L’heure de Satan
par
Adrienne CHOQUETTE
Un jeune homme allongea le pas jusqu’à ce qu’il eût rejoint Philippe Ruel qu’il salua d’une tape amicale sur l’épaule. L’autre se tourna brusquement vers lui, mais se mit à rire en le reconnaissant.
– Tu as toujours tes manières de gentil voyou, mon vieux Réal.
– Voyou, si tu veux, blagua le jeune homme. Je demeure quand même un charmant garçon. Tu vas au Cercle ?
Philippe acquiesça de la tête.
– Bon, je t’accompagne. Sais-tu que, pour un ami d’enfance, tu n’es plus très pressé de me voir. Il faut à présent que le hasard arrange nos rencontres.
Philippe trouvait assez mal de piètres excuses.
– Tu comprends, le travail ? Et puis, la vie un peu mondaine que nous menons.
– Bah ! fiche-moi la paix. Tu n’as même pas le cran d’avouer qu’en vérité tu ne lâches pas ta femme d’une seconde, espèce d’amoureux qui n’en démord pas. On en raconte de belles sur ton compte, tu sais.
– Ah ! fit le jeune avocat amusé. Que dit-on ?
Réal prit le temps de saluer un ami qui passait, d’allumer son cigare puis se décida d’un air narquois :
– Que tu es fou de ta Laure, qu’elle et toi devenez idiots à force d’amour, que vous fermez la porte aux visiteurs. Bref, votre ménage est un scandale !
Philippe riait franchement.
– Que sera-ce quand on apprendra que nous partons pour un mois vers une solitude complète, dans un nid adorable que je connais ?
Cette fois, Réal s’exclama, lui-même ébahi :
– Comment ! la maison close de la ville ne vous suffit plus ? Vous voulez encore la poésie de la nature pour intensifier votre passion. C’est dégoûtant, mon cher !
Mais Philippe n’écoutait plus, tout entier jeté dans le rêve qu’il avait évoqué.
– ... une minuscule villa blottie dans la verdure et les fleurs, murmura-t-il, le regard doucement extasié. Elle et moi, tout seuls, sans aucun souci ni pensée étrangère à notre tendresse. Le temps des fiançailles, comme dit Laure. Plus que cela pourtant : la maturité de notre amour, son épanouissement, le renouveau de la possession totale, de corps et d’âme. Le bonheur, mon cher ami, et nous deux dans le bonheur.
Réal, plus attendri qu’il ne le laissait paraître, tenta d’ironiser.
– La damnation éternelle vous guette !
Mais Philippe l’interrompit :
– Tais-toi. Je sais que tu nous comprends sous tes airs de blague. Tu nous approuves, Réal, de fuir autant que possible le monde, du moins, de ne pas nous permettre qu’il nous distraie de notre grave bonheur. Car nous nous aimons gravement, Laure et moi. Avec la même émotion et le même respect qui nous saisissent quand nous contemplons notre fils.
– Mais Philippe, ne crains-tu pas qu’un tête-à-tête perpétuel ne finisse, à la longue, par vous lasser malgré tout l’amour qui vous unit ? Cela arrive, mon cher.
L’avocat secoua la tête :
– C’est impossible quand la passion est basée comme la nôtre sur un égal besoin de découvrir, jusqu’à la toucher, l’âme de l’aimé, son être intérieur. Et puis nous avons l’enfant.
– ... qui a contribué, mieux que tout, à vous confondre, à vous mêler étroitement.
Ils se turent, songeurs. Réal réfléchissait aux paroles de son ami à qui, brusquement, il demanda :
– Être si heureux doit peser quelquefois. Ne ressens-tu pas le besoin de souffrir pour, du moins, mériter que de pareilles joies te viennent ?
Philippe, étonné, hésita une seconde. L’autre le perçut et en fut déçu. Mais déjà la réponse venait :
– Tu as raison. J’ai quelquefois le désir, le goût du sacrifice qui paiera le bonheur qu’on m’a dévolu. Il me semble même que je donnerais volontiers ma vie...
Réal observait, à la dérobée, le front haut, les yeux sérieux, la bouche attentive et le menton fort. Sur le masque un peu dur de l’avocat, l’amour avait posé une étrange douceur, quelque chose de bon, d’indulgent et d’attirant qui faisait de Philippe Ruel une personnalité à part, un être mâle et tendre qui captivait.
