Près de l’abîme
par
A.-C. COCHE
Alors que souriant, la boutonnière ornée d’un gardénia fraîchement cueilli, le comte de Margan s’apprêtait à franchir le seuil de son hôtel, non sans avoir jeté négligemment ces quelques mots au valet : « Il est inutile de m’attendre ce soir » la porte du boudoir de la comtesse s’ouvrit violemment et Yolande accourut à lui en s’écriant avec des sanglots dans la gorge : « Ainsi tu me laisses seule encore aujourd’hui ! »
Le comte eut un brusque mouvement de recul et un imperceptible éclair de colère brilla dans ses yeux, mais il se maîtrisa aussitôt et ce fut d’une voix calme et presque caressante qu’il répondit : « Mais tu n’ignores pas, ma chère, que nous sommes invités ce soir chez Mme de Presles et que ce serait lui faire injure que de ne pas aller à sa réception. Toi, du moins, tu es excusable, puisque, contrairement à la plupart de tes amies, tu ne veux pas laisser notre cher petit Roger à la garde des domestiques, mais moi je ne puis invoquer la même excuse, on en rirait trop, et je suis obligé de me rendre chez la baronne. »
La jeune femme essuya les larmes qui perlaient au bord de ses paupières et laissant doucement reposer sa tête fine et gracieuse sur l’épaule de son mari, elle murmura très bas, comme confuse de lui faire cet aveu : « Cependant, Raoul j’aurais été si heureuse de t’avoir auprès de moi aujourd’hui ! Je t’en supplie, n’y vas pas, je serai gaie et rieuse comme aux premières heures de notre union et mes baisers sauront t’empêcher de regretter de n’avoir pas assisté à cette soirée. Car vois-tu, lorsque tu pars seul, j’ai peur et il me semble que tu ne m’aimes plus. Tristement je te suis en rêve et je crois te voir, comme ce soir, où tu ne me savais pas aussi près de toi, te pencher vers cette Maud Barny que je hais et lui dire à l’oreille je ne sais quelles phrases qui la faisaient sourire et la berçaient comme une musique lointaine. »
Raoul de Margan prit sa femme par les épaules et la regarda fixement, puis d’un ton bonhomme que démentait sa voix légèrement saccadée, il s’écria : « Allons ! allons ! petite jalouse, je n’accorde pas plus de faveurs à cette Maud, comme tu l’appelles, qu’aux autres femmes, et j’espère que tu ne vas pas t’inquiéter d’un flirt sans importance. »
Ces derniers mots cinglèrent Yolande comme un coup de cravache. Elle se recula vivement et non plus implorante, mais grave et sévère, elle s’écria : « Flirt ! Flirt ! Voilà votre excuse, à vous autres, hommes, voilà le mot qui vous permet de fouler aux pieds tous les préjugés, de parjurer tous vos serments. Autrefois vous vous contentiez de tromper subrepticement vos épouses, maintenant vous le faites au su et au vu de tout le monde, et si quelqu’un ayant conservé un peu de ce respect qui faisait l’honneur de notre noblesse, s’étonne de vous voir ainsi baiser les bras et les épaules nus de la première coquette venue et ose vous en faire la remarque, avec un bon sourire, vous vous écriez : mais, mon cher, c’est le flirt ! et vous vous croyez absous. Mais tu ne songes donc pas, mon Raoul, que cette coutume que tu prises si fort est une honte pour notre société ; tu ne t’aperçois donc point que les jeunes filles d’hier rougissent en voyant les jeunes filles d’aujourd’hui prêter à toutes les caresses ces trésors que nulles lèvres avant celles de celui qui sera leur mari ne devraient effleurer. Mais non ! tu ne penses qu’au plaisir que te procure ce passe-temps stupide et qui a donné naissance à cette catégorie d’êtres à la fois fillettes et femmes, pures et perverties, connaissant toutes les joies de l’amour sans les avoir goûtées et qu’un romancier célèbre vient de baptiser les “demi-vierges”. »
