Christabel

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE (1816)

 

 

La première partie du poème ci-dessous fut écrite en 1797, à Stowey, dans le comté de Somerset ; la seconde partie, après mon retour d’Allemagne, en 1800, à Keswick (Cumberland). Depuis cette époque, ma puissance poétique a été, jusqu’à ces tout derniers temps, dans un état de vie suspendue. Mais comme, dans ma toute première conception du récit, je l’avais tout entier présent à l’esprit, avec la plénitude non moins qu’avec la beauté d’une vision, je crois bien que je serai encore capable de mettre en vers les trois parties à venir.

Il est probable que, si le poème avait été terminé à l’une ou à l’autre, des précédentes périodes, ou si même la première et la seconde partie avaient été publiées en 1800, l’impression de son originalité aurait été beaucoup plus forte que je n’ose maintenant l’espérer. Mais, pour cela, je n’ai à blâmer que mon indolence.

Je n’ai mentionné les dates que dans le but de prévenir les accusations de plagiat ou d’imitation servile de ma part. Car il y a parmi nous un groupe de critiques qui semblent soutenir que chaque pensée, chaque image possibles, sont traditionnelles ; qui ne conçoivent pas qu’il y ait dans le monde toutes sortes de sources, des petites et des grandes ; et qui, par conséquent, font charitablement dériver chaque petit ruisseau qu’ils voient couler d’un orifice fait dans le réservoir de quelque autre individu.

Je suis sûr cependant que, autant que cela concerne le présent poème, les poètes célèbres dont on pourrait me soupçonner d’avoir imité les œuvres, soit dans des passages particuliers, soit dans le ton et l’esprit de l’ensemble, seraient parmi les premiers à me justifier de cette accusation ; et, sur quelque coïncidence frappante, ils me permettraient de les renvoyer à cette méchante version de deux hexamètres de latin monacal :

 

            C’est à moi et c’est aussi à toi ;

            Mais, si cela, ne peut être à nous deux,

            Que ce soit à moi, cher ami ! Car moi,

            Je suis le plus pauvre des deux.

 

Je n’ai plus qu’à ajouter que le mètre de Christabel n’est pas, à proprement parler, irrégulier, quoiqu’il puisse paraître tel, par suite du nouveau principe sur lequel il repose : à savoir que dans chaque vers j’ai compté les accents, et non les syllabes. Bien que celles-ci puissent varier de sept à douze, dans chaque vers cependant, les accents ne se trouveront jamais être que quatre. Néanmoins, cette variation occasionnelle du nombre des syllabes n’est pas introduite capricieusement, ou pour de simples buts de convenance, mais en correspondance avec quelque transition dans la nature des images ou du sentiment.

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

La minuit sonne à l’horloge du château,

Et les hiboux ont éveillé le coq, qui chante ;

Tu – whit ! – Tu – whoo !

Et, écoutez, encore, le coq qui chante,

À moitié endormi, comme il chante !

 

Seigneur Léoline, le riche baron

A une grosse mâtine sans dents ;

De sa niche sous le rocher,

Elle répond à l’horloge,

Quatre pour les quarts, et douze pour l’heure ;

Toujours et toujours, par le beau temps et par la pluie,

Seize brefs hurlements, sans trop de bruit ;

Certains disent qu’elle voit le linceul de ma Dame.

 

La nuit est-elle froide et sombre ?

La nuit est froide, mais non point sombre.

Le léger nuage gris est déployé là-haut,

Il couvre, mais ne dérobe pas le ciel.

La lune est derrière ; elle est dans son plein ;

Et cependant elle lance un regard faible et morne.

La nuit est froide, le nuage est gris :

C’est un mois avant le mois de mai,

Et le Printemps vient lentement de ce côté.

 

La charmante Dame, Christabel,

Que son père aime tant,

Pourquoi donc est-elle dans le bois si tard,

À cent pas de la porte du château ?

Elle a rêvé toute la nuit dernière

De son fiancé le Chevalier ;

Et dans le bois à minuit elle va prier

Pour le salut de son bien-aimé qui est au loin.

 

Elle se glissait sans bruit, et sans mot dire,

Elle poussait des soupirs doux et faibles,

Et rien n’était vert sous le chêne

Que la mousse et le gui peu commun :

Elle s’agenouille sous l’énorme chêne,

Et en silence elle prie.

