Noël en forêt
QUAND LA RÉALITÉ EST PLUS BELLE QUE LA FICTION
par
Adrienne CHOQUETTE
Ce soir, à l’heure de l’Étoile, un bien étrange spectacle se déroulera dans l’une des forêts du monde, et qu’importe l’endroit précis puisque nul spectateur humain n’y sera convié. Mais Celui qui voulut à sa crèche, pour réchauffer ses membres, le souffle chaleureux de l’âne et du bœuf, certainement aimera le sapin de Noël, tout rutilant dans la nuit, qu’une vieille dame solitaire aura dressé à l’intention des bêtes sauvages.
Déjà, depuis le crépuscule, bien des prunelles invisibles examinent, entre les fourrés et les branches géantes, l’arbre scintillant, fiché dans la neige molle. Il est beau, grand, fort, il ressemble à quelque seigneur débonnaire et très riche dont les bras de velours vert aux luxueuses broderies d’or animent la nuit d’hiver de feux magiques.
L’arbre est seul comme on l’est au royaume des arbres qui est aussi celui des bêtes sans trait ; mais cette solitude n’est point triste, elle est seulement très grave. Elle a mis dans le cœur des bêtes et dans celui des chênes millénaires une nostalgie méditative de l’amitié du paradis, quand il ne manquait rien à l’allégresse puisque l’homme était bon. Depuis longtemps, hélas ! personne dans la forêt, pas même l’oisillon, ne croit possible un second paradis avec l’homme mais, malgré tout, les soirs comme celui-ci, parfois l’antique douceur du souvenir effleure la solitude de la nature et il passe entre les feuilles comme une aube d’espérance.
C’est à cause de madame Blanche, blanche de cheveux et de peau, et qui a le marcher léger, la main lente, et qui ne parle jamais aux choses en se servant des mots. C’est à cause de madame Blanche, de sa patiente contrition, qu’une biche est venue jusqu’à la clairière et que son faon (quelle expérience a-t-on à cet âge ?) ce soir même a léché un glaçon de sel suspendu à une branche du sapin miraculeux. C’est à cause de madame Blanche que, depuis le crépuscule, cent prunelles limpides et fixes reflètent un croissant diamanté et que de larges narines s’émeuvent et que l’ouïe apaise ses alarmes.
À la nuit tout à fait tombée, à peine plus bleue ici que le petit matin, le renard, le premier, se glissera jusqu’au sapin. Et puis, tout de suite, les écureuils iront crever un gros sac de cacahuètes, suivis de la mouffette, et puis des lièvres et puis des mulots, si friands de fromage qu’ils en dédaigneront pour une fois d’appétissants croûtons de pain ; et les oiseaux en feront leur compte.
Mais parfois le régal s’angoisse. On dresse l’oreille, on flaire éperdument à tous vents : n’était-ce point un bruit humain, une odeur ennemie ? Mais non, mais oui, mais non, décidément. Ce n’est que le tapage du cœur heureux dans la poitrine des chevreuils, ceux-là mêmes qui ne croient plus au bonheur.
Une à une, sans se bousculer, sans presque déranger la neige des taillis, les bêtes à poil et à plume, d’énormes et de minuscules, sortent du bois et entourent l’arbre de Noël chargé de leurs désirs secrets. Que vivre est tout à coup un don royal ! Cessent de palpiter les gorges duveteuses et d’interroger les petites têtes sans front et de frémir les flancs sensibles : rassasiées, les créatures de l’ombre encore un moment contemplent l’arbre et puis se retirent, laine contre laine, dans les songeries incommunicables.
Demain viendront les bêtes de l’aurore, puis ce seront celles de la vraie lumière que l’homme ne regarde plus naître ni grandir et l’entourer, malgré lui, de la présence de Dieu.
Le jour de Noël, Jésus ouvre les yeux et un geai bleu à cette minute pose l’aile sur l’épaule de madame Blanche. Ce n’est rien, ce n’est que coïncidence. Mais rien, depuis Noël, n’est seulement coïncidence, tout, au contraire, a racine dans le dessein de la rédemption.
Qui est madame Blanche ? D’où vient-elle ? Quels furent ses anciens péchés ? Mais que nous importe ! Je pense simultanément à ses larmes de petite fille de jadis, devant les cages et les barreaux des zoos et à la vieille femme d’aujourd’hui, purifiée d’avoir beaucoup pardonné. Entre ces deux enfances, le pont de la jeunesse, avec ses trous miroitants au bord desquels, peut-être, madame Blanche parfois a connu le vertige des ténèbres.
Et voici pour elle la fin du voyage. Une vie ne voyage jamais que dans les pays du souvenir, madame Blanche sans doute le sait maintenant, qui ne part plus. Sa maison médite au bord de la forêt, pleine du silence des cloîtres. On voit une femme aux vêtements toujours les mêmes, amples l’été, moelleux l’hiver, s’avancer toujours plus avant dans le mystère d’une feuille si semblable à une autre feuille et cependant sans aucune veine qui soit de sillage pareil. Peu à peu se sont teintes de vert et d’ocre les pupilles de madame Blanche ; et c’est alors qu’un autre regard, à peine plus vert et plus ocré, a cessé d’avoir peur : le regard des bêtes de la forêt.
À partir de ce jour, plus aucun Noël n’a exclu de sa douce joie ses premiers témoins.
Adrienne CHOQUETTE.
Paru dans La terre et le foyer en décembre 1954
et recueilli dans Gerbes liées, Guérin, 1990.