La servante

 

                     Prologue.

 

Un dimanche de grand matin

Les champs étaient couverts de brume ;

Dans le brouillard, sur une tombe

Était penchée comme un peuplier

Une jeune femme.

Elle pressait quelque chose sur son sein

Et conversait avec le brouillard :

 

« Ô brouillard, mon brouillard,

Tu vois mon destin maudit.

Pourquoi ne me caches-tu pas

Au milieu de la lande ?

Pourquoi ne m’étouffes-tu

Et ne m’enfonces-tu pas dans la terre ?

Du triste fardeau de ma vie

Pourquoi ne me délivres-tu pas ?

Non, ne m’étouffe pas, cher brouillard.

Seulement cache-moi dans les champs

Que personne ne connaisse et ne voie

Mon malheur.

Je ne suis pas seule, j’ai encore

Un père et une mère...

J’ai encore – ô brouillard,

Brouillard, mon frère,

Mon enfant, mon jeune fils

Pas encore baptisé.

Ce n’est pas moi qui te baptiserai ;

Pour ton malheur,

Ce sont des étrangers qui le feront

Et moi, je ne saurai pas

Le nom qu’ils t’auront donné – mon enfant.

J’ai été riche...

 

« Ne me maudis pas ! Je prierai pour toi,

Je supplierai le ciel,

Avec mes larmes, j’obtiendrai pour toi un heureux destin

Et je te l’enverrai. »

 

Elle allait par les champs en sanglotant.

Enveloppée de brume.

Et à travers ses larmes tout doucement

Elle chantait la chanson de la veuve.

De cette veuve qui dans le Danube

Enterra ses fils :

« Dans les champs il y a une tombe.

C’est là que la veuve allait,

Là elle allait et errait,

Cherchant une fleur vénéneuse.

Cette fleur vénéneuse, elle ne la trouva pas,

Elle donna le jour à deux enfants,

Les enveloppa d’un foulard de soie

Et les porta au Danube :

« Ô Danube, tranquille Danube,

Fais jouer mes enfants.

Et toi, sable jaune,

Nourris-les

Baigne-les, emmaillote-les.

Fais-leur une couverture de tes ondes. »

 

 

                                            I.

 

Il était une fois un vieux et une vieille.

Il y a bien longtemps de cela, dans une clairière près d’un étang,

Qui vivaient tous deux sur leur petite propriété,

Comme deux enfants,

Toujours à deux.

 

Dès leur enfance ils avaient mené ensemble paître les agneaux,

Puis s’étaient mariés.

Ils avaient vécu pour se voir riches,

Avaient acheté leur bien, bâti un moulin,

Planté un verger dans la clairière,

Y avaient établi des ruches d’abeilles,

En un mot possédaient tout ce qu’ils désiraient.

Mais Dieu ne leur avait point accordé d’enfants

Et ils sentaient déjà la faux de la mort sur leur tête.

 

Qui leur donnera de la joie dans leur vieillesse

Et leur tiendra lieu d’enfant ?

Qui les pleurera, les enterrera ?

Qui fera valoir honnêtement leur bien

Dans les bonnes années

Et se souviendra d’eux, en les bénissant,

Comme leur propre lignée ?

 

Il est dur d’élever des enfants

Dans une cabane qui n’a pas de toit,

Mais il est bien plus malheureux de vieillir

Dans des palais dorés,

De vieillir, de mourir

Et de laisser son bien

À des étrangers, à des enfants qui ne sont pas à vous,

Pour qu’ils s’amusent et le dissipent.

 

 

                                           II.

 

Et le vieux et la vieille, un dimanche,

Étaient assis tous deux devant la porte

Gentiment, en chemises blanches.

Le soleil brillait dans le ciel.

Pas un nuage, tout était tranquille,

Il faisait bon comme en paradis.

La douleur se tenait cachée au fond du cœur,

Comme un animal des bois dans un fourré sombre.

 

Dans un tel paradis pourquoi faut-il

Que nos vieux soient tristes ?

Est-ce quelque chagrin lointain

Qui s’est glissé dans la maison ?

Est-ce une douleur d’hier, déjà étouffée,

Qui se ravive à nouveau ?

Ne serait-ce même qu’un germe de malheur

Qui aurait anéanti leur paradis ?

 

Je ne sais pourquoi et par suite de quoi

Nos vieux sont tristes. Il se peut que déjà

Ils s’apprêtent à passer à Dieu

Et que quelqu’un pour ce long voyage

Attelle déjà de bons chevaux ?

