La croix

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Adrienne CHOQUETTE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Tu quitteras ton père et ta mère. »

 

 

À genoux, un seau d’eau grasse près d’elle, la femme frotte les planches dures semées d’échardes qui saignent sous ses ongles. Quelquefois, elle arrache de son chignon une épingle qu’elle fait jouer d’une main tremblante de fatigue. Elle gémit parce que ses doigts sont gluants et maladroits et qu’elle se fait de plus en plus mal.

Le vieux, sur sa chaise de paralytique, prodigieusement intéressé à suivre la vie verticale des autres et qui surveille la bru depuis le matin, le vieux ricane chaque fois qu’elle se blesse. Ses prunelles mobiles, hantées de pensées qui stagnent au fond comme des larves, s’éclairent d’une haine satisfaite, incompréhensible pour celle qui lève un instant son front triste, le regarde puis hausse les épaules avec accablement. Elle sait bien qu’il n’a plus sa tête à lui, mais pourquoi est-ce justement elle qu’il déteste ? Pourquoi ? Aux minutes où il est intolérable de se sentir haï, la bru parfois se penche vers la forme rigide, cherche à capter le regard fuyant :

Voyons, le père, vous m’aimiez bien autrefois. Souvenez-vous, vous m’appeliez « ma belle Blanche ». Vous étiez tout content que j’aie dit oui quand Donat m’a demandée en mariage. Vous disiez que je faisais des bonnes tartes, rappelez-vous ? Hein ? rappelez-vous ?

Elle voyait s’entrouvrir les vieilles lèvres saliveuses tandis que, à petits coups méfiants, les yeux du dément obéissaient aux siens et cherchaient à relier entre elles des images pleines de brume. Le supplice était bref : on eût dit qu’un vent furieux charriait tout à coup les anciens fantômes, le misérable se mettait à rire, suant à grosses gouttes, bizarrement heureux de retrouver les monstres présents qui lui étaient familiers.

Mais il arrivait aussi maintenant que la femme se révoltât : « Vous avez donc plus de cœur ? C’est moi qui vous fais manger, mais je gage que vous aimeriez ça me donner une mordée dans les doigts pour le plaisir de m’entendre chialer. » Ce matin pourtant, la bru ne dit rien. Elle pleura.

Une heure plus tard, le plombier et son fils vinrent dîner. Ils dégageaient une écœurante odeur inhérente à leur métier et qu’ils traînaient partout comme d’autres l’odeur du vice.

C’était vendredi. Le fils repoussa doucement le plat de saucisses et se servit du poisson. Le père, lui, mangeait de tout, sans mot dire, poings serrés sur les ustensiles. Deux fois, la femme se leva pour le vieux dont l’œil bizarrement luisait d’une haine mystérieuse chaque fois que le jupon maudit frôlait ses nippes. Le cadran posé au-dessus du poêle marqua midi. Par la fenêtre ouverte arrivait la rumeur atténuée de la rue. C’était l’heure calme du repas par un jour d’été doux à la peine secrète.

Un peu de lumière jouait dans les cheveux de la femme mais personne ne la regardait.

Ce qui se produisit soudain fut invraisemblable. (Seuls les pauvres savent que l’invraisemblable arrive.) La femme cessa brusquement de manger, elle regarda devant elle fixement, avec une expression de terreur extrême, sa bouche s’ouvrit, un flot de sang en jaillit, tout noir, et elle tomba à la renverse.

Elle est morte, dit le plombier en laissant retomber le poignet encore tiède.

Alors, tous les trois, la tête vide, la regardèrent. La mèche grise bouchait l’œil droit ; l’autre, grand ouvert, contenait une interrogation démesurée. Que voyait la morte ? Dans quel abîme plongeait ce regard qui, l’instant d’avant, effleurait les choses familières sans amour véritable peut-être ? N’est-ce donc que serrés sur la poitrine de la mort que nous découvrons enfin l’immense sécurité de vivre ?