– Tu ne dis plus rien ? fit-il.
Ils s’arrêtèrent devant l’immeuble tout illuminé où ils avaient leur cercle.
– Je suis ému, très ému, murmura soudain Réal avec une sincérité touchante. Je te félicite et je veux te serrer la main, conclut-il brusquement parce que les effusions sentimentales l’intimidaient.
L’autre la lui tendit, largement ouverte, mais son geste spontané n’empêcha point que son ami ne remarquât, en même temps, que Philippe se redressait dans une attitude singulièrement vaniteuse.
Philippe et Laure s’étaient épousés deux ans auparavant après un temps de fiançailles le plus propice à une connaissance profonde de leur personnalité. Mais leur amour remontait vraiment à plus loin, à toujours, car il s’agissait d’un rêve que la vie avait réalisé. Et tous deux qui, durant l’adolescence, songeaient amoureusement mais sans espoir à l’idéal qu’ils s’étaient forgé, se reconnurent donc immédiatement, dès le premier regard qu’ils se jetèrent. Ce fut en eux un choc, une émotion inoubliable et, sans trop qu’ils s’en rendissent compte, leurs mains s’étreignirent pour ne plus se quitter. Tout devint si merveilleux dans leur vie enfin jointe qu’ils en éprouvaient parfois l’angoisse crispante de voir le bonheur s’effondrer comme au réveil d’un songe. Et tant était éclatante leur entente que l’entourage s’étonna avec eux. Réal, le plus proche ami de Philippe, remarquait en riant :
– On croirait voir en vous des héros de roman promis à une bienheureuse extase.
C’était pourtant des êtres de chair, avec les imperfections et même les défauts inhérents à la faiblesse humaine et qui font qu’on se heurte, qu’on se blesse et souvent qu’on se hait. Il n’en fut rien pour Philippe et Laure qui, du reste, il faut le dire, avaient appuyé leur amour sur une large et profonde compréhension mutuelle. Bref, si banale que soit la phrase populaire, ils formaient un couple idéal, créé pour se rencontrer. Incomplet jusqu’à ce jour et d’une admirable harmonie dès lors.
Mais les mots ne prouvent que mal à quel point ceux qui sont heureux le sont entièrement. Il faut des preuves vivantes, la vue même du couple, à chaque heure et tous les jours. En vivant auprès d’eux – avec eux – en tâchant de percer la signification de leurs gestes et des paroles qu’ils prononcent, on parviendra toujours à la vérité de leur être beaucoup plus vite et sûrement.
Je me transporte donc et j’invite mon lecteur dans la campagne québécoise où Philippe et Laure avaient décidé de passer leurs vacances.
Ils y étaient depuis une semaine environ quand leur plus proche voisin – un riche célibataire qui atteignait l’âge mûr – exprima le désir que des relations amicales s’établissent entre eux. C’était un homme charmant qu’une longue maladie avait affiné. Le jeune couple accepta donc, assez flatté de l’offre et, tout de suite, une camaraderie exquise commença à les rapprocher. Laure, pour des raisons très féminines que l’habile Jean Côté savait exploiter, lui accorda vite une amitié enthousiaste tandis que Philippe qui, de son côté, se trouvait bien des conseils expérimentés de l’étranger, prit l’habitude de le consulter. L’autre n’attendait que cette confiance naïve pour en arriver à l’exécution de son projet. En manœuvrant de façon à berner complètement le jeune avocat, il ne perdait pas non plus de vue son désir de séduire Laure. Il n’avait oublié qu’une chose, c’est que Laure, comblée par son mari, ne pouvait pas prendre au sérieux l’attention qu’elle donnait à un autre homme. À vrai dire, Jean ne croyait pas à l’amour, encore moins pouvait-il comprendre le sentiment profond et inébranlable de la jeune femme. Il feignit pourtant. Elle se laissa prendre à son jeu, se demandant, avec l’espoir un peu romanesque des jeunes femmes, si elle n’avait pas trouvé en Jean Côté l’ami, le sûr, le désintéressé qu’au fond d’elle-même elle attendait. Lui guettait son heure. Malheureusement son désir fut le plus fort. Et, par un doux soir d’étoiles, n’en pouvant plus, il profita d’un court tête-à-tête pour saisir Laure dans ses bras et l’étourdir d’aveux passionnés.