 

La Dame se redressa soudain,

La charmante Dame, Christabel !

On gémissait tout près, aussi près que possible ;

Qu’est-ce donc ? elle ne saurait le dire.

Cela semble venir de l’autre côté

De ce vieux chêne énorme à la large poitrine.

 

La nuit était froide, 1a forêt nue ;

Est-ce le vent qui gémit, glacial ?

Il n’y a pas assez de vent dans l’air

Pour éloigner les boucles frisées

De la joue de la gracieuse Dame. –

Il n’y a pas assez de vent pour faire tournoyer

L’unique feuille rouge, la dernière de son clan,

Qui danse aussi souvent qu’elle peut danser,

Pendue si légèrement, pendue si haut,

Sur le plus haut rameau qui regarde le ciel.

 

Tais-toi, cœur palpitant de Christabel !

Jésus, Marie, protégez-la !

Elle croisa les bras sous son manteau,

Et se glissa sans bruit de l’autre côté du chêne.

Oh ! qu’y voit-elle ?

 

Elle y voit une claire damoiselle,

Vêtue de blanc, en robe de soie,

Et qui, vaporeuse, brillait au clair de lune :

Son cou qui éclipsait la blancheur de la robe,

Son cou altier et ses bras étaient nus ;

Ses pieds veinés de bleu étaient sans sandales ;

Et étrangement étincelaient çà et là

Les joyaux mêlés à ses cheveux.

C’était bien effrayant, je pense, de voir là

Une dame si richement vêtue –

Belle au-delà de toute expression !

 

« Sauvez-moi, Mère Marie !

Dit Christabel. – Qui es-tu donc ? »

 

L’étrange Dame répondit bien à propos.

Et sa voix était faible et douce : –

« Aie pitié de ma douloureuse détresse.

À peine puis-je parler tant je suis lasse.

– Tends-moi la main, et n’aie pas peur !

Dit Christabel. Comment es-tu venue ici ? »

Et la Dame à la voix faible et douce

Poursuivit ainsi sa réponse bien séante :

 

« Mon père est d’une noble race,

Et mon nom est Geraldine :

Cinq guerriers m’ont saisie hier matin,

Moi, moi-même, malheureuse jeune fille

Ils ont étouffé mes cris par la force et la crainte,

Et m’ont liée sur un blanc palefroi.

Le palefroi était aussi rapide que le vent,

Et ils galopaient furieusement derrière.

 

Ils éperonnaient avec force ; leurs coursiers étaient blancs

Et une fois nous traversâmes l’ombre de la nuit.

Aussi vrai que le Ciel me délivrera,

Je n’ai pas idée de ce qu’étaient ces hommes,

Et ne sais pas non plus combien de temps s’est écoulé

(Car je suis restée, je pense, en pâmoison)

Depuis que l’un d’eux, le plus grand des cinq,

M’enleva du dos du palefroi,

Tout épuisée, à peine en vie.

Ses camarades murmurèrent quelques mots.

Il me posa au-dessous de ce chêne

Et jura qu’ils allaient revenir en hâte ;

Où ils sont allés, je ne saurais le dire. –

J’ai entendu, je crois, voici quelques minutes ;

Des sons tels que ceux de la cloche d’un château.

Tends-moi la main (ainsi termina-t-elle),

Et aide une malheureuse jeune fille à s’enfuir. »

 

Alors Christabel tendit la main.

Elle réconforta la belle Géraldine :

« Ô certes, ô belle Dame ! vous pouvez disposer

Du secours de seigneur Léoline.

Nos vaillants chevaliers, avec joie

Sur son ordre, sortiront, et nos amis aussi,

Pour vous protéger et vous conduire sauve et libre

Chez vous, au château de votre noble père. »

 

Elle se leva : et elles s’avancèrent d’un pas

Qui s’efforçait d’être rapide, et qui ne l’était guère.

La Dame bénissait sa bonne étoile.

Et ainsi parla la douce Christabel :

« Tous nos serviteurs sont au repos,

Le château est aussi silencieux qu’un cachot ;

Seigneur Léoline est faible de santé

Et ne peut guère être éveillé ;

Mais nous allons marcher tout doucement, comme en tapinois,

Et j’implore de votre courtoisie

De vouloir bien, cette nuit, partager votre couche avec moi. »

 

Elles traversèrent le fossé, et Christabel

Prit la clef convenable ;

Elle ouvrit sur-le-champ une petite porte

Dans le milieu du grand portail,

Le portail tout garni de fer en dedans et au-dehors,

Par où serait sortie une armée en bataille.

