ouvert la portière de son côté et sauté à terre.

À peine était-il descendu, que l’étrange jeune femme eut un mouvement emporté et fit courir l’auto quelques mètres plus loin. Alors elle mit pied à terre, avec une froideur presque cruelle et retira ses longs gants en fredonnant tout bas.

– Vous pouvez me laisser ici, dit-elle enfin, d’un air détaché, comme s’ils venaient de se rencontrer tout à l’heure. C’est ici qu’habite mon père. Vous pouvez entrer... mais vous m’avez dit que vous aviez quelque chose à faire.

Evan la regarda et ne vit sur son visage que de la grâce, beaucoup trop distrait par ses pensées pour s’apercevoir que les traits en étaient décomposés par la fatigue et que sa gravité ne disait que de la détresse, l’épuisement d’un long et terrible effort. Il fut même assez fou pour demander humblement : « Pourquoi nous avez-vous sauvés ? »

La jeune femme tirait sur un de ses gants comme si elle voulait s’arracher la main. « Oh ! je ne sais pas, dit-elle amèrement. J’y pense seulement maintenant. Je ne puis rien y comprendre. »

Les pensées d’Evan qui s’étaient élevées jusqu’à l’étoile du matin, le laissèrent retomber d’un seul coup dans les cryptes sombres de l’univers émotionnel. Il resta pétrifié dans un long silence, et peut-être ce mutisme était-il, s’il l’avait su, l’attitude à ce moment la plus sage.

Or, le silence et l’aube avaient sans doute un effet réconfortant, car lorsque l’extraordinaire jeune femme reprit la parole, ce fut sur un ton plus amical et comme s’excusant : « Je vous suis vraiment reconnaissante, dit-elle, vous avez été très bons de me défendre contre ces hommes. »

– Mais pourquoi, répéta MacIan obstiné et aveugle, pourquoi nous avez-vous sauvés des autres ? Je veux dire des policiers.

Les grands yeux bruns de la jeune femme s’éclairèrent subitement d’une lueur qui révélait à la fois une résolution désespérée et l’abandon d’une réserve intérieure et passionnée.

– Oh ! Dieu le sait ! s’écria-t-elle. Dieu sait que je n’ai guère eu de plaisir dans ma vie, bien que je sois jeune et que mon père soit riche. Des gens viennent me dire que je dois faire telles et telles choses, et je le fais et tout cela n’est que radotage. On veut que vous vous occupiez des pauvres et cela signifie lire du Ruskin et aller s’asseoir plein de belles idées sur soi-même dans la meilleure chambre d’une maison de misère. Ou de soutenir une cause ou une autre, d’enlever de leurs maisons branlantes des gens qui y avaient toujours vécu pour les installer dans des maisons géométriques où ils meurent. Et pendant tout ce temps vous n’avez au fond de vous-même que l’horrible ironie d’une tête et d’un cœur vides. Je veux donner aux malheureux, et tout mon malheur à moi c’est que je n’ai rien à donner. Je veux enseigner et je ne crois ù rien de ce qu’on m’a appris. Je veux sauver les enfants de la mort et je ne suis pas même certaine que je ne serais pas mieux morte moi-même. Je suppose que si je voyais en ce moment un enfant qui se noie, je le sauverais. Mais ce serait pour le même motif qui m’inspira de vous sauver... ou de vous perdre.

– Quel fut ce motif ? demanda tout bas Evan.

– Il est trop vaste pour que je le comprenne bien moi-même, répondit la jeune femme.

Puis, après une pause, tout en fixant la mer étincelante, elle reprit, rougissant un peu : « Cela ne peut se décrire et pourtant j’essaierai. Il me semble non seulement que je ne suis pas heureuse, mais encore qu’il n’existe aucun moyen d’être heureuse. Mon père est membre du Parlement, il n’est pas heureux... » Elle s’arrêta une seconde puis ajouta, esquissant un pâle sourire : « Et tante Mabel non plus, bien qu’un Hindou lui ait révélé le secret de toutes les croyances. Mais je puis me tromper, il doit y avoir une porte qui mène quelque part. Et, pendant une seconde, réellement mais follement, j’ai senti qu’après tout, c’est vous qui aviez trouvé le vrai chemin et que c’était pour cela que le monde vous haïssait. Vous voyez, s’il y a une porte de sortie, il est certain qu’elle doit avoir l’air bien étrange. »

Evan porta la main à son front et commença d’une voix balbutiante : « Oui, je crois que nous avons l’air... »

– Oh ! oui, vous avez l’air tout à fait drôles, dit-elle avec une franchise amusée. Vous auriez grand besoin d’un peu d’eau fraîche et d’un coup de brosse.

– Vous oubliez notre affaire, madame, dit Evan d’une voix tremblante. Nous n’avons pas d’autre souci que celui de nous tuer.

– Eh bien, je ne voudrais pas être tuée dans un tel équipage, répondit-elle avec une cruelle franchise.

Evan se redressa, ouvrant des yeux effarés. Mais le joli Protée qu’il admirait revêtit sa dernière métamorphose ; elle ouvrit un instant toutes grandes ses deux mains et dit, presque à voix basse, ces mots dont il vécut ensuite pendant des jours et des nuits :

– Ne comprenez-vous pas que je n’ai pas osé vous arrêter ? Ce que vous faites est si insensé qu’il se peut que ce soit tout à fait juste. En tout cas il est certain qu’il est bien impossible d’être vraiment un athée.

Turnbull était à quelques pas, regardant la mer, mais le mouvement de ses épaules montra qu’il avait entendu. Un instant après, il se retourna. La jeune fille avait effleuré de sa main la main de MacIan et, franchissant la porte, remontait l’allée d’un pas rapide.

Evan était resté sur la route, comme enraciné dans le sol, pareil à quelque lourde statue dressée là au temps des druides. Il semblait impossible qu’il pût jamais se mouvoir. Turnbull qui s’impatientait de plus en plus de cette rigidité, finit par appeler son compagnon à deux ou trois reprises puis, s’approchant, vint le frapper sur l’une de ses larges épaules. Evan eut un recul et s’écarta de lui avec une répulsion qui n’était pas la haine d’une chose impure ni la crainte d’une chose dangereuse mais un spasme de terreur, le sentiment violent d’être séparé de lui comme par l’épée de Dieu. Il ne haïssait pas l’athée ; il était possible qu’il l’aimât. Mais Turnbull était maintenant quelque chose de plus redoutable qu’un ennemi ; il était une chose scellée et consacrée... une chose condamnée maintenant sans espoir à être ou un cadavre ou un bourreau.

– Qu’est-ce qui vous prend ? demanda Turnbull, qui ne retira pas sa main brusquement.

– James, dit Evan, l’air d’un homme en proie à une souffrance intolérable, j’ai demandé une réponse de Dieu et je l’ai eue... Je l’ai reçue jusqu’au tréfonds de moi-même. Il sait combien je suis faible et que je puis oublier le péril de la foi, oublier le visage de Notre-Dame... oui, même avec votre soufflet sur sa joue. Mais l’honneur de ce monde a ceci pour lui qu’il peut rendre le cœur d’un homme dur comme le fer. Je suis de la lignée des Seigneurs des Îles et j’aurais honte de n’être qu’un déserteur. Dieu, par conséquent, m’a lié par les chaînes de ma situation dans le monde et de ma parole de gentilhomme et je n’ai pas autre chose à faire maintenant que me battre.

– Je crois que je vous comprends, dit Turnbull, mais vous commencez toujours par la fin.

– Elle veut que nous nous battions en duel, dit Evan d’une voix brisée par la passion. Elle s’est fait tort à elle-même pour que nous puissions le faire. Elle a laissé son grand nom, son repos, toute sa vie, et sa dignité même s’envoler de l’autre côté de l’Angleterre dans l’espoir qu’elle entendra parler de nous et saura que nous avons fait quelque brèche dans les cieux.

– Je crois vous comprendre, dit Turnbull en mordant sa barbe, vous pensez que nous devons à notre tour faire quelque chose après tout ce qu’elle a fait pour nous ce soir.

– Je ne vous ai jamais tant aimé, dit MacIan avec une profonde tristesse.

Comme il parlait, trois robustes valets de pied sortirent de la propriété et vinrent aider le chauffeur à regagner sa chambre. Cette apparition fit s’envoler les deux vagabonds saisis d’une crainte scrupuleuse à l’idée d’être pris pour des intrus et, sans savoir où ils couraient, ils se trouvèrent après quelques minutes sur la côte verdoyante qui domine le détroit. Tout à coup, Evan s’écria : « Me permettra-t-on de la revoir un jour au ciel, serait-ce après des milliers d’années ? » Cette remarque s’adressait au directeur de l’Athée, comme s’il avait été qualifié pour y répondre. Mais aucune réponse ne se fit entendre, et ce fut, entre les deux hommes, le silence complet jusqu’au moment où Turnbull s’étant avancé d’un pas ferme jusqu’au bord de la falaise, pour inspecter les alentours, son compagnon le suivit.

– Si c’est votre idée, prononça-t-il, et je ne dis pas que vous avez tort, je crois connaître l’endroit où nous serons tout à fait en sûreté pour nous battre. Il se trouve que cette partie de la côte sud m’est très familière. Et, si je ne me trompe, il y a, tout près d’ici, un sentier qui descend la falaise et qui nous conduira dans une petite crique de sable où personne vraisemblablement ne pourra nous suivre.

MacIan eut un geste d’assentiment et vint, lui aussi, tout au bord du précipice. L’aurore qui s’élargissait au-dessus de la mer et du rivage était l’une de ces rares et splendides aurores où il semble n’y avoir ni brume ni doute, mais rien qu’un envahissement de plus en plus complet de toutes choses par la clarté. Toutes les couleurs étaient transparentes. On eût dit une triomphante prophétie d’un monde parfait où toute chose étant innocente sera intelligible, un monde où nos corps eux-mêmes pourraient être, semble-t-il, de cristal flamboyant. Et ce monde est figuré d’une manière imparfaite, bien que violente, dans les vitraux coloriés de l’architecture chrétienne. La mer étalée devant eux ressemblait à un pavé d’émeraude brillant et fragile ; le ciel où s’appuyait son étroit horizon était d’une blancheur presque absolue, mais, cernant cette blancheur, comme des lacets écarlates à l’ourlet d’un vêtement, des enfilades de nuées floconneuses s’étendaient, d’un rouge si lumineux et si magnifique qu’elles semblaient découpées dans un étrange métal céleste couleur de sang, dont l’or de la terre n’est qu’une imitation d’un jaune sordide.

« La main du ciel nous fait signe encore, dit le mystique se parlant à lui-même, et cette main est couleur de sang. »

Turnbull, qui se trouvait déjà à une certaine distance, interrompit son monologue en l’appelant pour lui dire qu’il avait trouvé le point d’où l’on pouvait descendre. Cela commençait par un sentier assez raide et quelque peu glissant qui aboutissait, vingt ou trente pieds plus bas, à un éboulis de roches formant une suite de degrés. Ces marches se terminaient brusquement au-dessus d’une saillie dans le roc qu’il fallait atteindre en sautant, et le voyage devenait alors facile et même agréable, car on arrivait enfin à ce qui restait d’un escalier monumental ayant appartenu à une station balnéaire depuis longtemps délaissée. Tout le temps que dura leur rapide descente, les deux hommes virent, pour ainsi dire à chaque pas, se refermer sur leurs têtes des sortes de cavernes faites des feuillages les plus variés, qui devenaient d’un vert plus intense, ou pourpres, ou dorés, à mesure que le soleil montait sur l’horizon. Et la vie, elle aussi, devenait de plus en plus animée tout autour d’eux. Des oiseaux bruissaient et voltigeaient sous les taillis, comme emprisonnés dans des cages vertes. D’autres s’envolaient par nuées du sommet des arbres, pareils à des fleurs détachées que le vent chasse vers le ciel. Des animaux que Turnbull, trop Londonien, et MacIan, trop homme du Nord, ne pouvaient connaître, se glissaient dans les broussailles et grimpaient aux troncs des arbres. Les deux hommes, chacun d’accord avec sa croyance, entendaient gronder la voix puissante du psaume de la vie comme ils ne l’avaient jamais entendue. MacIan sentait Dieu le Père, si doux au milieu de toutes Ses énergies, et Turnbull cette force suprême et anonyme, cette Natura naturans qui est tout le thème de Lucrèce. C’était au bas de cette tumultueuse échelle de vie qu’ils descendaient pour mourir.

Ils mirent enfin le pied sur un hémicycle de sable brun, vierge de toute empreinte humaine, comme l’avait annoncé Turnbull. Ils y firent quelques pas, y plantèrent leurs épées et restèrent un long moment muets et immobiles. Turnbull regardait la côte avec curiosité, sentant s’éveiller en lui des souvenirs d’enfance, puis il dit tout à coup, comme un homme qui retrouve subitement un nom oublié :

– Mais, au fait, nous serons encore mieux au coin de Cragness Point ; jamais personne ne s’aventure de ce côté.

Et reprenant son épée, il se dirigea d’un pas rapide vers un grand rocher qui se dressait à leur gauche. MacIan le suivit et trouva, en contournant avec lui cet obstacle, un vaste carré de sable ferme sous les pas et bien aplani, fermé sur trois côtés par des murailles blanches faites de rocs énormes et, sur le quatrième, par la barrière verte de la mer montante.

– Nous sommes ici tout à fait en sûreté, dit Turnbull, et à la grande surprise de son compagnon, il se laissa choir sur le sable, où il s’assit tranquillement.

– Voyez-vous, expliqua-t-il, j’ai été élevé dans cette région. On m’a envoyé dans ce pays chez une tante, alors que j’étais tout enfant, et il est très possible que j’y revienne pour mourir. Me permettez-vous d’allumer une pipe ?

– Bien entendu, faites ce qu’il vous plaît, dit MacIan d’une voix étouffée et il s’en alla se promener seul sur le sable humide et brillant.

Dix minutes après, il revint, pâle encore de toutes les pensées qui l’avaient emporté comme dans un tourbillon ; Turnbull était de la meilleure humeur et secouait les cendres de sa pipe.

– Vous voyez, il faut nous battre, dit MacIan. C’est elle qui nous y contraint.

– C’est évident, mon cher, fit l’autre, et il se mit d’un bond sur ses pieds, agile comme un singe.

Gravement, ils prirent position au centre du grand carré de sable, comme s’ils avaient été devant un millier de spectateurs. Avant de saluer son adversaire. MacIan, dont l’âme mystique était un peu plus proche de la nature, promena ses yeux sur le décor au milieu duquel allait s’accomplir leur héroïque folie. Les trois murailles rocheuses semblaient se pencher un peu en avant, formant des angles divers, et cette impression s’exagérait incroyablement par la vue du lourd fardeau d’arbres et de buissons que chacune de ces murailles portait sur sa tête comme une énorme chevelure. Le victorieux soleil levant frappait ce cimier vivant et magnifique, le couvrant tout entier d’une patine d’or, et chaque oiseau qui se levait emportait avec lui un rayon comme une étoile, pareil à la colombe de l’Esprit saint. La vie imaginative n’avait jamais possédé MacIan à ce point. Il lui semblait qu’il aurait pu écrire des livres entiers sur les sensations d’un seul oiseau. Il avait l’impression que pendant deux siècles il ne se serait pas fatigué d’être un lièvre. Il était dans le Paradis de la vie dont les tapisseries mêmes et les rideaux étaient vivants. Puis il se ressaisit. Les deux hommes se saluèrent de l’épée, et le fer sonna sur le fer. À ce moment MacIan s’aperçut que la cheville gauche de son adversaire était encerclée par l’eau qu’il avait déjà sentie lui-même monter jusqu’à ses pieds.

– Qu’y a-t-il ? dit Turnbull, s’arrêtant tout à coup, car il commençait à connaître tous les changements de visage de son extraordinaire compagnon.

MacIan jeta un nouveau regard sur l’eau qui entourait la cheville de Turnbull et sur le promontoire voisin autour duquel bondissaient les vagues. Puis il se retourna et vit jaillir des flots d’écume sur les rochers de Cragness Point.

– La mer nous a coupés, dit-il d’une voix laconique.

– Je l’ai remarqué, répondit Turnbull d’un ton aussi bref. Que pensez-vous du dénouement ?

Evan jeta son épée et, suivant son habitude, prit sa grosse tête dans ses mains. Puis ses bras tombèrent et il dit :

– Oui, je sais ce que cela veut dire ; et je trouve cela parfait. C’est le doigt de Dieu – pourpre comme le sang – qui nous fait signe encore, mais cette fois il nous montre deux tombeaux.

Il y eut un silence pendant lequel on n’entendait plus que le bruit de la mer, puis MacIan reprit la parole avec une émotion profonde et contenue :

– Vous le voyez, il ne serait pas juste que l’un de nous tombât, tandis que l’autre...

– Vous voulez dire, fit Turnbull d’une voix étonnamment douce et aimable, que c’est une belle chose de se battre dans un lieu où le vainqueur lui-même devra mourir ?

– Oh ! c’est tout à fait cela, vous avez dit la vérité ! s’écria Evan en proie à une sorte d’extase enfantine. Oh ! je suis sûr que vous croyez en Dieu !

Turnbull ne répondit pas un mot et ramassa son épée.

Pour la troisième fois, Evan MacIan regarda les trois côtés de la falaise qui se dressaient au-dessus d’eux, chargés de leur pesant fardeau de vie. Il avait failli ne pas comprendre la magnificence presque ironique de toutes ces créatures fourmillantes, de ces couleurs tropicales et de ces parfums qui montaient joyeusement vers le ciel. Mais maintenant il savait qu’il était dans la cour fermée de la mort et que toutes les portes en étaient scellées.

Il but dans cette fête suprême de couleurs, dans le vert, dans le rouge et dans l’or, ces dons de Dieu, uniques et indescriptibles, comme un homme vide jusqu’au fond son verre plein d’un vin généreux. Puis il se retourna, salua de nouveau son adversaire, et tous les deux se jetèrent au combat avec acharnement. Mais l’écume mouillait déjà leurs genoux. C’est alors que MacIan, se rejetant brusquement en arrière, leva la main :

– Turnbull ! cria-t-il, voilà une chose que je ne puis supporter... Ceci n’est pas un combat loyal.

– Que diable voulez-vous dire ? demanda l’autre avec un regard étonné.

– Je viens seulement d’y penser, dit Evan d’une voix entrecoupée, nous sommes très bien assortis en temps normal, cela peut aller un moment encore... mais la marée monte... et j’ai un pied et demi de plus que vous. Vous serez balayé par le flot avant qu’il soit au-dessus de ma ceinture. Je ne veux pas me battre dans de telles conditions.

– Voulez-vous me rendre le service, dit Turnbull sur un ton de froide politesse, de vous occuper de vos affaires ? Mettez-vous en garde et continuons et nous verrons celui que la mer emportera. Vous avez voulu finir ce duel et vous le finirez, ou je croirai que vous êtes un lâche.

Evan semblait encore en proie au doute et son épée restait hésitante, mais il fut très vite rappelé à lui-même par la pointe de son adversaire qui brusquement venait de frôler son épaule. Les vagues atteignaient maintenant les cuisses de Turnbull et, chose pire, commençaient à déferler et à s’abattre lourdement autour d’eux.

MacIan avait paré cette première botte dans la perfection ; il para un peu moins bien la suivante et, selon toute probabilité, il n’eût pas du tout paré la troisième ; le champion chrétien aurait été transpercé comme un papillon et le champion athée noyé comme un rat, n’ayant d’autre consolation finale que ses idées sur le cosmos. Mais, au moment même où Turnbull allait porter un coup décisif, la mer qui lui montait maintenant jusqu’aux hanches lui en assena un plus violent. Une vague énorme qui vint se briser par-dessus les autres s’écrasa lourdement sur lui. Il perdit pied, tourna un instant et fut emporté par la mer, la main encore crispée sur son arme.

MacIan mit son épée entre ses dents et plongea pour venir à son secours. Il lui semblait, sous le fracas et le poids des lames furieuses, que l’univers entier tombait sur lui. C’était comme un cataclysme cosmique, la chute des sept cieux s’écroulant l’un après l’autre sur sa tête. Mais il avait pu saisir la jambe gauche de l’athée et ne la lâchait plus.

Après quelques minutes d’angoisse au milieu de l’écume et de la rage des flots, pendant lesquelles il crut que tous ses sens lui manquaient à la fois, Evan comprit qu’il nageait avec effort sur des vagues un peu moins agitées, tenant toujours entre ses dents son épée, et sous un bras, le directeur de l’Athée. Ce qu’il allait faire, il n’en avait pas la plus lointaine idée, mais nageait d’une main, ne songeant qu’à ne pas desserrer son étreinte.

Une vague noire, plus haute que toutes, lui fit baisser instinctivement la tête. Puis il vit que la forme de cette vague avait quelque chose d’insolite et comprit que cette forme était celle d’un bateau de pêche. Dans un grand effort, il put se cramponner à la proue. Le bateau tangua, la poupe soulevée un instant, juste assez pour montrer que personne ne s’y trouvait. Après quelques secondes de labeur désespéré, deux personnes étaient dans cette barque, M. Evan MacIan, tout pantelant de fatigue, et M. James Turnbull, évanoui, à demi asphyxié. Couché au fond du bateau, il roula de côté et d’autre pendant quelques minutes, tout à fait inconscient, puis parut se ranimer un peu, s’agita, étendit les bras et promena sur la mer démontée les regards d’un homme qui s’éveille. Alors, sans songer aux flots d’eau salée qui découlaient de ses cheveux, de sa barbe et de ses vêtements, il se mit à essuyer soigneusement la lame de son épée.

Quant à MacIan, il avait trouvé deux rames au fond de la barque abandonnée et, tout mélancolique, s’était mis à ramer.

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L’aube pluvieuse jetait une froide lueur argentée sur la mer grondante quand la barque battue des flots qui avait erré à l’aventure presque toute la nuit se trouva en vue d’une terre, mais d’une terre qui semblait presque aussi perdue et sauvage que les vagues. Les longues heures de la nuit s’étaient écoulées sans que la mer eût été trop rude. De temps à autre seulement la barque se soulevait comme si une épaule géante s’était glissée sous sa coque. Ces mouvements de houle étaient dus sans doute à quelque steamer passant près d’eux dans les ténèbres. Le reste du temps, les vagues demeuraient agitées mais sans traîtrise. Il faisait un froid perçant. Parfois la pluie en rafale leur crachait au visage, les glaçant jusqu’aux os. MacIan, plus familier que son compagnon avec cette sorte d’aventure au milieu d’un élément hostile et dangereux, avait manœuvré péniblement les lourds avirons, essayant de se diriger vers tous les points où il croyait découvrir la terre, mais le plus souvent il s’était abandonné, morne et résigné, aux caprices du vent et de la mer. De toutes leurs provisions l’eau de vie seule lui était restée ; il en fit boire à son compagnon transi de froid de telles rasades que ce sobre Londonien en parut alarmé. Quant à lui, il venait des pays des mers froides et des brumes où les hommes peuvent, quand ils sont à bord d’un navire, absorber sans broncher un grand verre du plus violent whisky.

Tout à coup, Evan parut redoubler d’efforts, ramant avec une énergie nouvelle, et Turnbull mit sa tête rousse et toute ruisselante au-dessus du bord pour voir ce qui causait cette hâte. Le but vers quoi tendait Evan n’avait rien de particulièrement engageant ; si loin que l’œil portât, ce n’était rien qu’une grève escarpée toute en galets amoncelés formant des talus plus hauts qu’une maison. Sur une digue avancée dans la mer on voyait s’ériger le squelette noirci d’une sorte de brise-lames. Ce brise-lames qui se dressait dans la lumière grise de l’aube semblait dire à nos aventuriers philosophes qu’ils étaient enfin arrivés à l’autre bout de nulle part.

Contraint par la nécessité de se donner tout entier à son labeur, MacIan sut manier le lourd bateau avec une réelle force et une grande habileté et quand il eut réussi à le faire aborder sur un point à peu près accessible de la côte, ils purent débarquer n’ayant de l’eau que jusqu’aux genoux. Ils trouvèrent, un ou deux pas plus loin, la terre ferme et, quelques moments après, ils pouvaient s’étendre sur le brise-lames en ruines et regarder la mer là laquelle ils venaient d’échapper.

Ils durent avancer ensuite péniblement à travers un désert de galets, avant de découvrir des champs ou des routes humaines, et ce qu’étaient ces routes ils n’auraient pu le dire. Leurs chaussures commençaient à se percer, et la marche sur les pierres les fatiguait cruellement, si bien qu’ils durent s’appuyer sur leurs épées comme sur des bâtons de pèlerin. MacIan pensait vaguement à une étrange ballade de son pays décrivant l’âme du purgatoire s’en allant par une plaine toute semée de pierres tranchantes et que sauvent seulement les charités qu’elle a faites sur la terre.

Turnbull ne faisait pas de méditations aussi lyriques et se trouvait au contraire de fort méchante humeur.

Ils finirent par trouver un pâle ruban de route que bordait un talus d’herbe sèche et décolorée. À quelques pieds au-dessus du talus se dressait toute grise et souillée par les intempéries, une de ces grandes croix que l’on ne voit guère que dans les pays catholiques.

MacIan porta la main à son front et s’aperçut alors qu’il était nu-tête. Turnbull jeta un regard sur le Crucifix, un regard à la fois sympathique et railleur. Puis laissant MacIan dans son attitude recueillie, il se mit à regarder à droite et à gauche, ayant l’air de chercher quelque chose. Et tout à coup il poussa une exclamation ; il venait d’apercevoir quelques pas plus loin un morceau de papier sale et déchiré, accroché à une haie. Il alla le cueillir et s’aperçut que c’était un fragment de page imprimée assez grossièrement, où l’on pouvait lire encore ces quelques mots en français : et c’est elle qui...

– Hourrah ! s’écria-t-il en agitant son papier. Nous sommes libres enfin. Il fait meilleur ici qu’en Angleterre ou au Paradis. MacIan, nous sommes au Pays du Duel !

– Où cela, dites-vous ? fit l’autre, le regardant d’un air morne, les sourcils froncés, comme enivré de tristesse par la mélancolie du paysage.

– Nous sommes en France ! s’écria Turnbull avec une voix de clairon, au pays où les choses arrivent... Tout arrive en France. Regardez, et il lui tendit le morceau de papier. Il y a là un présage pour vous, homme superstitieux. C’est elle qui... mais oui, c’est elle qui sauvera le monde.

– La France ! répéta MacIan, et ses yeux retrouvèrent leur éclat.

– Oui, la France ! dit Turnbull, et toute sa rhétorique se déchaîna, tandis que son visage devenait aussi rouge que ses cheveux. La France qui fut toujours en révolte pour la liberté et la raison, qui a toujours attaqué la superstition avec le bâton de Rabelais ou la rapière de Voltaire, le pays où un homme prononçait, il y a peu de jours, ces mots splendides et sans réplique, – et il eut un geste superbe : « Nous avons éteint dans le ciel des étoiles qui ne se rallumeront jamais plus. »

– Non, dit MacIan d’une voix qui tremblait de passion contenue, mais la France qui fut instruite par saint Bernard et conduite à la guerre par Jeanne d’Arc, la France qui fit les Croisades, qui sauva l’Église, dissipa les hérésies par la bouche des Bossuet et des Massillon, et qui montre encore aujourd’hui la marche conquérante du Catholicisme, alors que les intelligences se soumettent à lui l’une après l’autre, Brunetière, Coppée, Huysmans, Barrès, Bourget, Lemaître.

– La France ! proclama Turnbull pris d’une sorte de lyrisme comique, tranchant avec son ton habituel, la France qui n’est qu’un torrent de scepticisme splendide depuis Abélard jusqu’à Anatole France.

– La France, dit MacIan, qui n’est qu’une cataracte de foi lumineuse depuis saint Louis jusqu’aux foules de Lourdes.

– La France, du moins, s’écria Turnbull, brandissant son arme avec l’exubérance d’un écolier, où l’on pense toutes ces choses et où l’on se bat à cause d’elles. La France où la raison et la religion se heurtent en un perpétuel tournoi, la France, surtout, où l’on comprend l’orgueil et la passion qui ont fait sortir nos épées de leurs fourreaux. Ici du moins nous ne serons pas poursuivis et espionnés par de maigres clergymen et de gras policiers parce que nous faisons de notre vie l’enjeu de notre querelle. Courage, mon ami, nous voici au pays de l’honneur.

MacIan ne remarqua même pas ce mot déplacé : « mon ami », mais tout en hochant la tête, il tira, lui aussi, son épée dont il jeta le fourreau loin derrière lui sur la route.

– Oui, cria-t-il d’une voix de tonnerre, nous nous battrons ici et. Il regardera notre combat.

Turnbull répondit, avec une sorte de bonne humeur méprisante, en se tournant vers le Crucifix :

– Il peut regarder, il verra la défaite de sa Croix.

– La Croix ne peut connaître la défaite, dit MacIan, car elle est la Défaite.

Une seconde après, les deux lames claires, dans une horrible parodie, formaient en se heurtant le signe de la croix. Elles venaient à peine de se croiser ainsi, à deux reprises, quand, sur la colline, au-dessus du crucifix, apparut une autre parodie de l’image sacrée, la figure d’un homme agitant ses deux bras étendus. Cet homme disparut aussitôt, mais MacIan, dont le visage était tourné de ce côté, l’avait aperçu. Et cette réplique grotesque de la Croix avait, elle aussi, en ce lieu et à cette heure ; quelque chose d’invraisemblable. L’apparition avait été instantanée, mais s’était fixée sur sa rétine avec une précision photographique et, à moins que ses yeux et son cerveau ne fussent en proie aux hallucinations de la folie, l’image, indubitablement, était celle d’un policeman de Londres.

Il essaya de ramener ses sens au jeu mortel qui l’occupait, mais la moitié de son cerveau luttait contre l’énigme offerte : l’apparition apocalyptique et presque séraphique d’un gros constable échappé de Clapham sur le sommet triste et désert d’une colline de France. Il n’eut pas à chercher longtemps. Avant que les deux duellistes eussent échangé une demi-douzaine de passes, le gros policier bleu, monstruosité palpable sous l’œil des cieux, réapparut au sommet de la colline. Il n’agitait plus maintenant qu’un seul bras et semblait crier des ordres. Au même moment une masse bleue se dressa, barrant la route derrière Turnbull ; un petit peloton de policemen en uniforme anglais arrivait au pas de gymnastique.

Turnbull, s’apercevant enfin de l’air consterné de son adversaire, se retourna pour en découvrir la cause et, malgré son sang-froid, il faillit tomber quand il eut compris.

– Que diable faites-vous ici ? cria-t-il d’une voix impérieuse, comme un homme qui trouve un rôdeur dans sa maison.

– Mais, monsieur, dit le sergent qui commandait le peloton, avec cette sorte de politesse un peu lourde que l’on emploie avec les coupables, il me semble que ce serait à nous de vous demander ce que vous faites ici.

– Nous avons une affaire d’honneur, dit Turnbull, comme s’il parlait de la chose la plus raisonnable du monde. Si la police française veut s’interposer, qu’elle le fasse Mais pourquoi vous mêlez-vous de la chose, triple andouille ?

– J’ai peur, monsieur, dit le sergent qui se contint, j’ai peur de ne pas tout à fait vous comprendre.

– Je veux dire : pourquoi la police française ne s’occupe-t-elle pas de cette affaire, si toutefois celle-ci mérite qu’on s’en occupe ? J’ai toujours entendu dire qu’elle était assez débrouillarde.

– Eh bien, Monsieur, dit le sergent d’un air réfléchi, vous le voyez, Monsieur, la police française ne s’occupe pas de votre affaire... parce que vous le voyez, Monsieur, nous ne sommes pas en France. Nous sommes ici sur les terres de Sa Majesté, tout comme Ampstead’eath.

– Pas en France ? répéta Turnbull, presque stupide.

– Non, Monsieur, dit le sergent, bien que beaucoup de gens ici parlent français. Ce pays est une île nommée Saint-Loup, Monsieur, une île du détroit. Nous avons été envoyés spécialement de Londres, parce que vous êtes des criminels particulièrement distingués, si vous me permettez de m’exprimer ainsi. Et je vous engage à mesurer vos paroles dont on pourrait se servir contre vous au moment de votre procès.

– Vous avez raison, dit Turnbull, et se ruant sur le sergent il l’envoya s’aplatir sur les galets de l’autre côté de la route. Puis laissant MacIan et les policiers instantanément cloués sur place par une égale stupeur, il prit sa course par la route jusqu’à ce qu’il eût atteint un coin de la berge qu’il avait trouvée, en passant, plus ferme sous les pas, et pût ainsi filer à toutes jambes. Ce calcul rapide lui fut favorable ; les policiers, n’ayant pas l’habitude du terrain, très mauvais par endroits, essayèrent de couper court et, plutôt corpulents, s’empêtrèrent dans des trous et glissèrent sur des tas croulants de galets. Il y en eut deux cependant qui, moins agiles de corps mais de pensée plus rapide, s’aperçurent de la ruse de Turnbull et s’élancèrent par le même chemin. Alors MacIan finit par s’éveiller et, laissant la moitié de sa manche dans la main du policier resté pour le garder, arriva près des deux poursuivants, les saisit à la ceinture et les envoya rouler sur les pierres. Puis il se mit à courir sur les traces de son compagnon de révolte contre les lois.

