Noël d’artiste
par
Adrienne CHOQUETTE
– Non, vraiment, n’insistez pas, cher ami, vous me désobligeriez. Oui, une autre fois peut-être. Merci. Amusez-vous bien.
Francis Berne raccrocha l’appareil, fit quelques pas vers une des larges fenêtres dont il souleva la draperie chatoyante ; en bas, c’était la rue. Il contempla longuement la rue, la foule poussée en avant et, soudain, refluant, les tramways où, sans cesse, des groupes s’engouffraient, se tassaient, se pilaient, insouciants du corps à corps, seulement enragés d’atteindre au plus vite un but inconnu. Et c’était, partout alentour, un tumulte indicible, une course effrénée sur les trottoirs mouillés, entre la file ininterrompue d’autos, au milieu des coups de sifflets stridents, des klaxons stupides, sous les affiches multicolores, les lumières crues. La foule, ivre de bruit et de vitesse, avançait dans la boue, dans le froid ; faite de corps avides, d’âmes tourmentées, la foule des grandes villes, partout la même, levait une face pâle marquée d’inquiétude.
Francis Berne aimait la foule. Comme tout artiste, il lui devait d’ineffables émotions. Et les foules aimaient Francis Berne, accouraient à la vérité de son art. Certains soirs de concert, n’éprouvait-il pas, jusqu’à la terreur, une joie toute spirituelle, élargissant à l’infini les limites de son être, joie presque inhumaine alors qu’il avait conscience d’être le maître, le dieu grâce à qui – pendant une heure – quelques centaines d’hommes respiraient dans l’extase. Minutes bouleversantes d’une communion parfaite avec une part de l’humanité. Orgueil et royauté d’être celui qui règle, la durée d’un instant, les pulsations du cœur de la foule. Il n’y a point sans doute d’ivresse comparable à celle-là ; peut-être aussi n’est-il pire solitude que celle de l’artiste délaissé, rejeté après avoir été aimé.
Francis Berne réfléchissait au miracle de sa carrière. Mais ce soir, ni les souvenirs ni la vue des hommes dont, vaguement, il suivait par la vitre le mouvement énorme de marée, ne parvenaient à couper sa tristesse. Et c’est en vain que, tantôt, il avait ouvert le piano, tenté de déchiffrer une œuvre nouvelle : rien n’arrivait plus à dissimuler ce qu’il osa enfin appeler douloureusement le néant de sa vie. Il laissa tomber le rideau, erra dans l’appartement plein de silence ; son regard se fixa sur des malles non déballées, toutes couvertes d’estampilles étrangères. Demain, il allait repartir pour ailleurs et ses malles, jamais déballées, seraient posées dans une autre chambre en attendant qu’il les reprît encore. Demain ! Toujours demain ! Car l’artiste – comme le prêtre – nulle part ne plante de tente. Sa mission est d’aller ; porteur d’un message à la terre, il n’a qu’à avancer environné de flamme parmi le sable et les pierres. Qu’importe si le feu se perd et si nul n’entend son message ? Il s’agissait pour lui de donner ; de donner, non pas une fois pour toutes, mais à chaque seconde de sa vie.
– Je me suis donné aux hommes, murmura soudain Francis Berne qui regardait les bûches cramoisies, au fond de l’immense foyer, brûler lentement. Mais c’était par orgueil, non par amour. J’attendais la gloire en échange du don que je leur faisais.
À ce moment, la sonnerie du téléphone retentit de nouveau ; il décrocha avec ennui le récepteur d’ivoire pour se dérober, comme la première fois, à une nouvelle invitation.
– Je vous remercie. Non, pas ce soir. Désolé... Évidemment, je le regretterai, vous êtes une très exquise hôtesse. Vous dites ? Ah ! oui, un joyeux Noël. Bien sûr, chère amie, joyeux Noël !
Tout en parlant, il faisait jouer entre ses doigts une pile de cartes de souhaits, la plupart signées de noms de femmes. Et il souriait avec amertume longtemps après l’appel, songeait que, pour ses amis, Noël n’était que le prétexte d’une autre nuit orgiaque. Lui-même, au reste, si longtemps n’avait-il, à leur suite, sali le doux visage de la Fête et n’était-il pas plus coupable qu’eux lorsqu’il cherchait, dans une ivresse impossible, à dénaturer ses poignantes nostalgies ? Car il se rappelait les Noëls de son enfance, les purs, les saints Noëls d’autrefois. Si longtemps il avait cru les oublier, maintenant Francis Berne se sentait de nouveau leur prisonnier. Et il venait de comprendre que peut-être désormais une lumière luirait pour lui, s’il savait reconnaître sa lueur.
