La légende de saint Guirec

 

 

« Entendez-vous, gens de la Côte, entendez-vous

l’étrange Chant, le Chant si doux

qui semble venir de la mer ?

– C’est le zône aux vertes Morgans,

le doux zône des fées amères,

le chant cruel et décevant

qui fait pâlir le front des mères.

– Ce n’est point le chant des Morgans,

c’est le cri des courlis ou bien des goëlands.

– Non ce n’est point le cri du goéland,

mais parmi les pierres la plainte du vent.

– Ah ! fous ! dit un vieil homme, non ce n’est pas le vent ;

la douce voix qui chante ainsi

n’est point d’ici,

et sa chanson n’est point d’ici ;

c’est un beau chant inentendu

sur cette terre,

un chant d’amour et de mystère

dont mon cœur est tout confondu.

      - Là bonnes gens, là voyez-vous

ce petit bateau

qui s’en vient sur l’eau

tout luisant de clairs luminaires ?

– On dirait plutôt un gros cachalot

avec des prunelles de braise.

– Non c’est une épave ou bien un radeau

où veillent des chandelles...

      Et les gens debout sur les grands rochers

se haussaient sur leurs pieds

et mettaient leurs mains au-dessus des yeux

pour mieux voir

le navire mystérieux

surgi de l’inconnu dans les rougeurs du soir.

      Ayant franchi la passe, il cingla vers la grève,

et l’on fut bien, bien surpris

de voir atterrir sur le sable,

tel un bateau de bois, une auge de granit

où se tenait tout droit un grand vieillard affable

aux mains de lumière,

aux yeux d’enfant,

au clair visage souriant.

Et saint Guirec ainsi parla

à ceux qui se trouvaient là :

« Bonnes gens, je viens d’un lointain pays,

de la chère île d’Hibernie,

d’où jadis sont venus vos pères.

Le cœur remué de pieux souvenirs,

j’accours pour vous aider, j’accours pour vous servir ;

je veux soulager vos faix de misères,

je veux à vos fronts mettre des lumières,

vos mains déchirées, je veux les guérir.

Aimant tout ce que Dieu fit naître,

je vous aime sans vous connaître ;

je viens conquérir votre amour,

Un souffle de printemps m’a conduit, ô mes frères ;

voici venue la fin des mauvais jours.

      Je vous apporte une fleur merveilleuse,

la fleur qui chante, la fleur de joie, la fleur de vie,

la fleur en or des Paradis ;

je vous apporte la Fleur miraculeuse.

Elle rend le jour aux yeux prisonniers,

elle fond la cire des oreilles closes,

elle fait mouvoir les jambes nouées,

sur les pâles joues elle met des roses.

Je vous apporte la fleur mystérieuse.

Quand vous l’aurez une fois respirée,

vos lèvres en garderont comme un bon goût de miel

et votre âme à toujours en sera parfumée ;

vos cœurs engorgés par les anciens fiels

se purifieront à la pure essence

et brûleront droits vers le ciel

comme de claires et vives lampes. »

      C’étaient là d’assez belles paroles,

mais les plus belles ne peuvent plaire à tous,

et il y eut un méchant homme

qui voulut faire le malin

et jeta des cailloux

à la tête du saint.

Dieu, pour lui démontrer combien il avait tort,

mua les cailloux en énormes pierres

qui gisent sur la grève encore.

En voyant son péché, l’homme eut très grande peine

et ployant le genou implora son pardon.

Saint Guirec souriant : « C’est bon, frère, c’est bon ;

la pierre est la sœur de mon front :

elle m’est douce, car je l’aime.

Va, et que ton cœur de breton

régénéré soit ferme et robuste comme elle. »

 

                                         *

 

Parmi les rocs sanglants de la côte sauvage,

graves sphinx accroupis, buveurs d’Éternité,

le bon saint établit un petit ermitage

dans une grotte close de quatre gros rochers

qui s’ouvrait sur la pleine mer.

Sa table était une pierre,

son lit était une pierre,

une pierre son oreiller.

Après avoir, des temps, bien prêché, bien prêché,

il s’enfermait dans son terrier

et restait là des jours entiers,

sans rien boire, sans rien manger,

ravi d’extase, abîmé de prières,

savourant en suprêmes fêtes les délices de l’Unité.

      Cependant chaque jour de nouveaux paroissiens

accouraient à l’huis et notre doux saint

pour les réunir et de leurs prières

former un faisceau, se mit dans la tête

de bâtir près du port un joli sanctuaire.

Comme il n’avait pas le plus petit sou,

il s’en alla quêter à l’aventure.