« Et qui nous enterrera, Nastia,

Quand nous mourrons ? »

                                      – « Je ne le sais pas, moi !

J’y ai bien réfléchi,

Et j’en suis toute attristée :

Nous avons vieilli tout seuls...

À qui laisserons-nous

Notre bien ? »

                       – « Tiens !

N’entends-tu pas ? On pleure

Devant la porte... comme un enfant !

Courons-y, vois-tu,

J’avais un pressentiment qu’il arriverait quelque chose. »

 

À la fois ils se précipitèrent

Vers la porte. Ils courent

Sans parler et s’arrêtent :

Là, devant le seuil

Un enfant emmailloté

Un peu lâchement et recouvert

D’un manteau neuf ;

Car la mère l’avait enveloppé

Et pendant l’été elle le couvrait

De son dernier manteau !

 

Ils s’étonnèrent, ils prièrent,

Nos vieux. Et gentiment,

Comme pour supplier,

L’enfant levait ses petits poings

Et vers eux tendait

Ses menottes... Il se tut,

Comme pour ne pas crier

Il geignait doucement.

 

      « Eh ! Quoi, Nastia ?

Je l’avais bien dit ! Vois !

C’est la chance, le sort !

Nous ne sommes plus seuls !

Prends-le, emmaillote-le !

Quel bel enfant ! Dieu le garde !

Porte-le dans la maison et moi, à cheval,

Je vais lui chercher des parrains et des marraines

Au village. »

 

      C’est bien étrange

Ce qui se passe au milieu de nous !

Les uns maudissent leur fils

Et le chassent de leur maison.

D’autres, les braves gens, mettent des cierges,

Achetés avec de l’argent gagné à la sueur de leur front

Et en sanglotant prient

Devant les icônes :

Ils n’ont pas d’enfants !

C’est bien étrange

Ce qui se passe au milieu de nous.

 

 

                                          III.

 

Pour célébrer la fête, trois couples

De parrains et de marraines furent conviés.

Ce soir-là même on baptisa l’enfant

Et on l’appela Marc.

 

Marc grandit. Nos vieux

Ne savent plus où le mettre,

Où le poser, où le coucher,

Ce qu’ils pourraient bien faire pour lui.

Un an se passe, Marc grandit

Et une vache nourricière

Vit chez eux dans les délices.

Mais une jeune femme aux sourcils noirs,

Au visage pâle

Vint, la pauvrette,

À cette chaumière bienfaisante

Et pria qu’on la prît en service.

 

« Eh quoi ! dit le vieux, prenons-la, Nastia ! »

– « Prenons-la, Trophime,

Car nous sommes vieux, nous manquons de force

Et il y a l’enfant

Qui, quoiqu’il ait grandi,

A tout de même besoin

De quelqu’un qui s’occupe de lui. »

– « Oui, il en a besoin,

Car, moi, j’ai déjà derrière moi une bonne partie

De ma vie, Dieu en soit loué,

Et j’ai vieilli. Voyons !

Que demandes-tu, brave femme ?

T’engages-tu à l’année, ou comment ? »

                                                        – « Et que donnez-vous ?

– « Ma foi ! il faut savoir,

Il faut, ma fille, compter l’argent,

L’argent qu’on gagne.

 

On le dit : Celui qui ne compte pas – n’a pas.

C’est ce qui manque, brave femme :

Tu ne nous connais pas

Et nous ne te connaissons pas ; tu vivras

Chez nous, tu verras comment ça s’y passe,

Nous, nous verrons ce que tu sais faire

Et d’après cela nous fixerons tes gages.

N’est-ce pas, ma fille ? »

                                       – « C’est bien, petit père ! »

– « Entrons dans la maison. »

 

Ils s’entendirent bien. La jeune femme

Était heureuse et gaie,

Comme si elle eût épousé un seigneur

Ou acheté des villages.

La voilà dans le ménage, à la basse-cour,

Auprès du troupeau

Tant le soir qu’à l’aube,

Et de l’enfant

Elle s’en occupe comme une mère :

Les jours de semaine comme le dimanche

Elle lui lave sa petite tête,

Elle lui met une chemisette blanche

Tous les jours que Dieu fait.

Elle joue avec lui, lui chante,

Lui fabrique des voiturettes et les jours de fête

Ne le quitte pas de la main.

 

Nos vieux s’en étonnent

Et remercient Dieu,

Et la servante infatigable

Tous les soirs, la pauvrette,

Maudit son sort.

