Glanures
(Pages de journal)
par
Adrienne CHOQUETTE
C’est un Jour de semaine avec son tablier
Plein de baisers connus et de fleurs ordinaires
M.-P. SALONNE
...
Une grosse journée. Nous avons visité cinq maisons de pauvres après quoi, les mains vidées de ce que nous avions distribué, nous sommes allées prendre le thé dans un restaurant chic. Ma compagne n’en pouvait plus, elle me l’avoua :
– La vue de la misère me fait passionnément désirer de me retrouver dans mon monde et dans le décor douillet où je vis. Égoïsme ou lâcheté ? Que voulez-vous ? Quand j’ai pénétré dans ces intérieurs délabrés où les pauvres habitent, c’est plus fort que moi, l’angoisse me serre à la gorge !
Tout en causant, mon amie posait la théière d’argent et les petits gâteaux avec des gestes gracieux de femme habituée à une existence facile et je songeais que sans doute, puisque si grande est sa répugnance, elle a infiniment plus de mérite à visiter les pauvres. Mais les pauvres se méprennent à cause de ses ongles vernis et de la coupe de son manteau. Un ivrogne ne lui a-t-il pas crié, cet après-midi, qu’elle se moquait d’eux tous, que c’était pour poser à la grande âme ? Faire la charité n’est pas aussi facile qu’on croit. Qu’il faut de simplicité, d’amitié dans le geste de donner ! Cette jeune femme enceinte, à la joue marquée d’un coup de poing, de quel air méfiant, presque haineux ne me regardait-elle pas débarrasser la table afin d’y poser mes paquets ? Et cet adolescent de la porte voisine, magnifique dans ses guenilles, me cria tout à coup :
– Fichez-nous donc la paix avec vos charités ! J’suis capable d’apporter le pain aux vieux.
Mais les vieux le firent taire brutalement car ceux-ci ne sont pas de la même race que celui-là malgré le sang. Il y a bien des sortes de pauvres mais rares sont les vrais pauvres, ceux dont parle l’Évangile. Savoir être pauvre, c’est vouloir être saint. C’est l’être.
Nous n’en sommes pas là, hélas ! nous qui allons prendre le thé pour nous récompenser de nos bonnes actions.
...
Par-dessus beaucoup de soucis et de problèmes que nous jette la vie, mon mari et moi, ce mois-ci, gardons un coin clair au cœur, un coin de fraîcheur et de joie émue qui, à certains moments, recouvrent doucement toute la grisaille, la poussière. C’est que Michelle va bientôt faire sa première communion : notre bébé de sept ans qui étudie le soir son catéchisme, perdue dans un fauteuil, en suivant gravement du doigt les questions et les réponses, est entre nous la plus douce lumière qui soit. Parfois Raymond me fait signe ; nous la regardons en silence.
Que j’aime ces soirées paisibles sous la lampe ! Mes doigts jouent dans la soie blanche qui sera demain une robe de communiante pour ma petite, ma toute petite fille ; Raymond, non loin, chaussé de pantoufles, lit distraitement son journal, interrompu souvent par Claire ou René qui lui soumettent un problème d’arithmétique. Je songe à François endormi sur sa couchette de collégien et j’imagine mon aînée dont le sommeil même est devenu coquet.
Mon Dieu ! oui, c’est cela mon bonheur. Rien que ça : une lampe et des têtes autour.
...
Sur le coup de six heures, je me trouvais à l’autre bout de la ville, non loin du bureau où travaille mon mari et je décidai d’aller l’attendre à la porte. Mes visites avaient été fructueuses, j’avais le sentiment d’avoir procuré un peu de bien-être et d’espoir aux malheureux dont j’étais chargée. Je me sentais tout à coup singulièrement contente de tout, optimiste, en train, comme on dit, et je ne me pressais pas de rentrer, sachant qu’à la maison les enfants ne manqueraient de rien aux soins de cette excellente Gabrielle. Ma foi ! il y avait longtemps que je ne m’étais sentie aussi libre de soucis immédiats ; j’avais beau chercher une ombre, nulle ne venait et je découvrais, avec un rire intérieur, cent petites raisons puériles, qui pour le moment me semblaient décisives, de m’abandonner au courant léger et à la fois impérieux du printemps. Au fond, je savais bien que j’avais des soucis. Les choses une fois ramassées ne quittent plus nos mains. Qu’importe ! cela se tassait dans mon cœur, incapable de m’alourdir, et je répétais gravement, l’œil fixé sur la bâtisse d’où commençaient à sortir les employés :
– Ça s’arrangera puisque tout s’arrange.
Mon mari apparut mêlé aux autres, ni plus ni moins gris parmi ses camarades, vêtu comme eux de couleur neutre, avec cette tête rentrée, ces yeux habitués qui ne brillent plus d’un éclat vif au souffle de la rue, de la liberté. Je restais là, étonnée de ce que je découvrais soudain, l’anonymat de mon mari au milieu des autres hommes, tel que, pour la première fois de ma vie, je le réalisais. Et cela me fêlait silencieusement ma joie en même temps que j’étais intimidée à l’idée de me montrer. Il me semblait que Raymond, dont j’avais prévu la surprise joyeuse, éprouverait peut-être maintenant quelque chose d’autre... Je n’étais jamais venue à sa rencontre. Je ne savais pas que dans la rue il n’était plus qu’un nom – et pas même ! – un membre, une fraction de foule.