Perr lui donna des planches,

Job lui donna des clous,

Fauch, un pot de peinture,

Monn, une nappe blanche,

Duz, un vase en faïence,

Soaz, quatre chandelles,

Pipi, une crécelle,

la plupart, rien du tout.

      En passant par la lande, il vit une fillette

qui gardait, triste et seulette,

une petite vache noire.

– « Douce, lui dit le saint, pourrais-tu me donner

quelque menu affiquet

pour orner mon oratoire ?

– Ah ! monsieur saint Guirec, dit-elle, tout en peine,

je ne possède rien ; que pourrais-je donner ?...

Mais si... tenez, voilà un don de ma marraine...

Et tirant de sa guimpe une épingle d’argent

à tête de verre bleu ; c’est là tout ce que j’ai ;

je vous en fais présent.

– De ton cadeau joli, je veux te rendre gré.

N’as-tu pas dans ton cœur un grand, un grand désir ?

Si tu veux, je pourrais peut-être l’accomplir.

Tu sais, je suis un peu sorcier. –

Mais la fillette se taisait

et sa joue était comme une fleur de pêcher.

– Eh ! quoi, tu ne dis rien ? n as-tu pas confiance ?

– Oh ! si, monsieur le saint, mais... je ne peux pas dire.

- Quel est donc ce secret ? dit avec un sourire

le vieux saint qu’amusait

cette douce innocence.

Mais la fillette se taisait

et, tel l’oiseau happé, palpitait sa poitrine.

– Puisque tu ne dis rien, il faut que je devine.

Eh ! bien, je vois gravées dans un beau petit cœur

six lettres... les six lettres qui disent Ervoan.

C’est le nom d’un franc pêcheur

Qui demain aura vingt ans. –

La petite a caché son nez

dans un coin de son tablier.

– Pourquoi te caches-tu, Mona ? Lève les yeux :

l’amour des créatures est le beau don de Dieu.

Or tu aimes Ervoan ; celui-là aussi t’aime ;

Mais ta mère refuse un gendre qui n’a rien...

– Que vous êtes savant ! Que vous devinez bien !

– Et tu pleures parfois en secret dans la nuit.

Eh bien, console-toi, ta mère, je te le dis,

bientôt approuvera ton doux amour fidèle,

et le premier anneau bénit en ma chapelle

sera le tien. » Il en fut comme il était dit :

Ervoan épousa sa douce,

et ils eurent dix beaux petits mousses.

      C’est depuis ce jour, conte la légende,

Que les jeunes filles qui veulent un époux,

en faisant au saint leur demande

lui offrent une épingle d’un sou ;

mais le saint parfois se bouche l’oreille,

il a trop entendu de demandes pareilles.

 

                                         *

 

En ce temps-là, les pêcheurs de la côte

étaient des gens très pauvres, très pauvres.

Ils avaient de mauvais bateaux

qui ne tenaient pas bien sur l’eau,

et ils ne savaient pêcher le poisson

qu’à l’aide du simple harpon,

ils prenaient donc très peu de choses.

Guirec, matelot premier brin,

qui connaissait le fin du fin

de la marine et de la pêche

à grand zèle leur vint en aide.

Aux barques il cloua quilles et étambots,

aux drisses attacha poulies et rocambots,

et cousit trois rangs de ris aux voilures.

Il démontra comment se lace une épissure

et comment d’un vieux clou on fait un hameçon

sur lequel on enfile le vers ou le lançon.

Il dévoila que la meilleure boëtte

pour prendre le congre ou le bar

était la chair blanche du minard.

Il façonna la première navette

qui noua les mailles du premier filet

et d’osier blond dressa le premier des casiers.

      Parfois il s’embarquait sur les barques de pêche,

et c’était pour les gens jour de grande liesse,

car les bateaux rentraient alors pleins jusqu’aux bords

de rougets de corail, de dorades en or,

de sardines d’argent, de maquereaux soyeux,

de congres enlacés comme des rubans bleus,

de plies et de turbots pareils à des battoirs

et de raies mouchetées comme des léopards.

Et les gars louaient fort un saint

qui était si bon magicien.

Il leur apprit à sécher le poisson

pour les longs jours de la rude saison.

Il leur dit aussi qu’il est bon,

pour donner aux petits cochons

un lard rose, une saine chair,

de les baigner dans l’eau de mer.

Et puis comme les pauvres gens n’avaient alors

que des mottes de bruyères

pour se chauffer, au froid d’hiver,

par la lande il alla semer le grain d’ajonc ;

Il leur fit là vraiment cadeau d’un beau trésor ;

et la lande depuis, sous son voile à fleurs d’or,

semble une sainte Vierge toute belle qui dort

parmi ses cheveux blonds, en son grand manteau d’or.

 

                                         *

 

De son aire, le bon solitaire

dominait les champs de la mer.