Un peu de sang avait volé sur la manche du fils dont il sentait la blessure chaude traverser son vêtement. Le plombier, lui, regardait anxieusement sa femme. Pour la première fois de sa vie sans doute, il la regardait en fouillant ses traits et les plis du corps marqué de fatigue. Mais la mort délivre de la pudeur et désormais plus aucun regard humain n’avait de pouvoir sur celle qui avait touché l’autre rive. Le silence de la cuisine était affreux ; le cadran, à peine, dépassait midi. Dehors, des pas d’ouvriers se hâtaient. Ailleurs, le rythme accoutumé de la vie continuait.

 

 

Un soir, le plombier avisa la main enveloppée de guenilles du garçon :

Qu’est-ce que tu t’es fait ?

Dominique sourit avec un peu de confusion.

Bah, une brûlure en faisant des crêpes. C’est rien.

Le père n’insista point, mangea en silence comme d’habitude. Après le repas toutefois, il n’ouvrit pas le journal et n’alluma pas sa pipe, mais il s’assit de façon à suivre tous les mouvements de son fils qui s’affairait autour de l’évier. Quand celui-ci eut terminé sa besogne, l’homme l’appela :

Viens qu’on parle, Dominique.

Cette invite se produisait rarement : le garçon comprit qu’il allait se dire des paroles importantes. Le fait est que, sans préambule, le plombier déclara :

Faut que tu te maries, mon garçon.

Et comme Dominique, stupéfait, ne pouvait réprimer une sorte de haut-le-corps, son père poursuivit amèrement :

V’là un mois que ta mère est morte, tu fais ton possible pour la remplacer mais, que veux-tu, c’est pas pareil pantoute. Chacun son ouvrage sur la terre. D’autant plus que le vieux (il désigna l’infirme endormi sur sa chaise) reste seul pendant nos heures de « shop ». Il pourrait lui arriver malheur. (L’homme prit sa pipe, la bourra lentement.) Faut que tu te maries, Dominique. C’est le temps. Tas dix-sept ans, c’est jeunet, mais puisqu’on est dans l’embarras ? On peut plus continuer comme ça : faut une femme dans la maison.

L’ouvrier fuma quelques instants en silence puis se leva, vint au vieux qu’il réveilla avec une singulière douceur en lui touchant le bras. Puis il le prit dans ses bras, grognant un peu sous l’étreinte convulsive du malheureux. Ce soir-là, plus rien ne fut ajouté aux paroles de sagesse.

Un matin, avant de partir pour l’ouvrage, le père dit tout à coup :

Je me suis marié à vingt ans, moi. Ta mère en avait dix-neuf. Nous l’avons pas regretté, mais ça a jamais été rose non plus. Ça, c’est une question de chance. Y en a qui ont toutes les cartes en main. Moi, j’ai jamais tiré que les mauvaises.

Mais le garçon ne répondait rien aux allusions, aux invites, d’abord discrètes, puis rapidement insistantes. Le ton changea, devint aigre : l’ouvrier se mettait souvent à observer son fils sournoisement ou bien il haussait les épaules brusquement. Il était visible qu’il s’impatientait. D’aigreur en aigreur, les jours, les semaines passèrent. Un dimanche, après vêpres, Dominique suivit son père dans la chambre où celui-ci se débarrassait de sa cravate et du veston neuf. Le jeune homme semblait résolu, sa pâleur, ses yeux plus brillants que de coutume donnaient à son visage une beauté bizarrement poignante.

Qu’est-ce que tu veux ? fit le père et, dans le ton méfiant, une colère sourde grondait.

Le garçon réprima un tressaillement : il répondit sans rudesse et cependant sans douceur, de ce ton indéfinissable de ceux pour qui le problème a été posé et résolu définitivement :

Je veux vous dire, je ne peux pas me marier, je ne me marierai jamais.

Quoi ?

Je ne peux pas parce que je veux devenir prêtre.