La Dame s’affaissa, sans doute de douleur,

Et Christabel, de toute sa force,

La souleva, fardeau pénible,

Par-dessus le seuil du portail :

Alors la Dame se releva

Et remua, comme si sa douleur avait fui.

 

Ainsi à l’abri du danger, libres de toute crainte,

Elles traversèrent la cour : elles étaient tout heureuses.

Et Christabel dit avec ferveur

À la Dame à côté d’elle :

« Prions la Vierge divine

Qui t’a sauvée de ta détresse ! »

« Hélas ! hélas ! dit Géraldine,

Je ne puis parler tant je suis lasse. »

Ainsi à l’abri du danger, libres de toute crainte,

Elles traversèrent la cour : elles étaient tout heureuses.

 

En dehors de sa niche, la vieille mâtine

Était couchée, profondément endormie, sous le froid clair de lune.

La vieille mâtine ne se réveilla pas,

Cependant elle poussa un gémissement irrité !

Que peut avoir la vieille mâtine ?

Jamais jusqu’alors elle n’avait hurlé

Sous les yeux de Christabel.

Peut-être est-ce le cri de la chouette :

Car que peut avoir la vieille mâtine ?

 

Elles passèrent le seuil qui résonne toujours,

Si légèrement que vous passiez !

Les flambeaux languissants, les flambeaux se mouraient,

Épars au milieu de leurs blanches cendres ;

Mais quand la Dame passa, alors surgit

Une langue de lumière, un éclat de flamme ;

Et Christabel vit l’œil de la Dame,

Et ne put rien voir d’autre,

Si ce n’est la bosse de l’écu du grand seigneur Léoline,

Suspendu au fond d’une vieille niche obscure dans le mur.

« Oh ! marche doucement, dit Christabel,

Il est rare que mon père dorme bien. »

 

La douce Christabel met ses pieds à nu,

Et se méfiant de l’air qui écoute,

Elles glissent leur chemin de marche en marche ;

Tantôt dans une faible clarté, tantôt dans les ténèbres,

Et voici qu’elles passent devant la chambre du baron,

Aussi silencieuses que la mort, retenant leur haleine !

Et voici qu’elles ont atteint la porte de sa chambre ;

Et voici que Géraldine marche sur

Les nattes du plancher de la chambre.

 

La lune brille faiblement au-dehors,

Et pas un rayon de lune ne pénètre ici.

Mais, sans sa lumière, elles peuvent voir

La chambre sculptée si curieusement,

Sculptée d’étranges et douces figures,

Toutes sorties du cerveau du sculpteur

Et bien faîtes pour la chambre d’une Dame.

La lampe, par une double chaîne d’argent,

Est attachée aux pieds d’un ange.

 

La lampe d’argent brûle terne et faible ;

Mais Christabel va arranger la lampe,

Elle arrangea la lampe et la fit briller,

Et la laissa se balancer çà et là,

Tandis que Géraldine, en pitoyable état,

S’affaissait à terre, sur le plancher.

 

« Ô Dame Géraldine, vous qui êtes lasse,

Je vous en prie, buvez de ce vin réconfortant !

C’est un vin d’un pouvoir efficace :

Ma mère l’a fait de fleurs sauvages. –

 

– Et votre mère aura-t-elle pitié de moi,

Jeune fille si délaissée ? »

Christabel répondit : « Malheureuse que je suis !

Elle est morte à l’heure où je suis née.

J’ai entendu le moine aux cheveux gris répéter

Que sur son lit de mort elle dit

Qu’elle entendrait la cloche du château

Résonner douze fois le jour de mon mariage.

Ô mère chérie ! que n’es-tu donc ici ! –

– Je voudrais, dit Géraldine, qu’elle y fût ! »

 

Mais bientôt, d’une voix toute changée,

« Va-t’en, dit-elle, mère errante ! languis et dépéris !

J’ai le pouvoir de t’ordonner de fuir. »

Hélas ! qu’a donc la pauvre Géraldine ?

Pourquoi regarde-t-elle ainsi d’un œil troublé ?