Sous ses yeux passaient les bateaux de pêche,

les bateaux noirs aux voiles rouges,

grands oiseaux rouges,

cœurs écartelés, cœurs offerts,

aux jeux perfides des flots verts.

Les mariniers, de loin, saluaient du bonnet

et réjouis se disaient :

le saint nous a vus ; bien sûr

nous aurons des paniers pleins ce soir ;

et ils s’enfonçaient dans la brume

sur la mer dolente, sous le ciel en noir,

le front tout clair de bon espoir

      Et saint Guirec priait pour eux.

« Mon Seigneur, disait-il, bénissez les pêcheurs

dans leurs repos et leurs rudes labeurs.

Voyez comme ils s’aident entre eux,

comme ils font leur devoir résignés et pieux ;

voyez comme ils travaillent avec courage

dans la nuit, le vent et l’orage,

pour rapporter à la maison

de menus coquillages

et des petits poissons.

Ah ! mon Seigneur ! si vous saviez !

Ils ont bien du mérite, allez.

Ne préjugez point du pois à la cosse ;

un beau fruit se cache sous leur rude écorce.

Ils sont salés

ainsi que des sardines,

ils sont saurés

ainsi que des harengs,

ils sont couturés

comme de vieilles voiles,

leurs gros doigts sont en cornaline,

leur face de cuivre sanglant,

mais dans leurs yeux d’eau bleue se reflète une étoile,

et sous le granit brut de leur forte poitrine

rêve le cœur frais d’un enfant.

      On dit qu’ils boivent trop un peu

l’ardent alcool, le vin de feu ;

mais si vous saviez, mon Dieu !

quand on revient de l’âpre mer,

le noir au cœur, la bouche amère,

les reins las, roidis de froidure,

comme du rouge alcool est douce la brûlure !

Il ne faut pas, Seigneur, leur en vouloir.

Ils ont bien de la peine, allez ;

ils ont bien du mérite assez !

Oui, n’est-ce pas ? sans le savoir

ils suivent la pénible route

qui mène à l’Île du Bonheur.

Quand vous les recevrez un jour,

de leurs peines il faudra bien les dédommager,

mon Seigneur.

Votre sourire sera une fraise à leur cœur,

votre baiser sera à leur front un bouquet,

et les pauvres gens

seront très contents.

En attendant, donnez-leur pêche heureuse,

éloignez les minars

qui mangent les homards,

écartez les dauphins

goulus de poissons fins,

peignez en blanc les roches dangereuses,

déchirez le voile cendré de la brume,

coupez le bout de l’aile des grands vents,

mouchez la mèche des étoiles qui fument,

car on n’y voit guère dans la nuit,

fertilisez leurs maigres champs,

rendez fécondes les bonnes truies,

mettez un peu de beurre dans leur platée de choux,

enguirlandez la rose au mur de leurs cabanes,

fleurissez de sourires les lèvres de leurs femmes,

alanguissez leurs bras pour l’heure des retours,

mettez de clairs rayons aux yeux de leurs enfants

et purifiez leurs rêves au vol des anges blancs. »

      Le soir, lorsque les barques étaient restées dehors,

il allumait sur les rochers

un petit feu d’ajonc séché

pour éclairer l’entrée du port.

Il sauva bien des matelots

de la verte mâchoire des flots

et mit dans la voie de la certitude

bien des goélettes égarées.

Parfois, épris d’immense solitude,

il s’en allait au large sur son petit bachot

qu’il laissait filer au courant de l’eau,

et ployant les genoux, tout seul sur la mer grande,

il priait, il priait d’amour tout enivré

et s’offrait humblement au Seigneur en offrande

pour le salut des mariniers.

      Il aimait tant, admirait tant

ces bonnes gens, ces braves gens,

que le Dimanche après la messe,

souvent il s’avançait vers ceux du premier rang

et baisait avec un beau respect attendri

leurs rêches mains, leurs mains meurtries,

leurs mains d’amour et de merci,

leurs mains de peine et de misère,

leurs mains brûlées par les coaltars,

leurs mains rougies au sel de mer...

      Et rien n’était plus beau à voir

Que ce grand vieillard blanc penché vers ces mains noires.

 

      Et voilà. Il fit beaucoup, beaucoup de bien,

il baptisa par là tous les païens,

et quand ils furent Chrétiens très bien,

une nuit, sans rien dire, en sa barque il partit,

pour chercher par la mer l’île du Paradis.

Sans doute il a trouvé les merveilleux jardins,

car on ne l’a jamais revu dans le pays.

 

Saint Guirec, doux patron des pêcheurs, sois béni.

 

 

 

Albert CLOUART.

 

Paru dans L’Occident en mai 1903.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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