L’étreinte fut si imprévue qu’elle ne se défendit pas tout d’abord, stupéfaite et navrée. Il avait réussi à la tenir embrassée quand Philippe les surprit. C’est à l’exclamation indignée de son mari que Laure reprit enfin ses sens. Le regard soudain glacial de Philippe la fixait ainsi que Jean Côté, furieux et assez mal à son aise.
Alors Laure comprit que l’instant était grave. Ses deux années de bonheur, Philippe, la joie de sa vie, leur fils... Tout cela croulait dans la prunelle arrêtée sur elle, qui la fouillait avec une acuité si brutale qu’elle en tressaillit de douleur. Elle ne réfléchit plus, ne songea pas que, selon les apparences, elle était perdue. Pâle, le cœur tremblant, elle s’avança machinalement et murmura simplement :
– Je te jure que je n’aime pas cet homme.
L’homme avait disparu. Philippe et Laure restaient seuls dans le jardin aux fleurs épanouies. Quand elle eut parlé, étonnée du son rauque de sa voix qui persistait, Philippe ne répondit rien tout d’abord, le visage crispé, se retenant follement de la frapper comme de crier. Lui aussi avait devant les yeux leur passé et leur enfant. Était-ce possible qu’elle lui eût menti ? Un travail cérébral intense se faisait en lui mais la lutte réelle ne résidait pas là. Elle partait du cœur, de l’âme et de sa chair soulevée qui se souvenait. Laure le regardait toujours, tout l’être exposé là, dans la prunelle. Et lui, dans un silence terrifiant, attendait, hagard, que la tempête s’apaisât.
Tout à coup, il tendit les bras, balbutiant avec une immense douceur :
– J’ai confiance en toi.
Et, ce que toutes les raisons les plus sensées n’eussent pas gagné, l’amour, avec sa voix souveraine, fit comprendre qu’il n’avait rien à pardonner.
Quelques jours passèrent, un peu tristes, durant lesquels, pour la première fois, Philippe et Laure n’exprimèrent pas entièrement leur pensée. Mais ils étaient trop épris et trop sincères pour ne pas s’efforcer bientôt d’oublier la lamentable aventure qui, après tout, leur avait fourni la preuve irréfutable de leur amour. C’est ce que Laure exprima résolument :
– Puisque tu m’aimes assez pour avoir résisté au soupçon qui t’était permis, Philippe, il faut maintenant avoir le courage d’anéantir cette minute affreuse, de l’écarter à jamais de ton souvenir comme je ferai moi-même. Sinon, vois-tu, ton geste et le mien n’auront servi à rien. Nous ne serons plus jamais les mêmes.
Malgré tout, ils hâtèrent leur retour en ville. Dans leur maison, auprès du petit enfant et de la douce reprise des devoirs quotidiens, le jeune couple oublia réellement ce qui lui apparaissait à présent comme une heure de cauchemar. Et c’est avec la plus grande sincérité que Philippe avouait à son ami, Réal, quelques semaines après le retour :
– Tu m’as demandé si j’aimais Laure plus que ma vie. Et j’hésitai avant de répondre. Mais c’est qu’alors je n’avais pas eu l’occasion de me prouver à moi-même mon amour. Depuis l’aventure que je t’ai racontée, j’ai compris que sacrifier ma vie pour elle ne me coûterait plus après l’acte de foi que je lui ai fait.
Leur existence désormais fut plus haute et plus grave. Leur bonheur prit un autre aspect. Soudés littéralement l’un à l’autre par l’épreuve la plus dure peut-être à traverser dans la vie sentimentale, Philippe et Laure s’aimèrent mieux en sachant qu’ils se devaient une estime dont ils avaient pu mesurer la valeur. Laure, surtout, entoura son mari d’une gratitude et d’une admiration infinies. Et elle avait raison. Car peu d’hommes, en pareille circonstance, se fussent montrés plus spontanés, plus confiants et plus nobles. Le souvenir du geste de Philippe s’était gravé dans son cœur où rien – pas même peut-être une vilenie du même homme – ne pourrait l’effacer.