Tous deux étaient de bons coureurs, l’avance qu’ils avaient gagnée fut décisive. Ils escaladèrent un brise-lames situé plus loin que le premier sur la grève, firent un détour, grimpèrent par-dessus des rochers que surmontait un fourré, se glissèrent au travers de ce fourré en s’écorchant les mains et la figure et tombèrent sur une autre route. Arrivés là, ils comprirent qu’ils pouvaient changer d’allure et se contenter d’un pas très rapide, mais pendant cette fuite échevelée au milieu de tant d’obstacles, les deux hommes n’avaient pas lâché leurs épées nues. On eût dit, pour employer le mot énergique de Bunyan, qu’elles avaient pris racine dans leurs mains.

Ils s’aperçurent enfin qu’ils venaient d’atteindre une sorte de village fait de quelques maisons dispersées. Un ou deux cottages aux façades blanches et même une maison avec boutique se montraient le long de la route. À ce moment, pour la première fois, Turnbull se retourna et tordant sa barbe rouge, pour jeter un coup d’œil sur son compagnon qui venait à un ou deux pas derrière lui, il lui dit à brûle-pourpoint : « Monsieur MacIan, nous nous y sommes mal pris jusqu’à présent. Nous avons été partout dépistés parce que tout le monde nous reconnaît. C’est comme si quelqu’un s’était promené avec la barbe de Kruger pendant la nuit de Mafeking. »

– Que voulez-vous dire ? fit MacIan innocemment.

– Je veux dire, répliqua Turnbull, d’un air grave et convaincu, que nous avons surtout besoin d’un peu de diplomatie, et je vais en acheter dans un magasin.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

UN SCANDALE AU VILLAGE

 

 

 

Dans le petit hameau de Haroc, île de Saint-Loup, habitait un homme qui, bien que vivant sous le pavillon anglais, pouvait passer pour un type achevé de la tradition française. Rien ne pouvait le faire remarquer, mais c’était effectivement à cause de cette absence de particularité qu’il était tout à fait lui-même. Il n’était pas même extraordinaire français ; c’eût été contre la tradition française. Des Anglais ordinaires l’auraient trouvé seulement un peu désuet ; des Anglais impérialistes l’auraient pris pour le vieux John Bull des caricatures. Il était robuste, d’aspect tout à fait quelconque, avec des favoris qu’il portait un peu plus longs que ceux de John Bull. Il se nommait Pierre Durand, faisait le commerce des vins, était, en politique, républicain conservateur et, d’éducation catholique, avait toujours pensé et agi en agnostique. Pourtant, dans son âge mûr, il revenait doucement à l’Église. Il avait (si l’on peut se servir d’un mot aussi pompeux en parlant d’un être aussi effacé) le génie de formuler l’idée purement conventionnelle sur tous les sujets imaginables. Ce n’était pas pour lui une convention, mais une conviction virile et ferme. La convention implique l’idée d’hypocrisie ou d’affectation, et de l’une ou de l’autre il n’y avait en lui aucune trace. C’était simplement un citoyen ordinaire avec des opinions ordinaires et, si vous le lui aviez dit, il eût pris votre éloge comme un compliment ordinaire. Si vous l’aviez questionné sur les femmes, sa réponse eût été qu’on doit protéger leurs qualités domestiques et leur dignité, et se serait servi pour cela des mots les plus surannés, tenant en réserve les arguments les plus solides. Si vous l’aviez questionné sur le gouvernement, il eût dit que tous les citoyens sont libres et égaux, mais en sachant ce qu’il disait. Si vous l’aviez questionné sur l’éducation, il eût dit que les enfants doivent être formés à des habitudes de travail et de respect pour leurs parents. Mais il aurait pu leur servir d’exemple pour le travail étant lui-même un de ces parents qu’ils pouvaient respecter. Un état d’esprit aussi désespérément immuable est déprimant pour l’instinct anglais. Mais il faut dire qu’en Angleterre un homme qui proclame de telles platitudes est en général un imbécile, un imbécile poltron qui ne parle ainsi que par une sorte de servilisme social. Or, Durand était tout autre chose qu’un imbécile ; il avait lu tout le XVIIIe siècle et aurait pu défendre ses truismes en s’abritant derrière tous les arguments de cette époque. Et certainement il était tout autre chose qu’un lâche. Quoiqu’il fût légèrement obèse par suite de sa vie sédentaire, il aurait renversé d’un coup de poing son insulteur avec la brusque violence d’une machine automatique, et mourir sous un uniforme lui aurait paru une chose toute naturelle. J’ai peur qu’il soit impossible d’expliquer ce monstre au milieu des sectes extravagantes et des clubs excentriques de mon pays. C’était, tout simplement, un homme.

Il habitait une petite villa convenablement meublée de chaises et de tables confortables et de tableaux et de médaillons classiques tout à fait hostiles. L’art n’était représenté chez lui que par deux extrêmes : de médiocres dessins d’après l’antique : têtes grecques et toges romaines et, d’un autre côté, quelques images catholiques très vulgaires, grossièrement enluminées, celles-ci, pour la plupart, dans la chambre de sa fille. Il avait récemment perdu sa femme qu’il avait aimée, dans un silence complet, d’un amour sincère mais un peu morne et ne se lassait pas de visiter sa tombe où il déposait chaque fois de hideuses petites couronnes faites de perles blanches et noires. Il avait une tendresse égale pour sa fille, bien qu’il la tînt en tutelle en vertu d’une crainte uniquement théorique, crainte tout à fait superflue, d’abord parce que c’était une jeune fille exceptionnellement réservée et religieuse, et secondement parce qu’il n’y avait pour ainsi dire personne dans le village.

Madeleine Durand semblait, physiquement, un peu indolente et l’on aurait pu facilement la soupçonner d’être sans énergie morale. Il est toutefois certain que, de toute manière, le travail de sa maison était fait et l’on eût pu même constater, encore plus rapidement, que personne ne le faisait à sa place. Le logicien est donc acculé à la supposition qu’elle le faisait elle-même et cela prête dès le début une sorte de mystérieux intérêt à sa personnalité. Elle avait des sourcils droits et épais, plantés bas, et qui semblaient d’autant plus bas que sa chevelure d’un blond ardent descendait presque jusqu’à ses sourcils ; ses joues rondes et fermes donnaient à son visage une certaine douceur malgré la rudesse de ses traits. Ce que ceux-ci pouvaient avoir d’un peu massif était corrigé par deux grands yeux couleur bleu de Chine et, quand ces yeux s’ouvraient, on eût dit que son visage s’affinait tout à coup. Pour le reste, elle était de taille un peu au-dessous de la moyenne, et elle offrait cette différence avec des jeunes filles comme celle du motocar que l’on aurait guère songé à remarquer en elle autre chose que sa tête innocente et fière.

Le père et la fille étaient de cette sorte de gens qui normalement auraient échappé à toute observation, celle, du moins, qui dans ce monde extraordinairement moderne sait tout découvrir, excepté la force. Tous deux avaient la force sous leur apparence superficielle, comme ces paisibles paysans qui possèdent dans leurs champs d’immenses mines non exploitées. Le père, avec son visage carré et ses favoris gris, la fille avec son visage carré et la frange d’or de ses cheveux, étaient tous deux plus forts qu’on ne le supposait. Le père croyait à la civilisation, à la tour historiée que nous avons dressée pour braver la nature, c’est-à-dire que le père croyait à l’Homme. La fille croyait à Dieu et était encore plus forte. Ni l’un ni l’autre ne croyait en lui-même, car c’est là une faiblesse décadente.

On disait de la fille qu’elle était une dévote. Elle faisait aux gens ordinaires l’impression – quelque peu irritante – que produit une personne de ce genre ; on ne peut décrire cette impression que comme le sentiment de voir une force perdue, une chute d’eau puissante perpétuellement versée dans un abîme. Elle accomplissait facilement son travail domestique, remplissait avec douceur ses devoirs sociaux, n’était jamais négligente et jamais désagréable. Ceci rendait compte de sa douceur mais non de son âpreté. Elle cheminait d’un pas ferme comme si elle marchait toujours vers un but déterminé ; elle levait haut la tête avec une sorte de défi ; elle disait à peine un mot de contradiction, et cependant il y avait souvent dans ses yeux comme une lueur de bataille. L’homme moderne se serait demandé où pouvait bien aller toute cette énergie silencieuse. Sa surprise aurait été bien plus grande encore d’apprendre que tout cela s’en allait dans ses prières.

Les conventions de l’île de Saint-Loup offraient une sorte de compromis ou de confusion entre celles de la France et celles de l’Angleterre. Une femme pouvait souffrir de la part d’un soupirant des assiduités tenues pour impossibles dans le milieu de la bourgeoisie française, et c’est ainsi que l’on avait remarqué, sans en être choqué particulièrement, que depuis peu un homme s’attachait aux pas de la jeune fille quand celle-ci se rendait à l’église. C’était un homme de petite taille, l’air florissant de santé. Sa longue et épaisse barbe noire et son grossier parapluie noir le faisaient paraître plus petit et plus âgé qu’il ne l’était en réalité, mais ses yeux hardis et sa démarche vive lui donnaient un évident caractère de jeunesse.

Son nom était Camille Bert. C’était un voyageur de commerce qui ne se trouvait dans l’île que depuis une semaine quand il se mit à rôder autour de Madeleine Durand. Dans un cercle aussi restreint, chacun se connaissait ; Madeleine aurait certainement pu lui parler, mais il n’était pas très évident qu’elle parlât jamais. Et cependant il la suivait comme une ombre, spécialement à l’église, un des rares endroits où l’on était certain de la trouver. Son habitude était de rester chez elle, invisible, parfois à cause des travaux domestiques qui l’occupaient inlassablement, parfois à cause de son attachement également inlassable pour la solitude. M. Bert ne donnait pas l’impression d’un homme pieux, bien qu’il fît, surtout par son regard, celle d’être un honnête homme. Mais il venait à la messe avec une ponctualité sans apprêt qu’on ne pouvait prendre pour une pose ou même pour un essai de séduction vulgaire. Ce fut peut-être cette régularité religieuse qui amena éventuellement Madeleine à le reconnaître. Du moins est-il certain qu’elle lui parla deux fois en souriant de son sourire simple et franc, et la nature humaine existait suffisamment dans le hameau pour qu’on glosât sur ces rencontres.

Mais l’intérêt véritable surgit soudainement comme une rafale avec l’affaire extraordinaire qui eut lieu environ cinq jours après. À un tiers de mille à peu près au-delà du village de Haroc, se dressait un grand hôtel isolé, bâti sur le modèle de ceux de Londres ou de Paris et qui d’habitude était presque entièrement vide. Parmi les hôtes venus en cette saison se trouvait un homme dont on n’eût pu préciser la nationalité et qui portait le nom de comte Grégoire. Il se montrait pour tout le monde extrêmement courtois, mais gardait presque toujours un silence complet. Dans les rares occasions où il parla, ce fut en français, en anglais et même (en s’adressant au curé) en latin, et l’opinion générale fut qu’il parlait toutes ces langues avec la même incorrection. C’était un homme grand et maigre, l’air d’un vieil aigle, ayant même un nez aquilin pour achever la ressemblance. Il avait des favoris militaires à l’ancienne mode et des moustaches teintes d’un jaune luisant, presque invraisemblable. Il était vêtu comme un gentleman très riche avec les allures d’un gentleman ruiné. Il avait l’air (comme avec une sorte de simplicité) d’essayer d’être un dandy alors qu’il était trop vieux même pour savoir qu’il était vieux. C’était cependant une belle physionomie avec ses cheveux blonds et frisés et son visage maigre et dédaigneux. Il portait une redingote d’un genre particulier, couleur bleu turquoise, un ordre inconnu à la boutonnière, avant toujours en main une canne énorme et pesante. En dépit de son silence, de ses habits élégants et de ses favoris, l’île aurait pu ne jamais entendre parler de lui n’eût été l’évènement extraordinaire dont j’ai parlé et qui se produisit de la manière suivante.

Dans un milieu aussi peu stable, parmi ces hôtes de passage, seuls les fervents vont au salut et quand le crépuscule d’un bleu profond enveloppait la petite église vaguement éclairée de cierges, la file des adorateurs qui rentraient chez eux était si mince qu’elle s’éparpillait de suite. Ce fut en tout cas par un soir pareil que le fait singulier eut lieu, alors que personne n’était dans l’église sauf la tranquille, l’indomptable Madeleine, quatre vieilles femmes, un pêcheur et, bien entendu, l’obstiné M. Camille Bert. Les autres, à la sortie, parurent se fondre bien vite dans ces couleurs de queue de paon que faisaient le vert profond de l’herbe et le bleu sombre du ciel. Bert lui-même n’était pas seulement à une distance respectueuse, mais restait tout à fait invisible, et Madeleine s’en alla toute seule à travers le petit coin de forêt sombre qu’il lui fallait traverser. Elle n’avait pas la moindre peur de la solitude parce qu’elle n’avait pas peur du diable. Je crois que c’est lui qui avait peur d’elle.

Cependant, en traversant une clairière où s’attardaient les dernières lueurs du couchant, elle vit tout à coup surgir devant elle une apparition plus surprenante que celle d’un démon. L’incompréhensible comte Grégoire, avec ses cheveux blonds qui brillaient comme une flamme et son visage couleur de cendre blanche, s’avançait tête nue vers elle en agitant frénétiquement ses grands bras et ses longues mains.

– Nous sommes seuls ici, s’écria-t-il, et vous seriez à ma merci si je n’étais à la vôtre.

Et, laissant ses bras tomber, il leva les yeux sous ses sourcils froncés avec une expression qui s’accordait à sa respiration haletante. Madeleine Durand s’était arrêtée, l’air d’une enfant surprise puis, avec une assurance plus que virile, elle dit, comme pour gagner du temps : « Il me semble que je reconnais votre physionomie, Monsieur. »

– Je sais, moi, que je n’oublierai pas la vôtre, dit l’homme, et il étendit de nouveau ses longs bras, dans un geste ridicule. Puis ce fut tout à coup un jaillissement de phrases pompeuses et baroques. « Aussi bien il vaut mieux que vous sachiez tout : le meilleur et le pire. Je suis un homme qui ne connaît pas de frein ; je suis le plus endurci des criminels, le plus impénitent des pécheurs. Dans tous mes domaines, pas un homme qui soit aussi vil que moi. Ils s’étendent des oliviers d’Italie aux sapins du Danemark et il n’est pas un recoin où je n’aie commis un péché. Mais, quand je vous enlèverai, je commettrai mon premier sacrilège en même temps que mon premier acte de vertu. » Il la prit tout à coup par l’épaule ; elle ne cria pas, mais essaya de se dégager. Cependant, bien qu’elle n’eût jeté aucun cri, quelque promeneur attardé dut entendre la lutte. Un homme de petite taille mais alerte arriva tout à coup en effet par le sentier, rapide comme un boulet, et gifla le comte Grégoire avant que celui-ci eût le temps de le reconnaître. C’était Camille avec sa barbe noire d’homme mûr et ses yeux ardents de jeune homme.

Jusqu’au moment où Camille frappa le comte, Madeleine avait eu la certitude que le comte Grégoire était fou. Sa surprise fut grande alors de voir qu’il était sain d’esprit, quoique d’étrange manière, car cet homme aux favoris et à la moustache blonde commença par rendre à Bert le coup qu’il avait reçu, comme s’il s’agissait d’un devoir à accomplir puis il se recula d’un pas et s’inclinant légèrement, avec un sourire :

– Nous nous en tiendrons là pour le moment, monsieur Bert, dit-il, mais je n’ai pas besoin de vous rappeler que nous continuerons ailleurs.

– Certainement, vous n’avez nul besoin de me le rappeler, répondit Camille avec le plus grand flegme. Je suis heureux que vous ne soyez pas assez gredin pour qu’on ne puisse se battre avec vous.

– Nous retenons madame, dit avec politesse le comte Grégoire et, faisant un geste comme pour enlever le chapeau qu’il n’avait pas, il remonta l’avenue qu’il avait suivie en arrivant. Il était si parfaitement aristocrate qu’il ne se retourna pas une seule fois en s’en allant et que son dos ne trahit tout le temps aucune inquiétude.

– Permettez-moi de vous reconduire, dit Bert à la jeune fille, d’une voix morne et presque étouffée. Je crois que nous n’avons pas beaucoup de chemin à faire.

– Très peu de chemin, en effet, dit-elle, et elle sourit une fois de plus ce soir-là, malgré la fatigue et la peur, malgré le monde et la chair et le démon. Le bleu éclatant et transparent du crépuscule était depuis longtemps recouvert par le bleu opaque, couleur d’ardoise, de la nuit, quand il prit congé d’elle dans le vestibule de sa maison où brûlait une lampe. Il sortit alors dans l’obscurité, marchant d’un pas ferme mais tirant sur sa barbe noire.

Toute la bourgeoisie française ou semi-française du district considéra cette affaire comme un cas où le duel était naturel et inévitable, et ni l’un ni l’autre des adversaires n’éprouva de difficulté à trouver des témoins, bien qu’ils fussent tous deux étrangers. Deux petits propriétaires terriens, catholiques zélés et pratiquants, acceptèrent volontiers d’assister Camille Bert, l’homme assidu aux offices, tandis que le comte Grégoire, sans doute corrompu mais qui devait jouir d’une certaine autorité, trouva comme témoins un énergique médecin de l’endroit, tout prêt à se donner de l’importance, et un touriste californien qui était prêt à tout. Comme il n’y avait aucune raison plausible pour retarder la rencontre, on décida qu’elle aurait lieu trois jours après. Et, quand tout fut réglé, chacun alla se coucher et personne ne pensa plus à l’affaire. Il y eut cependant quelqu’un qui parut montrer de l’inquiétude et ce fut la personne qui d’habitude était toujours tranquille. Le lendemain soir, Madeleine Durand vint suivant sa coutume à l’église et, comme chaque soir, Camille y vint, lui aussi. Ce qui fut, par contre inusité, ce fut que lorsqu’ils se trouvaient encore à une portée d’arc de l’église, Madeleine se retourna et vint à sa rencontre. « Monsieur, commença-t-elle, je ne fais pas de mal en vous parlant », et ces mots donnèrent à Camille la vive impression d’une vérité inattendue ; d’après tous les romans qu’il avait pu lire, la jeune fille aurait ainsi commencé : « C’est mal de ma part de vous parler. » Elle continua, ouvrant de grands yeux sérieux comme ceux d’un animal : « J’ai le droit de vous parler, parce que votre âme, n’importe quelle âme, a beaucoup plus d’importance que tout ce que le monde peut dire de n’importe qui. Je veux vous parler de ce que vous allez faire. »

Bert vit en face de lui l’inévitable héroïne des récits romanesques, essayant d’empêcher l’effusion de sang et son visage pâle et énergique devint implacable.

– Je ferais n’importe quoi pour vous, dit-il excepté cela ; un homme ne peut pas se laisser déshonorer.

Elle le regarda un instant, l’air tout à fait intriguée, puis elle reprit, très vite, ébauchant un sourire étrange :

– Oh ! ce n’est pas cela que je veux dire. Je ne parle pas de ce que je ne comprends pas. Personne ne m’a jamais frappée. Si quelqu’un l’avait fait, je n’aurais pas éprouvé ce qu’éprouve un homme. Je suis sûre que se battre n’est pas ce qu’il y a de mieux. Il serait mieux de pardonner... si l’on pardonnait réellement. Mais quand des gens dînent chez mon père et disent que se battre en duel est un simple meurtre... bien entendu je puis voir que ce n’est pas juste. C’est tellement différent... avoir une raison... et le faire savoir à l’autre... et user des mêmes armes... et s’en servir devant vos amis. Je suis affreusement stupide, pourtant je sais que des hommes comme vous ne sont pas des assassins. Mais ce n’est pas cela que je voulais dire.

– Qu’est-ce que vous vouliez dire ? demanda son interlocuteur qui tenait les yeux baissés, l’air songeur.

– Ne savez-vous pas, dit-elle, qu’il n’y a qu’une messe ? Je pensais, puisque vous allez toujours à l’église... je pensais que vous communieriez ce matin.

Bert recula avec un mouvement d’une telle brusquerie qu’elle en fut déconcertée. Il semblait tout changé.

– Vous pouvez avoir tort ou raison en risquant la mort, dit la jeune fille avec simplicité ; les pauvres femmes de notre village courent le même danger chaque fois qu’elles mettent un enfant au monde. Vous autres hommes, vous êtes l’autre moitié du monde. Je ne sais pas quand vous devez mourir. Mais, sûrement, si vous avez l’audace d’essayer et de trouver Dieu de l’autre côté de la tombe et d’avoir recours à Lui... vous devez faire en sorte qu’Il vous trouve quand Il vient et demeure chaque matin dans notre petite église.

Paisible comme elle l’était, elle eut pour appuyer sa phrase un petit geste dont l’éloquence étreignait le cœur.

M. Camille Bert n’était nullement placide. Devant ce geste ébauché, ce visage plaidant par sa candeur, il battit en retraite comme devant la mâchoire d’un dragon. Ses cheveux et sa barbe d’un noir sombre offraient un contraste choquant avec la pâleur singulière de son visage. Quand il put enfin ouvrir la bouche, ce fut pour articuler. « Oh ! Dieu ! cela est intolérable ! » Il ne dit pas cela en français. Il ne le dit pas non plus, pour parler exactement, en anglais. La vérité (qui n’intéresse que les anthropologistes) est qu’il le dit en écossais.

– Il y aura une autre messe dans huit heures environ, dit Madeleine, avec une sorte d’empressement et d’énergie affairée et vous pouvez communier avant de vous battre. Pardonnez-moi, mais j’avais si peur que vous ne le fissiez pas.

Bert parut serrer ses dents à les briser et parvint cependant à dire : « Et pourquoi supposez-vous que je ne ferai pas ce que vous dites... c’est-à-dire que je ne le ferai pas du tout ? »

– Vous allez toujours à la messe, répondit la jeune fille ouvrant ses grands yeux bleus, et la messe est longue et ennuyeuse à moins que l’on n’aime Dieu.

C’est alors que Bert s’emporta, avec une brutalité pareille à celle du comte Grégoire, son criminel adversaire. Il s’avança vers Madeleine, les yeux enflammés, et fit le geste de la prendre par les deux épaules. « Je n’aime pas Dieu, s’écria-t-il, parlant français avec un très fort accent écossais. Je ne veux pas Le trouver ; je ne pense pas qu’on Le trouve là. Je dois en finir avec cette comédie, je dois et veux tout dire. Vous êtes l’être le plus heureux et le plus honnête que j’aie jamais vu dans cet univers sans Dieu. Et je suis le plus vil et le plus déshonnête. »

Madeleine le regarda, l’air hésitant pendant une seconde, puis elle dit, avec une simplicité et une gaieté soudaine : « Oh ! mais si vous êtes vraiment triste, c’est très bien. Si vous êtes horriblement triste, rien de mieux. Vous n’avez qu’à vous rendre auprès du prêtre et tout lui dire et il vous donnera Dieu de ses mains. »

– Je hais votre prêtre et je nie votre Dieu, s’écria l’homme, et je vous dis que votre Dieu est un mensonge et une fable et un masque. Et pour la première fois de ma vie, je ne me sens pas supérieur à Dieu.

– Qu’est-ce que tout cela veut dire ? dit Madeleine, anéantie par la surprise.

– Cela veut dire que, moi aussi, je suis une fable et un masque, dit l’homme.

Il n’avait cessé depuis quelque temps de promener une main fiévreuse dans ses cheveux et sa barbe noire et tout à coup les arracha et les jeta dans la boue comme de vieilles plumes. Ce dépouillement extraordinaire laissa voir à la lumière du soleil le même visage mais une tête beaucoup plus jeune... une tête aux boucles fauves et une barbe courte et frisée de même couleur.

– Vous savez maintenant la vérité, répondit-il, le regard dur. Je suis un pleutre qui ai joué une farce compliquée dans un village tranquille et me suis moqué d’une honnête femme pour un motif tout à fait personnel. J’aurais pu jouer cette comédie avec un vrai succès auprès d’une autre femme ; je suis tombé sur la seule avec laquelle on ne pouvait la jouer. C’est bien ma chance. La vérité simple, c’est... Et, pour énoncer cette simple vérité, il s’embrouilla et bégaya comme Evan quand il voulut la dire à la jeune fille de l’auto.

– La vérité, dit-il enfin, c’est, tout simplement, que je suis James Turnbull l’athée. La police est à mes trousses, non pas à cause de mon athéisme, mais parce que je veux me battre à son sujet.

– J’ai lu quelque chose à ce propos dans un journal, dit la jeune fille avec une simplicité dont une telle surprise ne pouvait troubler l’équilibre.

– Evan MacIan dit qu’il y a un Dieu, continua l’autre avec entêtement, et je dis qu’il n’y en a pas. Et j’en suis venu à me battre pour ce fait qu’il n’y a pas de Dieu ; c’est pour cela que j’ai vu cette île maudite et votre visage béni.

– Vous voulez vraiment que je croie, dit Madeleine, les lèvres entr’ouvertes, que vous pensez...

– Je veux que vous me haïssiez ! s’écria Turnbull comme à l’agonie. Je veux que le cœur vous manque rien que de penser à mon nom. Je suis sûr qu’il n’y a pas de Dieu.

– Mais il y a un Dieu, dit Madeleine, tout à fait tranquillement et plutôt avec l’air d’instruire un enfant étonné devant l’incompréhensible. J’ai touché son Corps ce matin même.

– Vous avez touché un morceau de pain, dit Turnbull furieux. Oh ! je voudrais dire quelque chose qui puisse vous affoler !

– Vous pensez que ce n’est qu’un morceau de pain ? dit la jeune fille, et ses lèvres parurent se crisper légèrement.

– Je sais que ce n’est qu’un morceau de pain, gronda Turnbull.

Elle renversa son franc visage et sourit.

– Alors, pourquoi refusez-vous de le manger ? dit-elle.

James Turnbull eut un léger recul et, pour la première fois de sa vie, il lui sembla que dans sa tête surgissaient et brillaient des pensées qui n’étaient pas de lui.

– Eh bien ! comme ils sont stupides, s’écria Madeleine avec une gaieté de petite fille, qu’ils sont stupides de dire de vous, vous êtes un blasphémateur ! Quoi, vous avez compromis toute votre affaire parce que vous ne vouliez pas commettre un blasphème ?

L’homme restait debout, figure un peu comique dans son tragique ébahissement, avec l’honnête tête rousse de James Turnbull sortant du riche déguisement de Camille Bert. Mais la souffrance et l’épouvante peintes sur son visage étaient si fortes qu’elles en faisaient oublier la singularité.

– Vous échouez ici, continua la jeune fille avec cet accent féminin si foudroyant en conversation et si faible dans une réunion publique, vous et votre MacIan, vous échouez ici et mettez de fausses barbes et de faux nez pour vous battre. Vous prétendez être un voyageur de commerce venant de France. Le pauvre M. MacIan doit se déguiser en noble débauché qui ne vient de nulle part. Votre plan réussit ; vous avez une querelle tout à fait convaincante ; vous arrangez un duel tout à fait respectable ; le duel que vous projetez depuis si longtemps doit avoir lieu demain dans des conditions de certitude et de sincérité absolues. Et puis, vous rejetez votre perruque, vous détruisez votre plan et lâchez votre collègue parce que je vous demande d’entrer dans un édifice et de manger un morceau de pain. Et alors vous osez me dire que vous êtes sûr que personne ne veille sur nous. Et vous dites que vous savez qu’il n’y a rien sur cet autel que vous fuyez. Vous savez...

– Je ne sais qu’une chose, dit Turnbull, c’est que je dois vous fuir. Tout ce que nous pourrions dire serait vain. Et il s’en alla d’un pas rapide vers le village, laissant sur la route sa perruque et sa barbe noires.

Comme il arrivait sur la place du marché, il vit le comte Grégoire, le noble étranger, debout et fumant dans une pose d’élégante méditation à l’angle du café local. Il se hâta vers lui, trouvant qu’une consultation était urgente. Mais il avait à peine franchi la moitié de la distance qu’une fenêtre s’ouvrit avec fracas au-dessus de sa tête et qu’une tête en jaillit, poussant des cris d’appel. L’homme était en gilet de flanelle, mais Turnbull reconnut la tête énergique et le teint apoplectique du sergent de police. Il montrait Turnbull d’un geste furieux en criant son nom. Un policeman sortit en courant de dessous une voûte et voulut le prendre au collet. Deux marchands de légumes laissèrent tomber leurs paniers et se joignirent à la chasse. Turnbull esquiva le policier, envoya rouler un des deux marchands dans son panier et bondissant vers le noble étranger, lui cria d’une voix retentissante : « Vite, MacIan, la chasse recommence. »

La réponse rapide du comte Grégoire fut d’arracher ses grands favoris jaunes et de les semer avec un air d’intense soulagement. Puis il rejoignit Turnbull dans sa fuite et, tout en courant, d’une torsion de ses mains puissantes il brisa et fendit l’étrange et lourde canne qu’il portait. À l’intérieur était une épée nue de forme ancienne. Tous deux prirent une forte avance sur la route avant que toute la ville se fût éveillée pour courir derrière eux et, quelques instants après, une transformation du même genre s’opérait dans le singulier parapluie de M. Turnbull.

Ils avaient une longue course à faire pour atteindre le port, mais la police anglaise était lourde et les habitants français indifférents. En tout cas, ils eurent bientôt l’impression que la route était libre, et juste au moment où ils arrivaient près des falaises, MacIan se heurta tout à coup, avec une surprise qu’il ne put dissimuler, contre un autre gentleman. Comment il sut reconnaître un homme de son rang en se cognant à lui, c’est ce qui demeure un mystère. MacIan était un gentleman écossais, très pauvre et très sobre. L’autre était un Anglais de la même classe, très ivre et très riche. Mais il y eut, dans leurs excuses hésitantes et manifestement embarrassées, quelque chose qui les fit se reconnaître aussi promptement que deux hommes parlant français au milieu de la Chine. Le trait particulier de ce type d’hommes, c’est qu’ils donnent un coup de poing ou font des excuses et, dans le cas présent, tous deux firent des excuses.

– Vous avez l’air vraiment pressé, dit l’Anglais inconnu, reculant d’un ou deux pas pour rire à gorge déployée. Qu’est-ce qu’il y a, hein ?

Et, avant que MacIan eût pu le dépasser, l’homme se mit à courir avec lui et lui dit dans une sorte de chuchotement entrecoupé :

– Voilà, mon nom est Wilkinson. Vous savez... Wilkinson... Pouvez pas boire de la bière avec moi ?

Et il secouait la tête d’un air entendu.

– Nous sommes en effet très pressés, comme vous dites, fit MacIan essayant d’esquisser un sourire aimable, et si vous voulez nous laisser passer...

– Je vais vous dire, mes bons amis, reprit le gentleman d’un ton de confiance, tandis qu’Evan, à l’agonie, entendait derrière lui le bruit plus rapproché de la poursuite, si vous êtes vraiment pressé, comme vous le dites... je sais ce que c’est d’être pressé... Si vraiment vous êtes... et il parut donner à sa voix un ton solennel... si vous êtes pressé, il n’y a rien de pareil à un bon yacht pour un homme qui est pressé.

– Vous avez tout à fait raison, dit MacIan et, s’écartant un peu, il prit un élan désespéré. Les têtes de policiers venaient d’apparaître au sommet de la colline toute proche. Turnbull avait déjà dépassé le gentilhomme ivre et fuyait à bride abattue.

– Non, mais écoutez-moi, dit M. Wilkinson qui courut enthousiasmé derrière MacIan et saisit le pan de son habit, si vous voulez aller vite, vous devriez prendre un yacht et... ajouta-t-il, sautant, dans un éclair de raison, jusqu’à la conclusion d’un raisonnement logique... Si vous voulez un yacht... vous pouvez prendre le mien.

Evan, brusquement, se retourna vers lui :

– Nous sommes follement pressés, dit-il et si vraiment vous avez un yacht, vous nous sauvez la vie.

– Vous le trouverez au port, dit Wilkinson, cherchant ses mots. Côté gauche du port... Le Gidson-Girl... peux pas comprendre, mon vieux, pourquoi je ne vous l’ai pas prêté plus tôt.