Surpris par ces paroles qui peut-être traduisaient sa propre pensée, Raoul devint songeur, mais ce ne fut qu’un éclair et, sarcastique, il répondit : « Voilà de belles phrases, sans doute, mais ce ne sont que des mots. »
« Des mots, oui, des mots, reprit Yolande en s’animant, et cependant si je te disais à mon tour : Eh bien ! moi aussi je veux flirter, je veux qu’un autre que toi me presse en ses bras et me fasse oublier par de douces caresses les heures de lassitude et d’ennui ! Que dirais-tu ? Et si un jour, malgré moi, je m’abandonnais, ayant cependant pour excuse ton flirt, ton fameux flirt, tu oublierais que je ne fais que suivre la mode pour ne songer qu’à ton honneur outragé. Mais pars, reprit-elle plus doucement, et souviens-toi que je t’ai prié, supplié même de rester auprès de moi, mais que mon amour n’a pas eu la puissance de te retenir. »
Et, tandis qu’heureux de pouvoir enfin s’échapper, Raoul ouvrait précipitamment la porte, grave et triste, elle rentra dans le boudoir.
Yolande de Margan avait alors 22 ans. D’une incomparable beauté, tout respirait en elle la bonté et l’esprit. Elle avait de grands yeux noirs en lesquels quelque fée s’était plue à mettre des reflets de velours, ses dents étaient de véritables perles et sa bouche très fine semblait appeler le baiser. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans elle avait été complètement heureuse, si le bonheur consiste à ne jamais connaître ces petites douleurs, ces minutes brèves de chagrin dont la vie est parsemée et qui trempant l’âme rendent plus fort et meilleur. Orpheline alors qu’elle n’avait que deux ans, c’est-à-dire trop jeune pour comprendre la perte irréparable qu’elle faisait, elle avait été élevée dans un de ces froids couvents où pareilles à des fleurs écloses dans une serre tant de jeunes filles s’épanouissent à l’abri de toutes les batailles de la vie, mais aussi ignorant cette joie profonde et inoubliable que fait naître la tendresse d’une mère, de même que les roses de serre ne connaissent jamais la chaude caresse du soleil d’été.
Lorsque ses études furent terminées et que l’heure de l’entrée dans le monde sonna pour elle, la vieille tante chargée de sa tutelle lui présenta le comte Raoul de Margan en lui disant d’un ton froid, comme s’il se fut agi d’un projet de peu d’importance : Voici ton fiancé !
Raoul était joli garçon, spirituel ; élevé uniquement par sa mère, il avait ce charme de féministe qui plaît tant aux jeunes filles et Yolande accepta presque avec orgueil de devenir son épouse. L’hymen eut donc lieu et durant les premiers mois rien ne semblait devoir en ternir la lune de miel. Un bébé naquit, ajoutant encore à la joie de la jeune femme et dans l’entourage de la comtesse de Margan chacun se plaisait à célébrer son bonheur : quelqu’un même en parlant d’elle avait un jour murmuré ces jolis vers d’Hugo :
Elle avait tous les biens que Dieu donne ou permet,
On l’avait mariée à l’homme qu’elle aimait.