Elle pleure beaucoup, amèrement,

Et personne ne l’entend.

Ne le sait, ni ne la voit,

Excepté le petit Marc.

Et lui ne sait pas

Pourquoi la servante

Le baigne de ses larmes,

Il ne sait pas, Marc, pourquoi

Elle l’embrasse tant,

Elle ne mange, ni ne boit

Tout en le faisant manger.

 

Marc ne sait pas que dans son berceau,

Parfois au milieu de la nuit,

Il s’éveille et bouge

Et qu’elle saute aussitôt,

Le recouvre, le signe

Et le berce doucement ;

Elle entend de la pièce à côté

La respiration de l’enfant.

 

Le matin, Marc vers la servante

Étend ses petits bras

Et à Anna infatigable

Il donne le beau nom de mère.

Marc ne sait rien, il pousse.

Il pousse et grandit.

 

 

                                           IV.

 

Pas mal d’années s’écoulèrent,

Pas mal d’eau coula sous les ponts,

Et le malheur visita la ferme,

Y faisant couler pas mal de pleurs.

On enterra la vieille Nastia

Et c’est à grand-peine qu’on rappela à la vie

Le vieux Trophime. Il passa

Le mal maudit, puis s’endormit.

À la ferme le bonheur revint

De derrière le bois sombre

Pour se reposer chez le vieillard.

 

    Déjà Marc va en tournée

Et à l’automne il ne passe la nuit

Ni sur le banc devant la porte, ni dans la chaumière [1].

Il faut faire en sorte de le marier.

« Mais avec qui ? » pense le vieux

Et il cherche conseil

Auprès de la servante. Celle-ci

Voudrait bien à la fille du tzar

Envoyer des marieurs : « Il faudra à Marc

Lui-même poser la question. »

– « Très bien, ma fille, nous lui demanderons

Et nous célébrerons les noces. »

Ils demandèrent, se concertèrent

Et Marc s’en fut chez des connaissances

Les prier de lui servir de marieurs.

Les gens retournèrent avec les essuie-mains

Et le pain bénit échangé [2].

C’était une demoiselle de bonne maison,

Une fille si belle que même à un hetman

Elle n’aurait pas fait honte. N’était-ce pas

Une perle qu’ils avaient trouvée !

 

« Je vous remercie, dit le vieux,

Maintenant il faudrait savoir

Mener les choses à bonne fin,

Fixer le mariage religieux

Et les noces. Et encore quelque chose :

Qui chez nous servira de mère ?

Ma Nastia n’a pas vécu jusqu’ici... »

Et il se mit à verser des larmes.

Mais la servante sur le seuil

Se cramponna des mains

À l’embrasure et s’évanouit.

Le silence se fit dans la chaumière,

Seulement on entendit la servante chuchoter :

« Mère !... Mère !... Mère ! »

 

 

                                            V.

 

Une semaine après, de jeunes femmes

Pétrissaient le gâteau des noces

À la ferme. Le vieux père

Fait tous ses efforts

Pour leur tenir pied :

Il balaie la cour,

Ceux qui passent à pied ou en voiture

Il les prie d’entrer,

Leur offre de la liqueur

Et les invite à la noce.

Le voilà qui court, quoiqu’il se tienne

À peine sur ses jambes ;

Partout du bruit et des rires.

Tant dans la maison que dans la cour,

Et les tonnelets de provisions sortent

En roulant de la dépense.

 

Partout des préparatifs : on cuit, on rôtit,

On balaie, on lave...

Et ce sont des étrangers qui le font. Où est donc la servante ?

À Kiev en pèlerinage

Anna est partie. Le vieux l’a suppliée,

Marc a même pleuré

Pour qu’elle lui serve de mère.

« Non, Marc, a-t-elle dit, aucunement

Il ne me convient de jouer ce rôle :

Vous êtes des gens riches,

Moi la servante ; les gens

Se moqueraient de toi.

Que Dieu vous aide !

Moi, je m’en vais prier

Tous les saints à Kiev,

Et en retournant je viendrai

Chez vous, si vous voulez me recevoir.

Tant que j’aurai des forces

Je travaillerai. »

                         D’un cœur sincère

Elle avait béni

Son Marc, et en pleurant

Avait franchi le seuil.

 

    Les noces se firent en grande pompe,

Les musiciens eurent beaucoup à faire

Et les semelles aussi. De la liqueur

Il y en eut comme s’il en pleuvait.