En disant ces mots, le bienveillant M. Wilkinson s’étala de tout son long sur la route, et continuant de rire doucement, il leva vers son compagnon qui se sauvait un visage empreint de paix et de bénignité. Tout en courant, Evan se sentit subitement en proie à une crise de casuistique, et peut-être sa décision fut-elle une faute, mais son biographe ne peut avoir sur cette décision aucune sorte de doute. Deux minutes après, il avait rejoint Turnbull et lui contait l’histoire ; dix autres minutes s’étaient à peine écoulées que lui et Turnbull sautaient dans le yacht Gibson-Girl et cinglaient au large de l’île Saint-Loup.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

L’ÎLE DÉSERTE

 

 

 

Ceux qui sont d’avis (et M. Evan MacIan, qui mène maintenant une existence tranquille, est de ce nombre) que quelque chose de surnaturel, la bienveillance excentrique d’un dieu ou d’une fée, a guidé nos aventuriers à travers tant de dangers absurdes, pourraient appuyer cette opinion sur la façon dont ils gouvernèrent le yacht de M. Wilkinson. Ni l’un ni l’autre n’était qualifié le moins du monde pour diriger un yacht, mais MacIan avait une connaissance pratique de bateaux de petites dimensions et de modèles tout à fait différents, tandis que Turnbull, ce qui est pire, avait une notion abstraite de la science et de ses applications à l’art nautique. On peut conclure à la présence du dieu ou de la fée de ce fait qu’en définitive, ils n’abordèrent, pendant leur voyage, ni chaloupe, ni récif, ni sables mouvants, ni vaisseau de guerre. En dehors de cette description négative, leur voyage serait difficile à raconter. Il dura au moins une quinzaine de jours, et MacIan, certainement le plus fin matelot des deux, comprit qu’ils faisaient voile vers l’ouest dans l’Atlantique et avaient dépassé sans doute les îles Sorlingues. Jusqu’où s’étaient-ils avancés dans l’Océan, c’est ce qu’il était impossible de conjecturer. Une seule chose était, pour eux, certaine, c’est qu’ils étaient trop engagés maintenant sur le redoutable abîme qui nous sépare de l’Amérique pour qu’ils pussent songer à revoir bientôt la terre. Ce fut donc avec une stupéfaction facile à concevoir qu’aux premières heures d’un matin pluvieux ils aperçurent distinctement une île solitaire. Cette île se dressait à l’horizon sur l’étroite bande d’argent qui courait au ras du ciel, séparant le gris et le vert des vagues du gris et du mauve des nuages.

– Qu’est-ce que cela peut être ? s’écria MacIan, la gorge sèche. Je ne savais pas qu’il y eût dans l’Atlantique des îles aussi éloignées des Sorlingues. Grand Dieu !... Ce ne peut être Madère...

– Je croyais que vous aimiez les légendes et les fables, dit Turnbull d’un air farouche. C’est peut-être l’Atlantide.

– Cela se pourrait, répondit l’autre avec une innocente gravité, mais je n’ai jamais cru que l’histoire de l’Atlantide fût bien solidement établie.

– Quoi qu’il en soit, nous courons dessus, grommela Turnbull, et nous allons faire naufrage une seconde fois.

De l’île inconnue se détachait un promontoire dénudé qui grandissait à leurs yeux à mesure qu’ils avançaient, semblable à la trompe de quelque terrible éléphant en marche. Rien de particulier ne s’offrait à la vue, du moins de ce côté de l’île, si ce n’est des bancs de coquillages amoncelés qu’on eût pris de loin pour ces châteaux forts que les enfants dressent au bord de la mer. Sur un point, cependant, la côte offrait une petite baie de sable fin et le génie rudimentaire des deux marins amateurs put y faire aborder le petit vaisseau dont la proue vint s’enfoncer dans cette grève, tandis que le mât de beaupré pointait triomphalement vers le ciel.

Ils sautèrent sur le rivage et se mirent à décharger le bateau, rangeant les provisions sur le sable avec l’air solennel de gamins qui jouent aux pirates. Il y avait les boîtes de cigares de M. Wilkinson, et le champagne de M. Wilkinson, les boîtes de langue fumée et les sardines de M. Wilkinson et toutes les sortes de conserves que l’on peut trouver dans les magasins de l’armée et de la marine. Tout à coup, MacIan, un bocal de pickles dans la main, s’arrêta et dit brusquement :

– Je ne sais pas pourquoi nous faisons tout cela ; je suppose que nous devons d’abord en finir avec notre affaire.

Puis il ajouta, d’un air pensif :

– Cette île semble plutôt déserte et, bien entendu, le survivant...

– La question, dit joyeusement Turnbull après un instant de réflexion, la question est de savoir si le survivant sera dans l’état d’esprit qui convient pour manger des crevettes en conserve.

MacIan abaissa ses regards sur les rangées de boîtes et de bouteilles, et le voile du doute couvrit de nouveau son visage.

– Vous me permettrez de prendre deux libertés, dit à la fin Turnbull. La première est d’ouvrir cette boîte et d’allumer un des excellents cigares de M. Wilkinson, ce qui, j’en suis sûr, facilitera ma méditation ; la seconde, c’est d’offrir un penny de vos pensées ou plutôt de bouleverser les finances déjà compliquées de cette île en pariant un penny que je les connais.

– De quoi parlez-vous, de grâce ? demanda MacIan d’un air indifférent, à la façon d’un enfant distrait.

– Je sais ce que vous pensez, MacIan, répéta en riant Turnbull. je sais ce que je pense en tout cas. Et j’imagine que nous pensons la même chose.

– Mais à quoi pensez-vous ? demanda Evan.

– Eh bien ! nous pensons tous les deux, dit Turnbull, que ce serait vraiment malheureux de laisser perdre tout ce champagne.

L’ombre vague d’un sourire apparut sur le visage impassible du Gaël. Il ne fit, en tout cas, aucun geste de désapprobation.

– Nous pourrions facilement, en une semaine, boire tout ce vin et fumer tous les cigares, dit Turnbull, et ce serait mourir en festoyant comme des héros.

– Oui, et il y a autre chose, dit MacIan parlant avec hésitation. Vous le voyez, nous sommes sur un rocher presque inconnu, perdu dans l’Atlantique. La police ne pourra nous y prendre, mais le public n’entendra jamais parler de nous et nous voulons qu’il connaisse la fin de notre aventure. Puis, après un silence, il ajouta, dessinant sur le sable avec la pointe de son épée : « Et peut-être qu’il n’en entendra jamais parler. »

– Eh bien ? demanda l’autre, tirant une bouffée de son cigare.

– Eh bien ! dit MacIan, nous pouvons consacrer une journée ou deux à rédiger un exposé détaillé et complet de ce que nous avons fait, des raisons qui nous ont fait agir et de ce que chacun de nous veut préciser suivant son point de vue. Nous en laisserons un exemplaire dans l’île, quoi qu’il arrive, et nous mettrons l’autre dans une bouteille que nous jetterons à la mer, comme on le fait dans les livres.

– Une bonne idée, dit Turnbull, et maintenant terminons notre déballage.

Tandis que le long et fantomatique MacIan se promenait à pas lents sur la frange de sable qui bordait l’îlot, toute cette poésie magnifique et embrumée qui était son élément natal se réveillait en lui et emplissait son âme. Cet îlot perdu, cette mer sans limites faisaient pour lui de son aventure quelque chose d’épique. Personne n’était là pour lui suggérer que ce pouvait être ou une farce ou une tragédie.

– Peut-être est-ce au moment où furent créées les étoiles du matin, se disait-il à lui-même, que Dieu a fait surgir cette île des entrailles de la terre pour être le théâtre de la lutte entre « Oui » et « Non ».

Puis il se dirigea vers le sommet du rocher qui formait une sorte de terrasse. Une demi-heure plus tard, Turnbull le trouva occupé à rejeter les cailloux et à aplanir le sable qui couvrait cette plate-forme.

– Nous nous battrons ici, Turnbull, dit MacIan, quand le moment sera venu. Et jusque-là, cet endroit sera sacré.

– Moi je pensais y déjeuner, fit Turnbull qui tenait à la main une bouteille de champagne.

– Non, non... pas ici, répliqua MacIan, et il descendit la terrasse en grande hâte. Toutefois, avant de descendre, il avait planté les deux épées, une à chaque bout de la plate-forme, comme des sentinelles qui monteraient la garde sous les étoiles. Ils allèrent ensuite faire un copieux déjeuner dans un creux de rocher. Le soir, au même endroit, ils soupèrent plus copieusement encore. La fumée des cigares de M. Wilkinson, odorante et forte, s’élevait sans cesse vers le ciel comme un sacrifice païen ; les fumées d’or du champagne de M. Wilkinson montaient à leur tête et en faisaient jaillir mille propos fantaisistes et philosophiques. Et, de temps en temps, ils levaient les yeux vers le ciel plein d’étoiles au-dessus du rocher et voyaient l’espace gardé par les deux épées pareilles à deux croix noires aux deux extrémités d’une tombe.

La semaine s’écoula, dans cette trêve primitive et homérique. Ils la passèrent presque entièrement à manger, boire, fumer, causer et, par instants, à chanter. Ils rédigèrent le récit qu’ils s’étaient proposé d’écrire et, quand ce fut fait, jetèrent la bouteille à la mer. Ils ne montèrent pas une seule fois sur le plateau sinistre. Ils n’explorèrent même pas leur île parce que MacIan consacrait une partie de son temps à la prière et que Turnbull consacrait tout le sien au tabac et que ces deux occupations peuvent suffire à la joie de celui qui vit dans la solitude ou qui reste sédentaire. Ce fut par un après-midi doré, alors que le soleil descendait sur la mer, rayonnant comme la tête d’Apollon, que Turnbull, après s’être versé les dernières gouttes de la dernière bouteille wilkinsonienne, la lança dans la mer avec une énergie sans réplique, puis monta jusqu’à la terrasse où son épée toujours debout l’attendait. MacIan était déjà près de la sienne dans une attitude morne, la tête baissée, les yeux fixés sur le sol. Il ne s’était même pas donné la peine de jeter un regard sur l’île ou à l’horizon, mais Turnbull, d’une tournure d’esprit plus active et plus insouciante, s’était mis de suite à inspecter les environs. Le résultat fut qu’il faillit tomber du haut du rocher.

Sur trois côtés de cet îlot de coquillages et de sable, la mer bleue s’étendait, infinie, sans une tache pouvant indiquer une île ou un vaisseau. Mais, sur le quatrième côté, l’île se révélait tout à fait extraordinaire, et, en réalité, ce qu’elle avait d’extraordinaire, c’était de n’être pas une île. Une longue bande sablonneuse s’avançant dans la mer reliait maintenant leur rocher à une rangée de petits monticules de sable que la mer venait de découvrir. Que ces dunes fussent de sable ferme ou de sable mouvant, c’est ce qu’il était difficile de deviner, mais ce qui était hors de doute, c’était qu’elles formaient une grève au bord d’une terre plus vaste, car des collines à peine distinctes se profilaient au loin, formant un décor d’où la mer était absente.

– Sacrebleu ! s’écria Turnbull, les yeux hors de la tête, nous ne sommes pas du tout dans une île de l’Atlantique, nous sommes venus nous échouer sur la côte d’Amérique. MacIan se tourna vers lui, et son visage déjà pâle devint plus pâle encore. Il marchait maintenant dans un monde de présages et d’hiéroglyphes et ne découvrait que des choses déconcertantes ou menaçantes dans cet îlot évoquant pour lui l’idée d’un bras gigantesque sorti de la mer pour se saisir de lui.

– MacIan, dit Turnbull, avec son air calme, je ne sais trop ce qu’a pu nous apprendre ou ne pas nous apprendre notre éternel tête-à-tête, toujours interrompu, du moins nous n’avons pas à craindre qu’on nous accuse d’avoir peur. Si la chose est essentielle à vos émotions, je terminerai joyeusement, ici même et de suite, notre combat, mais je dois avouer que, si vous me tuez, je mourrai sans avoir satisfait ma curiosité grandement excitée par un petit détail géographique.

– Je ne désire pas m’arrêter maintenant, dit l’autre avec sa simplicité éléphantine, mais nous devons remettre notre affaire à plus tard parce qu’il y a là un signe... peut-être un miracle. Nous devons voir ce qu’il y a au bout de cette route de sable. Peut-être est-ce un pont bâti par Dieu sur le golfe.

– Du moment que vous accédez à ma demande, dit Turnbull qui se mit à rire et rengaina son épée, peu m’importe la raison qui vous décide.

Ils dégringolèrent de leur rocher et s’engagèrent sur l’isthme sablonneux d’un pas résolu, comme des hommes acceptant désormais d’être vagabonds sur la face de la terre. En dépit de sa prétendue curiosité scientifique, Turnbull était de beaucoup le moins impatient des deux, et le Highlander qui marchait à grandes enjambées l’eut bientôt dépassé. Après qu’ils eurent marché environ une demi-heure à travers les dunes de sable, la distance qui les séparait s’étant considérablement augmentée, MacIan, qui venait de surgir au sommet d’un monticule, finit par disparaître aux yeux de son compagnon. Cette éclipse soudaine augmenta chez M. Turnbull l’impression de solitude à la Robinson Crusoë qu’il ressentait. Il promena tout autour de lui des regards presque désolés, cherchant s’il apercevait quelque signe de vie. Ce qu’il attendait, il ne le savait pas de façon très claire. Il avoua, depuis, que, dans son subconscient, il s’attendait peut-être à rencontrer un alligator.

Le premier signe de vie qu’il aperçut, cependant, fut quelque chose de plus extraordinaire que le plus énorme des alligators. Ce n’était rien moins que le fameux M. Evan MacIan accourant au pas de course à travers les dunes, sans chapeau, hors d’haleine, et gardant son épée dans la main par une habitude passée à l’état de nature.

– Prenez garde, Turnbull, cria-t-il de loin, tout en courant, j’ai vu un indigène.

– Un indigène ? répéta son compagnon qui n’avait rencontré jusqu’à présent que des coquillages. Que diable voulez-vous dire ? Est-ce que vous parlez d’une huître ?

– Non, dit MacIan qui s’arrêta, la respiration haletante. Je veux dire un sauvage. Un nègre.

– Quoi ? Où l’avez-vous vu ? demanda Turnbull.

– Là-bas, derrière cette colline. Il a levé sa tête noire et m’a fait la grimace.

Turnbull prit sa tête entre ses mains, comme un homme mis en face d’une énigme insoluble.

– Sapristi ! s’écria-t-il, est-ce que nous serions à la Jamaïque ?

Puis, regardant son compagnon avec un léger froncement de sourcils, pris de soupçon, il dit :

– Ne vous fâchez pas... mais vous êtes un peu visionnaire... et... nous avons bu pas mal de champagne. Voulez-vous m’attendre ici pendant que j’irai voir moi-même ?

– Vous appellerez, n’est-ce pas, s’il y a du danger ? dit le Celte très calme. Vous allez voir que j’ai raison.

Turnbull prit sa course et disparut bientôt derrière la dune d’où revenait MacIan. Cinq minutes passèrent, puis sept autres minutes. MacIan se mordait les lèvres et agitait son épée ; l’autre ne reparaissait pas. À la fin, tout en proférant une imprécation énergique, Evan, n’y tenant plus, s’élança pour porter secours à son compagnon, mais, presque au même moment, la silhouette menue de Turnbull se profila sur le ciel au sommet de la dune.

Malgré la distance, MacIan aperçut quelque chose d’étrange dans son attitude, quelque chose de si étrange qu’il continua à marcher dans sa direction. On eût dit que Turnbull était blessé ou peut-être malade. Il chancelait tout en descendant et semblait par moments se livrer à de véritables contorsions. Ce fut seulement quand il arriva à trois pieds de distance de MacIan que cet observateur de l’humanité comprit, décidément, que M. James Turnbull se tordait de rire.

– Vous avez tout à fait raison, dit d’une voix entrecoupée le journaliste complètement démonté. Il est noir, ça ne fait pas le moindre doute... et il fut repris d’une crise d’hilarité convulsive.

– Qu’est-ce qui vous prend ? demanda MacIan avec une froide impatience, vous avez vu le nègre ?...

– J’ai vu le nègre, bégaya Turnbull à bout de forces. J’ai vu le splendide chef barbare. J’ai vu l’empereur d’Éthiopie... Oh ! je l’ai très bien vu. Ses mains et son visage sont de la couleur la plus avenante... et le nègre...

Mais, de nouveau, le rire lui coupa la parole.

– Eh bien ? eh bien ? eh bien ? dit Evan qui piétinait sur le sable.

– Eh bien ! la vérité, dit Turnbull devenant tout à coup grave et précis, la vérité est que le nègre est un nègre de Margate et que nous sommes en ce moment sur la côte de l’île de Thanet, à quelques milles de Margate.

Son hilarité folle le reprit un instant, puis il prononça :

– Dites-moi, mon vieux, cela me ferait joliment plaisir de voir une carte de notre croisière de quinze jours dans le yacht de Wilkinson.

MacIan n’eut pas même un sourire, mais ses lèvres impatientes s’ouvrirent comme altérées à en mourir par sa soif de vérité.

– Vous voulez dire, commença-t-il...

– Oui, ce que je veux dire, interrompit Turnbull, est encore bien plus drôle. J’ai appris du musicien à moitié nègre que vous aviez aperçu tout ce que je voulais savoir. Ce noble sauvage m’a tout raconté. La bouteille qui contenait nos déclarations, l’exposé de nos doctrines et nos dernières impressions, a été rejetée par la mer sur la plage de Margate en présence d’un alderman, de deux garçons de cabine, trois policemen, sept médecins et cent treize employés de Londres en congé qui tous, directement ou indirectement, ont goûté à cette lecture un énorme plaisir littéraire. Mon vieux, notre histoire est décidément un jeu de montagnes russes. Je commence à en saisir l’ordre et la marche ; tantôt nous sommes dans une cathédrale et tantôt dans un théâtre où l’on ne joue que des farces. Allons, venez, je commence à m’y faire... Amusons-nous de la farce...

MacIan ne répondit rien, mais presque aussitôt Turnbull se mit à crier, la voix tout à fait changée :

– Oh ! cela dépasse les bornes, c’est vraiment infernal !

MacIan tourna les yeux vers le point que fixait Turnbull. Ii aperçut alors au loin une forme humaine qui ressemblait au minstrel puis un lourd policeman qui contournait la dune et s’avançait vers eux avec le glissement solennel d’une locomotive.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

LE JARDIN DE LA PAIX

 

 

 

Jusqu’à cet instant précis, Evan MacIan n’avait en réalité rien compris, mais tout s’éclaira quand il aperçut le policier. Il vit alors ses ennemis, toutes les puissances et tous les princes de la terre. Il cessa d’être une statue vivante de la surprise pour redevenir un agile montagnard.

– Il faut nous sauver par ici, cria-t-il, et rapide comme le vent il courut, suivi de Turnbull, dans une direction qui devait les éloigner le plus possible d’une rencontre avec le policier.

Quand celui-ci eut terminé son admirable virage, il se trouva en face d’un mur de sable qui le séparait des fugitifs. Après avoir, à trois reprises, tenté l’ascension de cette dune dont le sol friable se dérobait sous ses pieds, il finit par en atteindre le sommet et vit que ceux qu’il poursuivait étaient déjà à une grande distance. Ils avaient trouvé, un peu plus loin, du sable ferme sous leurs pas, et déjà un peu d’herbe apparaissait de place en place. Puis le terrain devint plus solide, l’herbe moins rare, et ils purent courir rapidement. Cependant leur fuite n’était pas une besogne facile, car la découverte de la bouteille échouée sur la plage même de Margate avait eu pour résultat de lancer sur leur piste la police de presque tout un comté. De tous les points surgissaient maintenant de nouveaux poursuivants, et ce fut seulement quand MacIan se fut jeté à travers une haie presque inextricable bordant un petit bois et quand les deux hommes eurent disparu sous les arbres que leurs chasseurs perdirent instantanément leurs traces.

Au risque de lutter un peu plus longtemps comme des papillons pris dans ce filet noir de troncs et de branches, Evan (qui avait l’instinct du chasseur ou de la bête traquée) continua sa course, suivi de Turnbull, jusqu’au moment où ils trouvèrent enfin une issue hors du bois. Ils avaient certainement dépisté ceux qui conduisaient la chasse. Ils coururent cependant encore pendant un mille ou deux en suivant la lisière du bois jusqu’au moment où ils atteignirent une autre éclaircie à travers les arbres. MacIan alors s’arrêta, et, dans le grand silence, écouta comme écoute un animal poursuivi. Puis il dit : « Nous en sommes débarrassés. » Et Turnbull répondit : « Où irons-nous maintenant ? »

MacIan leva les yeux vers le soleil qui se couchait dans un ciel argenté sous un plumetis de nuées pourpres ; il regarda les sommets des arbres où s’attardaient les derniers rayons du soir, les oiseaux qui d’un vol lourd regagnaient leur nid pour dormir, comme si toutes ces choses étaient pour lui autant de conseils écrits qu’il pouvait lire.

Alors il dit :

– Le meilleur endroit où nous pourrions aller, ce serait un lit. Si nous pouvons dormir un peu dans ce bois, maintenant que nous sommes à peu près à l’abri, cela nous rendra dispos pour prendre de l’avance demain matin.

Turnbull, d’une gaieté inaccoutumée, dansait comme un écolier, prétendant n’avoir pas besoin de dormir. Il n’arrêtait pas de marcher et plaisantait avec humour. Mais quand à la fin, vaincu par la fatigue, il s’étendit sur la terre dure, ce fut pour tomber aussitôt dans le plus profond sommeil.

Il faisait à peine jour quand son compagnon de fuite le secoua pour le réveiller.

– C’est assez dormir, j’en ai peur, dit Evan, très doucement, comme s’il s’excusait. Ils ont dû nous dépasser d’au moins trente milles, mais ils se sont certainement aperçus de leur erreur et ils reviennent.

– En êtes-vous sûr ? dit Turnbull qui se dressa sur son séant en se frottant les yeux.

Un instant après, néanmoins, il bondit sur ses pieds en se secouant comme un homme qui reçoit une douche d’eau froide et reprit avec MacIan leur course le long du bois. La silhouette de leur vieil ami le constable venait de se dresser sur le gris perle et le rose du soleil levant.

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La lueur pâle d’une aube languissante s’épandait sur la campagne où les plaines et les routes restaient couvertes de ces nuées blanches qui s’attardent dans tous les coins et tous les creux, comme des flocons d’ouate. La route vide où leur fuite éperdue avait conduit les deux hommes était bordée d’un côté par un mur très élevé, bâti de pierres sans couleur mais taché de moisissures, strié de bandes vertes que formaient des herbes pendantes, pareilles à des algues, un mur qui défendait, très certainement, sentinelle robuste, le domaine d’un riche seigneur. À une faible distance de ce mur, plantée parallèlement, une ligne de filleuls très rapprochés courait, branches emmêlées, formant une sorte de cloître sur ce côté de la route. Les deux fugitifs s’engagèrent sous ces arceaux et continuèrent à courir, presque cachés à leurs poursuivants par l’ombre encore régnante et par la brume. Leurs pieds, bien que frappant furieusement le sol, ne faisaient qu’un léger bruit, car ils s’étaient déchaussés et leurs longues épées ne pouvaient les trahir par le moindre cliquetis, attachées qu’elles étaient dans leur dos comme des guitares. Ils avaient donc tous les avantages que le fait d’être invisibles et silencieux pouvait ajouter à la rapidité de leur course.

À deux cents pas derrière eux, au milieu de la route, apparut tout à coup, pesant et soufflant, un policier, massif mais robuste, qui avait distancé le reste de la troupe. Il arrivait à une allure splendide pour un homme d’un tel embonpoint mais, comme tous les corps lourds en mouvement, il donnait l’impression d’être capable de pouvoir activer sa marche plus facilement qu’il n’aurait pu l’arrêter. Turnbull tourna légèrement la tête vers MacIan et lui murmura quelques mots. MacIan fit un signe d’approbation.

Chasseurs et gibier se maintinrent à égale distance pendant un quart de mille jusqu’au moment où ils arrivèrent à un endroit où quelques-uns des arbres étaient si rapprochés qu’ils formaient une ombre épaisse. Le policeman dépassa cet endroit sans un instant d’hésitation. Mais il courait après son ombre ou le vent, car Turnbull ayant mis un pied dans une fente d’arbre y grimpa aussi rapidement et aussi doucement qu’un chat. Un peu plus laborieusement, mais dans le même silence, le Highlander le suivit et se blottissant au milieu des feuilles ils virent toute la bande de leurs poursuivants passer et se perdre dans la poussière et la brume de l’éloignement.

Le bouillard blanc formait, comme il arrive souvent, des couches minces mais opaques et la cime même de l’arbre se dressait dans le demi-jour comme un vaisseau vert qui oscille sur une mer d’écume. Mais, plus élevé encore et mieux exposé aux premiers rayons du soleil, courait le sommet du mur qu’ils regardaient, dans leur intense désir de s’échapper, comme un refuge à la fois indispensable et inaccessible, tel que le mur du ciel. Ici, toutefois, ce fut au tour de MacIan d’avoir l’avantage, car bien qu’il fût moins musclé que son compagnon, il était plus grand, plus souple et ses bras avaient plus de force. En deux secondes, il se hissa, le menton à la crête du mur, comme à une barre horizontale ; un instant après, il l’avait enjambé et s’y tenait assis comme sur un cheval de pierre. Turnbull, avec son aide, prit le même chemin et tous les deux se mirent, avec précaution, à avancer sur le mur dans la direction qu’ils avaient suivie d’abord. MacIan ne pouvait se défendre d’imaginer qu’il était véritablement à cheval, le faîte du mur qui fuyait devant lui ressemblant au long col gris de quelque Rossinante de cauchemar. L’idée baroque lui vint que lui et Turnbull étaient deux cavaliers n’ayant qu’une seule monture et portant le vieil écu des Templiers.

Le cauchemar du cheval de pierre était rendu plus intense par l’effet du brouillard blanc qui semblait plus épais en deçà de la muraille que sur la route. Ils ne pouvaient rien deviner de la propriété qu’ils violaient en partie, sinon que les branches vertes et tordues d’un grand pommier semblaient, à mesure qu’ils avançaient, ramper vers eux à travers le brouillard comme les tentacules d’une seiche verte. Cependant, comme tout était bon de ce qui pouvait aider à faire perdre leurs traces, tous deux, sans qu’ils eussent eu besoin d’échanger un seul mot, décidèrent de se servir de cet arbre comme d’une échelle, mais cette fois comme d’une échelle pour descendre. Quand ils se laissèrent tomber de la branche la plus basse, ils sentirent sous leurs pieds déchaussés un dur gravier. Ils se trouaient au milieu d’une très large avenue, dans un jardin, et le brouillard en se dissipant leur permit de voir le bord d’une pelouse. Tout demeurait encore voilé, mais d’un voile pareil à celui qui cache les changements à vue dans une pantomime. On voyait au travers s’enflammer des masses informes de couleur, des masses qui pouvaient être les nuages d’un lever de soleil ou des mosaïques d’or ou d’écarlate, ou des femmes vêtues d’étoffes couleur de rubis et d’émeraude. Le voile devenant de plus en plus léger, ils virent que ce n’étaient là que des fleurs, mais des fleurs en nombre incroyable et d’une si insolente magnificence qu’on en voit rarement de pareilles hors des tropiques. Des rhododendrons pourpres et cramoisis se dressaient orgueilleusement, tels ces animaux héraldiques que l’on voit ramper sur un fond brûlant d’or jaune. Les roses étaient d’un rouge d’une incroyable intensité, les clématites pour ainsi dire d’un bleu de flamme, et cependant c’était la simple blancheur du seringa qui paraissait la couleur la plus violente de toutes. À mesure que la lumière dorée du soleil triomphait peu à peu des brumes, le spectacle devenait d’une telle douceur que l’on eût cru voir s’ouvrir lentement les portes de l’Éden. MacIan, dont l’esprit était toujours hanté par de telles similitudes, séraphiques ou titanesques, fit à ce sujet une remarque à son compagnon. Mais Turnbull se contenta de jurer et répondit que c’était là tout simplement le jardin d’un affreux richard.

Quand les derniers lambeaux de brume eurent disparu des sentiers nettement tracés, des larges pelouses et des plates-bandes éblouissantes, les deux hommes comprirent, non sans une certaine inquiétude, qu’ils n’étaient pas seuls dans le jardin.

Descendant de l’allée principale et précédé du nuage bleu d’une cigarette, un gentleman marchait, d’un pas de promenade, savourant évidemment tout le plaisir qu’offre un jardin à une heure aussi matinale. Il était d’une taille svelte, vêtu d’un complet de laine gris pâle. Son visage avait une expression réfléchie et assez affinée indiquant un homme d’âge déjà mûr bien que ses cheveux et sa moustache fussent encore très blonds. Un binocle, attaché à un large ruban noir, semblait prêt à tomber de son nez aquilin, et il avait, tout en se parlant à lui-même, un certain sourire satisfait assez irritant. Son chapeau de paille était beaucoup plus défraîchi que ses vêtements, et l’on eût dit que ce n’était pas le sien.

Il fallut la surprise de l’ombre énorme de MacIan barrant sa route ensoleillée pour le tirer de sa rêverie béate. Quand il aperçut cette ombre, il leva un peu la tête et fixa les deux intrus de ses yeux de myope, non sans bienveillance, et ne témoignant qu’à peine d’une surprise qui eût été toute naturelle :

– Puis-je quelque chose pour vous ? demanda-t-il.

MacIan salua :

– Oui, nous avons besoin de votre pardon, répondit-il. J’ai peur que nous ayons tout simplement violé votre propriété. Nous venons de passer par-dessus le mur.

– Par-dessus le mur ? répéta le vieux monsieur souriant, toujours aussi calme.

– Je suppose que je ne me trompe pas, continua MacIan, en pensant que la propriété close par ce mur vous appartient ?

L’homme au panama fixa les yeux à terre et se mit à fumer d’un air pensif pendant quelques secondes, puis il prononça, avec une sorte de conviction mûrie :

– Oui, certainement, les terres qui sont en deçà de ce mur m’appartiennent réellement, et aussi les terres qui sont au-delà.

– Gros propriétaire, fit Turnbull, roulant des yeux féroces.

– Oui, répondit le vieux monsieur, le regardant fixement avec un sourire tranquille. Un gros propriétaire.

Les yeux de Turnbull prirent une expression encore plus désagréable, et il se mit à mordre sa barbe rouge, mais MacIan parut reconnaître un type d’homme avec lequel il pouvait s’entendre et continua, très à son aise :

– Je suis sûr qu’un gentleman tel que vous n’a pas besoin qu’on lui dise que bien des choses se passent dont ne parlent pas les feuilles publiques. Des choses, en somme, qu’il vaut mieux ne pas leur confier.

Le sourire du gros propriétaire s’épanouit un moment sous sa moustache légère, et l’autre continua avec une assurance grandissante :

– On a quelquefois besoin de s’expliquer. La police ne permet pas de telles explications dans les rues – et puis il y a le County Council – et l’on ne permet dans les champs que les affiches. Mais dans le jardin d’un gentleman...

Le singulier personnage eut un nouveau sourire et dit très simplement :

– Vous voulez vous battre ? À propos de quoi ?

MacIan avait très bien compris son personnage. Un instinct commun à tous ceux qui possèdent la tradition aristocratique de l’Europe l’avait guidé. Il savait que la sorte d’homme qui porte dans son jardin des vêtements soignés et se soucie peu de gâter l’ensemble de sa toilette par un vieux chapeau n’est pas de la famille de ceux qui ont une horreur abstraite des actions illégales, ou de la fuite devant la police. Mais un homme peut comprendre un certain laisser-aller dans le costume et cependant être très loin d’admettre une ardeur intempestive dans l’expression du sentiment religieux. Ce gentilhomme, qui semblait être leur hôte, pouvait comprendre une querelle de mari et d’amant, une discussion au jeu ou même la fuite devant un tailleur exigeant sa note, mais il restait douteux qu’il eût senti la terre se dérober sous lui à ce moment catastrophique où la Vierge fut comparée à une déesse de Mésopotamie. C’est pourquoi MacIan (qui manquait assez volontiers de mesure) crut à la nécessité d’un certain compromis pour faciliter une entente. Il finit par dire, non sans un peu d’hésitation :

– Nous voulons nous battre au sujet de Dieu. Il n’y a rien au monde de plus important.

Le binocle incliné du vieux monsieur tomba brusquement de son nez, et son menton aristocratique se releva si brusquement que l’on eût dit que son cou maigre s’allongeait comme un télescope.

– À propos de Dieu ? interrogea-t-il d’une voix tout à fait changée.

– Écoutez ! s’écria Turnbull, intervenant brusquement, je vais vous dire ce qu’il en est. Je crois qu’il n’y a pas de Dieu. J’estime que cette idée n’intéresse personne que moi... ou Dieu, s’il existe. Ce jeune gentleman venu des montagnes d’Écosse prétend que c’est son affaire. En conséquence, il commence par prendre une canne et brise les vitres de ma boutique ; puis il prend cette même canne et veut me mettre à mal à mon tour. À cela, naturellement, je fais des objections ; je suggère que si la chose en arrive à ce point, il faut que nous ayons tous les deux des cannes. Il renchérit et propose, au lieu de cannes, des épées. La police (avec la sottise qui lui est propre) n’accepte ni l’une ni l’autre de nos propositions. Le résultat est que nous courons un peu partout pour dépister ceux qui sont à nos trousses, que nous avons escaladé votre mur pour tomber, malgré nous, dans votre magnifique jardin et que nous nous en remettons à votre munificente hospitalité.

Le visage du vieux monsieur était devenu, pendant ce discours, de plus en plus rouge, mais il gardait encore son sourire et quand il se mit à parler, ce fut d’une voix rendue spasmodique par le rire.

– Ainsi, vous voulez vraiment vous battre à l’épée dans mon jardin, demanda-t-il, à propos de cette question de l’existence de Dieu ?

– Pourquoi pas ? dit MacIan avec son incroyable simplicité ; le culte de tout homme a commencé à la création du Jardin d’Éden.