L’aveu tomba dans la pièce pesamment. Le plombier avait blêmi jusqu’à la racine des cheveux. Il abattit son poing velu sur le chiffonnier. Sa figure prit tout entière une expression de haine terrifiante tandis qu’il martelait, ses yeux ne quittant pas ceux du fils sidéré :

Si tu te fais prêtre, Dominique, moi, ton père, je te maudis. Tu entends ? Jamais, jamais je te pardonnerai et, même sur mon lit de mort, je te haïrai parce que je hais celui que tu appelles le bon Dieu. Il m’a tout pris, Dominique, tout : ton frère aîné d’abord, qui a crevé comme un rat dans les « concessions » sans que personne puisse lui porter secours ; ta sœur ensuite, enfermée avec les fous pour sa vie, qui était la douceur même et maintenant qui cherche à tuer. Ton bon Dieu a fait mourir ta mère comme une bête malfaisante, Dominique. Et, regarde ce qu’il a fait de ton grand-père : une loque que je cache parce que j’en ai honte. Et c’est pour tout cela, comprends-tu, que c’est fini pour moi la religion, les prêtres, l’Église, toute cette menterie de bonté, de charité, de justice. Le bon Dieu existe pas, je te dis !

Brusquement, la voix de l’homme s’étrangla dans les sanglots d’un désespoir trop longtemps comprimé. Et Dominique n’osa point se jeter dans ses bras, lui qui eût pu témoigner de sa propre lumière. Il ne savait pas encore que c’est quand l’armature craque et cède qu’il est temps d’y jeter le Christ.

Les jours passèrent mais l’adolescent n’en put jamais mesurer le nombre. Il semblait pétrifié dans un rêve où plus aucune lumière ne jouait. La nuit, le regard fixe, il écoutait, non pas, comme autrefois, les voix pleines de grâce d’une vocation contemplative, mais l’écho sifflant des coups de fouet sur le dos du Maître. Ce qu’il voyait, était-ce bien la Vie, ce masque où collaient les crachats ; la Voie, ces pieds cloués, ces mains mortes ; la Vérité, ce corps pendu, lamentable ? La croix n’est pas blanche ni lumineuse, mais noire et pleine d’ombre ; son silence est un silence de mort qui descend, coule ainsi que des gouttes de plomb jusqu’au cœur de Dominique.

Du côté de la vie, si le garçon ose tendre l’oreille, un seul bruit énorme, furieux, assaille son être déchiré. Dominique croit entendre son père jurer.

Jamais ! Jamais tu ne seras prêtre ! Cette fois, il ne remportera pas. Tu es à moi, entends-tu, à moi !

Il luttait à la fois contre le silence de la Croix et la clameur révoltée de la vie. Il était lui-même l’enjeu palpitant d’une gageure pleine de risques. Il fallait qu’il mourût à quelqu’un, mais renaître ensuite n’était pas assuré. Il n’avait pas prévu de mort, il ne savait point que le triomphe de la Croix est d’être une croix, c’est-à-dire le crucifiement de notre volonté. Quand il le comprit, il vacilla...

Combien de jours s’écoulèrent loin de lui dont il n’avait pas conscience ? Le temps est si vite aboli dès que nos yeux se tournent vers les choses essentielles. Peu importe le temps, notre éternité est au-dedans de nous.

Un soir il se trouva dans l’église, face à l’une de ces caches de bois où s’amoncelle depuis des siècles, pour fondre et se refaire à nouveau, la masse avouée de nos péchés. Sous l’humble rideau vert, les pieds du prêtre dépassaient ; Dominique ne regarda point le nom inscrit en lettres noires sur un carton. Et pourquoi s’inquiéter du nom, du visage de celui qui l’attendait, venu tout exprès pour lui et qui (le Jeune homme en était sûr) connaissait son histoire ? Il suffisait qu’il fût là, qu’il y eût été de toute éternité : Christ confesseur.

Quand il se releva, Dominique cligna de la paupière bien que les lumières des allées fussent bien faibles. C’était une pauvre église bien usée, douce au regard comme les choses qui nous ont beaucoup servi. Le jeune homme l’aima ; il eût désiré d’y dormir car il se sentait soudain très las. Et peut-être dormit-il un moment, la tête appuyée contre le banc, car il dit par deux fois ainsi qu’on parle dans le sommeil, mais cependant la voix nette :

Va dans la confiance. Dieu fera le reste de l’ouvrage.

 

 

 

Adrienne CHOQUETTE.

 

Paru dans La Famille en octobre 1941.

 

Repris dans Gerbes liées (1933-1963), Guérin, 1990.

 

 

 

 

 

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