Peut-elle voir la morte sans corps ?

Et pourquoi crie-t-elle d’une voix creuse :

« Va-t’en, femme, va-t’en ! Cette heure est mienne ! –

Quoique tu sois son ange gardien,

Va-t’en, femme, va-t’en ! elle m’est donnée ! »

 

Alors Christabel s’agenouilla à côté de la Dame,

Et leva vers le ciel ses yeux si bleus :

« Hélas ! dit-elle, cette course effrayante,

Chère Dame, égara vos esprits ! »

La Dame essuya son front moite et froid

Et dit faiblement : « C’est fini maintenant ! »

 

De nouveau elle but le vin de fleurs des champs.

Ses beaux grands yeux prirent un éclat brillant,

Et, du plancher sur lequel elle s’était affaissée,

La Dame altière se releva toute droite :

Elle était très belle à voir

Comme une Dame d’une contrée lointaine.

 

Et ainsi parla la Dame altière :

« Tous ceux qui vivent dans le ciel élevé

Doivent vous aimer, ô pieuse Christabel !

Et vous les aimez, et pour l’amour de ceux-ci,

Et pour le bien qui m’est échu,

Même dans ma condition je veux essayer,

Belle jeune fille, de vous récompenser dignement.

Mais maintenant déshabillez-vous ; car moi,

Je dois prier avant de me mettre au lit. »

 

Christabel dit « Qu’il en soit ainsi ! »

Et elle fit comme la Dame l’en priait.

Elle dévêtit ses membres gracieux

Et se coucha dans sa beauté.

 

Mais tant de pensées, de bonheur et de peine,

Dans son esprit s’agitaient çà et là,

Que c’est en vain qu’elle fermait les paupières :

Aussi se leva-t-elle à moitié sur son lit,

Et s’appuya sur son coude

Pour voir la Dame Géraldine.

 

Sous la lampe, la Dame se penchait,

Et lentement tournait les yeux autour d’elle ;

Alors, tirant de son sein un profond soupir,

Comme une femme qui a peur, elle défit

Sa ceinture nouée sous sa poitrine :

Sa robe de soie et sa tunique de dessous

Tombèrent à ses pieds, et, bien en vue,

Voyez ! son sein, et son flanc, à moitié découvert –

Spectacle de rêve, impossible à exprimer !

Ô protégez, protégez la douce Christabel !

 

Pourtant, Géraldine ne parle ni ne bouge ;

Ah ! quel air affligé était le sien !

Profondément, du dedans d’elle-même, elle semble sur le point

De soulever un fardeau, d’un effort lassé,

Et regarde la jeune fille, et demande un délai ;

Alors soudain, comme mise au défi,

Elle se replie sur elle-même en son mépris et sa fierté,

Et elle se couche à côté de la jeune fille ! –

Et dans ses bras elle prit la jeune fille,

                                    Ah ! malheureux jour !

Et à voix basse, avec un air lugubre,

Elle prononça ces paroles :

« Au contact de ce sein agit un charme,

Maître de tes paroles, Christabel !

Tu connais cette nuit, tu connaîtras demain

Ce signe de ma honte, ce sceau de mon chagrin ;

                Mais en vain tu luttes,

                    Car il est seulement en

                Ton pouvoir de déclarer

                    Que dans la forêt sombre

Tu as entendu un faible gémissement,

Et que tu as trouvé une claire Dame, incomparablement belle ;

Et tu l’as amenée dans ta maison avec toi par amour et charité,

Pour la protéger et l’abriter de l’air humide. »

 

 

 

CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE

 

 

C’était un charmant spectacle de voir

La Dame Christabel, tandis qu’elle

Priait auprès du vieux chêne,

Parmi les ombres irrégulières

Des rameaux moussus et défeuillés,

S’agenouillant dans le clair de lune

Pour exprimer ses tendres vœux ;

Ses frêles paumes pressées l’une contre l’autre,

Soulevées quelquefois sur sa poitrine ;

Sa face résignée au bonheur ou à la douleur –

Sa face – oh ! dites qu’elle est claire, et non pâle –

Et ses yeux bleus plus brillants que purs,

Chacun tout près d’avoir une larme !

Les yeux ouverts (ah ! malheureuse que tu es !)