Pour elle seule, le soir, elle murmurait tandis que son clair visage s’illuminait de ferveur :
– Pouvoir, Seigneur, à mon tour lui prouver que je suis restée digne de lui !
⁎
– Que dirais-tu, ma chérie, d’une promenade sur le lac Bleu ce dimanche ?
Laure chercha.
– Le lac Bleu ! quel joli nom ! Où est-ce ?
– Quelque part dans les montagnes, à deux ou trois milles de la ville. Ça te sourit ?
Philippe jeta son journal pour qu’elle eût sa place accoutumée sur le bras du fauteuil. Il eut l’air heureux qu’elle s’écriât en battant des mains comme une enfant :
– Je te crois, voyons. Pense donc, continua-t-elle, prenant dans ses mains la tête brune du jeune homme, nous échapper de la ville poussiéreuse pour une journée, toi, Bébé et moi. Car nous emmenons mon petit.
– Bien sûr. L’air des montagnes lui sera bon.
– Et à toi aussi qui as de si vilains yeux fatigués depuis un mois.
Il baisait les doigts qu’elle posait doucement sur ses paupières. C’est vrai qu’il était las du travail de plus en plus absorbant et de la température printanière qui l’exaspérait toujours avec ses averses glacées après le doux soleil tiède. Une après-midi avec sa Laure et l’enfant, dans le paysage simple et grandiose des montagnes qui entourent un lac, c’est de cette halte dont il avait besoin, d’un repos du corps autant que de l’esprit.
Ce soir-là, il se coucha ragaillardi, joyeux, et Laure, attendrie, se promit de leur renouveler à tous deux de semblables détentes.
– Prenez garde aux remous, recommandait une dernière fois la femme du gardien, une bonne vieille créature qui avait catégoriquement refusé de se séparer du poupon et le tenait assez farouchement dans ses bras.
Mi-taquine, mi-sérieuse, Laure, déjà installée à l’avant du canot, réclamait son fils :
– Tout de même, madame Leblanc, c’est mon garçon que vous tenez là, sauvagement, comme s’il n’était pas question pour lui d’apprendre aujourd’hui ce que c’est qu’une promenade sur l’eau !
Mais la bonne femme ne voulait rien entendre.
– Et s’il arrivait que la barque chavirât, hein ? Vous seriez bien avancés avec ce petit. Au moins, tous deux, vous êtes en état de lutter, tandis que lui, voyons ! Non, non. Je le garde jusqu’au retour.
Philippe s’amusait beaucoup de la mine boudeuse de sa femme.
– Ma chérie. Inutile d’insister. Ton fils même se fiche de la promenade. Regarde-le.
En effet, le bébé prenait, semblait-il, un immense plaisir à tenter d’arracher l’un des généreux boutons luisants qui garnissaient le corsage de madame Leblanc. Laure était vaincue. Elle l’exprima en grands gestes découragés, fort drôles.
Ce dimanche de printemps était d’une limpidité extraordinaire. La poésie des choses qui commencent perlait au bord des fleurs fragiles poussant sur chaque côté des rives, au milieu d’une végétation sauvage et magnifique. Le soleil jetait des étoiles au sein du lac dont les eaux bleues se recouvraient ainsi d’une mince couche d’argent. Il n’y avait presque rien que la brise un peu amère, l’eau tranquille et ces deux énormes flancs des montagnes dont les pousses et quelques troncs d’arbres coupés se penchaient sur le lac pour y entrevoir leur image morbide. Mais un couple apportait, ce jour-là, sa jeunesse et son amour pour que, même si le soleil du Bon Dieu se fût éteint, il en restât quand même des rayons autrement enflammés. Un bonheur chantant aux lèvres, Laure laissait glisser dans l’eau cristalline ses mains fines tandis que Philippe, la chemise ouverte sur la poitrine, avironnait doucement, le regard fixant avec tendresse la silhouette blonde qui lui faisait face.
– Tu es heureuse ? chuchota-t-il comme il faisait souvent rien que pour entendre le son de voix de sa compagne.