– Oui, fit Turnbull, avec un juron, et ce culte a pris fin à la création du Jardin zoologique.

– Ici ! en ma présence ! s’écria l’étranger, marchant de long en large sur le gravier, étouffant à force de rire. S’il y a un Dieu !... Et il se mit à arpenter le jardin qui retentit de son rire incompréhensible. Puis il revint vers les deux hommes, un peu apaisé et s’essuyant les yeux.

– Que le monde est petit ! s’écria-t-il enfin. Je puis résoudre votre problème. C’est moi qui suis Dieu.

Et il s’agita tout à coup, lançant ses jambes à droite et à gauche, comme un danseur, sur le gazon.

– Vous êtes quoi ? demanda Turnbull d’un ton intraduisible.

– Eh bien ! Dieu... c’est évident, répondit l’autre que cette question parut divertir. Que c’est drôle de penser que vous avez escaladé le mur d’un jardin pour tomber exactement sur Celui qu’il fallait. Vous auriez pu aller vous perdre au milieu de toutes sortes d’églises et de chapelles et de collèges et d’écoles de philosophie pour y chercher une preuve de l’existence de Dieu. Eh bien ! il n’y a pas de preuve, il faut le voir. Et maintenant, vous l’avez vu. Vous l’avez vu danser !

Et le vieux monsieur aimable, instantanément se tint sur une jambe sans rien perdre de la douceur grave et raffinée de sa physionomie.

– Je croyais que ce jardin..., commença MacIan, absolument ahuri.

– C’est cela ! c’est cela ! dit l’homme sur une jambe, hochant gravement la tête. J’ai dit que ce jardin m’appartient et les terres qui l’entourent. C’est exact. Et aussi la campagne au-delà et la mer plus loin et tout le reste de la terre. Et aussi le soleil et les étoiles.

Et il ajouta, avec un sourire d’extase :

– Vous voyez : je suis Dieu.

Turnbull et MacIan le regardèrent un instant avec l’idée vague qu’il était peut-être encore assez jeune pour s’amuser à contrefaire l’insensé. Mais, après l’avoir fixé attentivement, Turnbull aperçut, sous cette agitation à vide, l’expression figée et horriblement sérieuse du dément. Puis il regarda très gravement le sable bien ratissé des allées et les souriantes plates-bandes et le long bâtiment rectangulaire construit en briques, que la brume leur avait caché jusqu’à présent. Puis il regarda MacIan.

Presque au même moment, un autre homme arrivait, marchant d’un pas rapide autour du royal massif de rhododendrons. On l’eût pris pour un banquier prospère, avec son beau chapeau de soie, et une corpulence telle que les boutons de sa redingote très ajustée semblaient prêts à sauter. Il parlait tout seul, et l’une de ses épaules, tandis qu’il marchait, semblait vouloir se projeter en avant dans un geste spasmodique.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

UN MUSÉE D’ÂMES

 

 

 

L’homme au beau chapeau marchait très vite. Cependant l’homme au vieux chapeau qui croyait être Dieu courut après lui, sautant par-dessus une corbeille de géraniums pour le rejoindre.

– Je demande pardon à votre Majesté, dit-il avec une fausse humilité, mais voici un différend qu’il vous faut juger.

Il conduisit alors le gros homme au chapeau de soie vers le groupe et vint murmurer à l’oreille de MacIan :

– Ce pauvre monsieur est fou ; il croit être Édouard VII.

Disant cela, le Créateur eut un clignement d’yeux.

– Bien entendu, il ne faut pas vous fier à lui ; venez me trouver pour tout ce qui pourra vous embarrasser. Dans ma position, on a affaire à tant de gens. Il faut avoir l’esprit large.

Le gros banquier en redingote noire se tenait là, très grave et digne sur la pelouse, et sans le mouvement singulier de son épaule, il n’eût semblé en aucune façon indigne du rôle que l’autre venait si rapidement de lui imposer.

– Mon cher ami, dit l’homme au chapeau de paille, ces deux gentlemen désirent se battre en duel pour une affaire de la plus haute importance. Votre situation royale et la mienne, beaucoup plus humble, nous désignent certainement pour être les seconds dans ce duel. Les seconds... oui, les seconds... et ici l’homme au chapeau de paille fut repris d’une nouvelle crise de rire.

– Oui, vous et moi sommes tous deux des seconds... et ces deux gentlemen peuvent évidemment se battre devant nous. Vous êtes... hi, hi, hi... vous êtes le roi... Je suis Dieu ; vraiment, ils ne pourraient avoir de meilleurs témoins.

Alors Turnbull qui, les sourcils froncés, regardait fixement le gazon vert, éclata d’un rire un peu forcé et s’écria en relevant la tête :

– Oui, MacIan, je crois que nous sommes venus au bon endroit.

Et MacIan répondit, têtu et borné :

– Toute place est bonne où l’on nous laissera libres d’en finir.

Il y eut un long silence et leurs yeux, involontairement, se portèrent sur le paysage comme ils l’avaient fait sur tous les décors de leur éternel combat : le petit jardin lumineux derrière la boutique, la colline de Hampstead Heath, le jardin du décadent tout envahi par les fleurs, l’arène de sable devant la mer au soleil levant. Ils sentirent tous deux au même moment toute la largeur et la beauté épanouie de cet Éden, les arbres aux vives couleurs, les réduits de fraîcheur et d’ombre et aussi le grand mur de pierre – plus terrible que la muraille de Chine – que personne n’aurait pu franchir pour s’évader.

Turnbull, irrité, balançait son épée dans sa main tandis que l’autre parlait. Mais il sursauta tout à coup ; quelqu’un lui chuchotait dans l’oreille. À pas feutrés, silencieux comme ceux d’un chat, le gros homme au chapeau noir et en redingote avait traversé la pelouse pour venir près de lui et lui disait tout bas :

– Ne vous fiez pas à votre autre témoin. Il est fou, mais pas tant qu’on pourrait le croire, car c’est un maître fourbe. Ne le croyez pas s’il vous dit que je le hais. Je sais l’histoire qu’il vous racontera ; je l’ai entendue quand le chef de la maison parlait au facteur. Ce serait trop long à répéter maintenant, et je me doute bien que nous sommes surveillés... mais...

Turnbull se sentit tout à coup envahi par un malaise inexprimable, par cette horreur un peu cruelle de l’homme sain pour ce qui est morbide, la haine inhumaine de cet état inhumain qu’est la folie. Il crut entendre autour de lui des chuchotements haineux, innombrables comme les feuilles qui murmurent dans le vent, et chacun racontait passionnément quelque mal qui n’était jamais arrivé ou quelque secret terrifiant mais irréel. Le rationaliste, l’homme normal, se révoltait en lui contre le fait de vivre, ne fût-ce que quelques instants, dans cette forêt de duplicité et d’obscurité égoïste. Il désira violemment faire sauter à la dynamite ce palais d’erreur.

Puis, après une pause pendant laquelle il parut ravaler sa colère, il dit à MacIan :

– Vous avez pris le bon témoin, en tout cas.

Le Highlander ne répondit pas mais resta cloué sur place, absorbé jusqu’à l’oubli de tout par une longue et profonde méditation. À la fin cependant, il se tourna vers l’homme au chapeau de soie et lui dit brusquement :

– Qui êtes-vous ?

L’homme cligna des yeux et redressa la tête avec une surprise affectée comme quelqu’un habitué à se voir contredit.

– Je suis le roi Édouard VII, dit-il.

Il avait revendiqué son titre à la couronne d’un ton arrogant mais un peu gêné. Il ajouta :

– Doutez-vous de ma parole ?

– Je n’en doute pas le moins du monde, répondit MacIan.

– Alors pourquoi, dit le gros homme en tremblant de tout son corps, pourquoi gardez-vous votre chapeau devant le roi ?

– Pourquoi me découvrirai-je, répliqua fièrement MacIan, devant un usurpateur ?

Turnbull pirouetta sur ses talons :

– Vraiment, dit-il, je pensais que vous, du moins, vous étiez un loyal sujet.

– Je suis le seul sujet loyal, répondit le Gaël. Depuis près de trente ans j’ai parcouru ces îles et n’en ai pas trouvé un autre.

– Vous êtes toujours difficile à suivre, remarqua gaiement Turnbull, et quelquefois, à ce point que cela vaut à peine qu’on vous suive.

– Je suis seul loyal, insista MacIan, car je suis seul en rébellion. Je suis prêt à tout instant à rétablir les Stuarts. Je suis prêt à tout instant à défier l’engeance hanovrienne... et je la défie en ce moment même puisque je suis face à face avec le maître actuel de l’énorme Empire britannique !

Et croisant les bras, rejetant en arrière son visage maigre, il regarda d’un air de défi l’homme à la redingote et à l’épaule convulsive.

– Quel droit avez-vous, avortons allemands, cria-t-il, de vous mêler d’une querelle entre gentilshommes écossais, anglais et irlandais ? Qui vous a institués, vous dont les pères n’arrivaient pas à bredouiller l’anglais à Whitehall, qui vous a faits juges entre la république de Sidney et la monarchie de Montrose ? Qu’est-ce que vos chefs avaient à faire avec l’Angleterre pour qu’ils eussent l’odieuse offrande du sang de Derwentwater et du cœur de Jimmy Dawson ? Où sont les morts de Culloden ? Où est le sang de Lochiel ?

Et MacIan tendit vers son adversaire son doigt osseux et pointu comme s’il désignait la poche où le sang de ce Cameron était probablement gardé. Édouard VII se recula de quelques pas, tout à fait déconcerté.

– Quel bien nous avez-vous jamais fait ? continua MacIan d’une voix de plus en plus âpre, faisant reculer l’autre vers les plates-bandes. Quel bien avez-vous jamais fait, Allemands mangeurs de saucisses ? Des cours ridicules à l’étiquette barbare pour étrangler la liberté de l’aristocratie ! Des gaz de métaphysique du Nord pour gonfler les évêques de la Haute-Église comme des ballons. De mauvaises peintures et de mauvaises mœurs et le panthéisme et le Mémorial du prince Albert. Retournez au Hanovre, tas de farceurs ! Allez au...

Mais, avant la fin de cette tirade, l’arrogance du monarque avait entièrement disparu ; il avait tourné les talons et remontait à grands pas le sentier. MacIan courut derrière lui, sans interrompre son discours qu’il ponctuait de grands gestes. Les deux autres étaient restés au centre de la pelouse... Turnbull en proie à de véritables convulsions de rire, le lunatique à des convulsions de dégoût. Presque au même moment, un troisième personnage arrivait dans le jardin.

Celui qui s’avançait ainsi marchait un peu courbé et cependant portait en avant sa barbe longue et fourchue. Cette barbe blonde, soigneusement taillée, était, en vérité, ce qu’il y avait en lui de plus expressif. Quand il croisait ses mains sous les pans de sa redingote, on eût dit qu’il vous désignait avec sa barbe comme avec un doigt. Cette barbe faisait presque tous ses gestes ; elle était plus importante que son binocle étincelant derrière lequel il regardait ou que le doux bêlement de sa voix quand il se mit à parler. Son visage amaigri était rouge, de même que son cou dont les muscles saillaient comme des cordes ; il portait toujours son lorgnon d’or légèrement de travers sur son nez aquilin et montrait à demeure deux dents luisantes sous sa moustache, dans un sourire perpétuel qui eût mérité le nom de ricanement. Mais, sauf le binocle de travers, sa toilette était de tout point correcte et, malgré son sourire, il avait l’air perpétuellement déprimé.

– Ne pensez-vous pas, dit le nouveau venu avec une sorte de courtoisie méprisante, que ce que nous avons tous de mieux à faire, c’est d’aller déjeuner ? C’est une telle faute de retarder son déjeuner. Cela met de méchante humeur.

– C’est tout à fait exact, répondit sérieusement Turnbull.

– Il semble presque qu’il y ait eu une petite querelle ici, dit l’homme à barbe de bouc.

– C’est une histoire un peu longue, fit Turnbull en souriant. On pourrait dire qu’à l’origine c’est une phase de la querelle entre la science et la religion.

Le nouveau venu eut un léger sursaut, et Turnbull répondit à la question qui se lisait sur son visage :

– Oh ! oui, dit-il, c’est moi qui suis la science.

– Je vous félicite cordialement, répondit l’autre. Je suis le docteur Quayle.

Les yeux de Turnbull ne se détournèrent pas, mais il comprit que l’homme au panama avait perdu toute son aisance de grand propriétaire et s’était esquivé dans une allée voisine, où il se tenait, debout, le visage contracté par la peur et la haine.

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MacIan était assis, quelque peu découragé, sur un tronc d’arbre, sa grosse tête brune enfouie dans ses larges mains, quand Turnbull arriva près de lui en mâchonnant une cigarette. Il ne leva pas les yeux, mais son camarade et adversaire se mit à lui parler comme pour se décharger d’un poids qui l’oppressait.

– Hé bien ! j’espère, dit-il, que vous l’aimez, maintenant, votre précieuse religion. J’espère que vous aimez la société de ce pauvre diable que vos satanés tracts, vos hymnes et vos prêtres ont rendu fou. Il y a ici cinq hommes, on me l’a dit, qui auraient pu être des pères de famille et chacun d’eux croit qu’il est Dieu le Père. Oh ! vous pouvez parler de la laideur de la science ; il n’y a personne ici qui se croie le Protoplasme.

– On préfère naturellement un plus beau rôle, dit MacIan d’un air las. Le Protoplasme ne vaut pas la peine qu’on devienne fou à son sujet.

– Du moins, s’écria Turnbull sauvagement, c’est votre Jésus-Christ qui a déchaîné cette folie, l’idée d’être Dieu.

MacIan eut un instant son regard de combat, puis ses lèvres serrées s’ouvrirent dans un sourire ambigu et il dit, tout à fait calme :

– Non, l’idée est plus ancienne ; c’est Satan qui a dit le premier qu’il était Dieu.

– Alors, demanda Turnbull, tout en cueillant une fleur, quelle est la différence ? entre le Christ et Satan ?

– Elle est tout à fait simple, répondit le Highlander. Le Christ est descendu aux enfers ; Satan y est tombé.

– Cela fait beaucoup de différence ? demanda le libre penseur.

– Cela fait toute la différence, dit l’autre. L’un d’eux a voulu descendre et est monté. Un Dieu peut être humble, un démon ne peut être qu’humilié.

– Pourquoi voulez-vous toujours humilier l’homme, dit Turnbull en fronçant les sourcils, cela me paraît manquer de générosité.

– Pourquoi donc avez-vous voulu humilier un dieu quand vous l’avez trouvé dans ce jardin ? demanda MacIan.

– C’était un cas d’extrême impudence, dit Turnbull.

– Même en acceptant les surhumaines prétentions de cet homme, je pense qu’il était très modeste, dit MacIan. C’est nous qui sommes des orgueilleux, nous qui savons que nous ne sommes que des hommes. Le premier venu est plus monstrueux que ce pauvre diable, car il se traite comme le Dieu tout-puissant quand il sait qu’il ne l’est pas. Il voudrait que l’univers tournât autour de lui, bien qu’il sache qu’il n’en est pas le centre.

– Eh bien ! dit Turnbull en s’asseyant sur l’herbe, voilà en tout cas une digression. Ce que je tiens à préciser, c’est que votre foi conduit aux asiles d’aliénés et non pas ma science.

– Vraiment ! s’écria MacIan d’un ton dédaigneux ; il y a ici un petit nombre d’hommes qui sont des fous mystiques, mais je parie qu’il y en a beaucoup plus qui sont ce que j’appelle des fous sceptiques.

– Croyez-vous réellement ce que vous avancez ? demanda l’autre.

– Il y en a des quantités, je l’affirmerais, répondit MacIan. Ce sont des types qui ont lu des livres de médecine ou dont les pères ou les oncles avaient quelque tare héréditaire dans le cerveau... si bien que l’air qu’ils respirent véhicule la folie.

– Tout de même, dit malicieusement Turnbull, je parie que vous n’avez pas trouvé un aliéné de cette sorte.

– Je tiens le pari, s’écria Evan qui s’animait. Je me suis promené dans le jardin toute la matinée en causant avec un pauvre diable. Celui-là, c’est uniquement votre damnée science qui l’a réduit à l’état misérable où il se trouve. Parler de quelqu’un qui se croit Dieu... ma foi, cela ressemble à un vieux conte bon pour le coin du feu, comparé aux choses que croit cet homme. Il croit qu’il y a un Dieu mais que, lui, est meilleur que Dieu. Il dit que Dieu aura peur de le regarder en face. Il dit qu’on progresse toujours au-delà du meilleur. Il a passé son bras sous le mien et m’a murmuré dans l’oreille comme s’il me révélait l’Apocalypse : « Ne croyez jamais à un Dieu que vous ne pouvez pas perfectionner. »

– Qu’a-t-il voulu dire ? fit l’athée dont toute la logique fut mise en éveil. Il est évident que l’on ne peut croire à un Dieu que l’on pourrait perfectionner.

– C’est ainsi qu’il parle, dit MacIan d’un ton presque indifférent, mais il dit des choses encore plus baroques. Il prétend que c’est au médecin de décider quelle femme un homme doit épouser et il dit encore que les enfants ne doivent pas être élevés par leurs parents parce qu’une partialité physique déforme dans ce cas le jugement de l’éducateur.

– Mon cher, dit en riant Turnbull, vous êtes certainement tombé sur un bien mauvais cas, et, incidemment, vous avez fait la preuve du vôtre. Je suppose que des hommes perdent la tête par la science comme par l’amour et d’autres bonnes choses.

– Et il dit, continua MacIan, monotone, qu’il ne voit pas pourquoi on supposerait qu’un triangle est une figure à trois côtés. Il dit que sur un plan supérieur...

Turnbull bondit sur ses pieds comme touché par une décharge électrique.

– Je n’aurais jamais cru, s’écria-t-il, que vous aviez assez d’humour pour raconter un mensonge. Vous allez un peu trop loin, mon vieux, dans la plaisanterie. Même dans une maison de fous, on ne peut trouver un homme qui, ayant réfléchi à cette question, pense qu’un triangle n’a pas trois côtés. Si cet homme existe, il ouvre une ère nouvelle dans la psychologie humaine. Mais il n’existe pas.

– Je vais aller le chercher, dit MacIan très calme. J’ai laissé le pauvre diable flânant auprès de la corbeille de capucines.

MacIan disparut et revint au bout de peu d’instants, suivi à quelque distance par sa découverte, un homme d’apparence chétive avec un sourire fixe et une tête qui tournait de côté et d’autre. Il avait une barbe de chèvre assez longue pour être agitée par le vent. Turnbull sursauta, la parole coupée net par une irrésistible envie de rire.

– Mais, triple buse ! vint-il gronder à l’oreille de MacIan. Ce n’est pas du tout un malade. C’est un des médecins.

Evan se retourna vers cette tête oblique d’où pointait une longue barbe et répéta, comme un homme qui cherche à comprendre : « Un des médecins ? »

– Oh ! vous savez ce que je veux dire, fit Turnbull perdant patience : une des autorités médicales de l’établissement.

Evan restait figé sur place, regardant avec curiosité l’homme barbu.

– Les médecins fous, dit d’un ton bref Turnbull.

– C’est cela, dit MacIan.

Après un silence plutôt gêné, Turnbull prit MacIan par l’épaule et l’entraîna.

– De grâce, lui dit-il, ménagez ce type-là. Il peut être aussi fou que dix chapeliers, si vous voulez, mais il nous tient entre le pouce et l’index. Nous sommes à l’heure qu’il a fixée pour s’entretenir avec nous de notre exeat.

– Mais qu’est-ce que cela peut faire ? demanda MacIan. Il ne peut nous garder dans l’asile. Nous ne sommes pas fous !

– Espèce d’âne ! dit cordialement Turnbull, c’est évident, nous ne sommes pas fous. Bien entendu, si nous sommes soumis à un examen médical, si on se livre à une enquête sérieuse, on trouvera que nous ne sommes pas fous. Mais ne voyez-vous pas qu’une enquête signifie toute une correspondance, des lettres, des télégrammes et qu’au premier mot révélant qui nous sommes, nous serons extraits de la maison de fous où nous pouvons fumer pour être jetés dans une prison où nous ne le pourrons plus. Non, si nous menons bien notre affaire, on nous mettra tout simplement à la porte comme des fêtards égarés mais inoffensifs. S’il y a une demi-heure d’enquête, nous sommes frits.

MacIan, les sourcils froncés, regarda le gazon de la pelouse sans parler, pendant quelques secondes, puis il prononça d’une voix faible, presque enfantine :

– Je suis affreusement stupide, monsieur Turnbull, il vous faut beaucoup de patience avec moi.

Turnbull reprit MacIan par l’épaule une seconde fois, mais d’un geste tout autre :

– Venez, dit-il, avec la voix un peu rauque d’un homme qui cache son émotion, venez et tâchons d’avoir du tact tous les deux.

Le médecin projetait déjà sa barbe en pointe sur un angle plus aigu que d’habitude, avec un sourire qui exprimait l’attente.

– J’espère que je ne vous dérange pas, messieurs, dit-il, faisant une légère allusion railleuse à leur hâtive consultation, mais je crois que vous vouliez me voir à onze heures et demie.

– Je suis absolument désolé, docteur, dit Turnbull, avec une amabilité forcée, je n’ai jamais eu l’intention de vous faire attendre, mais le ridicule accident qui nous a conduits dans votre jardin pourrait avoir pour nos amis des conséquences plutôt fâcheuses, et celui qui est ici avec moi attirait justement mon attention sur quelques-uns de ces ennuis.

– C’est cela ! justement ! dit très vite le médecin. Si vous voulez me soumettre vos difficultés, je puis vous accorder quelques instants dans mon cabinet.

Il les conduisit rapidement dans une pièce de dimensions réduites mais d’aspect imposant qui paraissait construite et meublée entièrement de bois rouge verni. Il y avait là un bureau couvert de papiers soigneusement empilés et plusieurs chaises, elles aussi en bois rouge, mais de formes différentes. Le long du mur courait un vaste casier qui aurait pu être une bibliothèque mais qui contenait, au lieu de livres, des boîtes oblongues faites de la même matière que tout le mobilier. Les deux hommes ne purent se faire la moindre idée de ce que contenaient ces boîtes.

Le docteur, impatient mais courtois, s’était assis sur son perchoir professionnel. MacIan resta debout, et Turnbull alla se jeter avec satisfaction dans un fauteuil en bois.

– C’est une affaire tout à fait absurde, docteur, dit-il, et j’ai honte de parler de telles balivernes à un homme aussi occupé que vous. Le fait est, tout simplement, que mon compagnon et moi, nous avons organisé, avec une bande d’étourdis, un jeu à travers cette partie de la campagne... une sorte de chasse au lièvre, avec une meute, un jeu de cache-cache. Peut-être en avez-vous entendu parler ? Nous sommes, tous les deux, les lièvres, et voyant votre mur si élevé qui nous tentait, nous l’avons escaladé et, naturellement, nous sommes un peu saisis de ce que nous avons découvert de ce côté.

– En effet, dit doucement le médecin, je comprends que vous ayez été saisis.

Turnbull s’attendait à ce qu’il lui demandât où se trouvait le quartier général de ce nouveau sport si divertissant et quels étaient les enthousiastes, mâles et femelles, qui l’avaient élevé à une telle perfection. En réalité, il était en train de composer, à part lui, tous les détails de personnes et de lieux, pour être prêt à répondre, mais le médecin ne posa aucune question. Alors Turnbull, avec un léger malaise, risqua :

– Vous acceptez, je l’espère, mon affirmation. Il ne s’agit que d’un accident, et nous ne sommes pas des intrus malintentionnés.

– Oui, dit le docteur en souriant, j’accepte tout ce que vous me dites.

– Dans ce cas, dit Turnbull qui se leva d’un air joyeux, nous n’abuserons pas davantage de vos instants précieux. Je suppose que quelqu’un pourra nous faire sortir.

– Non, dit le médecin, souriant toujours du même sourire tranquille, personne ne vous fera sortir.

– Pouvons-nous sortir nous-mêmes alors ? demanda Turnbull un peu surpris.

– Évidemment non, dit le savant qui rayonnait, pensez au danger que cela offrirait dans une maison comme celle-ci.

– Alors, comment diable allons-nous pouvoir nous en aller ? s’écria Turnbull qui commençait à perdre contenance.

– C’est une question de temps, une question de réceptivité, de traitement, dit le médecin d’un ton détaché. Je ne considère pas votre cas à tous les deux comme incurable.

Et l’homme du monde se tut, mais, comme toujours lorsque la situation devient insupportable, ce fut l’homme qui n’était pas du monde qui prononça le mot décisif.

MacIan fit un pas, se pencha sur la table et dit :

– Nous ne pouvons pas rester ici, nous ne sommes pas fous.

– Nous n’employons pas ce mot brutal, dit le docteur qui regardait en souriant ses bottines.

– Mais vous ne pouvez pas nous croire fous, tonna MacIan Vous ne nous avez encore jamais vus. Vous ne savez mien de nous. Vous ne nous avez même pas examinés.

Le docteur redressa la tête, sa barbe en avant.

– Oh ! si, dit-il, nous vous avons examinés très sérieusement.

– Mais vous ne pouvez pas enfermer un homme sur de simples impressions, sans documents, sans certificats d’aucune sorte. Le médecin se leva d’un air nonchalant.

– C’est juste, dit-il, il est certain que vous devez voir des documents.

Il alla vers la fausse bibliothèque et en tira une des boîtes rouges, l’ouvrit avec une curieuse petite clef suspendue à sa chaîne de montre et mit à jour un cahier recouvert d’une écriture serrée mais très lisible. Les trois premiers mots étaient tracés en si gros caractères qu’ils attiraient le regard même à distance. On lisait : MacIan, Evan Stuart.

Evan pencha son visage d’aigle irrité sur cet écrit ; il n’aurait pu jurer cependant qu’il le déchiffrait bien exactement. Il crut lire ce début : « Influences congénitales prédisposant à la folie. Grand-père croyait au retour des Stuarts. Mère portait os de sainte Eulalie qu’elle faisait toucher aux enfants malades. Folie religieuse accentuée dès le jeune âge... »

Evan recula. Il voulut parler, mais la voix lui manquait. Enfin il éclata :

– Oh ! s’écria-t-il, si tous ceux que j’ai rencontrés dans ce monde avaient été aussi bien portants que ma mère !

Puis il comprima ses tempes avec la paume de ses mains comme s’il voulait les broyer. Et quand il releva la tête, son visage apparut tout à coup frais et jeune comme s’il venait de le plonger et de le purifier dans une eau sainte.

– Très bien, s’écria-t-il, je boirai ce calice. Je paierai la rançon d’avoir goûté Dieu sur cette terre monstrueuse qui ne peut jouir ni de l’homme ni de la bête. Je mourrai heureux dans votre maison de fous, uniquement parce que je sais ce que je sais. C’est entendu... MacIan est un mystique, MacIan est un dément. Mais cet honnête boutiquier, cet honnête journaliste que j’ai entraîné dans mes escapades inhumaines, vous ne pouvez pas le garder. Il va être mis en liberté ; grâce à Dieu, il ne figure sur aucune de vos ignobles paperasses. Son ancêtre, j’en suis certain, n’est pas mort à Culloden. Sa mère, je le jure, ne portait pas de reliques. Que mon ami franchisse votre porte et quant à moi...

Le médecin s’était déjà levé, se dirigeant vers le casier et, après un instant d’hésitation de ses yeux de myope, en retira un autre parallélogramme de bois rouge. Quand il l’eut ouvert, un des trois hommes, avec cette sûreté dans le regard que donne le sentiment d’être en jeu soi-même, vit ces mots écrits en grosses lettres : « Turnbull, James. »

Jusqu’à cet instant précis, Turnbull avait un peu dédaigneusement renoncé à jouer un rôle dans cette affaire, mais il était trop honnête et trop sincère pour ne pas bouger en voyant son nom. Celui-ci précédait les lignes suivantes : « Cas d’éleuthéromanie. Parenté, comme il arrive souvent pour des cas semblables, prosaïque et saine. Les signes d’éleuthéromanie, se sont néanmoins manifestés de bonne heure, l’entraînant à s’attacher à l’individualiste Bradlaugh. Tout récemment, crise violente d’anarchie pure... »

Turnbull referma si violemment la boîte qu’il faillit la briser et avec un rire féroce :

– Venez, MacIan ! avant de songer à sortir de la maison de fous, je veux d’abord fuir ce cabinet. Vous aviez raison, MacIan, quand vous parliez des... des médecins fous.

Ils finirent, après avoir un peu erré, par se trouver dans le jardin frais et vert et là, rompant le lourd silence, Turnbull prononça :

– Il y a une chose qui n’a pas cessé de m’intriguer depuis que nous sommes ici. Je la comprends maintenant.

– Que voulez-vous dire ? demanda MacIan.

– Personne, ni volontairement ni par ruse, répondit Turnbull, ne peut sortir de ce jardin, et cependant nous y sommes entrés en escaladant le mur. Tout s’explique assez facilement. Ce mur sans défense était un piège pour deux lunatiques fameux. On nous a très bien vus nous y prendre et on verra très bien que nous n’en sortons pas.

Evan fixa le mur d’un air grave une assez longue minute, puis il hocha la tête sans dire un mot.

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CHAPITRE XV

 

 

LE RÊVE DE MACIAN

 

 

 

Le système d’espionnage qui fonctionnait dans l’asile était d’une telle perfection que, pratiquement, les malades pouvaient souvent goûter la sensation d’une solitude presque absolue. Ils pouvaient, dans le jardin qui ne paraissait nullement surveillé, venir flâner si près du mur qu’il leur eût semblé facile de l’escalader. L’erreur de ce calcul ne leur eût été démontrée que s’ils avaient risqué l’aventure.

Grâce à cette liberté insolente, à cet isolement artificiel, Evan MacIan avait l’habitude de se glisser dans le jardin, la nuit tombée, surtout au clair de lune. La lune avait toujours eu sur lui une influence magnétique, assez difficile à faire comprendre à ceux qui jouissent d’une nature moins impressionnable. Évidemment, Phébus est tout aussi poétique que Diane. Pourtant il ne s’agit pas ici de poésie au sens profond et intellectuel du mot mais bien d’une certaine fantaisie, à la fois sérieuse et enfantine. Le soleil est, strictement et littéralement, invisible, c’est-à-dire que les yeux de notre corps ne peuvent le voir convenablement. Mais la lune est beaucoup plus simple, sans complication et semble faite pour les tout petits. Elle est suspendue dans le ciel, toute ronde, tout en argent et tout à fait inutile, énorme boule de neige céleste. Du moins c’était de telles imaginations et des faits aussi puérils qui incitaient Evan à sortir pendant son emprisonnement pour aller rêver à la lune.

Il se trouvait dans le jardin par une de ces nuits lumineuses et spectrales. La clarté lunaire était si puissante qu’elle effaçait en quelque sorte toutes les couleurs du jardin, à tel point que les seules teintes visibles étaient le bleu doux et profond du ciel et le jaune doré de l’astre nocturne. Il marchait, le visage levé vers le ciel, avec cette allure un peu égarée qui aurait pu servir d’excuse à ses geôliers et comme il regardait fixement, il finit par distinguer un corps brillant qui volait tout près de l’orbe lumineux, comme un fragment scintillant qui s’en serait détaché. Tout d’abord il crut à une illusion d’optique ; il cligna des yeux, se les frotta. Puis il pensa à une étoile filante, mais cette étoile ne tombait pas. Elle marchait par saccades, montant et descendant avec des mouvements qui n’étaient pas ceux des météores et qui rappelaient étrangement les œuvres de l’homme. Un instant après, l’objet inconnu passa droit devant la lune et cessant d’être d’argent sur le bleu du ciel, devint tout à coup noir sur fond d’argent. Bien qu’il eût passé comme un éclair sur ce fond lumineux, sa silhouette tout à fait singulière se dessina si nettement qu’aucune erreur n’était possible. C’était un vaisseau volant.

Ce vaisseau se mit à décrire dans le ciel un long circuit, se rapprochant de plus en plus de MacIan. Il était fait de pur acier blanc et brillait sous la lune comme l’armure de Sire Galahad. Cette comparaison virginale n’est pas déplacée, car à mesure que le vaisseau grandissait en descendant vers lui, Evan vit que l’unique voyageur qu’il contenait était vêtu de blanc de la tête aux pieds, la tête couronnée de cheveux blancs sur lesquels tombait, comme une bénédiction, la pâle clarté lunaire. Cette figure gardait une telle immobilité qu’on eût pu la prendre pour une statue. Et même Evan le crut jusqu’au moment où il l’entendit parler.

– Evan, dit la voix qui résonna avec l’autorité pleine de douceur d’un père oublié qui vient retrouver son enfant, vous êtes resté ici depuis assez longtemps ; on a besoin ailleurs de votre épée.

– Pourquoi ? demanda le jeune homme, acceptant l’incroyable aventure avec une naïveté joyeuse, pourquoi a-t-on besoin de mon épée ?

– Pour tout ce qui vous est cher, répondit l’homme debout dans le clair de lune, pour les trônes de l’autorité et toute la fidélité du passé à la loi.