Sans dormir, et rêvant craintivement,

Craintivement rêvant, pourtant, je pense,

Rêvant cela seul, qui existe –

Ô douleur, ô honte ! Peut-elle être telle,

La Dame qui était agenouillée auprès du vieux chêne ?

Et, voyez ! l’auteur de ces maux,

Qui tient la jeune fille dans ses bras,

Semble dormir silencieuse et douce,

Comme une mère avec son enfant.

Une étoile s’est couchée, une étoile s’est levée,

Ô Géraldine, depuis que tes bras

Se sont faits la prison de la charmante Dame.

Ô Géraldine ! une heure était tienne –

Tu as eu ce que tu désirais ! Par les lacs et les ruisseaux,

Les oiseaux de nuit cette heure entière furent silencieux ! Maintenant, les voilà triomphants de nouveau,

Du roc et de la tour, tu-whoo ! tu-whoo !

Tu-whoo ! tu-whoo ! du bois et du coteau !

 

Et voyez ! la Dame Christabel

Revient de son extase ;

Ses membres se détendent, son visage

Devient triste et doux ; ses paisibles et frêles paupières

Se ferment sur ses yeux ; elle verse des larmes –

De grosses larmes qui rendent ses cils brillants !

Et, un instant, elle semble sourire

Comme les enfants à une lumière soudaine !

 

Oui, elle sourit, et elle pleure,

Comme une jeune solitaire,

Beauté dans un désert,

Qui, priant toujours, prie en dormant.

Et, si elle s’agite avec inquiétude,

Peut-être est-ce seulement son sang généreux

Qui descend et frémit en ses pieds.

Sans doute a-t-elle une douce vision.

Que serait-ce si elle savait son ange gardien présent ?

Que serait-ce si elle savait sa mère tout près d’elle ?

Mais ce qu’elle sait, c’est que, dans les joies et les douleurs,

Les saints viennent en aide à ceux qui les appellent :

Car le ciel bleu s’incline sur tous !

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

« Chaque tintement des matines, dit le baron,

Sonne un glas qui nous fait, revenir à un monde de mort. »

Ces mots, seigneur Léoline les dit pour la première fois

Quand il se leva et trouva son épouse morte.

Ces mots, seigneur Léoline les redira

Plus d’un matin jusqu’au jour de sa mort !

 

Et de là vinrent la coutume et la loi,

Que toujours à l’aube le sacristain,

Qui, comme il faut, tire la lourde cloche,

Doit dire quarante-cinq grains de chapelet

Entre chaque coup – glas d’avertissement

Qu’aucune âme ne peut s’empêcher d’entendre

De Bratha-Head à Wyndermere.

 

Dit alors Bracy le Barde : « Qu’elle sonne le glas !

Et que le sacristain somnolent

Compte toujours aussi lentement qu’il peut !

Il ne manque pas de tels tintements, je pense,

Pour bien remplir l’espace entre eux.

Au pic de Langdale et à l’Antre de la Sorcière,

Et au ravin du Dungeon si horriblement déchiqueté,

Avec des cordes de roc et des cloches d’air,

Trois âmes de sacristains coupables sont enfermées,

Qui tous renvoient, l’un après l’autre,

La note de mort à leur frère vivant ;

Et souvent, aussi, par le glas offensé,

À peine leur un ! deux ! trois ! est-il fini,

Que le Diable se moque de leur lugubre histoire

Par un joyeux carillon issu de Borrowdale. »

 

L’air est silencieux ! à travers brume et nuages,

Le son joyeux des cloches se fait entendre avec bruit ;

Et Géraldine secoue sa terreur

Et se lève légèrement du lit ;

Elle revêt ses blancs vêtements de soie,

Et pare ses cheveux de charmante façon,

Et, ne doutant en rien de son charme,

Elle réveille la Dame Christabel.

« Dormez-vous, douce Dame Christabel ?

J’espère que vous avez bien reposé. »

 

Et Christabel s’éveilla et aperçut

Celle-là même qui était couchée à côté d’elle –

Ô dites plutôt, celle-là même

Qu’elle releva sous le vieux chêne !

Non, plus belle encore ! et plus belle encore !

Car elle s’est sans doute abreuvée puissamment

De toute la félicité du sommeil !

Et pendant qu’elle parlait, ses regards, son allure

Exprimaient une si douce gratitude

Que, semblait-il, les voiles qui la drapaient

Devenaient trop étroits sous ses seins haletants.