Pendant ce temps, d’un pas chancelant

La servante marchait vers Kiev.

Elle y arriva, mais pas pour se reposer :

Elle entra chez une bourgeoise

Et se loua pour porter l’eau,

Car son argent ne suffisait pas

Pour faire dire les litanies de Sainte Barbe [3].

Elle transporta et retransporta de l’eau,

Gagna quelques liards.

En acheta pour Marc

Un bonnet béni, dans les catacombes

De Saint Ivan,

Afin que la tête ne fasse pas mal

Au jeune homme ;

Elle se procura aussi une bague de Sainte Barbe

Pour la fiancée,

Et ayant salué les saints,

Elle revint à la maison.

 

    Elle revint. Catherine

Et Marc allèrent à sa rencontre

Devant la porte, la firent entrer dans la maison,

Asseoir à table,

La firent manger, la firent boire.

Lui demandèrent comment c’était à Kiev

Et, dans la chambre, Catherine

Lui prépara son lit.

 

    « Pourquoi m’aiment-ils ?

Pourquoi m’honorent-ils ?

Dieu de miséricorde,

Sauraient-ils ?

Auraient-ils deviné ?

Non, ils n’ont pas deviné,

Ce sont seulement de braves gens. »

                                                       Et la servante

Se mit à pousser de lourds sanglots.

 

 

                                           VI.

 

Trois fois les glaçons se formèrent.

Trois fois ils fondirent,

Trois fois la servante pélerina à Kiev,

Catherine l’accompagna

Comme si elle eût été sa mère. Et la quatrième fois

Elle accompagna la pauvre femme

À travers les champs, jusqu’à la tombe de la steppe

Où elle pria Dieu

Qu’elle retournât bientôt,

Car sans elle chez eux

Tout était triste, comme si la mère

Avait quitté la maison.

 

    Le dimanche après la fête de la Vierge,

La première [4], Trophime,

Le bon vieux, était assis en chemise blanche

Et en chapeau de paille devant la porte.

Devant lui son petit-fils jouait avec un chien

Et sa petite-fille, affublée du manteau

De Catherine, faisait comme si

Elle était en visite chez son grand-père. Il riait,

Le vieux, accueillant sa petite-fille

Comme si vraiment elle eût été une jeune femme.

« Et où as-tu mis la galette [5] ?

Ou, simplement, n’as-tu pas oublié de la porter ?

Peut-être quelqu’un te l’a prise dans la forêt ?

Ne se pourrait-il pas que tu ne l’aies même pas fait cuire ?

C’est une honte, une honte ! En voilà une ménagère ! »

 

Tiens ! Voilà la servante qui entre

Dans la cour. Le vieux court à la rencontre

D’Anna avec ses petits enfants,

« Et Marc est-il en tournée ? »

Demanda Anna au grand-père,

– « Oui, encore en tournée jusqu’à cette heure. »

– « Et moi, j’ai pu à peine me traîner

Jusque chez vous.

Je ne voulais pas, chez des étrangers,

Mourir toute seule.

Que je puisse au moins attendre que Marc arrive !

J’ai une telle angoisse !... »

Et de sa poche elle tira

Les cadeaux pour les enfants :

De petites croix, des médailles,

Un collier fait d’un cordon

De corail et une petite icône

De métal rouge ;

Pour Karpo un rossignol

Et une paire de chevaux en terre cuite ;

Déjà pour la quatrième fois un anneau

De sainte Barbe

Pour Catherine ; pour le vieux,

De cire bénite trois petits cierges.

Pour Marc et pour elle-même elle n’avait rien apporté :

Elle n’avait rien acheté,

Car son argent n’avait pas suffi

Et elle n’avait pas eu la force d’en gagner d’autre,

« Tiens, il me reste encore

Un morceau de petit pain ! »

                                           Et, chacun son morceau,

Elle le distribue aux enfants.

 

 

                                            VII.

 

    Elle entra dans la maison. Catherine

Lui lava les pieds,

Lui porta à manger.

Elle ne mangea pas, ne but pas,

Notre Anna.

                    « Catherine !

Quand est-ce que ce sera dimanche ? »

– « Après-demain. »

                                – « Il faudrait bien

Faire dire les litanies

De saint Nicolas

Et donner quelque chose,

Car il semble que Marc soit en retard...

Peut-être en route

Est-il tombé malade,

Dieu nous en garde ! »

Les larmes tombèrent

De ses yeux de vieille fatiguée,

À grand-peine elle put se lever de table.