Evan leva de nouveau les yeux vers l’orbe lumineux comme pour un appel dû au seul instinct... l’appel d’un enfant perdu qui crie vers sa mère. Mais le visage de la lune semblait aussi hébété que le sien, – aucun secours ne peut nous venir de la nature contre le surnaturel, – puis le jeune homme abaissa son regard vers la haute figure de marbre que l’on eût prise pour de la clarté lunaire solidifiée.

Puis il dit à haute voix : « Qui êtes-vous ? » et presque aussitôt se sentit saisi d’une terreur angoissante à l’idée que sa question pourrait rester sans réponse. Mais l’inconnu garda un silence impénétrable pendant un long moment et finit par répondre : « Je ne dois révéler mon nom qu’à la fin du monde. Mais je vous le dirai quand même. Je suis la loi. »

Et il redressa la tête, si bien que la lune éclaira en plein son visage d’une beauté antique.

Ce visage était celui d’un dieu grec devenu vieux mais sans faiblesse et sans laideur. Rien n’altérait la régularité de ses traits, sauf un menton un peu trop long et fendu, détail qui ajoutait plutôt à leur distinction qu’il n’en diminuait la beauté. Ses yeux au regard imposant brillaient grands ouverts, mais sans couleur et froids comme l’acier.

MacIan était un de ces hommes pour qui les rites du respect et de la soumission sont choses ordinaires et faciles. Il n’y eut de sa part aucun artifice quand il s’inclina légèrement devant cette solennelle apparition, baissant le ton pour lui dire :

– M’apportez-vous un message ?

– Oui, répondit l’homme de lune et de marbre. Le roi est revenu.

Evan ne pensa même pas à demander une explication.

– Je suppose, dit-il, que vous m’emmenez à la guerre.

La silencieuse figure d’argent se contenta d’incliner la tête, et Maclais grimpa dans le vaisseau volant qui monta aussitôt vers les étoiles.

Dire qu’il montait vers les étoiles n’est pas une simple métaphore, car le ciel était devenu si clair, si transparent que l’on pouvait les voir avec une netteté parfaite en même temps que la lune.

Tout en dirigeant vers les hauteurs son chariot blanc, l’apparition à la robe couleur de neige dit tranquillement à Evan :

– Voici une réponse à toutes les folies que l’on débite sur l’égalité. Des étoiles sont grandes et d’autres sont petites ; les unes restent fixes tandis que d’autres tournent autour d’elles. Elles connaissent l’ordre, mais non l’égalité.

– Elles sont toutes très belles, dit Evan d’une voix hésitante.

– Elles sont toutes belles, répondit l’autre parce que chacune est à sa place et reconnaît sa supérieure. Et l’Angleterre maintenant sera belle de la même façon. La terre sera aussi belle que les cieux, parce que nos rois sont revenus à nous.

– Les Stuarts..., commença Evan avec ferveur.

– Oui, répondit le vieillard, celui qui est revenu vers nous c’est Stuart et c’est pourtant quelque chose de plus ancien que Stuart. C’est Capet et Plantagenet et Pendragon. C’est tout ce bon vieux temps dont parlent les proverbes, ce règne d’or de Saturne contre lequel se sont révoltés les dieux et les hommes. C’est tout ce qui fut toujours perdu par l’insolence et écrasé dans la rébellion. C’est votre ancêtre, MacIan, et son épée brisée, versant, désespéré, son sang à Culloden. C’est Charles refusant de répondre aux questions de la cour rebelle ; c’est Marie au visage enchanteur défiant les pairs maussades et stupides et la morale de Knox. C’est Richard, le dernier Plantagenet, donnant sa couronne à Bolingbroke comme à un vulgaire brigand. C’est Arthur écrasé à Lyonesse par des armées barbares et mourant dans la brume, doutant de jamais revenir.

– Mais maintenant..., dit Evan d’une voix contenue.

– Mais maintenant ! répondit le vieillard, il est revenu.

– Est-ce que la guerre fait rage encore ? demanda MacIan.

– Elle fait rage au-delà de la mer où je vous emporte, répondit l’autre. Mais, en Angleterre, le roi est de nouveau le maître. Les gens sont une fois de plus enseignés et gouvernés pour le mieux ; il y a d’heureux chevaliers, d’heureux écuyers, d’heureux serviteurs, d’heureux serfs si vous voulez mais libres enfin de ce fardeau de vexation et de vanité solitaire qui s’appelait être un citoyen.

– L’Angleterre est-elle vraiment si tranquille ? demanda Evan.

– Penchez-vous et regardez, dit le guide. J’ai idée que vous avez déjà vu cet endroit.

Ils voguaient à ce moment vers une région du ciel où le gouffre de la nuit semblait plus sombre et tout à fait vide d’étoiles. Mais contre cet arrière-plan noir, se dressait, avec des scintillements d’argent, un dôme surmonté d’une croix. Il semblait vraiment que ce dôme eût été récemment recouvert de lames d’argent qui sous la puissante clarté de la lune brillaient comme des flammes blanches. Mais recouvert ou peint, Evan n’eut aucune peine à le reconnaître. Il vit la grande voie qui montait jusqu’au bas de son énorme piédestal de degrés. Et il se demanda si la petite boutique existait encore dans son voisinage et si l’on avait replacé la vitre de la porte.

Comme le vaisseau volant glissait au-dessus de l’édifice, il observa d’autres changements. Le dôme avait été décoré de nouveau, ce qui lui donnait un aspect plus solennel et en quelque sorte plus ecclésiastique. La sphère avait été dissimulée ou détruite et autour de la galerie, sous la croix, se voyait comme un cercle de statues d’argent rappelant les figurines de plomb ornant le chapeau de Louis XI. Autour de la seconde galerie, à la base du dôme, se trouvait un second rang de statues semblables, et MacIan pensa qu’un troisième existait sans doute plus bas. Comme leur vol se rapprochait, il vit que ces statues étaient couvertes d’armures de métal clair, chacune ayant une épée nue, la pointe en haut, et comme il regardait plus attentivement, il vit bouger une des épées : ce n’était pas des statues mais un ordre militaire de chevaliers disposés en trois cercles autour de la croix. MacIan retenait son souffle comme les enfants devant un spectacle qui les éblouit, car il ne pouvait rien imaginer qui répondît mieux à ses visions d’art pontifical ou chevaleresque que ce dôme blanc se dressant comme une tiare au-dessus de Londres, cerclé d’une triple couronne d’épées.

Comme ils planaient maintenant assez bas au-dessus de Ludgate Hill, Evan constata que le mouvement dans les rues répondait bien à ce que son compagnon lui avait affirmé en parlant du rétablissement de l’ordre. La foule d’autrefois, bruyante et affairée, ces passants vêtus de noir, agités et vulgaires, avaient disparu. Des groupes de travailleurs paisibles, aux vêtements simples et pittoresques, allaient et venaient, très nombreux sans doute et si paisibles qu’il suffisait de quelques cavaliers pour maintenir l’ordre. Ces cavaliers n’étaient pas des policiers vulgaires mais des chevaliers éperonnés et empanachés dont la splendide armure polie brillait comme un diamant. Dans un seul endroit, – au coin de Bouverie Street – il parut y avoir un embarras de quelques secondes, dû plutôt à la hâte qu’à une résistance quelconque. Un vieux bonhomme ne s’étant pas rangé assez vite, un cavalier le frappa, mais sans violence, sur les épaules, avec le plat de son épée.

– Ce soldat n’aurait pas dû frapper cet homme, dit MacIan avec vivacité. Le pauvre vieux marchait aussi vite qu’il pouvait.

– Nous attachons une grande importance à la discipline dans les rues, dit l’homme en blanc avec un léger sourire.

– La discipline a moins d’importance que la justice, répliqua MacIan.

L’autre ne répondit rien.

Puis, après un court silence pendant lequel ils furent emportés au-dessus de Saint-James Park, le vieil homme en blanc prononça : « Les gens doivent être dressés à obéir, ils doivent reconnaître leur ignorance. Et je ne suis pas sûr, continua-t-il tournant le dos à Evan et se baissant par-dessus la proue du vaisseau comme s’il sondait les ténèbres du regard, je ne suis pas certain d’être d’accord avec votre petite maxime sur la justice. La discipline pour la société tout entière est sans aucun doute plus importante que la justice envers l’individu. »

Evan qui se tenait, lui aussi, penché sur le bord du vaisseau, se retourna brusquement et regarda le dos de son compagnon.

– La discipline pour la société..., répéta-t-il en articulant ses mots d’une voix saccadée, plus importante... que la justice pour l’individu ?

Puis, après un long silence, il s’écria :

– Mais qui donc êtes-vous ?

– Je suis un ange, dit, sans se retourner, l’être vêtu de blanc.

– Vous n’êtes pas catholique, dit MacIan.

L’autre n’eut pas l’air d’avoir entendu et revint sur son sujet.

– Dans nos armées du Ciel nous apprenons à inspirer à nos subordonnés une crainte salutaire.

MacIan tendait le cou en avant avec une avidité extraordinaire et inexplicable.

– Continuez ! cria-t-il en serrant les poings, continuez !

– D’ailleurs, poursuivit l’homme penché sur la proue, vous devez admettre que la supériorité comporte l’élévation d’esprit et la fierté.

– Continuez ! dit Evan, dont les yeux jetaient des flammes.

– De même que la vue du péché offense Dieu, dit l’inconnu, de même la vue de la laideur offense Apollon. Ce qui est beau et souverain, nécessairement, ne peut supporter ce qui est sordide et...

– Eh quoi ? fou que vous êtes ! s’écria MacIan qui se leva, dressé de toute sa hauteur, croyez-vous que j’aurais eu un doute si je n’avais vu frapper le vieillard du plat de l’épée ? Je sais que de nobles ordres ont de mauvais chevaliers, que de bons chevaliers ont de mauvais caractère, que l’Église a des prêtres grossiers et des cardinaux sans grandeur, je sais tout cela depuis que je suis né. Insensé ! vous n’aviez qu’à dire : « Oui, c’est une chose qu’on ne peut défendre » et j’aurais oublié cette affaire. Mais j’ai vu sur vos lèvres le rictus de votre sophistique infernale. J’ai vu qu’il y avait quelque chose de mauvais en vous et dans vos cathédrales. Quelque chose de mauvais ; tout est mauvais. Vous n’êtes pas un ange. Vous n’êtes pas une Église. Ce n’est pas le roi légitime qui est revenu.

– C’est malheureux, dit l’autre d’une voix calme mais rude, car vous allez voir Sa Majesté.

– Non, je vais sauter par-dessus bord.

– Vous désirez mourir ?

– Non, dit Evan, avec une assurance tranquille, je désire un miracle.

– De qui l’attendez-vous ? À qui faites-vous appel ? dit durement son compagnon. Vous avez trahi le roi, apostasié la croix de la cathédrale et insulté un archange.

– J’en appelle à Dieu, dit Evan qui d’un bond sauta sur le bord du vaisseau oscillant dans le vide.

L’homme se retourna lentement. Il regarda Evan avec des yeux qui brillaient comme deux soleils et mit sa main sur sa bouche, pas assez vite toutefois pour dissimuler un terrible sourire.

– Et comment savez-vous, dit-il, comment savez-vous que je ne suis pas Dieu ?

MacIan poussa un cri. « Ah ! fit-il, je sais maintenant ce que vous êtes en réalité. Vous n’êtes pas Dieu. Vous n’êtes pas un de ses anges. Mais vous l’avez été autrefois. »

L’homme vêtu de blanc retira sa main qu’il avait mise sur sa bouche et MacIan tomba du vaisseau volant.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

 

LE RÊVE DE TURNBULL

 

 

 

Tout en mâchonnant son cigare, Turnbull se promenait à travers le jardin, montant et descendant les allées d’un pas nonchalant. La soirée était orageuse, et il se trouvait dans un état d’esprit plutôt maussade. Il était pourtant presque toujours d’humeur assez égale, et les tempêtes subites et les illuminations imprévues de l’âme de MacIan passaient devant lui comme une vision panoramique amusante mais dépourvue de signification. Turnbull était un de ces hommes dont l’appétit et le labeur constant de leurs facultés intellectuelles rendent les émotions très simples et très pondérées. Son cœur était à la bonne place, mais il se trouvait très satisfait de l’y laisser. C’était sa tête qui lui donnait le plus de travail. Ses matinées et ses soirées ne se signalaient ni par des impulsions ni par d’ardents désirs pas plus que par l’espoir ou le déchirement du cœur. Elles n’étaient remplies que par les faussetés qu’il avait mises à jour, les problèmes qu’il avait résolus, les théories adverses qu’il avait combattues et renversées, les vastes généralisations dont il avait démontré l’exactitude. Mais la gaieté intérieure d’un logicien peut défaillir dans une maison de fous, pour ne rien dire de ces bouffées de souvenirs qui lui évoquaient une apparition féminine, celle vue dans une île de Jersey, et le petit homme à barbe rouge se trouvait vraiment dans un pénible état d’esprit.

Si claire et si positive que fût sa pensée, l’influence de la terre et du ciel agissait sur lui, peut-être beaucoup plus fortement qu’il ne le croyait, et le vent qui courait à cette heure sur la face du monde semblait aussi furieux que Turnbull. De longues bandes et des remous de nuages déchiquetés et sombres fuyaient, entraînés à l’ouest comme les lambeaux d’un vêtement pourpre. Et si puissant et si impitoyable était le vent qu’il balayait des débris de buissons aux fleurs rouges ou de hêtres pourpres, les chassant à travers le jardin, en tourbillons, comme des feuilles en automne, parodie de ces haillons couleur de feu que pourchassait l’orage.

On eût dit que tout se brisait sur la terre et dans le ciel, et le révolutionnaire chez Turnbull s’en réjouissait. Les arbres semblaient se disloquer sous le vent, bien qu’ils fussent dans la pleine vigueur de leur floraison ; les nuages s’effilochaient, perdaient leurs grandes formes héraldiques. Des débris couleur de cuivre s’en détachaient continuellement et flottaient à l’aventure, et l’œil farouche de Turnbull fut bientôt attiré vers l’un de ces petits nuages en fuite qui lui semblait courir avec une vitesse exagérée. D’ailleurs il gardait sa forme, ce que ne saurait faire un nuage qui se désagrège, et cette forme était tout à fait étrange.

Turnbull ne cessait pas de la fixer avec la plus grande attention, et ce fut au bout de très peu d’instants qu’arriva cette minute précise où, bien qu’elle semble incroyable, une chose est acceptée comme un fait. Le nuage cuivré descendait rapidement vers la terre comme une feuille géante. Et, comme il s’approchait, il devint évident tout d’abord que ce n’était pas un nuage, et ensuite que sa couleur cuivre était empruntée. Poli comme un miroir, il reflétait le rouge sombre des nuages enflammés. À mesure que cet objet tournoyant comme une feuille emportée par le vent descendait vers le mur du jardin, Turnbull vit qu’il s’agissait d’un vaisseau aérien construit tout en métal et battant l’air de ses énormes ailes d’acier. Quand il ne fut plus qu’à cent pieds au-dessus du jardin, une forme velue et maigre se dressa tout debout dans la nacelle, presque noire contre le bronze et l’écarlate du couchant, lança une sorte de harpon ou d’ancre qui vint s’accrocher près du mur, et le vaisseau s’arrêta se balançant dans l’orage comme un ballon captif.

Tandis que notre ami restait figé sur place, béant de surprise, l’étrange personnage saisissant la corde de l’ancre sauta hors de la nacelle si brusquement qu’il faillit la retourner, glissa le long de cette corde avec l’agilité d’un singe et vint tomber (avec une précision et un calme incroyables) sur la crête du mur où il s’assit, agitant ses jambes et regardant Turnbull en ricanant. Le vent mugissait dans les arbres, plus furieux encore et plus désolé. Les nuées étirées qu’enflammait le soleil couchant semblaient entraînées comme des dragons de feu vers un abîme où ils achevaient de se dissoudre et, muet sur le haut du mur de l’asile, se tenait le personnage sinistre et grimaçant, balançant ses pieds au rythme de la tempête, tandis qu’au-dessus de lui, au bout du câble tour à tour détendu ou raidi, l’énorme vaisseau d’acier flottait, aussi léger, aussi insignifiant qu’un petit ballon d’enfant au bout de sa corde.

Le premier mouvement de Turnbull, après une longue minute d’immobilité, fut de se retourner et de regarder le grand et lumineux rectangle du jardin puis le long édifice bas et régulier qui se dressait au fond. Pas une âme ne semblait y vivre. Il eut cette sensation incompréhensible qu’il n’y avait jamais eu là personne autre que lui depuis la création du monde.

Raffermissant en lui le courage viril mais sans allégresse de l’athée, il se rapprocha un peu du mur et, voyant alors l’homme sous un angle différent aux dernières lueurs du soir, put distinguer nettement son visage et le reste de sa personne. Deux faits s’imposaient, évoquant ces dessins aux couleurs voyantes dont s’ornent les histoires de pirates pour écoliers. Le premier était que son corps brun et maigre était nu jusqu’à la ceinture de son pantalon blanc, l’autre que par hygiène, par ostentation ou pour toute autre cause, il portait, serré autour de la tête mais posé de biais sur le front, un mouchoir rouge. Ces détails nettement perçus, d’autres apparurent, suffisamment importants. L’un, que sous le mouchoir rouge la chevelure était abondante, mais blanche comme les dernières neiges de la vie. Un autre, que sous cette masse de cheveux blancs et séniles le visage était puissant, beau et souriant, avec un profil nettement dessiné et un long menton fendu. La longueur de cette partie inférieure du visage et la fente singulière qui la divisait (ce qui donnait à l’homme, dans un sens différent du sens habituel, un double menton), gâtait légèrement la prétention du visage à l’absolue régularité mais accentuait fortement l’expression d’arrogance, à la fois souriante et railleuse, avec laquelle il fixait toutes les pierres, toutes les fleurs mais spécialement l’homme dont il venait de troubler la solitude.

– Que voulez-vous ? cria Turnbull d’une voix forte.

– C’est vous que je veux, Jimmy, dit l’excentrique du haut de son mur et, ces mots à peine prononcés, il sauta d’un bond au milieu de la pelouse, où il rebondit comme une balle en caoutchouc pour se redresser ensuite, les jambes écartées et faisant la grimace. Les trois seuls détails que Turnbull put ajouter à son inventaire fut que l’homme avait un couteau de mauvaise mine pendu à sa ceinture, que ses pieds bruns étaient nus comme ses bras et son torse bronzés et que ses yeux avaient un éclat singulier, bien qu’ils fussent presque sans couleur.

– Excusez-moi de n’être pas en habit de soirée, dit le nouveau venu avec un sourire poli. Nous autres hommes de science, vous savez... je dois travailler moi-même à mes appareils... ingénieur électricien... travail très rude.

– Dites donc, fit Turnbull qui serrait les poings dans les poches de son pantalon, je suis obligé de voir des fous entre ces quatre murs mais je leur défends de venir du dehors et de tomber des nuages.

– Et cependant vous venez vous-même du dehors, Jimmy, dit l’étranger d’une voix presque affectueuse.

– Qu’est-ce que vous voulez ? demanda Turnbull avec une explosion de mauvaise humeur aussi soudaine qu’un coup de pistolet.

– Je vous l’ai déjà dit, répondit l’homme, baissant la voix et parlant avec une évidente sincérité ; c’est vous que je veux.

– Que voulez-vous de moi ?

– Exactement ce que vous voulez vous-même, dit le nouveau venu avec une nouvelle gravité. Je veux la Révolution.

Turnbull regarda le ciel balayé de flammes, les bois secoués par le vent et se mit à répéter ce mot en lui-même... le mot qui exprimait si complètement l’humeur farouche qu’excitaient en lui ces nuages rouges et ces arbres vacillants. « Révolution ! se dit-il, la Révolution... oui, c’est ce que je veux, pour sûr... n’importe quoi, pourvu que ce soit une Révolution. »

Jamais il n’aurait pu expliquer pourquoi il se trouva complétant sa phrase sur la crête du mur où il avait suivi automatiquement l’étranger. Mais quand celui-ci lui montra en silence le câble qui conduisait à la machine, il s’arrêta et dit : « Je ne puis pas laisser MacIan dans cette caverne. »

– Nous allons exterminer le Pape et tous les rois, dit l’autre ; serait-il sage de l’emmener avec nous ?

Tout en maugréant, Turnbull se trouva bientôt, sans savoir comment, assis dans le vaisseau qui prit immédiatement son vol.

– Tous les grands rebelles ont été de très petits rebelles, dit l’homme à l’écharpe rouge. Des petits garçons de quatrième qui s’aventuraient parfois à frapper un garçon de cinquième. C’est là toute la Révolution française et leur régicide. Les écoliers n’ont jamais osé affronter le maître d’école.

– Qu’entendez-vous par maître d’école ? demanda Turnbull.

– Vous savez ce que je veux dire, répondit l’étrange personnage qui, renversé sur les coussins du siège, regardait le fond du ciel furieux.

On eût dit qu’ils montaient dans une lumière de plus en plus éclatante, évoquant le lever du soleil plutôt que son couchant. Mais en abaissant leurs regards vers la terre ils virent qu’elle s’assombrissait de plus en plus. L’asile d’aliénés, avec ses grandes lignes rectangulaires, s’étendait au-dessous d’eux sur un plan raccourci et enfantin et se montrait ainsi, pour la première fois, dans sa réalité grotesque. Les couleurs claires de ce plan devenaient à chaque instant plus sombres. Les masses de roses ou de rhododendrons passaient du cramoisi au violet. Le labyrinthe des chemins sablés passait de l’or au brun. Quand les voyageurs aériens se furent élevés à quelques centaines de pieds, on ne voyait plus du paysage assombri que les rangées de fenêtres éclairées dont chacune, du moins, était la lumière d’une intelligence perdue. Mais à mesure qu’ils s’élançaient vers les hauteurs, le souffle impétueux des vents augmentait d’intensité, et la lumière de rubis du soir semblait les éclabousser comme le jaillissement des vendanges de Dionysos. Au-dessous d’eux les lumières au ras du sol étaient comme la chute des étoiles de la servitude. Au-dessus, les nuages embrasés et farouches paraissaient les drapeaux frémissants de la liberté.

L’homme au menton fendu semblait avoir le pouvoir singulier de lire les pensées. Au moment où Turnbull eut l’impression que l’univers tout entier se penchait et tournait au-dessus de sa tête, l’étranger dit exactement la chose juste :

– Ne semble-t-il pas que tout est renversé ? Et si tout est renversé, Il le sera lui-même.

Puis, comme Turnbull ne répondait pas, l’homme continua :

– C’est là ce qu’il y a de vraiment beau dans l’espace. C’est le sens dessus dessous. Vous n’avez qu’à grimper assez haut vers l’étoile du matin pour sentir que vous y descendez. Vous n’avez qu’à creuser assez profondément dans l’abîme pour sentir que vous montez. La seule gloire de l’univers, c’est qu’il a le vertige.

Puis, comme Turnbull se taisait toujours, il ajouta :

– Les cieux sont pleins de révolution... de la révolution dans sa réalité même. Tout ce qui est élevé s’abaisse, tout ce qui est énorme se rapetisse. Tous les gens qui croient s’élever trouvent qu’ils tombent la tête en bas. Et tous ceux qui croient descendre trouvent qu’ils grimpent un précipice. C’est l’intoxication de l’espace. C’est la seule joie de l’éternité... le doute. Il n’y a qu’un plaisir que les anges peuvent avoir en volant et c’est qu’ils ne savent pas s’ils ont la tête ou les talons en l’air.

Puis, devant le mutisme de son compagnon, il tomba lui-même dans une méditation souriante et tranquille à la fin de laquelle il dit tout à coup :

– Ainsi, MacIan vous a converti ?

Turnbull se dressa d’un seul bond comme s’il voulait repousser du pied le vaisseau d’acier.

– Moi ? Me convertir ? cria-t-il. Que diable voulez-vous dire ? Je le connais depuis un mois et je n’ai pas rétracté une seule...

– Ce catholicisme est une chose curieuse, dit l’homme au menton fendu qui méditait toujours, appuyé dans une pose élégante contre le bord de la nacelle ; cette religion amollit et affaiblit les hommes à leur insu, et je crains que vous ne soyez dans ce cas.

Turnbull gardait une attitude qui pouvait très bien indiquer son intention de jeter l’autre par-dessus bord.

– Je suis athée. Je suis encore athée. Puis, s’adressant au dos insolent et indifférent de l’autre, il s’écria : « Au nom de Dieu, que voulez-vous dire ? »

L’autre répondit sans se retourner : « Je ne veux rien dire au nom de Dieu. »

Turnbull donna un coup de poing sur le bord du vaisseau et se rencogna furieusement sur son siège.

L’autre continua, toujours calme, regardant par-dessus bord, nonchalamment, comme un pêcheur qui fixe le courant.

– La vérité est que nous n’avons jamais pensé que vous vous laisseriez prendre, dit-il ; nous vous comptions comme l’un des purs parmi les révolutionnaires rouges. Mais, bien entendu, des hommes comme MacIan sont terriblement fins, surtout quand ils prétendent être stupides.

Turnbull, pris de furie, se dressant de nouveau, s’écria : « Qu’ai-je à faire avec MacIan ? Je crois tout ce que j’ai toujours cru et nie tout ce que j’ai toujours nié. Qu’est-ce que tout cela veut dire et que voulez-vous de moi décidément ? »

Alors, pour la première fois, l’autre quitta sa pose indolente et se tourna vers lui.

– Je vous ai emmené, répondit-il, pour prendre part à la dernière guerre du monde.

– La dernière guerre ! répéta Turnbull, qui, malgré son ébahissement, éprouvait une certaine irritation à entendre ces mots ; comment savez-vous que ce sera la dernière ?

L’homme se renversa négligemment sur son siège et dit :

– C’est la dernière guerre parce que, si elle ne guérit pas pour toujours le monde, elle le détruira.

– Que voulez-vous dire ?

– Ce que vous voulez dire vous-même, répondit l’inconnu d’un ton calme. Que vouliez-vous donc dire dans ces mille et une soirées où vous sortiez de votre boutique de Ludgate Hill en brandissant le poing vers le ciel ?

– Je ne comprends pas davantage, dit Turnbull entêté.

– Vous le verrez bientôt, dit l’autre, et il abaissa brusquement un des leviers de fer de son énorme machine. L’appareil s’arrêta, s’inclina, plongea brusquement, comme un nageur, et leur descente rapide les amena à près de cinquante yards d’une énorme masse de pierre que Turnbull ne connaissait que trop bien. La dernière colère pourpre du couchant était finie ; le dôme du ciel était sombre ; en bas les lignes des lumières vacillantes dans les rues éclairaient à peine la base de l’édifice. Mais il vit que c’était la cathédrale de Saint-Paul et qu’à son sommet la sphère se trouvait encore mais que la croix avait été abattue et était tombée sur le côté. Puis il ne songea plus qu’à plonger ses regards dans les rues et vit qu’elles étaient pleines de tumulte et de furie.

– Nous arrivons au bon moment, dit le conducteur du vaisseau. Les insurgés bombardent la ville, et un obus vient justement de frapper la croix. Beaucoup de ces insurgés sont de gens simples et considèrent cela naturellement comme un heureux présage.

– C’est vrai, dit Turnbull d’un ton presque indifférent.

– Oui, reprit l’autre. J’ai pensé que vous seriez content de voir votre prière exaucée. Bien entendu, je vous prie d’excuser ce mot de prière.

– Cela n’a pas d’importance, dit Turnbull.

Le vaisseau volant était descendu en décrivant une ligne courbe et maintenant remontait. Plus haut il s’élevait, plus s’élargissaient au-dessous les tableaux d’incendie et de désolation.

Ludgate Hill à la vérité était à l’abri des insurgés et relativement tranquille, n’ayant subi d’autre changement que l’effrayante coïncidence de la croix tombée de travers. Toutes les autres rues qui couraient dans tous les sens sur cette colline étaient en proie aux mouvements spasmodiques et à la souffrance de la bataille, pleines de torches secouées et de faces hurlantes. Quand ils se furent enfin élevés assez haut pour embrasser toute la mêlée d’un seul coup d’œil, Turnbull était déjà ivre. Il avait senti l’odeur de la poudre, l’encens de sa religion révolutionnaire.

– Le peuple s’est-il vraiment soulevé ? demanda-t-il d’une voix haletante. Pourquoi se bat-on ?

– Le programme est plutôt compliqué, dit son partenaire avec une certaine indifférence. Je crois qu’il est l’œuvre du Dr Hertz.

Turnbull plissa le front : « Tous les pauvres sont-ils avec la Révolution ? » demanda-t-il.

L’autre eut un haussement d’épaules. « Tous ceux d’entre eux qui sont instruits et de la classe consciente, répondit-il. Il y a certainement quelques quartiers qui font exception ; du reste, nous passons justement au-dessus... »

Turnbull en se penchant vit que la nacelle polie était littéralement éclairée en dessous par des flammes énormes qui montaient de la ville. En bas, des places tout entières et des groupes compacts de maisons brûlaient comme des prairies ou des forêts en feu.

– Le Dr Hertz a convaincu tout le monde, dit d’une voix douce le cicérone de Turnbull, qu’il n’y a réellement rien à faire avec les vrais bouges. Sa maxime fameuse a été pleinement adoptée. Je parle des trois célèbres axiomes : « Personne ne doit rester sans emploi. Employez ceux qui peuvent être employés. Détruisez les autres. »

Il y eut un silence, puis Turnbull prononça d’une voix contrainte : « Et dois-je comprendre que ce beau travail se fait en ce moment au-dessous de nous ? »

– Oui, d’une manière splendide, répondit cordialement son compagnon. Voyez-vous, ces gens étaient beaucoup trop fatigués et beaucoup trop faibles, même pour se joindre à la guerre sociale. Ils constituaient un obstacle sérieux.

– Et, tout simplement, vous les brûlez vifs ?

– Cela semble absurdement simple, dit l’homme avec un sourire rayonnant. Quand on pense à tous ces vains et fatigants bavardages sur l’aide que l’on doit à une population esclave et désespérée, alors l’avenir réclame évidemment qu’on l’en débarrasse. Il y a d’heureux petits enfants qui ne sont pas encore nés, prêts à enfoncer les portes quand ces radoteurs auront été balayés.

– Et, me permettez-vous de dire, fit Turnbull après réflexion, que je n’aime pas tout cela ?

– Et me permettez-vous de dire, répliqua l’autre d’un ton sec, que je n’aime pas M. MacIan ?

Non sans quelque surprise, le discoureur s’aperçut que cette remarque ne mettait pas en colère le sensible sceptique. Il eut l’air de méditer un moment, puis ajouta : « Non, je ne crois pas que je doive à mon ami MacIan ce que je ressens. Je crois avoir toujours dit que je n’aimais pas cela. Ces gens ont des droits. »

– Des droits ! répéta l’autre sur un ton tout à fait intraduisible. Puis il ajouta, ricanant sans contrainte

– Peut-être aussi ont-ils des âmes ?

– Ils ont des vies ! dit Turnbull sévèrement. Cela me suffit amplement. J’avais cru vous entendre dire que, pour vous, la vie était chose sacrée.

– Oui, vraiment ! s’écria son mentor avec une sorte d’exaltation idéaliste. Oui, vraiment ! La vie est sacrée... mais les vies ne le sont pas. Nous améliorons la Vie en supprimant des vies. Pouvez-vous, comme libre penseur, trouver à cela quelque défaut ?

– Oui, dit Turnbull d’un ton bref.

– Pourtant, vous applaudissez le tyrannicide, dit l’étranger avec une gaieté rationaliste. Quelle inconséquence ! Cela revient en réalité à ceci : Vous approuvez qu’on prenne la vie à ceux pour lesquels elle est un triomphe et un plaisir. Mais vous ne l’enlèverez pas à ceux pour lesquels elle est un fardeau et une fatigue.

Turnbull se dressa dans la nacelle avec un air tout à fait décidé, mais son visage était étrangement pâle. L’autre continua, plein d’enthousiasme :

– La vie, oui, la Vie est vraiment sacrée ! s’écria-t-il, mais de nouvelles vies pour des vieilles ! De bonnes vies pour des mauvaises ! Sur cette place, à cet endroit même où se traîne en ce moment la guenille ivre d’un artiste du pavé désirant plus ou moins la mort... sur cette place même il y aura des filles et des garçons vermeils dansant st us le soleil.

Turnbull, toujours debout, ouvrit la bouche : « Voulez-vous me descendre ? » dit-il très calme, comme on arrête un omnibus.

– Vous descendre... que voulez-vous dire ? s’écria l’autre. Je vous mène au front de la guerre révolutionnaire, où vous serez l’un des premiers parmi les chefs.

– Je vous remercie, répondit Turnbull avec la même gêne douloureuse. J’ai entendu parler de votre guerre révolutionnaire et je crois qu’en somme j’aimerais être n’importe où, mais ailleurs.

– Voulez-vous qu’on vous conduise dans un monastère, grogna l’autre, avec MacIan et ses Madones ?

– Je veux être conduit dans une maison de fous, dit Turnbull avec force, montrant la direction d’un geste violent. Je veux retourner dans ce même asile d’où je viens.

– Pourquoi ? demanda l’inconnu.

– Parce que j’ai besoin d’une société saine et réconfortante, répondit Turnbull.