« À coup sûr, j’ai péché, dit Christabel.

Maintenant, le Ciel soit loué, si tout est bien ! »

Et d’une voix basse et mal assurée, et douce cependant,

Elle salua la Dame altière

Avec une perplexité d’esprit semblable à celle

Que des songes trop vifs laissent derrière eux.

Ainsi se leva-t-elle vite, et vite revêtit

Ses membres virginaux, et, ayant prié

Celui qui gémit sur la Croix

D’effacer ses péchés inconnus,

Elle mena aussitôt la belle Géraldine

Trouver son père, seigneur Léoline.

 

La charmante jeune fille et la Dame altière

S’avancent toutes deux dans le vestibule,

Et, passant lentement au milieu des pages et des valets,

Pénètrent dans la grande salle du baron.

 

Le baron se leva, et, tandis qu’il pressait

Sa douce fille sur sa poitrine,

Les yeux remplis d’une joyeuse admiration,

Il aperçoit la Dame Géraldine,

Et lui souhaite la bienvenue de la façon

Qui sied envers une si claire Dame !

 

Mais lorsqu’il eut entendu le récit de la Dame,

Et lorsqu’elle eut dit le nom de son père,

Pourquoi seigneur Léoline devint-il si pâle,

Murmurant de nouveau le nom :

Lord Roland de Vaux de Tryermaine ?

Hélas ! ils avaient été amis dans leur jeunesse ;

Mais de mauvaises langues peuvent empoisonner la vérité ;

Et la constance n’existe qu’aux royaumes des cieux ;

La vie est épineuse, la jeunesse orgueilleuse ;

Et le courroux contre un homme que nous aimons

Fait naître dans l’esprit une sorte de folie.

Ainsi arriva-t-il, comme je le pressens,

Entre Roland et seigneur Léoline.

Chacun prononça des mots de fier dédain,

Et insulta le meilleur frère de son cœur :

Ils sont partis – pour ne plus jamais se rencontrer !

Mais jamais l’un d’eux n’en a trouvé un autre

Pour délivrer de sa peine son cœur vide. –

Ils se sont tenus à distance, les cicatrices béantes,

Tels des rochers fendus en deux ;

Une lugubre mer maintenant coule entre eux ; –

Mais ni chaleur, ni froid, ni tonnerre,

Ne feront tout à fait disparaître, je pense,

Les traces de ce qui fut jadis.

 

Seigneur Léoline, l’espace d’un moment

Debout, contempla le visage de la Damoiselle :

Et le jeune Lord de Tryermaine

Revint à nouveau à son cœur.

 

Oh ! le baron alors oublia son âge,

Son noble cœur se gonfla de colère ;

Il jura par les plaies du flanc de Jésus

Qu’il proclamerait au loin,

Au son de la trompe, par le héraut solennel,

Que ceux qui ainsi outragèrent la Dame

Étaient méprisables et tachés d’infamie !

« Et s’ils osent le nier,

Que mon héraut fixe une semaine,

Et que ces lâches, ces traîtres se présentent

À mon champ de tournoi – afin que, sans désemparer,

Je puisse déloger leurs âmes rampantes

De leurs corps et de leurs formes humaines ! »

Il dit : ses yeux roulent et lancent des éclairs !

Car la Dame avait été ravie sans pitié ; et il reconnaissait

Dans la belle Dame l’enfant de son ami !

Et maintenant des larmes coulaient sur son visage,

Et dans ses bras il prit tendrement

La belle Géraldine, qui subit son étreinte

En la prolongeant d’un regard joyeux.

À cette vue, une vision s’empara

De l’âme de Christabel,

La vision de crainte, le contact et la douleur !

Elle recula, trembla, et regarda encore. –

(Ah ! malheureuse que tu es ! était-ce à toi,

Toi, douce jeune fille, de voir de tels spectacles ?)

 

De nouveau elle vit cette vieille poitrine,

Et de nouveau sentit cette poitrine froide,

Et poussa un profond soupir avec un bruit sifflant.

Sur quoi le Chevalier se retourna d’un air farouche,

Et ne vit rien que sa douce fille,

Les yeux levés comme en prières.