Hélas ! ce bonheur devait être de courte durée. Le comte viveur et désœuvré fut bientôt las de cette existence monotone ; il ne sut pas se contenter des caresses de la jeune femme et des frais sourires du bambin. Le monde l’appelait et, n’osant y reprendre seul sa place, il commit la maladresse d’y amener Yolande. Et un soir, date pieusement gravée en son cœur, la comtesse s’aperçut que le sentiment qui l’attachait à son mari n’était qu’une sincère amitié et que l’amour venait seulement de se révéler à elle. Oh ! peu de chose avait suffi pour lui faire comprendre le motif de la douce émotion qui l’étreignait chaque fois que, timide et respectueux, le poète George Survil s’approchait d’elle et s’informait avec sollicitude de sa santé. Seul parmi tous ses adorateurs ayant sans cesse sur les lèvres un compliment vain et toujours le même ; ce jeune homme, cet enfant presque, car avait-il vingt ans, qui ne lui disait jamais qu’elle était belle, mais dont le regard s’éclairait d’une lueur de joie chaque fois qu’elle l’approchait, l’avait intéressée et peu à peu, sans même s’en apercevoir, elle avait goûté un réel plaisir à l’entendre dire d’une voix vibrante ses belles poésies où il se complaisait à mettre son cœur à nu. Et, justement, ce soir-là, assis auprès d’elle, lentement comme pour bien lui faire comprendre à qui elles étaient adressées, il lui avait récité, murmuré plutôt, ces admirables stances, image d’un rêve hélas ! irréalisable, qu’il avait intitulées : « À Celle qui sera l’Aimée » et dont les derniers vers étaient :
Ainsi, dans le chemin escarpé de la vie,
Tu marcheras toujours sans crainte et sans tourment,
Car ton mari sera ton plus fidèle amant.
Oui, elle avait compris, et d’un mouvement irréfléchi, oubliant et le monde qui l’entourait et son mari qui de loin pouvait la voir, elle s’était jetée en ses bras, et cet aveu puissant, radieux, sublime s’était échappé de ses lèvres : « Oh ! je vous aime ! »
Dès lors la vie de Yolande de triste devint intolérable. Partagée entre son amour et son devoir, il lui avait fallu un courage de fer pour résister à celui qu’elle aimait, au seul être dont le regard la grisait, dont une simple pression de main la comblait de joie. Car trop franche et trop noble pour se laisser aller à l’adultère, elle avait tenu bon. Et comme toutes ces jeunes femmes vraiment honnêtes et que la foi profonde retient longtemps sur le seuil de l’abîme, elle avait espéré que le bonheur du foyer familial annihilerait cet amour qui la ravissait et qu’elle ne voyait cependant qu’avec terreur et verserait lentement l’oubli en son âme. Et plus douce, plus caressante, elle avait tout fait pour ramener à elle son mari, pour le retenir plus souvent au logis, mais la lutte avait été vaine, et sa défaite de ce soir, où justement, après bien des hésitations, bien des révoltes contre son cœur, elle avait autorisé George à la venir voir, l’avait brisée et elle ne se sent plus la force de résister.
Et gracieusement allongée sur le sopha du petit boudoir Pompadour où elle aimait tant à se réfugier, la jeune comtesse, essuyant furtivement parfois les larmes qui glissaient le long de ses joues, songeait à sa vie désormais brisée et qui cependant aurait pu être si belle, lorsque la porte s’ouvrit tout à coup, et George Survil, radieux, les mains tendues s’élança vers elle. Le bruit la rappela soudain à la réalité et, frémissante, elle se redressa, tandis qu’un seul mot, mot si grave et en même temps si joyeux, qu’on ne pouvait définir s’il exprimait la douleur ou la joie, montait à ses lèvres : Vous !
Interdit, le jeune homme s’arrêta, et la main sur sa poitrine comme pour en comprimer les battements désordonnés, il murmura : « Ô Yolande ! ma visite vous surprend ? Avez-vous donc déjà oublié que cédant enfin à mes prières, vous m’avez permis de venir vous contempler quelques instants loin de tous les regards et goûter ainsi le bonheur profond que j’éprouve chaque fois que je puis vous entendre et vous répéter cet aveu que je voudrais crier à la terre entière : Je vous aime !