Il y eut un long et singulier silence, puis l’homme conduisant la machine dit froidement : « Je ne vous reconduirai pas. »

Turnbull répliqua sur le même ton : « Alors, je sauterai par-dessus bord. »

L’inconnu se dressa de toute sa hauteur, et l’expression dans ses yeux semblait faite d’ironies multipliées, comme deux miroirs se reflétant l’un dans l’autre à l’infini. Enfin il dit, très grave : « Croyez-vous que je sois le diable ? »

– Oui, dit violemment Turnbull. Car je crois que le diable est un rêve et vous aussi. Je ne crois ni à vous ni à votre vaisseau volant ni à votre dernière bataille de l’univers. Tout cela n’est qu’un cauchemar. Je dis comme un fait de dogme et de foi que tout cela est un cauchemar. Et je serai un martyr de ma foi comme sainte Catherine, car je vais sauter hors de votre vaisseau et risquer de me réveiller sain et sauf dans mon lit.

Après s’être balancé deux fois avec le vaisseau oscillant, il plongea dans le vide comme un homme se jette à la mer. Pendant quelques secondes incroyables les étoiles et l’espace et les planètes semblèrent jaillir autour de lui comme des étincelles et pourtant, dans cette chute affolante, il se sentait plein d’un bonheur hors nature. Il ne pouvait le relier à aucune idée si ce n’est à celle dont la moitié lui avait échappé... à ce qu’Evan avait dit de la différence entre le Christ et Satan, et que c’était par le choix volontaire du Christ que celui-ci était descendu aux enfers.

Quand il reprit ses sens, il se trouvait couché, l’épaule sur le gazon de l’asile d’aliénés, et les derniers rayons pourpres du couchant n’avaient pas encore disparu.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

 

L’IDIOT

 

 

 

... Evan MacIan se tenait à quelques pas de Turnbull dans un silence absolu. Celui-ci n’eut pas le courage de lui demander si aucun fait surprenant ne l’avait amené là. MacIan semblait n’avoir aucune question à poser ; peut-être n’en avait-il pas besoin. Les deux hommes s’avancèrent lentement l’un vers l’autre et lurent une expression pareille sur leurs visages. C’est alors que, pour la première fois depuis leur rencontre, ils se serrèrent la main.

Comme si ce geste avait été un signal inconscient, on vit bondir d’une porte le docteur Quayle qui traverse la pelouse en courant.

– Ah ! vous voilà ! s’exclama-t-il avec un ricanement d’aise. Voulez-vous rentrer, je vous prie ? J’ai à vous parler à tous les deux.

Ils le suivirent dans le cabinet de bois verni où l’on gardait leur condamnation écrite. Le docteur Quayle s’assit dans un fauteuil tournant et pivota pour leur faire face. Son sourire stéréotypé avait tout à coup disparu.

– Je vous parlerai très simplement, messieurs, dit-il d’un ton brusque ; vous savez que nous traitons le mieux possible tous ceux qui sont ici. Vos deux cas ont été l’objet d’une attention toute spéciale, et le directeur lui-même à décidé que vous deviez être soumis à un traitement particulier... dans des conditions un peu plus simples.

– Vous voulez dire plus mauvaises, s’écria Turnbull.

Le médecin ne répondit rien, et MacIan prononça : « Je m’y attendais. » Ses yeux commençaient à lancer des éclairs.

Le docteur Quayle, regardant son bureau et jouant avec une clé, articula :

– Oui, dans certains cas qui donnent de l’inquiétude... il vaut souvent mieux...

– De l’inquiétude, dit Turnbull farouche, quelle impudence ! Que voulez-vous dire ? Vous emprisonnez dans une maison d’aliénés deux hommes d’une santé parfaite parce qu’il vous a plu d’inventer un mot technique qui n’en finit plus. Ils prennent les choses de bonne humeur, vont et viennent en causant dans votre jardin, comme des moines dont ils se seraient découvert la vocation, sont courtois même avec vous, se conduisent non seulement d’une façon plus normale qu’aucun de vos malades, mais plus sainement encore que la moitié des hommes normaux en général, et vous avez le front de dire qu’ils donnent de l’inquiétude !

– Le chef de l’asile en a décidé ainsi, dit le docteur Quayle sans lever les yeux.

MacIan fit une de ses enjambées immenses et vint se dresser devant le médecin.

– Si le chef a pris cette décision, qu’il l’annonce lui-même, dit-il. Je ne l’accepte pas de vous. Je vous tiens pour un être inférieur et un dégénéré. Nous voulons voir le chef de l’asile.

– Voir le chef de l’asile ? répéta le docteur Quayle. Certainement non.

Le montagnard lui mit la main sur l’épaule avec un intérêt paternel.

– Vous ne semblez pas apprécier à leur juste valeur les avantages particuliers que me confère ma position de fou. Je vous tuerais de ma main gauche avant qu’un rat comme vous eût pu pousser un cri. Et je ne serais pas pendu pour cela.

– Je suis certainement d’accord avec M. MacIan, dit Turnbull d’un ton réservé et tout à fait courtois. Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de nous conduire devant le directeur.

Le docteur Quayle se leva brusquement, en proie à un commencement de crise nerveuse, mais gardant encore sa présence d’esprit, il eut un léger rire et dit, très vite :

– Oh ! certainement, vous pouvez voir le Directeur si vous y tenez.

Presque en courant il sortit de la pièce, suivi par les deux hommes qui ne le lâchaient pas d’une semelle, et vint frapper à une porte. Une voix dit : « Entrez. » MacIan poussa un violent soupir, mais Turnbull, d’un geste impétueux, ouvrit la porte.

Ils entrèrent dans une pièce propre et bien rangée dont les murs étaient recouverts par les casiers d’une bibliothèque. À l’une des extrémités de la pièce s’étalait un bureau massif de bois verni. Une lampe placée sur le bureau éclairait en  plein un homme à la taille svelte, l’air bien élevé, vêtu de l’habituelle redingote noire des médecins et dont la tête blanchie par l’âge se penchait sur des piles de notes rangées avec soin. Ce gentleman leva un instant les yeux quand ils entrèrent, et la lumière fit étinceler les verres de son lorgnon, éclairant un long visage, soigneusement rasé, un visage qui aurait pu passer pour celui d’un aristocrate, mais qu’une certaine fierté léoni.re et un menton largement fendu faisaient ressembler à un masque de comédien. Ce masque ne se montra ainsi que la durée d’un éclair. L’homme se pencha de nouveau sur ses notes et, sans relever la tête :

– Je vous ai dit, docteur Quayle, que ces gens doivent être conduits aux cellules B et C.

Turnbull et MacIan se regardèrent et se dirent dans ce regard plus de choses que leurs paroles n’auraient pu en formuler. Ils échangèrent entre autres pensées celle qu’un appel quelconque à cet homme était chose inutile, et tous deux sortirent de la pièce derrière le docteur Quayle.

À peine étaient-ils dans le corridor que quatre gaillards robustes surgis de quatre côtés les garrottèrent et les entraînèrent à travers les galeries. Ils auraient pu très probablement bousculer leurs assaillants s’ils en avaient eu l’envie, mais, sans pouvoir en donner le motif, ils se sentaient plutôt portés à rire. Un mélange d’ironie insensée et de curiosité enfantine leur faisait désirer voir quel tour allait prendre leur stupide aventure. Ils furent entraînés dans d’innombrables galeries revêtues de carreaux de faïence, ne différant l’une de l’autre que par leur longueur et leur direction. Ces galeries étaient si nombreuses et si monotones que s’évader en les suivant eût été plus difficile que de s’échapper du labyrinthe d’Hampton Court. Seul, le fait que les fenêtres de plus en plus rares s’assombrissaient à mesure qu’ils avançaient, montrait qu’ils s’enfonçaient dans le cœur même ou les entrailles d’un énorme édifice. Après un peu de temps, les corridors vernissés ne furent plus éclairés que par des lampes électriques.

Enfin quand ils eurent parcouru près d’un mille dans ces tunnels blancs et polis, ils arrivèrent, avec saisissement, à l’absurde terminaison d’un cul-de-sac. Ce voyage long et pénible s’achevait brusquement devant un mur blanc et nu. Mas dans ce mur se voyaient deux portes de fer peintes en blanc où se lisaient en noir, sur l’une un B, sur l’autre un C.

– C’est ici que vous allez, monsieur, dit très respectueusement l’un des gardiens, et vous, là.

Mais avant que les portes se fussent refermées sur leurs victimes, MacIan put jeter à Turnbull ces mots prononcés d’une voix basse et étrange : « Je me demande qui est A. »

Turnbull, presque inconsciemment, eut une courte lutte avec les gardiens avant de se laisser jeter dans la cellule. C’est pourquoi, entré le dernier, il garda cinq minutes au moins l’excitation hilarante de ces aventures après que la porte se fut refermée.

Mais quand le silence profond l’enveloppa et que rien, pendant plus de deux heures, ne survint, il eut l’impression que c’était la fin de sa vie. Il était caché, scellé dans cette crevasse de pierre jusqu’à ce que sa chair se détachât de ses os. Il était mort. Le monde avait vaincu.

Sa cellule avait la forme d’un rectangle étroit et allongé. La largeur de ce rectangle aurait tout juste permis d’étendre les bras au prisonnier qui se serait servi des haltères rouillés suspendus au mur de gauche. Quant à sa longueur, un homme pouvait, en parcourant cette cellule d’un bout à l’autre, faire la trente-cinquième partie d’un mille. D’après le même principe d’hygiène méthodique, une rangée de petits trous percés l’un près de l’autre servaient, par un système de tuyaux, soi-disant à renouveler l’air. Car ces grands organisateurs scientifiques exigeaient qu’un homme fût bien portant même s’il était malheureux. Ils lui procuraient une promenade assez longue pour lui donner de l’exercice et des trous suffisants pour lui fournir de l’oxygène. L’intérêt qu’ils pouvaient montrer pour la nature s’arrêtait là. Il semblait que la pensée ne leur fût jamais venue que l’exercice n’est un bienfait que s’il se pratique en liberté. Ils n’avaient jamais admis cette suggestion que l’air n’est pur que s’il est libre. Ils l’administraient en secret, mais à dose suffisante, comme une médecine. Ils suggéraient la marche comme si l’homme pouvait ne pas avoir le désir de marcher. Mais, surtout, les autorités de l’asile insistaient sur son extraordinaire propreté. Chaque matin, alors que Turnbull était encore à moitié endormi sur sa couchette de fer scellée au mur, quatre vannes de métal s’ouvraient au-dessus de lui aux quatre coins de la cellule et la nettoyaient à fond. L’âme solitaire de Turnbull s’insurgeait contre cette écœurante solennité quotidienne.

« Je suis enterré vivant, s’écriait-il d’une voix amère, ils m’ont enseveli sous des montagnes. Je resterai ici jusqu’à ce que je pourrisse. Qu’est-ce que cela peut faire à ces démons que je sois propre ou sale ? »

Chaque matin et chaque soir, un petit guichet de fer s’ouvrait dans le mur et une main brune et velue lui tendait une assiette de lentilles très cuites et un grand bol de cacao. Il n’était pas sous-alimenté pas plus qu’il n’était privé d’exercice ou asphyxié. Il avait un grand espace pour marcher, beaucoup d’air, une nourriture abondante. La seule objection était qu’il n’avait aucun but pour sa marche, aucune raison de manger avec quelque plaisir pas plus que de respirer.

La forme même de sa cellule l’exaspérait. C’était un long et étroit parallélogramme avec un mur plat à une extrémité et qui aurait dû se terminer de même à l’autre mais qui finissait alors en angle, comme la proue d’un navire. Après trois jours de silence et de cacao, cet angle commença à rendre furieux Turnbull. Cela l’affolait de penser que deux lignes se rencontraient et ne pointaient vers rien. Après cinq jours, il regarda cet angle d’un œil indifférent et vint y appuyer sa tête. Après vingt-cinq jours, il faillit s’y briser le crâne. Puis il redevint calme et stupide, et se mit à le regarder dans l’état d’esprit d’un Robinson Crusoë.

Obéissant à une sorte d’instinct, il se mit à examiner avec une attention particulière la rangée de trous d’où l’air venait dans sa dernière demeure d’homme vivant. Il découvrit bientôt que ces ventilateurs étaient les orifices de longs tuyaux de plomb conduisant vers lui, sans doute, l’air de quelque plage éloignée. Un soir qu’il s’absorbait dans cet examen acharné, il remarqua une sorte de lueur apparaissant dans l’une de ces bouches muettes et noires. Il y enfonça un doigt aussi loin qu’il le put et sentit dans le tube une sorte de déchirure qu’il agrandit comme il put et aussitôt aperçut un peu de lumière. Une chose semblait certaine, c’est que ce tuyau aboutissait à une autre cellule.

Ce qui caractérise toutes les choses que l’on appelle aujourd’hui « pratiques », résultat de la mécanique et du calcul, c’est que si elles se dérangent en un point, ce dérangement devient total. Il n’y existe aucune possibilité de réparation comme dans les organismes plus simples et vivants. Un fort canon peut vaincre un puissant éléphant, mais un éléphant blessé est plus fort qu’un canon brisé. C’est ainsi que la monarchie prussienne du XVIIIe siècle ou celle de nos jours peut faire une armée puissante, simplement en tenant ses soldats par la peur. Mais elle n’y parvient qu’en restant soumise à cette menace permanente que ceux-ci peuvent un jour avoir peur de leurs ennemis plus que de leurs officiers. C’est ainsi que le fonctionnement normal des égouts assure dans nos villes la salubrité générale, mais que la moindre fuite entraîne une concentration des poisons, l’explosion violente de germes morbides. C’est ainsi que tout ce merveilleux machinisme qui est en ce monde la chose la mieux faite pour épargner le labeur humain est aussi la plus inapte à s’opposer à une intervention humaine. Il peut être plus facile d’obtenir du chocolat pour rien d’un boutiquier que d’une machine automatique. Mais si vous réussissez à prendre à celle-ci son chocolat, elle sera certainement incapable de vous courir après.

Turnbull ne fut pas long à découvrir cette vérité par rapport à la colossale et froide machine qu’était cet établissement. Il avait été la proie d’émotions multiples depuis l’instant où il s’était vu jeter brutalement dans cette cellule secrète qui devait être sa chambre intime jusqu’à la mort. Une grande crise d’orgueil et de lyrisme l’avait agité tout d’abord, puis s’était calmée, le laissant en proie à la plus glaciale indifférence. Puis il avait connu une période de curiosité purement scientifique, examinant tous les carreaux de sa cellule pour aboutir à cette conclusion réjouissante qu’ils étaient tous de même forme et de même dimension, mais ce qui le rendit tout à fait perplexe, ce fut l’angle qui terminait sa cellule et cette cheville de fer fixée dans le mur et dont il ne s’expliquait pas l’utilité. Il eut ensuite une période de folie pure qu’un honnête homme s’abstiendrait de décrire et sur laquelle ne sauraient insister que ces méprisables romanciers lancés comme une meute par le chasseur infernal pour traquer la nature humaine et l’avilir. Cette période, elle aussi, passa, laissant derrière elle un dégoût fiévreux pour la plupart des objets qui l’entouraient. Longtemps après qu’il fut revenu à la santé et à cette sorte de gaieté désespérée qu’un homme pourrait avoir dans une île déserte, il prit en aversion les carreaux réguliers des murs et du sol et le triangle qui terminait son corridor. Par-dessus tout, il ressentait une haine, profonde comme l’enfer auquel il ne croyait pas, pour l’inutile cheville plantée dans la muraille. Mais au milieu de tous ces changements d’humeur, qu’il fût bien portant ou presque en délire, révolté ou stoïque, il n’eut jamais le moindre doute sur ce point : que pour cette machine impitoyable qui le tenait prisonnier, il n’existait pas plus qu’il n’avait existé depuis son enfance pour le désespérant cosmos de sa philosophie. Il connaissait toutes les ressources cruelles et inépuisables de notre civilisation scientifique et ne comptait pas plus pour sa délivrance sur un certificat médical que sur le système solaire. Plus d’une fois, triste Robinson, il évoqua l’image de MacIan comme celle d’un camarade de classe un peu taquin qui serait mort depuis longtemps. Il eut l’idée de laisser dans la cellule, quand il mourrait, un mémoire précis de ses opinions et quand il eut commencé à écrire sur des morceaux d’enveloppes qu’il trouva dans sa poche, il fut surpris de découvrir à quel point ces opinions avaient changé. Puis il se souvint de la tour de Beauchamps et voulut confier aux murs de sa prison son étincelant scepticisme, mais ces carreaux vernis refusaient toute inscription, écrite ou gravée. Alors, pendant un instant, se dressa et s’abattit sur lui, comme une haute vague, toute l’horreur de l’emprisonnement scientifique, qui s’arrange pour refuser à l’homme non seulement la liberté, mais tout ce qui pourrait, par hasard, en adoucir la privation. Dans les donjons sordides du passé, les hommes pouvaient graver, sur le roc, leurs prières ou leurs plaintes. Ici les murs blancs et vernis ne toléraient même pas une signature. Les prisonniers de jadis pouvaient se faire un compagnon d’une souris ou d’un insecte sortant d’un trou. Ici les murs imperçables étaient lavés chaque matin par une vanne automatique. Il n’y avait aucune corruption naturelle, aucune pourriture pitoyable par laquelle aurait pu entrer une chose vivante. Alors, James Turnbull finit par voir la grande haine invincible de la société dans laquelle il vivait et la haine d’une autre chose encore qui ne pouvait être – du moins il se le répétait sans cesse – le cosmos auquel il croyait. Mais jamais une seule fois il n’avait douté que les cinq côtés de sa cellule fussent désormais pour lui le mur du monde, et ce fut avec un véritable choc de surprise qu’il découvrit la faible lueur filtrant par l’ouverture pratiquée dans le tuyau de ventilation. Il avait oublié comment la réalisation parfaite d’un mécanisme demandait une liaison parfaite de tous les organes et combien il était par conséquent facile qu’ici ou là quelque pièce vînt à se fausser.

Turnbull se remit au travail et réussit à agrandir la fissure. La clarté qu’il apercevait était très faible et semblait provenir d’une ouverture ou d’une fenêtre située plus haut. Comme il essayait, appliquant son œil le plus près possible du trou, de deviner d’où pouvait filtrer cette lueur douteuse, il fut étonné de voir un autre doigt humain, long et maigre, qui descendait vers le tuyau brisé et le tirait en haut. L’ouverture éclairée s’obscurcit brusquement et fut obstruée, probablement par un visage ou par une bouche, car un son humain se fit entendre dans le tuyau sans que l’on pût distinguer des mots.

– Qu’est-ce que c’est que cela ? demanda Turnbull tremblant d’excitation, mais énergiquement résolu à aller jusqu’au bout de sa chance.

Il y eut encore quelques sons indistincts, puis une voix se fit entendre avec un fort accent d’Argyleshire :

– Dites donc, Turnbull, nous ne pourrions pas nous battre à travers ce tuyau, hein ?

Une émotion inexprimable s’empara de Turnbull, et il resta, sans pouvoir parler, un temps assez long pour que ce silence devînt pénible. Puis il dit avec sa gaieté d’autrefois :

– Je vote pour que nous parlions un peu, d’abord ; je n’ai pas du tout envie de tuer le premier homme que je rencontre depuis dix millions d’années.

– Je sais ce que vous voulez dire, répondit l’autre. Quelle chose horrible ! Pendant tout un mois d’agonie, j’ai été seul avec Dieu.

Turnbull tressaillit et fut sur le point de dire : « Seul avec Dieu ! Alors vous ne savez pas ce qu’est la solitude. »

Mais il finit par répondre, avec son air de défi accoutumé :

– Seul avec Dieu ? Vous avez dû trouver la société de Sa Majesté plutôt monotone.

– Non, dit MacIan dont la voix trembla, elle était beaucoup trop impressionnante.

Après un long silence, la voix de MacIan reprit :

– Qu’est-ce que vous haïssez le plus dans votre cellule ?

– Vous me croiriez fou si je vous le disais, répondit amèrement Turnbull.

– Alors, dit l’autre voix, c’est probablement la même chose que moi.

– Je suis sûr que non, dit Turnbull, car cela n’a ni rime ni raison. Peut-être n’ai-je plus ma tête, mais je déteste ce clou de fer qui est dans le mur à gauche plus encore que la désolation même de ma cellule ou que l’infâme cacao. En avez-vous un dans votre cellule ?

– Je ne l’ai plus, répondit MacIan avec sérénité, je l’ai arraché.

Son compagnon ne put que répéter les mots qu’il venait de prononcer.

– Je l’ai arraché l’autre jour dans un moment de folie, continua la voix tranquille du montagnard. Il avait l’air si parfaitement inutile.

– Vous devez être effroyablement fort, dit Turnbull.

– On l’est quand on est fou, fut l’insouciante réponse, et d’ailleurs il branlait un peu. Même maintenant, depuis que je l’ai arraché, je ne puis arriver à découvrir à quoi il pouvait servir. Mais j’ai trouvé quelque chose de bien plus étonnant.

– Que voulez-vous dire ? demanda Turnbull.

– J’ai trouvé où est A.

Trois semaines plus tard, MacIan avait réussi à établir des communications qui lui permirent de se faire tout à fait comprendre. En même temps, les deux prisonniers découvrirent et démontrèrent toute la faiblesse provenant de la nature même du machinisme moderne dont nous avons déjà parlé. Le fait qu’ils étaient isolés de tous leurs compagnons avait ce résultat de les mettre à l’abri de tout espionnage et, n’ayant pas de geôliers à corrompre, ils n’en avaient pas non plus à duper. C’était une machinerie compliquée qui leur apportait leur cacao et nettoyait leur cellule ; cette machinerie était aussi maladroite qu’elle était sans pitié. De patients efforts, réalisés jour après jour, grâce à une constante suggestion mutuelle, leur permirent de pratiquer dans le mur une brèche irrégulière, assez grande pour laisser passer un homme de petite taille, à l’endroit même qu’occupaient auparavant les ouvertures de ventilation. Turnbull put enfin pénétrer dans la cellule de MacIan, et son premier coup d’œil fut pour découvrir que le clou de fer avait été, en effet, arraché, laissant un trou béant. Par ailleurs la cellule de MacIan était strictement pareille à celle de son compagnon. Le trou était pratiqué dans le petit mur oblique à l’extrémité la plus proche de la geôle de Turnbull. Celui-ci le regardait avec une attention voisine de l’angoisse.

– Qu’y a-t-il là ? demanda-t-il.

– Une autre cellule.

– Mais où est la porte ? Celles de nos cellules sont à l’autre bout.

– Il n’y a pas de porte, dit Evan.

Dans le pénible silence qui suivit ces paroles, une impression de cauchemar envahit malgré lui Turnbull. L’idée de cette pièce sans issue lui glaçait le sang, mais il gardait néanmoins une sorte de curiosité vague, celle qui nous hante devant une chose terrible que l’on devine à moitié.

– James Turnbull, dit MacIan d’une voix basse et tremblante, ces gens nous haïssent plus que Néron ne haïssait les chrétiens et nous craignent plus qu’aucun homme n’a pu craindre Néron. Ils ont rempli l’Angleterre d’une sorte de frénésie et lancé tout le monde à nos trousses pour nous capturer et se débarrasser de nous... pour nous tuer. Et ils nous ont tués, car vous et moi nous n’avons fait en réalité qu’un trou dans nos cercueils. Mais bien que cette haine qu’ils éprouvent pour nous soit plus grande que celle qu’ils eurent pour Bonaparte et plus évidente et plus efficace que celle qu’ils auraient pour Jacques l’Éventreur, ce n’est pas nous que les gens d’ici haïssent le plus.

Turnbull continuait à ressentir une impatience douloureuse qui lui faisait courir des frissons glacés dans le dos. Jamais il ne s’était senti si près de la superstition et du surnaturel, et cela lui semblait insupportable.

– Il existe un autre homme plus redoutable et plus digne de haine, continua MacIan à voix basse, et ils l’ont enterré plus profondément. Dieu seul sait comment ils s’y sont pris, car il n’est entré là ni par une porte ni par une fenêtre et on ne l’a pas fait descendre par une ouverture du plafond puisqu’il n’y en a pas. Je m’imagine que ces crampons de fer ont fait partie de je ne sais quel infernal machinisme qui a servi à l’enfermer. Il est là. J’ai essayé de l’apercevoir à travers le trou, mais je ne puis y arriver, car son visage est tourné de l’autre côté et il ne bouge pas.

Turnbull, n’y tenant plus, se rua vers l’ouverture et regarda. Ce qu’il vit était une cellule de tous points semblables aux leurs, sauf qu’elle n’avait pas d’issue et que sur l’un des murs était peint un grand A comme le B et le C de leurs geôles l’étaient au dehors, sur les portes.

Sur le sol pavé de ces mêmes carreaux dont la géométrie monotone avait affolé l’œil et le cerveau de Turnbull, une forme humaine était assise, mais d’une taille qui paraissait extraordinairement petite, même dans cette pose. On eût dit un enfant, n’eût été l’énorme tête couverte d’une chevelure presque blanche. Cette forme était drapée misérablement dans ce qui ressemblait aux restes d’un peignoir de flanelle brune ; un bol vide était devant elle à terre, et la créature avait incliné sa grosse tête grise sur un angle révélant une attention et une recherche qui, au milieu de cette pénombre et de ce mystère, avaient je ne sais quoi de comique. Après six secondes de silence, Turnbull n’y tint plus et appela le petit être... Celui-ci se redressa, vif comme un animal et, se retournant, offrit le spectacle de deux yeux de hibou et d’une immense barbe grise et blanche assez semblable au plumage de cet oiseau. Cette barbe extraordinaire le couvrait littéralement jusqu’aux pieds et peut-être était-ce un bien, car des morceaux de son vêtement paraissaient tomber chaque fois qu’il bougeait. On parle vulgairement d’un visage parcheminé, mais le visage de ce vieillard était comme un parchemin surchargé d’hiéroglyphes. Les lignes en étaient si profondes et si compliquées qu’on aurait pu lui découvrir cinq ou six physionomies outre la réelle, comme on en découvre dans les images d’un papier de tenture au dessin compliqué. Et cependant, tandis que son visage avait l’air d’une écriture plus vieille que les dieux, ses yeux étaient clairs et bleus et leur regard étonnait comme celui d’un petit enfant. On eût dit qu’on venait à peine de les placer dans sa tête.

Tout dépendait si évidemment du fait de savoir si ce monstre enseveli parlait, que Turnbull ne se demanda même pas s’il avait quelque chose à lui dire. IL balbutia n’importe quoi, peut-être des mots à peine formulés et ne signifiant rien. Et puis, il attendit cette voix menue qui avait été enfermée sous toutes les montagnes de l’univers. Enfin l’être parla ; il parlait en anglais avec un accent étranger qui n’était ni latin ni tudesque. Il étendit tout à coup un index très long et très sale et cria d’une voix disant l’émoi d’une découverte, comme une voix d’enfant : « C’est un trou. »

Il savoura sa découverte pendant quelques secondes, en suçant son doigt, puis s’écria avec un rire un peu rauque : « Et il y a une tête qui passe. »

L’énergie qu’il y avait dans ce rire fit mal à Turnbull. Il s’était habitué à supporter ces fous tristes et marmottants qui se traînaient dans les beaux jardins de l’asile. Mais il y avait quelque chose de nouveau et de subversif dans la combinaison d’une décision aussi joyeuse et d’un corps sans pensée.

– Pourquoi vous a-t-on mis dans un tel endroit ? demanda-t-il enfin d’un ton gêné.

– Un bon endroit. Oui, dit le vieillard, hochant la tête à plusieurs reprises et rayonnant comme un propriétaire que l’on félicite. Belle forme. Longue et étroite, avec une pointe, comme ceci... et il dessina dans l’air avec ses mains, tout heureux, un plan de sa geôle.

– Mais ce n’est pas ce qu’il y a de mieux, ajouta-t-il comme en confidence. Les carrés sont très bien ; j’ai de belles vacances qui durent et je puis les compter. Mais ce n’est pas le meilleur.

– Qu’est-ce ? demanda Turnbull au comble de la détresse.

– Le clou est ce qu’il y a de meilleur, dit le vieillard ouvrant ses yeux bleus qui flambèrent.

Les mots qui jaillirent des lèvres de Turnbull lui furent dictés uniquement par la pitié :

– Pouvons-nous faire quelque chose pour vous ? dit-il.

– Je suis très heureux, dit l’autre lentement comme s’il épelait. Vous êtes bons. Puis-je vous être de quelque secours ?

– Non, je ne crois pas que vous puissiez rien pour nous, monsieur, dit Turnbull avec une émotion brusque. Je suis heureux de vous voir satisfait.

L’étrange vieillard ouvrit ses grands yeux bleus et fixa Turnbull d’un air extraordinairement sévère :

– Vous êtes tout à fait sûr, dit-il, que je ne puis vous aider ?

– Tout à fait sûr, je vous remercie, répondit Turnbull d’un ton bref.

Puis il se retourna vers MacIan qui se tenait tout près de lui et vit sur ce visage dont toutes les expressions lui étaient familières que son compagnon avait entendu tout l’étrange dialogue.

– Maudites soient ces bêtes cruelles ! s’écria Turnbull. Ils lui ont fait perdre l’esprit en l’enterrant vivant.

– Êtes-vous sûr qu’il soit fou ? dit lentement Evan.

– Non, pas fou, mais idiot.

– Il a eu l’idée qu’il pouvait nous aider, dit MacIan avec tristesse, et il marcha vers l’autre bout de sa cellule.

– Oui, ce fut un peu pathétique, approuva Turnbull, un pauvre être comme lui nous offrir son secours et en outre... Hallo ! Hallo que se passe-t-il ?

– Que le Tout-Puissant nous guide tous ! dit MacIan.

Il était debout, morne et silencieux, à l’autre extrémité de la pièce et regardait, sans bouger, la porte qui depuis trente jours les avait scellés dans la nuit. Turnbull suivit son regard, et poussa lui aussi un cri de stupeur. La porte de fer était entrebâillée d’environ un pouce et demi.

– Il a dit... commença Evan, d’une voix tremblante... il a offert...

– Venez, venez, fou ! tonna Turnbull avec une énergie furieuse. Je comprends tout maintenant, et c’est une chance inouïe. Vous avez arraché la poignée de fer qui servait à clore sa cellule ; vous avez dérangé le mécanisme et fait s’ouvrir les portes.

Saisissant MacIan par les épaules, il le poussa dans le corridor et le fit courir avec lui jusqu’au moment où ils aperçurent un peu de jour filtrant à travers une fenêtre à demi aveuglée.

« Tout de même, dit Evan, comme s’il répondait à quelqu’un, il nous a demandé s’il pouvait nous venir en aide. »

Ce désert de corridors sans fenêtres était construit au cœur même de cette forteresse de la peur, si bien que les fugitifs crurent marcher un temps infini avant d’apercevoir le moindre reflet du monde extérieur. Ils n’avaient du reste aucune notion du temps, et quand, après avoir tourné un angle, ils virent le tunnel vide du corridor se terminer brusquement sur un carré lumineux de jardin, l’herbe comme enflammée par le soleil couchant et dorée plutôt que verte. Cette subite ouverture sur la terre leur fit l’effet d’une brèche dans le mur du paradis. Ce n’est qu’une fois ou deux dans la vie qu’il est permis à un homme de voir ainsi l’univers du dehors et de sentir l’existence elle-même comme une adorable aventure pas encore commencée... Quand ils découvrirent cette échappée lumineuse hors de ce labyrinthe infernal, ils eurent tous les deux en même temps la sensation d’être des enfants qui vont naître et auxquels Dieu demande s’ils veulent vivre sur la terre. Ils étaient devant une des sept portes de l’Éden.

Turnbull fut le premier à bondir dans le jardin, d’un bond léger, pareil à celui d’un homme qui aurait eu des ailes. MacIan, qui le suivit un instant après, ne goûtait pas une joie aussi expansive mais uniquement le plaisir plus craintif et mêlé d’un frisson mystérieux de revoir les couleurs claires des fleurs innocentes et les arbres majestueux et saints. Ils s’élancèrent tous deux dans ce frais et lumineux décor et se trouvèrent tout à coup face à face avec le gentleman en noir au menton fendu qui les regardait en souriant et dont le menton paraissait s’allonger à mesure que s’élargissait son sourire.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XVIII

 

 

RENCONTRES

 

 

 

Derrière lui se tenaient deux autres médecins ; l’un était le fameux docteur Quayle, l’homme aux yeux clignotants et à la voix bêlante, l’autre un homme d’apparence plus vulgaire, un jeune médecin vigoureux, aux cheveux courts et bien brossés, à la figure ronde et énergique. En voyant les évadés, les deux subalternes poussèrent un cri et s’élancèrent, mais leur supérieur resta immobile et souriant, ce qui les cloua sur place.