Au même moment, elle allait lui dire de contourner ce qui lui paraissait être un morceau de bois flottant. La tendre appellation de son mari détourna son attention. Laure le regarda, offrant tout son visage, pour qu’il fût plus convaincu que par des paroles. Et, au moment précis où elle se haussait un peu, quelque chose d’affreux se produisit que ni Laure ni Philippe ne comprirent sur-le-champ. La frêle embarcation venait de heurter l’épave en question qui était, en l’occurrence, un billot rempli d’eau et traîtreusement placé de façon à soulever légèrement le canot sous lequel il ballottait. Cela n’était qu’à demi dangereux. Comment arriva-t-il que Laure, perdant brusquement l’équilibre, perdit aussi son sang-froid ? Avec un cri, elle se cramponna si fortement à l’un des côtés du canot que, sous le poids de son corps et de celui de Philippe qui, maladroitement, tentait de repousser le billot, la barque chavira.
Ce qui se passa alors dans la solitude du lac Bleu, entre les montagnes et le firmament, fut si rapide, si atroce et si inconcevable que la plume est impuissante à le décrire. Il faut plutôt voir avec ses yeux ce canot qui, dès la chute de Laure, reprend sa position normale, cette femme soudain terrifiée qui se débat désespérément, incapable d’appeler à l’aide, mais tendant ses mains tremblantes vers son compagnon, Philippe, aussitôt précipité vers elle pour la saisir. Mais... horreur ! L’homme ne sauta point.
Tout à coup pétrifié, ses yeux s’agrandirent, sa bouche se tordit et il s’agrippa de toutes ses forces au rebord du canot sans oser un geste qui l’eût délivré de la peur. Car, à l’instant où sa femme l’appelait comme un sauveur, Philippe qui, lui, avait un jour donné la preuve irréfutable de son profond amour, devant le masque d’horreur de la malheureuse, ses doigts crispés qui l’attendaient pour l’empoigner, soudain, sous le ciel de printemps, dans la nature ressuscitée, Philippe Ruel sentit sa chair en révolte, tous ses membres protester affreusement contre le geste de tendre la main à celle qui agonisait. Lui, l’époux admirable, l’homme sincère, l’ami magnanime, il reculait comme un lâche à l’instant de protéger la vie de Laure qui le contemplait à présent avec stupéfaction. Elle eut l’air de comprendre brutalement. Oui, si près de la mort, Laure dut comprendre que son mari, le bien-aimé à qui elle prêtait tous les héroïsmes, n’osait plus avancer, se dérobait plutôt parce que les bouillonnements de l’eau le faisaient frémir, que son âme, en ce moment défigurée par la peur, calculait férocement le risque qu’il y avait à vouloir sauver la malheureuse dont il croyait sentir l’étreinte mortelle, indéfaisable, qui l’entraînerait avec elle au fond de l’eau bleue. Tout était oublié : l’amour, le dévouement, les promesses sacrées, l’enfant qui, déjà, prononçait le nom maternel mais, plus tard, se dresserait en justicier.
La face convulsée par la peur, des sueurs froides inondant tout son corps, l’homme couvait la longue agonie de celle qui, maintenant, lui jetait un dernier regard de victime révoltée, puis disparaissait pour toujours, la gorge noyée, tandis que sa chevelure, un instant encore, flottait sur l’onde avec des gouttes de soleil.
Deux heures plus tard, Philippe Ruel était encore dans la même position et ses doigts serraient si fort le rebord de bois que le sang s’en était retiré. À genoux et penché sur l’eau miroitante, il regardait par où était disparue Laure. Mais la prostration avait assez duré. Il comprenait que toutes ses facultés lui revenaient, qu’il recouvrait la raison alors qu’il avait espéré la perdre à jamais. Et la rançon de son inconcevable lâcheté le guettait. Il sentait quelque chose de glacé et de visqueux ramper dans tout son être comme un ver. Il reconnut, avec désespoir, le remords.
Un moment, il leva des yeux suppliants sur le ciel au bleu doux mais muet, puis baissa ses épaules misérables vers l’eau sans pouvoir s’y jeter et, enfin, dans une convulsion d’animal abject, s’effondra dans le canot blanc avec des sanglots infiniment pitoyables.
Adrienne CHOQUETTE.
Paru dans Le Mauricien en octobre 1937.
Repris dans Gerbes liées (1933-1963), Guérin, 1990.