Un nom de femme sur un vélin, quelques mots ajoutés à la plume retinrent son attention. Il prit la carte, la caressa de la main. « M’aime-t-elle ? » dit-il tout haut ; et on le devinait partagé entre un faible espoir et d’irritantes certitudes. « Abandonnerait-elle, pour moi, une vie de mensonge pour l’existence dont je rêve ? »
Mais jamais il n’y avait de réponse certaine : qu’elle fût présente et le regardât de ses prunelles couleur de feuille profonde et secrète, qu’elle lui parlât en souriant d’un étrange sourire un peu fuyant, retroussé avec provocation sur le bout des dents humides, ou bien que lui, Francis, évoquât sa mince silhouette énigmatique, c’était toujours la même chose insaisissable et il se posait, à l’infini, des variantes pareilles : « Est-elle sincère ? Est-ce une affreuse comédie qu’elle me joue ? Que suis-je pour elle ? »
Mais alors, le plus souvent, un démon familier poussait l’artiste devant la haute glace de la cheminée, se mettait à ricaner : « C’est celui-ci qui l’intéresse, flatte sa vanité : c’est Francis Berne, le célèbre, le riche, l’élégant virtuose ! Ce n’est pas toi, François Bélanger, enfant naturel déposé à la crèche par une pauvre fille qui n’est jamais venue le réclamer. »
Francis Berne se débattait mais le démon, implacablement, poursuivait : « Ce que tu es pour elle, cherches-tu ? Sans doute un bibelot un peu plus précieux que les autres et qui donne du chic à son salon. Tu excites la jalousie de ses amies, tu dépites aussi sa petite cour. Voilà un gros atout ! Tu es un bibelot à ménager, c’est pourquoi on te donne, de temps à autre, la caresse d’un regard, la promesse d’un sourire et, tant que tu seras à la mode, sois persuadé qu’on éprouvera une vraie angoisse à l’idée de te perdre. »
Bien des fois antérieurement, Francis Berne s’était senti troublé en écoutant cette voix ironique qui, tranquillement, mettait à jour une plaie secrète. Mais toujours il refusait de croire, s’accusait lui-même de méfiance maladive. Et s’il restait malgré tout autour de son cœur comme un cerne d’inquiétude, il prétendait n’en point faire cas. D’où venait donc que ce soir, renonçant à protester, il saisit tout à coup le paquet entier de cartes et de lettres et le jeta dans le feu ? Le feu mordit ; il jeta aussi le bristol qui, mal dirigé, noircit lentement à l’écart. Il regardait s’effacer une à une les lettres qui formaient la signature et, à l’expression de son visage, l’on devinait qu’il mourait lui aussi à sa triste passion. Quand le feu eut tout happé, lorsque sur les bûches violacées il ne resta qu’un mince amas de cendre, Francis Berne se leva. Il avait, sur la face, de la douleur et de la lumière. Il marcha vers l’appareil téléphonique et, d’une voix singulièrement apaisée, ordonna que sa voiture fût amenée devant l’hôtel.
Dans la nuit, la spacieuse automobile roulait depuis une heure ; Francis Berne avait baissé la vitre pour mieux aspirer le vent à peine tiède. Tout était bleu entre ciel et terre et l’on eût dit un pays enchanté. De chaque côté de la route luisante, les terres dormaient sous la neige mais, plus loin qu’elles, on distinguait la masse noire, cauteleuse d’une forêt. Parfois un arbre dressait à la face du ciel ses branches roides comme des bras pathétiquement levés – note pure –, l’écorce éclatante des bouleaux faisait courir entre les morts un feu d’argent. Depuis longtemps, le silence de la campagne avait éteint la rumeur des villes ; et Francis Berne, au volant de son auto, finissait par éprouver une grande paix.
Un village apparut bientôt ; la voiture ralentit, s’arrêta presque. À ce moment éclata – conspiration divine – le chant des cloches. Francis Berne tressaillit, écouta. Minuit, marquait sa montre. Et, tandis qu’il regardait les villageois se diriger vers l’église illuminée, l’artiste aussi continuait d’écouter chanter les cloches – les humbles cloches d’une humble église de campagne qui sont, dans la nuit de Noël, comme des poètes pleins de candeur marchant en avant de l’Enfant. Cela ressemblait à un signal : se pouvait-il que tous les hommes n’accourussent point ? Et lui, Francis Berne, comment avait-il pu être aveugle et sourd, dénaturant le véritable sens de son message aux hommes, perdant sa vie alors qu’il croyait l’accomplir ? Mais, s’il n’était encore qu’à demi délivré, encore à demi enchaîné, et s’il comprenait que la lutte allait être terrible pour s’arracher, chaque jour davantage, à des liens pressants, le nouvel homme quand même souriait, assis au volant. Ses yeux clairs brillaient d’une espérance confuse sous la double frange des cils soyeux et il semblait chercher, tout au fond de sa mémoire, des souvenirs gris de poussière – ceux-là, peut-être, qui émergent un Jour de notre enfance tarie comme ces petites sources qu’on voit sourdre inexplicablement du creux des rochers.
Francis Berne gara sa voiture devant l’église où, la minute d’après, il pénétrait, prenait place au dernier banc sans souci de l’intense et brève curiosité que sa venue suscitait parmi les humbles. Car, nulle part jamais, cet homme vêtu avec élégance, dont la tête portait haut, au regard profond et triste, ne passait inaperçu ; et l’on devinait, à certain raffinement des manières, à quelque peu de hauteur dans l’attitude, qu’il n’ignorait pas l’emprise d’une telle personnalité sur la foule. Pourtant cette nuit, placé au dernier rang, le visage éteint à tout ce qui n’était pas un petit autel où la croix scintillait, Francis Berne devenait un homme à genoux qui, simplement, expose sa misère, humblement, confesse son péché.
Et les messes se succédèrent, irradiantes ; l’odeur d’encens échappée des prêtres glissait jusqu’aux fidèles, planait au-dessus des têtes, touchait les fronts puis montait, cernait les murs – telle une possession amoureuse –, atteignait enfin le jubé où quelques paroissiens constitués en chœur de chant faisaient retentir une immense bonne volonté. Dans sa crèche en papier peint, un Jésus de cire symbolisait une attente de vingt siècles, l’attente des hommes en l’amour plus fort que la mort.
Car Noël n’est pas une fête mais la Fête – la Fête sur la Croix.
Adrienne CHOQUETTE.
Paru dans La famille en décembre 1942
et recueilli dans Gerbes liées, Guérin, 1990.