« Laissez-les, cria-t-il d’une voix tranchante comme une lame de glace, d’une glace qui n’avait jamais été de l’eau. Je ne veux pas de champions zélés, continua la voix coupante ; même la folie de nos amis nous fatigue à la longue. Vous ne supposez pas que j’aurais permis à ces aliénés de s’évader de leurs cellules sans de bonnes raisons. J’ai la meilleure et la plus complète. On peut les laisser dehors aujourd’hui parce qu’aujourd’hui le monde entier est devenu leur cellule. Je n’ai plus besoin de la mascarade médiévale des chaînes et des portes. Qu’ils errent sur la terre comme ils erraient dans le jardin, et je serai encore leur maître autant qu’il me plaira. Qu’ils prennent les ailes du matin et s’envolent aux extrémités de la mer... j’y suis. Où iront-ils hors de ma présence, et où s’enfuiront-ils de ma pensée ? Courage, docteur Quayle, et ne vous laissez pas abattre ; les beaux jours de la tyrannie ne font que commencer sur cette terre. »

Disant cela, le directeur se mit à rire et les quitta brusquement comme s’il eût été mauvais de laisser voir son hilarité.

– Puis-je vous entretenir un instant ? dit Turnbull en s’avançant d’un air respectueux et pourtant résolu. Mais les épaules du Maître, qui ne daigna pas se retourner, exprimèrent seules par un fléchissement inattendu le plus profond dédain.

Turnbull se retourna d’un mouvement brusque vers les deux médecins et leur dit rudement :

– De quelles machinations parle-t-il ?... et vous, qui êtes-vous ?

– Je me nomme Hutton, dit le petit homme robuste et je suis... un de ceux dont la fonction est de diriger l’établissement.

– Mon nom est Turnbull, dit l’autre, je suis un de ceux dont la fonction est de le détruire jusqu’aux fondements.

Le petit médecin sourit. Turnbull sentit que sa colère lui donnait plus d’assurance.

– Mais je n’ai pas besoin de parler de cela, fit-il avec calme. Je désire seulement savoir ce que veut dire le directeur de cet asile.

Le sourire du docteur Hutton fit place à un rire bref, mais un peu gêné :

– Je suppose, dit-il, que vous ne parlez pas tout à fait sérieusement.

– Si, ma question est très sérieuse et demande une réponse. Pourquoi le directeur nous enferme-t-il chacun dans un placard comme deux bocaux de pickles pendant tout un horrible mois et pourquoi nous laisse-t-il maintenant libres d’aller et venir dans le jardin ?

– Si je vous comprends bien, dit Hutton, levant les sourcils, vous vous plaignez de pouvoir vous promener à votre aise.

– Je me plains, dit d’un air entêté Turnbull, de ce fait que si je suis capable de me promener librement, je l’ai été pendant tout ce mois. Personne ne m’a examiné ; personne ne m’a approché. Votre chef dit que je ne suis libre que parce qu’il a pris d’autres arrangements. Quels sont ces arrangements ?

Le jeune homme au visage rond baissa un moment les yeux, continuant à fumer d’un air pensif. L’autre médecin s’était éloigné, allant et venant d’un pas nerveux sur la pelouse. À la fin, le visage rond se releva et laissa voir deux yeux où brillait une certaine franchise.

– Soit, dit-il, je ne vois pas le mal qu’il peut y avoir à vous renseigner maintenant. Vous avez été enfermés tout un mois parce que ce fut justement pendant cette période que le directeur a élaboré son vaste plan. Il a présenté son bill au Parlement et organisé la nouvelle police médicale. Mais, évidemment, vous n’avez pas entendu parler de tout cela ; du reste, cela ne vous regardait pas.

– Entendu parler de quoi ? demanda le questionneur impatient.

– Une nouvelle loi existe qui donne à l’asile des pouvoirs considérablement étendus. Même si vous vous échappiez, n’importe quel policier vous conduirait à la ville la plus proche au cas où vous ne pourriez produire un certificat de santé délivré par nous. D’ailleurs, continua-t-il, le directeur a présenté devant les deux Chambres du Parlement la véritable objection faite par la science à toute la législation actuelle sur l’aliénation mentale. Comme il l’a très bien dit, l’erreur a été de supposer la démence une exception ou un cas extrême. L’insanité, comme l’inattention, est un état commun à la plus grande partie des hommes. Pratiquement, il est plus nécessaire de connaître ceux dont l’esprit est vraiment normal que ceux qui souffrent de tares accidentelles. Nous avons donc pris le contre-pied de la méthode en cours, et les gens doivent maintenant prouver qu’ils sont sains d’esprit. Dans le premier village où vous entrerez, le constable verra immédiatement que vous ne portez pas sur le revers gauche de votre vêtement le petit écusson marqué d’un S maintenant nécessaire à quiconque franchit les limites de l’asile ou en sort en dehors des heures fixées.

– Vous prétendez, dit Turnbull, que c’est là ce que le directeur de l’asile a soutenu devant la Chambre des Communes ?

Le docteur Hutton inclina gravement la tête.

– Et vous prétendez, s’écria Turnbull, qui ricana bruyamment, que cette proposition a été votée dans une assemblée qui se dit démocratique ?

Le docteur eut un large sourire qui découvrit toutes ses dents. « Oh ! l’assemblée se dit maintenant socialiste, mais nous leur avons expliqué que c’était là une question réservée aux savants. »

Turnbull frappa du pied sur le sable ; puis se ressaisissant, il reprit :

– Pourquoi votre infernal médecin en chef nous enferme-t-il dans des cellules séparées tandis qu’il transforme l’Angleterre en une maison de fous ? Je ne suis pas le Premier ministre ; nous ne sommes pas la Chambre des Lords.

– Il n’avait pas peur du Premier, répliqua le docteur Hutton ; il n’a pas peur de la Chambre des Lords, mais...

– Mais quoi ? demanda Turnbull qui piétinait.

– Il a peur de vous, dit simplement Hutton. Quoi, ne le saviez-vous pas ?

MacIan, qui n’avait rien dit encore, s’avança brusquement et tremblant de colère, les yeux étincelants :

– Il avait peur ! commença-t-il. Vous voulez dire que nous...

– Je puis vous dire la vérité toute nue, maintenant que le danger est passé, dit Hutton d’une voix calme, vous étiez tous les deux les seuls dont il eût jamais eu peur.

Puis il ajouta d’une voix très basse :

– Les seuls, excepté un homme... qu’il redoutait plus encore et qu’il a enterré plus profondément.

– Allons-nous-en, s’écria MacIan, ceci veut qu’on y réfléchisse.

Turnbull le suivit en silence, mais avant de partir il se retourna vers les médecins :

– Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il brusquement. Est-ce que toute l’Angleterre est devenue folle à propos de la folie ?

Le docteur Hutton sourit de nouveau et s’inclinant légèrement :

– Quant à cela aussi, répondit-il, je ne veux pas vous laisser dans le doute.

Turnbull, sans attendre la suite, fit demi-tour et partit rejoindre son compagnon sous les ombrages. Ils ne remarquèrent aucun changement dans le décor sinon que le jardin leur parut plus exquis que jamais sous le soleil matinal, et qu’ils crurent apercevoir un plus grand nombre de personnes, allant et venant, malades ou gens de service.

Les deux médecins en noir se trouvaient encore sur la pelouse quand un homme vêtu comme eux, les cheveux gris, apparut non loin d’eux, s’avançant d’un pas rapide. Son allure et sa toilette sévère lui donnaient l’aspect d’un autre médecin ou du moins d’un haut fonctionnaire de l’établissement et, quand il passa près de Turnbull, ce dernier eut subitement l’impression très nette qu’il l’avait déjà vu quelque part. Ce n’était pas qu’il le prît pour une personne de connaissance, et pourtant il était certain de l’avoir très attentivement regardé à une époque qu’il ne pouvait préciser. Ce n’était le visage ni d’un ami ni d’un ennemi ; sa vue n’éveillait ni irritation ni tendresse, et pourtant il était sûr que cet homme, pour une raison quelconque, avait joué dans sa vie un rôle important. Tout en continuant sa promenade, il s’arrangea pour faire de multiples détours et pour examiner, à plusieurs reprises, le visage de l’homme aux moustaches quelque peu militaires et portant un monocle, une de ces physionomies qui semblent aristocratiques sans être distinguées. Turnbull ne voyait aucun médecin dans ses souvenirs d’homme bien portant. L’inconnu était-il un oncle depuis longtemps perdu, ou n’était-ce qu’un passant qu’il aurait eu longtemps pour vis-à-vis dans un train ? À ce moment, l’homme fit tomber d’un geste ennuyé son monocle ; Turnbull se rappela ce geste, et la vérité prit corps devant lui. L’homme aux moustaches était Cumberland Vane, le juge de Londres devant qui MacIan et lui avaient comparu. Le magistrat devait avoir été appelé à d’autres fonctions, à un poste ayant rapport à l’inspection des asiles.

Turnbull eut un léger battement de cœur, une sorte de vague espoir. Comme magistrat, M. Cumberland Vane s’était montré quelque peu indifférent et superficiel, mais aimable certes et, en somme, accessible au bon sens quand celui-ci s’exprimait dans le langage strictement conventionnel. C’était du moins une autorité plus humaine et plus agréable que l’excentrique à la barbe flottante ou le démon au menton fendu.

Il alla droit au magistrat et lui dit : « Bonjour, monsieur Vane ; vous ne me reconnaissez peut-être pas ? »

Cumberland Vane visa son monocle dans l’œil, le visage renfrogné un instant, puis il dit brièvement mais d’un ton poli :

– Oui, je me souviens de vous, monsieur ; une agression, n’est-ce pas ?... quelqu’un avait brisé vos vitres. Un grand diable... Mac quelque chose... l’affaire a fait beaucoup de bruit dans la suite.

– Il se nomme MacIan, monsieur, dit respectueusement Turnbull. Il est ici avec moi.

– Hein ? dit Vane d’un ton tranchant. Que le diable l’emporte ! Est-il pour quelque chose dans toute cette histoire ?

– Monsieur Vane, dit Turnbull pacifiquement, je ne prétends pas que lui ou moi ayons agi dans cette occasion d’une façon très correcte. Vous aviez été indulgent pour nous et ne nous avez pas traités, comme vous l’auriez pu, en criminels. Si bien que vous nous donnerez, j’en suis sûr, votre témoignage, et direz que même si nous sommes des criminels, nous ne sommes en rien des aliénés, ni au sens légal ni au sens médical. Je suis sûr que vous userez pour nous de votre influence.

– Mon influence ! répéta le magistrat avec un léger sursaut. Je ne vous comprends pas bien.

– Je ne sais quelle fonction vous remplissez ici, continua gravement Turnbull, mais, une autorité judiciaire de votre distinction doit certainement en remplir une importante. Que vous soyez un visiteur, un inspecteur de cet asile ou peut-être une sorte de conseiller permanent, votre opinion doit...

Cumberland Vane éclata subitement en imprécations, le visage transformé par la fureur et le mépris et cependant, chose étrange, sa colère ne semblait pas spécialement dirigée contre Turnbull.

– Que Dieu me pardonne ! finit-il par dire tout haletant. Je ne suis pas du tout ici comme fonctionnaire. J’y suis comme malade : cette bande d’empoisonneurs s’accordent pour dire que j’ai perdu l’esprit.

– Vous ! s’écria Turnbull avec une terrible emphase. Vous ! Perdu l’esprit !

Dans l’émoi de sa surprise devant une chose aussi déconcertante, Turnbull faillit ajouter : « Voyons ! vous n’en aviez pas beaucoup à perdre ! » Mais il rappela fort heureusement à son aide les restes de sa diplomatie en déroute.

– Cela ne peut se passer ainsi, dit-il, des hommes comme MacIan et moi peuvent être toute leur vie victimes de l’injustice, mais un homme comme vous doit avoir de l’influence.

– Un seul homme a maintenant de l’influence en Angleterre, dit Vane, et sa voix changea de ton, devint calme et d’une gravité pleine de conviction.

– Que voulez-vous dire ? demanda Turnbull.

– Je parle de ce maudit personnage au long menton fendu.

– Est-il vrai, demanda Turnbull, qu’il a pu machiner une chose aussi énorme ? Qui donc a mis le pays dans un tel état ?

M. Cumberland Vane partit d’un éclat de rire.

– Qui a mis le pays dans un tel état ? s’écria-t-il. Mais c’est vous. Puisque vous aviez été assez fou pour accepter de vous battre avec MacIan, chacun était prêt aux choses les plus extravagantes.

– Je ne comprends pas, répondit Turnbull. Pourquoi cela vous surprenait-il ? Je me suis toujours battu, j’espère.

– Eh bien, dit Cumberland Vane, voyez-vous... vous ne croyiez pas à la religion, et nous pensions qu’en tout cas vous étiez sain d’esprit. Vous avez été dans votre langage plus loin que la plupart d’entre nous ne voudraient aller, car je crois qu’il n’est pas bon de blesser les sentiments intimes. Bien entendu, nous savions tous que vous aviez raison et nous comptions sur votre bon sens.

– Vraiment, dit le directeur de l’Athée, le cœur gros. Je suis désolé que vous ne m’ayez pas parlé ainsi en temps utile.

Il s’éloigna rapidement et alla se jeter sur un fauteuil du jardin. Pendant quelques minutes ses torts lui cachèrent le fait énorme et hilarant de Cumberland Vane enfermé comme aliéné.

Le jardin de l’asile était d’un plan si parfait et correspondait de façon si exquise à chaque heure du jour que l’on aurait presque pu s’imaginer que la clarté solaire était emprisonnée dans ces arbres aux vives couleurs, comme le printemps que les mages de Gotham avaient essayé d’enchaîner dans un buisson. On eût dit même que cet ironique paradis gardait pour lui seul une aube unique ou un couchant spécial tandis que le reste du globe terrestre voyait se poursuivre le cours de ses heures ordinaires. Ce fut là qu’il y eut une soirée ou une fin d’après-midi, en particulier, dont Evan MacIan se souviendra jusqu’aux dernières minutes qui précéderont sa mort. Il y avait ce que les artistes nomment un ciel couleur d’asphodèle, mais cette comparaison est grossière : ce ciel était de ce jaune innocent et solitaire qui n’a jamais entendu parler de l’orange, bien qu’il puisse, tout à fait inconsciemment, tourner au vert. Contre ce ciel, les cimes, on pourrait presque dire les tourelles des arbres massés les uns contre les autres se dessinaient, avec cette nuance de violet assourdi qui teinte les touffes de lavande. On distinguait à peine une nouvelle lune blanche sur ce jaune délicat. MacIan, je l’ai dit, se souviendra du charme de cette soirée transparente, en partie à cause de son or et de son argent vierge et en partie parce qu’il y passa le moment le plus horrible de sa vie.

Turnbull était assis sur le gazon de la pelouse et cette heure dorée impressionnait sa nature positive, car elle aurait pu, en vérité, impressionner même des bœufs dans un pré. Mais il fut arraché brusquement à sa contemplation en voyant tout à coup MacIan traverser en courant la pelouse, en proie à une agitation qu’il ne lui avait jamais connue malgré toute l’expérience qu’il avait maintenant de ses humeurs excentriques. Il le vit tomber sur un banc qu’il secouait au point de le faire craquer, le serrant entre ses genoux comme s’il souffrait d’une douleur intolérable. Cette course affolée et cette chute faisaient presque songer à un homme frappé d’un mal subit et incurable, mordu par une vipère ou condamné à être pendu. Turnbull leva les yeux sur le visage blanc de celui qui était à la fois son ami et son ennemi et se sentit envahir par un frisson glacé. Il avait vu les mélancoliques yeux bleus de l’Écossais troublés par autant de tempêtes que les mers de son pays, mais il y avait toujours eu une étoile fixe derrière ces brumes orageuses. Maintenant l’étoile était partie ; il n’y avait plus que de la souffrance.

Pourtant MacIan eut la force de répondre à la question que Turnbull, muet de surprise, n’avait pas eu la force de lui poser.

« Ils ont raison ! Ils ont raison ! s’écria-t-il. Ô mon Dieu ! Ils ont raison, Turnbull. Je suis ici à ma place ! »

Et des phrases décousues, un flot de paroles incohérentes s’échappèrent de ses lèvres comme s’il n’avait plus le courage de préciser ou d’arrêter son discours : « J’aurais dû deviner tout cela depuis longtemps... tous mes rêves, tous mes plans si vastes... et tout le monde contre nous... mais j’étais aveugle, vous le savez. »

– Voyons, contez-moi ce qui vous arrive, s’écria l’athée qui devant l’acuité de la douleur que révélait l’accent passionné de son compagnon ne s’aperçut même pas qu’il lui parlait sur un ton presque paternel.

– Je suis fou, Turnbull, dit Evan, d’une voix blanche, et il se laissait tomber sur le banc.

– C’est absurde ce que vous dites, répliqua l’autre en affectant une brusquerie cordiale, vous êtes dans une de vos crises de rêverie morose.

MacIan secoua la tête : « Je me connais assez, dit-il, pour savoir à quoi m’en tenir sur ce que je ressens, que mon humeur m’ouvre le ciel ou l’enfer. Mais voir des êtres... les voir marcher, visibles et palpables sous le soleil... des êtres qui ne peuvent pas être ici... les vrais mystiques ne connaissent pas cela, Turnbull. »

– Quels êtres ? demanda l’autre, d’un air incrédule.

MacIan baissa la voix : « Je l’ai vue, elle, dit-il, il y a trois minutes... marchant ici dans cette cour de l’enfer. »

Voulant paraître railleur et, cependant, tout à fait déconcerté, Turnbull éprouvait une telle gêne qu’il ne put articuler un seul mot. Evan continua :

– Je l’ai vue marcher derrière ces arbres bénis, contre ce beau ciel d’or, aussi nettement que je puis la voir partout quand je ferme les yeux. Je les ai fermés, puis je les ai rouverts et elle était encore là... c’est-à-dire, bien entendu, elle n’y était pas... Elle avait encore un petit collet de fourrure, mais son vêtement était un peu plus clair que lorsque je l’ai vue la première fois en réalité.

– Mon brave, s’écria Turnbull faisant un effort pour affecter de rire, vous êtes, en effet, en proie à des chimères. Vous avez pris pour elle une pauvre créature de cet asile.

– Pris pour elle une autre !... dit MacIan, mais il ne put achever.

Ils se reposèrent sur le banc quelques minutes dans le mélodieux silence du jardin, un silence étouffant pour le sceptique, mais qui semblait vide et désolé à l’homme de foi. À la fin, celui-ci reprit : « Eh bien, en tout cas, si je suis fou, je suis content que ce soit de la sorte. »

Turnbull murmura une vague imprécation et resta immobile, fumant d’un air morne, cherchant à recueillir ses pensées, mais au bout d’un instant il dut faire appel à toute son énergie pour ne pas se dresser d’un seul bond en criant de surprise.

Sur ce pan de ciel glacé d’argent et teinté d’une pâle lueur citrine que laissait à découvert une éclaircie parmi les arbres passait une ombre svelte, avec une tête brune au fin profil, dont la vue le cloua réellement sur place. Il se dressa cependant sur ses pieds et dit avec une insouciance affectée : « Pardieu ! MacIan, voilà qui ressemble étonnamment...

– Quoi ? s’écria MacIan qui bondit. Est-ce que vous la voyez, vous aussi ? » Et la flamme revint dans ses yeux.

Les sourcils fauves de Turnbull se froncèrent dans un effort intense de curiosité, et, se levant brusquement, il traversa la pelouse d’un pas rapide. MacIan, debout, ne fit pas un mouvement, mais le suivit des yeux, la bouche ouverte et les lèvres sèches. Il vit ce qui lui prouvait à lui-même qu’il était sain d’esprit ou que l’univers tout entier avait perdu le sens ; il vit l’homme de chair et d’os s’approcher du beau fantôme ; il vit les gestes qu’ils firent en se reconnaissant et leurs mains se joindre.

Il ne put y tenir plus longtemps et courut vers l’allée qu’il contourna et trouva, tout à fait palpable dans la lumière du soir, parlant avec une grâce aisée à Turnbull, celle dont le visage et toute la personne avaient rempli ses nuits d’images tantôt terriblement vivantes, et tantôt, à son désespoir, à demi effacées. Elle s’avança vers lui et, très simplement, lui tendit la main avec un sourire. Au moment où il effleura cette main, il comprit qu’il avait gardé toute sa raison, même si le système solaire était fou.

Elle était là tout à fait à son aise, gardant son attitude élégante et fière. Une chose terrible chez les femmes, c’est qu’elles refusent d’être impressionnables dans les moments d’émotion sous ce prétexte risible, par exemple, que l’on pourrait les voir. Mais MacIan était bien moins capable de critique que n’importe quel homme ordinaire, étant en somme simplement bouleversé par toutes ces énigmes que les évènements lui apportaient sans compter.

Evan n’a jamais pu se rappeler la question qu’il lui posa, mais le souvenir lui est resté vivant de ce qu’elle répondit et de l’expression de son visage tandis qu’elle parlait.

– Oh ! vous ne savez pas ! dit-elle souriante. Vous ne connaissez pas la nouvelle ? Je suis folle.

Puis elle ajouta après une courte pause : « J’ai un certificat. »

Ses manières, grâce à cet incomparable stoïcisme qui est l’apanage de son sexe, étaient tout à fait dignes d’un salon, mais la réponse d’Evan fut très loin de ressembler à un tel modèle, car il dit d’une voix brusque : « Quelle est cette infernale absurdité ? »

– Rien n’est plus exact, dit la jeune femme avec un rire.

– Pardonnez-moi, répliqua non sans violence le malheureux jeune homme, je veux dire : pourquoi êtes-vous ici, dans une maison d’aliénés ?

Elle partit encore d’un de ces éclats de rire affolants et mystérieux qu’ont les femmes, puis se calma et répondit, très digne : « Eh bien, et vous, pourquoi êtes-vous ici ? »

Le fait que Turnbull s’était éloigné pour aller admirer un massif de rhododendrons était peut-être dû aux prières adressées par Evan à l’autre monde ou à l’expérience que pouvait avoir Turnbull de celui-ci. Mais bien qu’ils fussent tous les deux aussi isolés qu’un nouvel Adam et une nouvelle Ève dans un admirable Éden, la jeune femme n’abandonna pas une seconde le sérieux de son badinage.

– Je suis enfermé dans cet asile, dit Evan avec une sorte d’orgueil, parce que j’ai essayé de tenir la promesse que je vous ai faite.

– C’est tout à fait cela, répondit l’énigmatique jeune femme, qui hocha la tête, le visage illuminé d’un joyeux sourire, et moi, je suis enfermée parce que c’est à moi que vous avez fait cette promesse.

– C’est une infamie ! s’écria Evan ; c’est impossible !

– Oh ! vous pouvez voir mon certificat si vous le désirez, répondit-elle, un peu hautaine.

MacIan fixa sur elle un regard égaré, puis, il regarda ses souliers, leva les yeux au ciel et les baissa ensuite vers la jeune femme. Il était tout à fait sûr maintenant qu’il n’était pas fou, et ce fait même ajoutait à sa perplexité.

Puis il se rapprocha, prononça d’une voix altérée et terrifiée :

« Oh ! ne vous abaissez pas à jouer la folie avec un fou comme moi. Est-il bien vrai que vous êtes enfermée ici comme une malade... parce que vous avez aidé à notre fuite ?...

– Oui, dit-elle, toujours souriante », mais sa voix tremblait un peu.

Evan mit son bras devant ses yeux et éclata en sanglots.

La pure couleur citrine du ciel diminuait peu à peu pour faire place à une blancheur très vive à mesure que tombait le silencieux couchant. Les oiseaux se retiraient dans les arbres : la lune commençait à briller de son propre éclat. M. James Turnbull continuait ses études botaniques sur la structure des rhododendrons. Mais la dame ne bougea pas d’un pouce jusqu’au moment où Evan eut découvert son visage et, quand il le fit, il vit aux derniers rayons du soleil que son visage, à lui, n’était pas seul humide.

M. James Turnbull avait toute sa vie professé un intérêt profond pour la science physique, et le phénomène d’un beau jardin était réellement un plaisir pour lui, mais, après trois quarts d’heure environ, cet apôtre de la science s’aperçut que le rhododendron devenait fastidieux et ressentit un certain soulagement quand un développement inattendu d’évènements l’obligea à transférer ses recherches au sujet, également intéressant, des roses trémières croissant à quelque cinquante mètres plus loin dans l’allée. La cause ostensible de sa retraite fut la réapparition inattendue de ses deux connaissances, parlant et marchant avec animation le long du chemin, la tête noire tout près de la tête brune. Les roses trémières elles-mêmes ne retinrent Turnbull qu’un temps assez court. Ayant rapidement absorbé tous les principes importants concernant la croissance de ces végétaux, il sauta par-dessus une plate-bande et se dirigea vers la maison. Les deux autres reprirent leur lente promenade dans le petit sentier en causant sans arrêt. Personne, sinon Dieu, ne sait ce qu’ils se dirent (car ils l’ont eux-mêmes certainement oublié) et, si je m’en souvenais, je ne le redirais pas. Quand ils se séparèrent à l’extrémité de l’allée, elle tendit sa main de nouveau avec la même correction, bien que cette main tremblât. Evan parut retenir un geste quand il la laissa tomber.

– S’il doit en être toujours ainsi, dit-il très vite, peu importe que nous soyons ici pour toujours.

– Vous avez essayé de vous tuer quatre fois pour moi, dit-elle, irrésolue, et j’ai été enfermée comme folle pour vous. Je crois vraiment qu’après cela...

– Oui, je sais, fit Evan à voix basse, les yeux à terre. Après cela, nous appartenons l’un à l’autre... jusqu’à ce que les étoiles tombent. Puis il releva les yeux tout à coup et dit : « À propos, quel est votre nom ? »

– Mon nom est Béatrice Drake, répondit-elle avec une parfaite gravité. Vous pouvez le voir sur mon certificat d’aliénée.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIX

 

 

LA DERNIÈRE CONFÉRENCE

 

 

 

Turnbull, tout en marchant, faisait de vains efforts pour s’expliquer la présence de deux personnes connues de lui et aussi différentes l’une de l’autre que Vane et la jeune fille, lorsqu’en passant tout près d’une haie de lauriers-roses, il vit bondir un jeune homme d’une taille extraordinaire qui se dressa en face de lui et voulut se jeter à son cou comme pour l’embrasser.

– Vous ne me reconnaissez pas ? sanglotait le jeune homme qui paraissait très agité. Ne suis-je pas inscrit dans votre cœur, mon vieux ? Dites-moi donc, qu’est-ce que vous avez fait de mon yacht ?

– Lâchez-moi, je vous prie, dit Turnbull irrité. Êtes-vous fou ?

– Mais non, c’est cela qui est le plus drôle... je ne suis pas fou, répondit-il. On m’a enfermé ici, et je ne suis pas fou.

Et, de nouveau, il éclata d’un rire plein de béatitude, innocent et joyeux comme la sonnerie d’un mariage.

Turnbull, dont la faculté d’étonnement était épuisée, dit enfin :

– M. Wilkinson, je pense ? ne trouvant rien à dire de plus.

Le grand diable, qui s’était assis sur le sable, s’inclina poliment et répondit :

– Tout à votre service. Ne pas confondre avec les Wilkinson de Cumberland, et, comme je vous le dis, mon vieux, qu’est-ce que vous avez fait de mon yacht ? Vous voyez, on m’a enfermé ici... dans ce jardin... et un yacht conviendrait tout à fait comme distraction à un célibataire.

– Je suis affreusement désolé, commença Turnbull au dernier degré de l’ahurissement et de l’exaspération, mais en vérité...

– Oh ! je vois très bien que vous ne l’avez pas sur vous en ce moment, dit M. Wilkinson tout à fait magnanime.

– Le fait est..., reprit Turnbull, mais le reste de la phrase se figea sur ses lèvres, car il venait de voir apparaître le profil de bouc et le binocle étincelant du docteur Quayle.

– Ah ! ce cher M. Wilkinson, dit le médecin, comme réjoui de la coïncidence, et M. Turnbull. Voyons, je veux parler à M. Turnbull.

M. Turnbull eut un mouvement de résignation plutôt que d’assentiment, et le médecin accepta néanmoins ce geste avec un sourire qui découvrait un peu plus ses deux dents de devant.

– Je suis sûr que M. Wilkinson nous excusera.

Et sa redingote virevoltant, il conduisit d’un pas rapide Turnbull au coin d’un sentier.

– Mon cher Monsieur, dit-il, d’une manière tout à fait affectueuse, je ne vois pas d’inconvénient à vous parler sans détour... vous êtes un malade qui nous donnez tant d’espoir... vous comprenez si bien le point de vue scientifique et je n’aime pas vous voir importuné par des malades qui, eux, sont réellement des cas désespérés. Ceux-ci sont monotones et affolants. L’homme qui vous entretenait tout à l’heure, pauvre diable, est un des types les plus caractérisés du dément à idée fixe. C’est très triste et, je le crains, tout à fait incurable. Il ne cesse de raconter à tout le monde, – et ici le médecin baissa la voix sur un ton confidentiel, – il raconte que deux personnes ont pris son yacht. Le récit qu’il donne de cette perte est tout à fait incohérent.

Turnbull, qui trépidait, s’écria d’un air furieux :

– Oh ! c’est par trop fort et j’en ai assez...

– Je sais, je sais, dit d’un air triste le psychologue, c’est un cas très grave de mélancolie, heureusement très rare. Il est si rare même, que, dans une classification de ces maladies, il figure sous un nom particulier. Perdinavititis, inflammation du cerveau créant l’impression qu’on a perdu un navire. Vraiment, ajouta-t-il avec une sorte de confusion, je suis un peu fier malgré tout. C’est moi qui ai découvert l’unique cas existant de perdinavititis.

– Mais vous n’y êtes pas du tout, docteur, dit Turnbull prêt à s’arracher les cheveux. Vous n’y êtes pas du tout. Cet homme a bien réellement perdu un bateau. D’ailleurs, si vous voulez que je précise davantage : c’est moi qui le lui ai pris.

Le docteur Quayle fit le mouvement d’un homme qui se secoue, puis fixa d’un œil singulier Turnbull. Et, sur un ton d’amabilité empressée :

– Mais oui, c’est vous, évidemment. C’est cela, c’est bien cela.

Et prenant congé, avec des gestes courtois, il remonta l’allée d’un pas rapide. Mais il s’arrêta presque aussitôt sous un cytise, et, sortant son carnet, écrivit fiévreusement : « Singulier développement du mal chez l’éleuthéromane Turnbull. Manifestation subite de Rapinavititis... Idée hallucinante d’avoir volé un bateau. Le premier cas que l’on ait jamais noté. »

Turnbull resta figé sur place un moment, puis, furieux, se mit à courir dans le jardin pour chercher MacIan. Il finit par le trouver déambulant, perdu dans une songerie profonde, au milieu de l’allée vaguement éclairée où venait d’avoir lieu son extraordinaire rencontre avec Béatrice. Personne, en voyant sa démarche lourde et sa tête penchée, n’aurait pu deviner que son âme était au septième ciel. Il ne pensait à rien ; aucun désir précis ne l’agitait. Il se plongeait dans un flot de souvenirs, purement matériels, des mots dits avec une certaine inflexion, un poignet aperçu. C’est au milieu de cette extase qui le rendait comme insensible, que vinrent se jeter brusquement l’épaule et la barbe rouge de Turnbull. MacIan eut un léger sursaut, et son âme revint lentement éclairer ses yeux. Quand James Turnbull avait eu la pointe étincelante de son épée sur la poitrine, il avait couru un danger beaucoup moins grand. Pendant trois secondes après l’interruption, MacIan fut d’humeur à tuer son propre père.

Et pourtant ce furieux émoi tomba quand il aperçut enfin le visage de Turnbull et ses yeux qui paraissaient prêts à jaillir de leurs orbites. Toute la flamme et le parfum même de son jeune et noble amour disparurent un moment devant l’agonie peinte sur ce visage interrogateur.

– Vous souffrez, Turnbull ? demanda-t-il d’un air anxieux.

– Je meurs, répondit l’autre très calme. Je meurs littéralement du désir de savoir quelque chose. Je veux savoir ce que toute cette histoire signifie.

MacIan ne répondit pas. Turnbull continua, d’un ton âpre :

– Vous pensez encore à cette jeune fille, mais je vous dis que toute cette histoire est incroyable. J’ai rencontré le fameux Wilkinson dont nous avons perdu le yacht. J’ai rencontré le juge devant lequel on nous a traînés quand vous avez brisé ma vitre. Qu’est-ce que cela signifie... cette rencontre de toutes ces vieilles connaissances ? On n’en rencontre jamais autant à la fois, excepté dans un rêve.

Puis, après un silence, il s’écria d’un ton déchirant :

– Êtes-vous vraiment ici, Evan ? Y avez-vous jamais été ? Est-ce un rêve que je fais ?

MacIan avait écouté chacune de ces paroles dans un silence attentif, puis son visage s’enflamma comme d’habitude lorsque toute son âme cédait à une révélation intérieure.

– Non, mon brave athée, s’écria-t-il, non, vous le pur, le courtois, le révérend, le pieux blasphémateur. Non, vous ne rêvez pas, vous êtes tout à fait éveillé.

– Que voulez-vous dire ?

– Il y a deux états où l’on rencontre de vieux amis en si grand nombre, dit MacIan, l’un est le rêve, l’autre est la fin du monde.

– Et vous dites...

– Je dis que ce n’est pas un rêve, répondit MacIan d’une voix retentissante.

– Vous voulez sérieusement suggérer..., commença Turnbull.