Plus câline, la jeune femme se rapprocha : « Non, mon ami, je n’ai pas oublié ma promesse, car, cruel, vous savez bien que cette rencontre loin de tous m’est aussi chère qu’à vous, mais George, j’ai peur de notre amour, j’ai peur que seule avec vous mon cœur ne sache pas se maîtriser et que nous ne commettions une folie, car, voyez-vous, mon mari me délaisse, il est vrai, mais j’ai juré devant Dieu de lui être fidèle et, dussé-je en mourir, ajouta-t-elle dans un sanglot, rien ne doit me faire faillir à mes serments ! »
« Allons, ne pleurez plus, je comprends votre douleur et votre devoir et je ne veux pas qu’un jour vous puissiez me reprocher de vous avoir entraînée dans un chemin indigne de vous et de moi ; mais je vous aime, je t’aime Yolande, reprit-il plus violemment et rien ne peut briser notre amour. Laisse-moi me reposer quelques instants auprès de toi, me griser en t’écoutant, toi si spirituelle et si bonne, et après je partirai l’âme apaisée et plus heureux. »
Tous d’eux s’assirent et l’un près de l’autre, les yeux dans les yeux, longtemps ils parlèrent. À mi-voix, il lui conta les premières années de sa vie, ses rêves de jeune poète, si beaux lorsqu’ils éclosent et si vite ternis, la noble émotion qui l’avait étreint la première fois qu’il avait aperçu à la vitrine d’un libraire quelconque, resplendir, car pour lui il resplendissait, son premier volume de vers, ses « Chants d’un Grillon » sur lesquels il avait fondé de si douces espérances. Puis la désillusion qui avait promptement suivi ce bonheur trop grand pour être durable lorsqu’il s’aperçut que le volume ne se vendait pas et restait toujours à la même place, jauni par le temps. Puis sa vie désormais triste et vide jusqu’au jour où il l’avait rencontrée chez Mme de Presles, radieuse en sa robe de velours noir qui lui seyait si bien. Oh ! tout de suite il l’avait aimée et, ajouta-t-il, je sens que plus jamais je ne pourrai t’oublier, ma Yolande, toi le divin soleil qui m’est apparu soudain pour ranimer mon cœur brisé.
Et, bercée par ce langage qui lui était jusqu’alors inconnu, la jeune femme s’abandonnait peu à peu et tout à coup se laissa glisser dans ses bras, et les lèvres unies dans un suprême baiser tous deux roulèrent sur le sopha.
Alors dans la chambre voisine, une voix d’enfant, pure comme celle d’un ange, ayant je ne sais quoi de grandiose et de troublant, s’éleva lentement dans le silence et cette voix chantait :
Dès que l’aurore aux jolis doigts
Pare la prairie et les bois
D’une blanche perle éphémère
Petit bambin, joyeux lutin,
Accours vite auprès de ta mère,
Et ton frais babil argentin
S’égrenant dans l’or du matin
Calmera sa douleur amère,
C’est pour consoler les mamans
Que le bon Dieu fit les petits enfants.
Dès les premiers mots, Yolande s’était arrachée à l’étreinte de George et, frémissante, les doigts crispés au dossier du sopha, elle écoutait, et depuis quelques instants déjà, la voix s’était tue, qu’elle restait là, pâle comme une morte et semblant prête à défaillir.
Les yeux pleins de larmes, George la contemplait et, lorsque effrayé de la voir ainsi, il s’approcha d’elle en s’écriant : Yolande ! Yolande ! la jeune femme pour toute réponse étendit la main vers la chambre voisine et murmura presque imperceptiblement : Et mon fils !
Alors il comprit et sans un geste, sans un mot, n’osant même implorer son pardon, il sortit.
Et tandis que George Survil, hagard, vaincu par la perte d’un bonheur tant espéré, descendait lourdement l’escalier de marbre de l’hôtel de Margan que quelques instants auparavant il avait gravi d’un pied si léger, plus douce encore, plus joyeuse, la voix de l’enfant s’éleva de nouveau :
Et ton frais babil argentin
S’égrenant dans l’or du matin
Calmera sa douleur amère,
C’est pour consoler les mamans
Que le bon Dieu fit les petits enfants !
A.-C. COCHE.
Paru dans La Sylphide en 1897.