« Catherine ! J’ai bien changé :

Je me traîne, je n’ai plus la force

De me tenir sur mes jambes.

Il est dur de mourir, Catherine,

Chez des étrangers, même dans une chambre bien chaude ! »

 

    La pauvre femme s’affaiblissait,

Déjà elle avait communié

Et on lui avait administré l’extrême onction. –

Ça ne la guérit pas.

Le vieux Trophime dans la cour

Marche comme un homme abattu ;

Catherine ne quitte pas la malade des yeux,

Elle est auprès d’elle jour et nuit.

Cependant chaque nuit les hiboux

Ne prophétisent rien de bon

Sur le toit de la dépense.

La malade tous les jours, toutes les heures,

Entendant à peine, demande :

« Catherine, ma fille,

Marc est-il revenu ?

Oh ! Je voudrais bien savoir

Si je peux l’attendre, si je le verrai,

Si je tiendrai jusque là ! »

 

 

                                            VIII.

 

    Marc retourne de ses affaires,

Il chante en marchant,

Il ne se presse pas de rentrer,

Fait reposer ses bœufs.

Il porte à Catherine

Du drap bien cher,

Au père une ceinture brodée

De soie noire,

À la servante du brocat pour un bonnet

Et un bon foulard rouge

Ourlé de blanc ;

Aux enfants des souliers,

Des figues et des raisins.

Et pour tous il a acheté

Du vin rouge de Constantinople

Dans un baril assez grand,

Et du caviar du Don –

Il amène tout cela, ne se doutant pas

De ce qui se passe à la maison.

 

    Il marche sans se presser.

Il arrive, Dieu soit loué !

Il ouvre la porte et remercie Dieu.

« Ne vois-tu pas, Catherine ?

Cours à son devant !

Il est arrivé ! Cours vite,

Vite, fais-le entrer.

Je te remercie. Seigneur Dieu,

J’ai eu la force de l’attendre ! »

Et la servante bien doucement dit le « Notre père »

Comme si elle rêvait.

 

    Le vieux dételle les bœufs,

Met à sa place le joug sculpté,

Et Catherine regarde son Marc.

« Et où est Anna, Catherine ?

Moi qui arrive sans m’inquiéter !

Elle n’est pas morte ? »

                                     « Non, elle n’est pas morte,

Mais elle n’ira pas loin,

Allons dans la petite chambre,

Pendant que le père

Dételle les bœufs ;

Marc, elle t’attend. »

 

    Marc va vers la petite chambre

Et reste sur le seuil

Comme effrayé, Anna murmure :

« Merci, mon Dieu, merci !

Approche, n’aie pas peur.

Sors de la chambre, Catherine ;

J’ai quelque chose à lui demander,

À lui raconter. »

 

    Catherine sortit

Et Marc se pencha

Vers la bouche de la servante.

« Marc, regarde,

Regarde-moi bien,

Vois comme je suis faible !

Je ne suis pas Anna, je ne suis pas la servante,

Je suis... »

                 Ici elle se tut.

Marc pleurait, étonné.

De nouveau les yeux d’Anna s’ouvrirent.

Elle regardait fixement, attentivement.

Les larmes lui coulaient.

« Pardonne-moi ! Je me suis tourmentée

Toute ma vie dans une maison étrangère...

Pardonne-moi, mon fils. Je suis... Je suis ta mère ! »

 

Elle se tut...

                    Marc s’évanouit.

Et la terre trembla sous lui.

Il revient à lui, il se penche vivement vers sa mère

Et sa mère s’est endormie pour toujours.

 

            Péréïaslav, 13 novembre 1845.

 

 

 

Taras CHEVTCHENKO.

 

Recueilli dans Anthologie de la littérature ukrainienne

jusqu’au milieu du XIXe siècle,

avec un avant-propos de M. A, Meillet,

professeur au Collège de France, 1921.

 

 

 



[1] En Ukraine les jeunes gens du village en automne et en hiver ont l’habitude de passer les nuits ensemble.

[2] Ce sont les deux preuves que leur proposition a été acceptée.

[3]  L’église de Kiev où repose le corps de Sainte Barbe est un but de pèlerinages ; on y vend divers objets de piété.

[4] On nomme première fête de la Vierge l’Assomption.

[5] Il est d’usage pour les jeunes femmes quand elles vont en visite chez des gens plus âgés d’apporter un présent, habituellement une galette.

 

 

 

 

 

 

 

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