– Taisez-vous, ou je dirai tout de travers, fit MacIan haletant. Ce n’est pas commode, d’ailleurs, à expliquer. Une apocalypse est tout le contraire d’un songe. Un songe est plus faux que la vie extérieure. Mais la fin du monde est plus réelle que le monde qu’elle achève. Je ne dis pas que c’est ici la fin du monde, mais cela lui ressemble... c’est la fin de quelque chose. Tout le monde se rassemble en un même lieu. Tout arrive à un point.

– Lequel ? demanda Turnbull.

– Je ne puis le voir, dit Evan. Il est trop grand et trop simple.

Puis il reprit, après un silence :

– Je ne puis le voir et pourtant j’essaierai de le décrire. Turnbull, il y a trois jours, j’ai vu brusquement que notre duel n’était pas juste, après tout.

– Il y a trois jours ! répéta Turnbull. Quand et pourquoi vous est venue cette illumination ?

– J’ai su que j’avais tort, répondit Evan, dès l’instant où j’ai vu les yeux du vieillard dans sa cellule.

– Le vieillard dans sa cellule ? répéta son compagnon étonné. Vous voulez parler du pauvre idiot qui aime les chevilles ?

– Oui, dit MacIan après une légère pause, c’est de lui que je parle. Quand j’ai vu ses yeux et entendu sa pauvre vieille voix cassée, j’ai compris que ce n’eût pas été bien de vous tuer. C’eût été un péché véniel.

– Très obligé, dit Turnbull d’un ton bourru.

– Laissez-moi le temps de m’expliquer, fit MacIan qui ne broncha pas, j’essaie de dire toute la vérité. J’essaie d’en dire plus que je n’en sais. Ainsi, vous voyez que j’avoue, continua-t-il en faisant tous ses efforts pour être clair, j’avoue que tous ceux qui ont traité de folie notre duel avaient, dans un sens, raison. Je l’avouerai au vieux Cumberland Vane, le juge au monocle. Je l’avouerai même à ce vieil âne en flanelle brune qui nous a parlé de l’amour. Oui, ils ont en un certain point raison. Je suis un peu fou.

Il s’arrêta et s’essuya le front comme accablé. Puis il continua :

– Je suis un peu fou, mais, en somme, il ne s’agit que d’une folie légère. Quand des centaines d’hommes d’un esprit supérieur se sont battus en duel pour des riens, le monde entier n’avait pas besoin de perdre l’esprit à propos de mon extravagance. Toute l’Angleterre est devenue prisonnière pour nous mettre en prison. Toute l’Angleterre est devenue un asile de fous pour prouver notre folie. Comparé au public en général, je puis passer, c’est sûr, pour bien portant.

Il s’arrêta encore, puis reprit, haletant comme un homme qui cherche avec angoisse à découvrir la vérité :

– Quand j’ai vu cela, j’ai tout vu ; j’ai vu l’Église et le monde. L’Église dans son action terrestre a subi le contact de choses morbides, de tortures et de visions sanglantes, de massacres. L’Église a eu ses folies et j’en suis une. Je suis le massacre de la Saint-Barthélemy. Je suis l’Inquisition d’Espagne. Je ne dis pas que nous ne sommes jamais devenus fous, mais je dis que nous pouvons quand même être les gardiens de nos ennemis. Le massacre est une chose mauvaise, même s’il répond à une provocation comme la Saint-Barthélemy. Mais votre Nietzsche vous dira que le massacre est glorieux, même sans provocation. La torture devrait être violemment abolie, même si l’Église la pratiquait. Mais votre Tolstoï vous enseignera qu’il ne faut pas user de violence, même pour abolir la torture. À la fin, qui est le plus fou ?... L’Église ou le monde ? Qui est le plus fou, le prêtre espagnol qui permet la tyrannie ou le sophiste prussien qui l’admire ? Qui est le plus fou, le prêtre russe qui décourage la juste révolte ou le romancier russe qui l’interdit ? C’est là l’épreuve finale. Le monde laissé à lui-même devient plus féroce qu’aucune croyance. Il y a peu de jours nous étions, vous et moi, les gens les plus fous de l’Angleterre. Maintenant je crois, grand Dieu ! que nous sommes les mieux équilibrés. C’est là la seule véritable question... l’Église est-elle vraiment plus folle que le monde ? Laissons les rationalistes courir jusqu’au bout de leur course et voyons où ils finiront. Si le monde a quelque équilibre normal autre que Dieu, qu’il le trouve. Le trouve-t-il ? Laissez le monde aller comme il lui plaît, s’écria-t-il avec un geste sauvage. Le monde se tient-il sur sa base ? se tient-il ou chancelle-t-il ?

Turnbull garda le silence, et MacIan lui dit, les yeux de nouveau fixés sur le sol :

– Il chancelle, Turnbull ; il ne peut se tenir debout tout seul ; vous savez qu’il ne le peut pas. C’est cela qui a été le chagrin de toute votre vie. Turnbull, ce jardin n’est pas un rêve, mais une apocalypse qui se réalise. Ce jardin, c’est le monde qui est devenu fou.

Turnbull ne bougea pas. Il avait écouté tout le temps cependant, et l’autre sentit que, pour la première fois, il avait écouté sérieusement.

– Le monde est devenu fou, reprit MacIan, et il l’est devenu à cause de nous. Le monde se donne le mal de faire une grosse erreur à propos de chaque petite erreur faite par l’Église. C’est pourquoi dix comtés ont été changés en un asile d’aliénés ; c’est pourquoi une foule de braves gens sont jetés dans cet écœurant alambic. C’est maintenant le jugement de ce monde. Le Prince de ce monde est jugé et il l’est exactement parce qu’il juge. Voici enfin une solution simple à la querelle entre la Sphère et la Croix...

Pour la première fois, Turnbull eut un sursaut.

– La Sphère et..., répéta-t-il.

– Qu’est-ce que vous avez ? demanda MacIan.

– J’ai fait un rêve, dit très vite Turnbull sur un ton mystérieux, dans lequel j’ai vu la Croix démolie et la Sphère intacte...

– J’ai fait un rêve, dit MacIan, dans lequel j’ai vu la Croix debout et la Sphère invisible. Ces deux rêves-là venaient de l’enfer. Il faut une terre ronde pour y planter la Croix. Mais voici la terrible différence... c’est que le monde sphérique ne consentira même pas à demeurer une sphère. Les astronomes nous disent toujours qu’il a la forme d’une orange ou d’un œuf ou d’une saucisse allemande. Ils tourmentent ce vieux monde comme une vessie et lui donnent un millier de formes imprécises. Turnbull, nous ne pouvons croire que la sphère sera toujours une sphère, nous ne pouvons croire que la raison est raisonnable. À la fin, l’immense globe terrestre perdra sa figure, et seule la Croix restera debout.

Il y eut un long silence ; puis Turnbull dit, hésitant :

– Avez-vous été frappé de ce fait que depuis... depuis ces deux rêves, quels qu’ils fussent...

– Eh bien ? murmura MacIan.

– Depuis, continua Turnbull, toujours à voix basse, depuis, nous n’avons plus jamais cherché nos épées.

– Vous avez raison, répondit Evan si bas qu’on l’entendit à peine, nous avons trouvé une chose que nous haïssons tous deux plus que nous ne nous sommes jamais haïs l’un l’autre, et je crois que je sais son nom.

Turnbull parut froncer les sourcils et hésiter un moment, puis il dit :

– Peu importe que vous le nommiez, du moment que vous vous en éloigniez.

Un craquement de branches se fit entendre brusquement derrière eux, les buissons s’écartèrent et un personnage de très grande taille se dressa au-dessus de Turnbull, avec une suprême arrogance, le menton en avant, un menton dont l’ombre se dessinait étrangement sur le sentier.

– Vous voyez que ce n’est pas facile, dit MacIan entre ses dents.

Ils levèrent les yeux vers le directeur, mais ne le regardèrent qu’un instant. Ses yeux étaient pleins d’une colère froide, d’une sorte de haine absolument sans cœur. Sa voix pour la première fois était sans ironie. Il n’y avait en elle pas plus de sarcasme qu’il n’y en a dans une barre de fer.

– Vous allez rentrer dans l’asile d’ici trois minutes, dit-il avec une rudesse implacable, ou vous serez fusillés par l’artillerie qui est placée à toutes les fenêtres. On parle beaucoup trop dans ce jardin : nous allons le fermer. On s’occupera de vous à l’intérieur.

– Ah ! dit MacIan avec un long soupir de satisfaction. J’avais donc raison.

Et faisant demi-tour, il obéit et marcha vers l’asile. Turnbull parut débattre intérieurement pendant quelques secondes l’idée d’assommer le directeur, puis il se laissa prendre par le même fatalisme que son compagnon.

Chose étrange, il leur semblait que plus leur soumission serait douce, plus vite les évènements aboutiraient à quelque grande collision.

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE XX

 

 

DIES IRÆ

 

 

 

En avançant vers l’asile, ils jetèrent les yeux sur les innombrables fenêtres et comprirent la menace du directeur. Au moyen de ce machinisme compliqué, mais invisible, qui enveloppait comme d’un réseau nerveux tout l’établissement, on avait fait surgir de chaque rebord de fenêtre des rangs et des rangs de cylindres d’acier poli sinistres merveilles de l’artillerie moderne. Ces cylindres commandaient tout le jardin et toute la campagne et auraient pu anéantir un corps d’armée.

Cette silencieuse déclaration de guerre avait évidemment produit tout son effet. Comme MacIan et Turnbull marchaient d’un pas ferme, mais lent, vers le vestibule d’entrée de l’institution, ils purent voir que presque tous les malades s’y trouvaient déjà rassemblés avec le corps médical et tout le régiment des gardiens et des aides. Mais, quand ils entrèrent dans le vestibule éclairé et que la haute porte de fer, refermée avec bruit, fut verrouillée derrière eux, une nouvelle surprise les attendait et le robuste Turnbull faillit tomber à la renverse, car il voyait un spectacle qui était vraiment, comme l’avait dit MacIan, ou le Jugement dernier ou un rêve...

À quelques pas de lui, à l’un des angles du carré que formaient tous ceux qui se tenaient là, les yeux effarés, il venait de découvrir la jeune fille qu’il avait connue à Jersey, Madeleine Durand. Elle le regardait bien en face, avec un paisible sourire qui illumina pour lui cette scène de ténèbres et de démence, telle que la flamme d’un foyer paisible. Elle avait la tête haute, un peu rejetée en arrière, comme d’habitude, mais la gaieté de son regard semblait légèrement voilée. C’est elle qu’il aperçut la première et, pendant quelques secondes il ne vit qu’elle, puis il prit conscience des autres visages, et c’est alors qu’il reconnut tous ceux qu’il avait rencontrés au cours de ses aventures. Il y avait là le disciple de Tolstoï, vêtu de flanelle médicale, avec sa barbe jaune recourbée en arrière, son nez fureteur et ses yeux fous. Il parlait avec animation à M. Gordon, le gros antiquaire juif que MacIan et Turnbull avaient bâillonné dans son magasin. Il y avait le vieux paysan ivre d’Hertfordshire qui se tenait à lui-même un discours énergique. Il y avait non seulement M. Vane le juge, mais aussi son greffier, Miss Drake et son chauffeur. Aucun spectacle, inattendu ou fantastique, n’aurait pu produire chez Turnbull une impression de cauchemar comme la réunion de toutes ces figures familières. Pourtant il eut un choc intellectuel qui dépassa en intensité tous les autres. Il s’était avancé comme malgré lui vers Madeleine devant laquelle il s’inclina, presque chancelant. Et, tout à coup, il aperçut un autre visage carré derrière celui de Madeleine, un visage encadré de longs favoris gris et un regard austère. C’était le vieux Durand, le père de la jeune fille et, quand il le vit, Turnbull comprit qu’il avait devant les yeux la suprême et la pire merveille de cette monstrueuse soirée. Il se rappelait Durand ; il se rappelait sa monotone, son éternelle lucidité, ses idées d’un judicieux stupéfiant sur toutes choses, sa colossale satisfaction devant les truismes, uniquement parce qu’ils étaient vrais. « C’est invraisemblable, se dit-il en lui-même, si lui est dans l’asile, il n’y a plus personne dehors. » Il se rapprocha de Madeleine, mais encore en proie au doute et d’autant plus qu’elle lui souriait encore. MacIan était déjà près de Béatrice, avec l’air dégagé d’un homme qui se sent à sa place.

Mais toutes ces effusions muettes, en partie amicales, furent arrêtées net par une voix cruelle qui glaça le sang dans les veines de tous. Le directeur était debout au milieu de la salle et contemplait la scène comme un grand artiste fixant le tableau qu’il vient d’achever. Si imposant qu’il parût, personne n’avait encore vu aussi clairement ce qu’il y avait, sur son visage, de vraiment haïssable, et, même alors, on n’aurait pu définir cette impression qu’en disant que ses sourcils arqués et son long menton emphatique lui donnaient l’air d’être éclairé d’en bas comme le visage d’un acteur infernal.

« Quelle charmante réunion ! » dit-il, les yeux étincelants.

Le directeur évidemment voulait en dire davantage, mais avant qu’il eût pu prononcer un mot, Durand sortit du groupe et se mit à parler.

Il parla exactement comme un bourgeois français parle au patron d’un restaurant. De fait, il s’exprimait avec rapidité, sans reprendre haleine, mais sans incohérence et sans émotion. C’était à la fois vif et monotone, le langage solide et clair non de la passion mais seulement de la raison déchaînée. Il dit quelque chose dans ce genre :

« Vous me refusez ma demi-bouteille de médoc, la boisson la plus salutaire et qui m’est la plus habituelle. Vous me refusez la société et l’obéissance de ma fille que la Nature elle-même impose. Vous me refusez la viande de bœuf et de mouton, alors que nous ne sommes pas en carême. Vous me défendez maintenant la promenade, une chose nécessaire à une personne de mon âge. Inutile de me dire que vous faites cela en vertu d’une loi. Les lois sont basées sur le contrat social. Si le citoyen se voit dépouillé des plaisirs et des facultés dont il jouirait même à l’état sauvage, le contrat social est annulé.

– Tous ces bavardages n’ont pas de raison d’être, Monsieur, dit Hutton, car le directeur gardait le silence. Nous sommes ici sous le feu des mitrailleuses. Nous avons obéi aux ordres, faites de même.

– Tout fonctionne ici dans la perfection, approuva Durand, comme s’il avait mal entendu ; tout marche au pétrole, je crois. Je vous demande seulement d’admettre que si par de telles choses nous sommes privés même du confort de l’état sauvage, le contrat social est annulé. Voilà un point intéressant à débattre.

– Je suis de votre avis, dit Hutton.

Durand s’inclina tout à fait civilement et rentra dans le rang.

– Une réunion charmante, reprit le directeur, et sa voix eut un accent de souverain mépris. Pourtant, je crois que plusieurs d’entre vous ne se rendent pas bien compte de ce qui nous a rassemblés. Je vous l’expliquerai, Mesdames et Messieurs ; j’expliquerai tout. Voyons, à qui m’adresserai-je spécialement ? À M. James Turnbull. Il a l’esprit scientifique.

Turnbull, suffoqué, voulut protester, mais le Directeur, toussant légèrement par politesse, continua : « M. Turnbull m’approuvera si je dis que nous avons compris depuis longtemps dans les cercles scientifiques quel tort immense a causé une légende telle que celle de la Crucifixion. »

Turnbull grommela quelque chose qui pouvait passer pour une approbation...

Le directeur continua d’une voix douce : « Nous fîmes de vains efforts pour affirmer que cet incident était déplacé, pour insister sur le trop grand nombre de fanatiques, sur tant de meurtres. Nous nous sommes vus obligés de prendre la chose en main, de la soumettre à une enquête conforme à l’esprit de l’histoire vue par la science et, avec l’aide de M. Turnbull et d’autres, nous avons eu le bonheur de pouvoir annoncer que cette prétendue Crucifixion n’a jamais eu lieu. »

MacIan se redressa, regardant fixement le directeur. Turnbull ne leva pas les yeux.

« C’est là, nous l’avons découvert, la seule façon de traiter toutes les superstitions, continua l’orateur. Il est nécessaire de nier leur authenticité historique, et nous l’avons fait avec plein succès dans les cas de miracles et autres choses de même ordre. Or, le bruit s’est malheureusement répandu, il y a peu de temps, d’une soi-disant affaire qui menaçait (comme dirait M. Turnbull) de galvaniser le cadavre du Christianisme... l’histoire prétendue d’un Écossais excentrique qui voulait se battre pour la Vierge. »

MacIan, subitement très pâle, fit un pas en avant, mais l’orateur, gardant son attitude aisée, n’arrêta pas son flux de paroles. « Nous avons alors insisté de nouveau, dit-il, sur le fait que ce duel ne devait pas susciter l’admiration, que c’était une simple rixe, mais les gens sont ignorants et romanesques. Des signes apparurent d’une tendance à tenir pour des héros ce prétendu Écossais et son soi-disant adversaire. Nous essayâmes de tous les autres moyens pour mettre un terme à ce culte réactionnaire. Des ouvriers qui avaient fait des paris à propos de ce duel furent emprisonnés pour jeux illicites. D’autres, ayant bu à la santé d’un des duellistes, furent emprisonnés pour ivresse. Mais l’excitation populaire créée par ce soi-disant duel ne s’apaisait pas, et nous dûmes avoir recours à notre ancienne méthode historique. Nous avons examiné, à la lumière de la science, l’histoire de la provocation de MacIan et nous sommes heureux de vous informer que tout cela n’est qu’une fable. Il n’y a jamais eu de provocation. Jamais un homme n’a existé du nom de MacIan. C’est un mythe mélodramatique, comme le Calvaire. »

Personne ne bougea, sauf Turnbull qui releva la tête, et cependant on eut la sensation d’une explosion silencieuse.

« Toute l’histoire de la provocation de MacIan, continua le directeur qui regardait son auditoire, tout radieux d’une sinistre bienveillance, est née, comme nous avons pu l’établir, des obsessions de quelques types pathologiques, tous heureusement confiés maintenant à nos soins. Il y a ici, par exemple, une personne du nom de Gordon, qui tenait auparavant un magasin de curiosités. C’est une victime de la maladie nommée Vinculomanie... l’impression qu’on a été lié et garrotté. Nous avons aussi un cas de Fugacité (M. Wimpey), qui s’imagine avoir été pourchassé par deux hommes. »

Le boutiquier juif et le gradué de Magdalen firent un bond hors de la foule, le visage bouleversé par l’indignation, mais l’orateur continua :

« Nous avons ici avec nous une pauvre femme, dit-il d’un ton plein de compassion. Elle croit avoir été dans l’automobile avec ces deux hommes ; c’est là l’illusion bien connue de vitesse sur laquelle je n’ai pas besoin d’insister. Une autre malheureuse a la simple manie égoïste de croire qu’elle a été la cause du duel. Madeleine Durand prétend réellement avoir été l’objet de la lutte entre MacIan et son ennemi, lutte qui, si elle a eu lieu, avait certainement commencé longtemps avant. Mais elle n’a jamais existé un seul instant. Nous avons fait arrêter tous ceux qui ont prétendu avoir été témoins du duel et nous avons fait la preuve de leur déséquilibre mental. C’est pourquoi tous ces gens sont ici. »

Le directeur, cruel artiste, s’exaltant devant cette foule si aisément domptée, promena sur elle un regard circulaire, avec un sourire qui découvrit ses dents parfaites, puis, traversant le hall, il disparut par une porte intérieure. Ses deux lieutenants, Quayle et Hutton, restaient à la tête de la grande armée d’aides et de gardiens.

« J’espère que nous n’aurons plus d’ennui », dit le docteur Quayle d’un air presque aimable en s’adressant à Turnbull qui s’appuyait lourdement sur le dossier d’une chaise.

Les yeux fichés en terre, Turnbull souleva la chaise un pouce ou deux au-dessus du sol. Puis la brandissant tout à coup au-dessus de sa tête, il la lança dans la direction de Quayle si violemment qu’un des pieds se brisa et fit se réfugier le docteur tout haletant dans un coin. MacIan poussa un grand cri, ramassa le pied de la chaise et, s’élançant sur l’autre médecin, lui en porta un coup qui le fit tomber. Vingt gardiens s’élancèrent pour s’emparer des rebelles ; MacIan en renversa trois sur le sol, et Turnbull s’élançait sur un quatrième quand un cri retentit derrière eux, annonçant quelque chose d’imprévu et de terrible.

Deux des trois passages par où l’on sortait du vestibule étaient pleins d’une fumée bleue. Un instant après, le vestibule lui-même était envahi à son tour, et des étincelles commencèrent à voler comme des abeilles écarlates.

– Le feu ! cria Quayle, saisi de terreur et perdant toute dignité. Qui a pu faire cela ? comment cela a-t-il pu se produire ?

Un éclair brilla dans les yeux de Turnbull.

– Comment s’est produite la Révolution française ? demanda-t-il.

– Oh ! comment le saurais-je ? gémit le docteur.

– Alors, je vous le dirai, répliqua Turnbull ; elle s’est produite parce que des gens se sont imaginé qu’un épicier français était aussi respectable qu’il en avait l’air.

À ce même moment, comme pour appuyer ces paroles, le vieux M. Durand rentra, d’un pas placide, dans le hall enfumé, essuyant avec un mouchoir ses mains salies de pétrole. Il venait de mettre le feu à la maison, conformément aux principes les plus stricts du contrat social.

Mais MacIan surgit tout à coup, son grand corps agité par un tremblement intérieur.

– Maintenant, cria-t-il haletant, l’air terrible, c’est maintenant le jugement de ce monde. Les médecins vont s’en aller ; les gardiens aussi. Ils nous abandonneront le soin de toutes les machines et des mitrailleuses aux fenêtres. Nous, les aliénés, nous nous laisserons, s’il le faut, brûler vivants pourvu que nous les voyions partir.

– Comment savez-vous que nous partirons ? demanda farouchement Hutton.

– Vous ne croyez à rien, dit simplement MacIan, et vous avez une peur terrible de la mort.

– Alors, c’est un suicide, ricana le médecin, voilà une preuve douteuse de santé d’esprit.

– Pas du tout... c’est une vengeance, répondit Turnbull très calme, une chose qui est saine absolument.

– Vous pensez que les docteurs partiront ? cria sauvagement Hutton.

– Les gardiens sont déjà partis, dit Turnbull.

En effet, les portes principales venaient de s’ouvrir brusquement, enfoncées dans une brutale panique, et tous les fonctionnaires et subalternes de l’asile se ruèrent dans le jardin, poursuivis par la fumée. Mais dans le groupe des fous pressés les uns contre les autres, pas un homme et pas une femme ne bougea.

– Nous haïssons la mort, dit tranquillement Turnbull, mais nous vous haïssons encore plus. C’est ainsi qu’une révolution réussit.

Tout à coup, un panneau s’ouvrit dans le plafond au-dessus de la foule, laissant voir sur un pan de ciel étoilé une chose énorme en métal brillant, ayant la forme et les nageoires d’un poisson et qui se balançait en l’air comme retenue par une ancre. Au même instant, une échelle d’acier se déroula de l’ouverture jusqu’au plancher, et le menton fendu du mystérieux directeur apparut.

– Quayle ! Hutton ! dit-il, sauvez-vous avec moi.

Et les deux médecins grimpèrent à l’échelle comme des marionnettes tirées par un fil.

Les deux hommes étaient installés depuis quelques instants déjà dans la nacelle, et l’homme au menton fendu n’avait pas cessé de lancer un regard oblique sur la foule à demi asphyxiée par la fumée. Il finit par dire, d’une voix doucereuse et avec un sourire d’intense satisfaction :

– À propos, j’ai peur d’être tout à fait distrait. Il y a un homme en particulier que, je ne sais pourquoi, j’oublie toujours. Je le laisse toujours traîner quelque part. Une fois, je l’ai égaré sur la croix de Saint-Paul. C’est vraiment absurde de ma part, et voici que je l’oublie maintenant dans une de ces petites cellules que votre incendie est en train de brûler. C’est très malheureux, surtout pour lui.

Et, faisant un petit salut jovial, il grimpa dans son vaisseau volant.

MacIan resta cloué sur place quelques secondes ; puis, tout à coup, il bondit dans un des corridors, au milieu de l’épaisse fumée, jusqu’à l’endroit où le feu faisait rage. Turnbull jeta un regard sur Madeleine puis s’élança sur ses traces.

MacIan, les cheveux roussis, ses habits commençant à prendre feu, les mains et le visage écorchés, avait déjà franchi plusieurs monceaux de poutres enflammées, s’avançant assez près des cellules. Toutefois, il était impossible de voir l’endroit où le vieillard gisait, mort ou vivant, non pas à cause de l’obscurité, mais de l’intolérable et douloureuse clarté de l’incendie. Le coin où se trouvait la geôle du pauvre innocent était devenu le centre d’une forêt de feu, aux flammes serrées comme des épis dans un champ. Leur sifflement et leur craquement ininterrompus évoquaient le bruit d’une foule hurlante. Et cependant, à travers ce bruit assourdissant, MacIan crut entendre une voix faible mais distincte. Alors il s’élança comme pour se plonger dans cette fournaise, mais Turnbull le prit par l’épaule et l’arrêta.

– Laissez-moi, s’écria-t-il d’une voix désespérée, c’est la voix du pauvre mendiant... Il vit encore, il appelle au secours.

– Écoutez ! dit Turnbull, levant un doigt de sa main crispée.

– Ou bien ce sont des cris de douleur, protesta MacIan, c’est plus que je n’en puis endurer.

– Écoutez ! répéta Turnbull d’un air farouche, avez-vous jamais entendu quelqu’un appeler au secours ou crier de douleur avec cette voix-là ?

Les sons grêles et perçants qui se faisaient entendre à travers le fracas terrible de l’énorme incendie étaient vraiment d’une nature mystérieuse, et MacIan tourna vers son compagnon un visage où se lisait une interrogation angoissée.

– Il chante, dit Turnbull, simplement.

Un pan de muraille s’écroula, éteignant le feu autour de lui dans sa chute et, dans le bruit atténué, la voix du pauvre fou sonna plus claire. Au cœur de cet enfer chauffé à blanc, il chantait comme un oiseau. Ce qu’il chantait n’était pas très facile à suivre ; on devinait qu’il s’agissait de joyeux ébattements dans une prairie d’or.

– Pardieu ! dit amèrement Turnbull, c’est à croire qu’il y a quelque avantage à être idiot.

Puis s’avançant aussi près que le feu le lui permettait, il appela à tout hasard le chanteur invisible :

– Pouvez-vous sortir ? Êtes-vous cerné ?

– Que Dieu nous pardonne ! dit MacIan avec un frisson, il rit maintenant.

Sur le point d’être sans doute brûlé vif, l’homme invisible lançait vers le ciel les trilles joyeux d’un rire argentin. Les yeux de MacIan commencèrent à s’emplir d’une singulière lueur comme si une pensée étrange venait de le saisir.

– Sortez donc, pauvre insensé, sauvez-vous ! clama Turnbull.

– Non, par le ciel ! ce n’est pas ce qu’il faut dire, cria tout à coup Evan, et il lança cet appel d’une voix retentissante : Père ! sortez et sauvez-nous !

Le feu, qui s’était ralenti en un ou deux endroits, était maintenant partout plus violent et plus indomptable que jamais. De hautes flammes jaillissantes se recourbaient au-dessus d’eux comme les arceaux brûlants d’une cathédrale d’enfer ou comme un bouquet d’arbres rouges dans le jardin du diable. Plus haut encore, dans le vide empourpré de la nuit, d’autres flammes plus élevées semblaient lutter pour monter jusqu’aux étoiles comme des dragons d’or enchaînés et furieux. Mais toutes les comparaisons les plus fantastiques ne sauraient dépeindre ce tableau d’une si terrible violence, et ce qui frappait l’esprit c’était surtout que les flammes alignées côte à côte montaient toutes droites avec une sorte de rugissement implacable. C’était, à la lettre, un mur de feu.

– Père ! cria de nouveau MacIan, sortez d’ici, sauvez-nous !

Turnbull, en écoutant ces cris, le regardait fixement.

Cette haute et massive forêt de feu devait être déjà un spectacle sinistre qui s’apercevait à une incroyable distance. Son rougeoiement immense devait se refléter sur les coques blanches des vaisseaux filant sur les vagues de la mer et changer en rubis éclatants les fenêtres des villages sur les collines lointaines. Si des paysans ou des matelots regardaient de ce côté, ils durent avoir une vision extraordinaire quand MacIan cria pour la troisième fois.

Cette forêt de feu vacilla et se divisa par le milieu. Une partie s’inclina d’un côté comme s’incline un champ de blé sous le souffle d’un grand vent, et l’on eût dit en effet qu’un grand vent s’était levé et chassait obliquement les flammes. La fumée cessa de monter pour étouffer les étoiles, puis se recourba vers le sol, traînée à travers la campagne comme l’affreuse bannière d’une déroute.

Mais ce n’était pas le vent, ou si c’était le vent, il soufflait dans deux directions opposées. Tandis qu’une moitié de l’énorme incendie obliquait d’un côté vers les collines à l’intérieur, l’autre moitié s’en allait à l’est vers la mer. Si bien que la terre et les flots pouvaient voir, là où il y avait eu une fournaise unique, une chose nouvelle ayant la forme d’un V, une langue fourchue de flammes. S’il y avait là un prodige pour les spectateurs éloignés, le tableau, pour ceux qui en étaient proches, était indescriptible. Au moment où les échos du dernier appel d’Evan s’éteignaient parmi le tumulte universel, la voûte embrasée sous laquelle se trouvaient les deux hommes s’ouvrit par le milieu et s’écroula en deux grandes vagues d’or qui restèrent suspendues de chaque côté, énormes et inoffensives, comme les talus de deux collines.

Au centre même de cette brèche ou de ce ravin courait un petit sentier où ne se trouvaient plus que des cendres, et là marchait un petit vieillard, chantant comme s’il avait été seul dans un bois par un beau jour d’été.

À cette vue, James Turnbull étendit le bras et parut s’appuyer sur l’épaule robuste de Madeleine Durand. Puis, après un instant d’hésitation, il mit son autre main sur l’épaule de MacIan. Ses yeux bleus brillaient d’une flamme extraordinairement belle. Bien des journaux et des revues sceptiques l’ont par suite couvert d’injures, l’accusant d’avoir abandonné les certitudes matérialistes. Toute sa vie, jusqu’à ce moment, il avait eu très honnêtement la conviction que le matérialisme était un fait. Mais il différait de ceux qui écrivaient dans les magazines, précisément en ceci : c’est qu’il préférait un fait, même au matérialisme.

Comme le chanteur s’approchait de plus en plus, Evan tomba à genoux, puis un instant après, Béatrice s’agenouilla, elle aussi ; puis ce fut le tour de Madeleine. Un temps assez long s’écoula, puis Turnbull fit de même. Le vieillard passa près d’eux, chantant toujours dans le corridor de flammes. Ils n’avaient pas levé les yeux sur lui.

Quand il fut passé, ils relevèrent la tête. Tant que la première lueur de l’incendie s’était étendue à l’orient comme à l’occident, projetant ses reflets sur les navires au loin ou sur les fenêtres des maisons qu’elle criblait d’étincelles rouges, cette lueur ne s’était pas élevée vers le ciel, s’arrêtant sous la voûte pesante que formait la fumée. Mais le feu, rejeté maintenant à droite et à gauche comme une chevelure de femme divisée en deux longues torsades, elle montait dans le vide du ciel, aveuglante, éclairant tout ce qui passait, nuage ou oiseau. Subitement, elle éclaira une chose étrange qui n’était ni un oiseau ni un nuage. Loin, très loin dans ces abîmes d’en haut, quelque chose volait, forme légère et brillante, dont l’éclat trop vif et le vol trop rapide ne pouvaient rappeler un oiseau, bien que la clarté rouge qui la frappait en dessous eût pu faire croire à quelque flamant monstrueux. Tous ceux qui la virent reconnurent un vaisseau volant, et tous devinèrent qui le montait.

Tout à coup, la petite forme lumineuse se pencha d’un côté, et deux points noirs en tombèrent. Les yeux des spectateurs angoissés s’attachèrent à ces deux points qui grossissaient de plus en plus dans leur chute rapide. Puis il y eut un grand cri, et les yeux s’abaissèrent, car les deux corps, plus grands à chaque seconde, bras et jambes étendus, étaient les cadavres des deux médecins que le professeur Lucifer avait emmenés avec lui... le frêle et ricanant docteur Quayle, le froid et rude docteur Hutton. Tous deux tombèrent avec bruit au plus épais de la fournaise.

– C’est fini ! cria Béatrice en se cachant le visage. Ô mon Dieu ! ils sont perdus.

Evan mit son bras autour d’elle, se rappelant sa vision :

– Non, dit-il. Ils sont sauvés. Il n’a pas pris les âmes avec lui.

Puis il promena un regard vague sur le feu qui commençait à s’éteindre. Parmi les cendres, deux objets brillants avaient échappé à l’incendie, son épée et celle de Turnbull, tombées par hasard en forme de Croix.

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON,

La sphère et la croix, L’Âge d’Homme, 1981.

 

Traduit de l’anglais par Charles Grolleau.

 

 

 

 

 

 

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