Mon Dieu ! ces pensées et bien d’autres avaient à peine le temps de se former dans ma tête. Au vrai, c’est à présent que je développe, seule dans ma chambre, ce qui hier soir n’était vraiment que larves de réflexions, images, sensations – un humble petit chaos douloureux au travers duquel je regardais fuir ma tranquille assurance. Car je me mettais à souffrir sans savoir au juste de quoi. Je n’aurais pas voulu, dans la fierté de ma tendresse, que mon mari eût comme les autres hommes cet air pitoyable de salarié résigné que la routine quotidienne lentement éteint. Mais par ailleurs, ne savais-je pas que, sitôt franchi le seuil du foyer, Raymond allait redevenir celui que j’aime ?
Chaque homme ressemble à chaque homme ; le miracle est que pour celle qui l’aime il soit unique en quelque chose.
Raymond se retourna brusquement en entendant appeler son nom et m’aperçut. J’ai encore dans l’oreille une grande exclamation de surprise :
– Toi ici ? Comment, c’est toi ?
Il riait et cela détendait sa figure. Il était tout à ce menu plaisir de trouver sa femme l’attendant pour rentrer et moi, qui avais eu de si méchantes pensées, je me sentais un peu honteuse devant tant de simple contentement. C’est vrai, trop vrai, que je gâte la plupart de mes joies à force de les peler comme un fruit. Fâcheux démon d’analyse ! Mais vivre simplement, n’est-ce pas très difficile ?
J’avais pris le bras de mon mari ; avant de nous mettre en route, je ne pus cependant m’empêcher de lui demander, comme une vague revanche que je prenais je ne sais sur quoi :
– Chéri, ôte donc tes lunettes...
...
On ne réalise vraiment que nos enfants sont devenus grands et nous échappent qu’au hasard des mots d’une discussion, quand subitement tout ce qu’ils révèlent d’une personnalité déjà affirmée déroute nos anciens moyens, nos vieilles ruses de parents aveugles. Lorsque nous disons à une amie : « Mon Jacques change de voix et je lui ai acheté deux paires de souliers en trois mois », nous ne sommes qu’amusés. Et même, si nous nous plaignons carrément de le voir grandir si vite en soupirant : « C’est déjà un homme », nous savons bien que, le soir venu, s’il a mal aux dents, « l’homme » ne sera encore entre nos bras qu’un bébé à soigner en le consolant. Non, tout cela ne nous convainc point du pas qu’il faut commencer à céder dans le cœur de nos petits. Mais un jour vient où soudain, à propos de n’importe quel prétexte, une discussion s’élève.
À midi, à table, revint le sujet des vacances que chaque année nous passons en partie chez ma belle-sœur. Tandis que mon mari fixait la date du départ, j’ai entendu François déclarer paisiblement en allumant sa cigarette (cette cigarette imposée une fois pour toutes à force d’assurance et de sang-froid) :
– Je voudrais bien que vous ne comptiez pas sur moi pour vous accompagner à la campagne.
– Hein ? fit mon mari interloqué. Qu’est-ce que tu racontes, toi ?
– Je ne raconte rien. Je dis que dorénavant je vous demande la permission de passer mes vacances où il me plaira. C’est tout.
Raymond considéra un instant son fils qui reprit le plus calmement du monde et sans paraître s’apercevoir qu’il usait de libertés inouïes :
– Ainsi cette année, au lieu d’aller perdre mon temps à écouter jacasser les canards de tante Hermine, j’ai l’intention de suivre un groupe de camarades dans le tour de la Province à pied. Connais-tu, maman, les Auberges de la Jeunesse ?
J’allais répondre lorsque Raymond s’écria du ton de quelqu’un qui, l’étonnement passé, prend conscience d’un danger imminent :
– Jamais de la vie ! Nous avons toujours tous ensemble passé un mois de vacances chez votre tante et j’entends que ça continue. En voilà des fantaisies par exemple ! Tu vas venir avec nous comme d’habitude, mon garçon.
Raymond est pour les traditions : manquer au rendez-vous annuel avec sa sœur lui a toujours semblé un péché inconvenant. Pour ma part, il y a longtemps que j’ai renoncé à exprimer le désir de vacances ailleurs que chez Hermine, mais comme je suivais le débat entre les deux hommes ! Tout à coup, Géraldine qui n’avait encore rien dit, sur une parole de son père, intervint froidement à son tour :
– Pardon, papa, moi aussi j’en ai assez de la ferme modèle de ma tante et, par surcroît, du village où tout le monde vous reluque comme une curiosité. J’irai chez mon amie Monique.
Et François, qui décidément pousse l’indépendance un peu loin, conclut rondement :
– Le mieux serait que chacun fût libre d’employer ses vacances à son goût : Géraldine et moi avec nos amis, les petits chez tante Hermine avec toi, papa, et...
Il me fit un clin d’œil.
– ... et maman pourrait enfin aller au bord de la mer. C’est un vieux rêve qu’elle cachait bien, mais que tu as deviné, papa. Pas vrai ?
Cher enfant ! Il me souriait à l’autre bout de la table comme je venais de m’apercevoir, au silence songeur de mon mari, que la partie peut-être était gagnée – cette partie défendue par moi sans succès depuis dix-huit ans.
...
Et bien oui, c’est fini de border François dans son lit. Admets-le donc, voyons, ma pauvre Simone ! J’admets ! J’admets !
J’admets si tristement...
...
... Ma petite fille s’avançait avec ses compagnes dans l’allée centrale, un peu pâle sous le long voile blanc ; si menue, si frêle que mon cœur fou a eu peur. Elle ne m’a pas regardée, ses yeux dorés, graves et purs, fixaient l’autel tout blanc. Et je l’ai vue agenouillée lever son visage en fleur vers le prêtre. Alors j’ai compris que l’enfant et l’hostie sont à eux deux le mystère de la survie éternelle de l’humanité.
Adrienne CHOQUETTE.
Paru dans La Famille en août-septembre 1942.
Repris dans Gerbes liées (1933-1963), Guérin, 1990.