Victor et Marie

ou

Le roman d’un enfant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Sylva CLAPIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’ÉTAIT par une triste et froide après-midi du mois de décembre. Sur la Seine, un brouillard opaque, que rayaient confusément les longues lignes des ponts, flottait d’une rive à l’autre. Un ciel gris et terne, suintant l’humidité, planait sur toute la ville.

Je venais d’entrer à l’église Notre-Dame. La vieille cathédrale sommeillait, impassible dans la brume où se perdaient ses tours noires et trapues. À l’intérieur, une demi-obscurité oppressive que trouaient çà et là, dans l’enfoncement des chapelles, les points lumineux de quelques cierges. La vaste basilique était presque déserte. À peine quelques fidèles, quelques religieux agenouillés, courbés sous le poids de la prière ; puis quelques visiteurs, quelques curieux glissant sur les dalles avec un assourdissement de pas, sous les voûtes sonores, dans la pénombre recueillie qu’égayaient parfois les traînées lumineuses et coloriées des verrières. De temps à autre, les lourdes portes, aux gonds rouillés par l’humidité, grinçaient lugubrement en s’entrouvrant.

Il y avait déjà longtemps que j’errais dans la nef quand il me sembla entendre quelque chose comme une lamentation étouffée. Je m’avançai. Un bruit de sanglots comprimés avec peine, paraissant venir de l’une des chapelles latérales, me fit accélérer mes pas de ce côté. Jamais je n’oublierai ce qui s’offrit alors à ma vue.

Debout devant un petit autel élevé à la Vierge, dans l’un des angles d’une chapelle, un vieux prêtre, les mains tendues au-dessus d’un cercueil d’enfant, récitait les prières des morts. La lumière blafarde des cierges courait en tremblotant sur sa belle figure, d’une blancheur de cire, émaciée par l’ascétisme et la méditation. Sur toute cette belle tête, encadrée d’une longue chevelure blanche, les yeux seuls vivaient, brillant d’une lueur étrange semblant invoquer, dans leur muette éloquence, la pitié et la miséricorde du Très-Haut pour cette petite dépouille de jeune fille renfermée dans le cercueil. Et puis, au pied de ce cercueil, anéanti dans sa douleur, courbé sur les dalles, les mains entrelacées et crispées par le désespoir, un jeune enfant de douze à treize ans, à la figure hâve et défaite, aux vêtements en lambeaux, aux souliers éculés. Quelques spectateurs, dans les yeux desquels l’on voyait briller des larmes de compassion et de pitié, se tenaient respectueusement à l’écart. Tout cela formait un ensemble digne d’un tableau de Ribeira.

 

 

II

 

La vue de cette scène tout intime, si poignante dans sa triste réalité, la douleur de l’enfant, la psalmodie funèbre du prêtre, tout cela m’avait arrêté et je ne pouvais dessaisir mes yeux de ce douloureux spectacle.

Certaines paroles prononcées autour de moi, jointes aux détails dont je m’informai, m’apprirent ce qui va suivre.

Ce pauvre enfant, dont la poitrine tressautait convulsivement sous les sanglots qui l’oppressaient, menait une existence précaire en vendant des journaux sur les boulevards. La petite fille qu’il accompagnait à sa dernière demeure était sa compagne d’enfance, son bien, sa vie. Tous deux orphelins et jetés dès leur bas âge, comme tant d’autres petits infortunés, sur le pavé de Paris, ils avaient réuni, concentré leurs efforts, attirés qu’ils étaient l’un vers l’autre par une attraction qu’ils ne faisaient que s’expliquer quand la mort était venue les séparer.

Requiescat in pace, dit le prêtre, et quelques gouttes de l’eau sacrée, comme une rosée de bénédiction, vinrent tomber sur la bière de la jeune fille, où avait été déposé un gros bouquet d’immortelles.

Elle s’appelait Marie. Il s’appelait Victor. Je me les figurais tous deux comme ils devaient être quelques mois auparavant, s’appuyant l’un sur l’autre, heureux et confiants dans l’avenir. Tous deux, libres et joyeux comme des oiseaux de printemps, puisant dans leur affection la force nécessaire pour surmonter les difficultés de la vie. Ils avaient fait des économies. Il y avait toujours du surplus pour entretenir des fleurs sur l’unique croisée de la chambre de Marie. Elle aimait tant les fleurs !

 

III

 

 

Puis un jour, jour de deuil et d’alarmes, la maladie s’était abattue sur eux. Ce jour-là la petite Marie s’était mise au lit pour ne plus se relever.

– Ce ne sera rien, avait-elle dit à son compagnon, toute une adorable câlinerie dans la voix.

Mais ses traits s’altérèrent de plus en plus. Ses grands yeux si vifs perdirent peu à peu leur éclat ; ses traits, macérés par la souffrance, leur grâce juvénile. Ce petit corps devint d’une blancheur diaphane. Seuls, ses longs cheveux blonds et bouclés, au milieu desquels sa jolie tête rayonnait autrefois avec une coquetterie si mutine, l’entouraient comme d’une auréole et formaient autour d’elle comme un nuage d’or. Elle était devenue prête pour la mort.

Requiescat in pace, ajouta pour une dernière fois le vieux prêtre, enveloppé de la fumée de l’encens, laquelle, montant lentement vers la voûte, faisait vaciller faiblement la flamme des cierges.

Puis l’on s’achemina vers la sortie. Au dehors, sur la rue, dans le jour qui baissait, la vie, l’activité faisaient rage de toutes parts. Sur tout le parcours on pouvait voir cependant les passants se découvrir avec respect devant un pauvre corbillard suivi d’un enfant en pleurs et tenant, étroitement serré dans ses mains, un bouquet d’immortelles.

 

 

Sylva CLAPIN, Contes et nouvelles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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