 

Le contact, la vision ont disparu,

Et à leur place, cette vision bénie

Qui suivit et réconforta son repos,

Tandis qu’elle était couchée dans les bras de la Dame,

Avait mis une extase en son sein ;

Et, sur ses lèvres et sur ses yeux,

S’épandaient des sourires comme une lumière !

 

                                              Avec une surprise nouvelle :

« Qu’a donc mon enfant chérie ? »

Dit le baron. Sa douce fille

Répondit : « Tout sera bien pourtant ! »

Elle n’avait pas, je pense, le pouvoir de dire

Autre chose : si puissant était le charme !

Cependant, qui eût vu Géraldine,

L’eût à coup sûr jugée créature divine :

Elle joignait à tant de grâce tant de douleur,

Comme si elle craignait d’avoir outragé

La tendre Christabel, cette douce jeune fille !

Et d’une voix humble elle priait

Qu’on la renvoyât sans délai

Chez elle, au château de son père.

                                                             « Non !

Non, par mon âme ! dit Léoline.

– Holà ! Bracy le Barde, que cet office soit le tien !

Va, toi, avec musique douce et sonore,

Prends deux coursiers aux superbes harnais,

Et prends le jeune homme que tu préfères

Pour porter ta harpe, et apprendre ton chant ;

Revêtez-vous tous deux d’un costume solennel,

Et, par-dessus les monts, allez, hâtez-vous,

De peur que ces gens qui errent au-dehors

N’aillent vous retenir sur la route de la vallée.

 

« Et après avoir passé le torrent d’Irthing,

Mon joyeux Barde ! il se hâte, il se hâte,

Par-delà les marais de Knorren, à travers le bois de Halegarth,

Et atteint bientôt ce riche château

Qui se dresse et menace les landes de l’Écosse.

 

« Barde Bracy, Barde Bracy ! vos chevaux sont rapides ;

Vous chevaucherez jusqu’à la salle, votre musique si douce

Retentissant plus haut que les sabots sonores des chevaux !

Et d’une voix retentissante vous appellerez Lord Roland :

« Ta fille est sauve au château de Langdale !

Ta belle fille est sauve et libre ! –

Seigneur Léoline ainsi te salue par ma voix !

Il te prie de venir sans délai

Avec tout ton nombreux arroi,

Et de ramener ta charmante fille chez toi :

Et il te rencontrera sur la route

Avec tout son nombreux arroi,

Blanc de l’écume des palefrois haletants ! »

Et, sur mon honneur ! je dirai

Que je me repens de ce jour

Oh j’ai prononcé des mots de fier dédain

Envers Roland de Vaux de Tryermaine !

– Car, depuis que cette mauvaise heure s’est écoulée,

Plus d’un soleil d’été a brillé

Et jamais cependant je n’ai retrouvé d’ami

Tel que Roland de Vaux de Tryermaine. »

 

La Darne se jeta à terre, embrassa ses genoux,

Le visage levé, les yeux débordant de larmes ;

Et Bracy répliqua, d’une voix mal assurée,

Avec un gracieux salut :

« Tes paroles, ô toi, père de Christabel,

Sont plus douces que ma harpe ne le peut exprimer ;

Pourtant, pourrais-je obtenir de toi cette faveur,

Qu’aujourd’hui mon voyage n’ait lieu ?

Si étrange en effet m’est venu un rêve,

Que j’avais fait le vœu, avec une musique sonore

De débarrasser ce bois d’une chose maudite,

Dont une vision m’a instruit pendant mon repos !

Car, dans mon sommeil, j’ai vu cette colombe,

Ce doux oiseau que tu aimes,

Et que tu appelles du nom de ta fille, –

Seigneur Léoline ! je l’ai vue, celle-là,

Voletant, et poussant un gémissement craintif

Parmi les herbes vertes, dans la forêt, seule.

Quand je la vis et que je l’entendis,

Je me demandai ce qui pouvait troubler l’oiseau ;

Car, auprès de lui, je ne pouvais rien voir

Que le gazon et les herbes vertes sous le vieil arbre.

Et, dans mon songe, il me sembla que j’allais

Chercher ce qui pouvait se trouver là,

Et ce que signifiait le trouble du doux oiseau

Qui gisait ainsi sur le sol, battant de l’aile.

J’allais et regardais curieusement, et ne pouvais discerner

Nulle cause à son cri de détresse ;

Mais cependant, pour l’amour de la chère Dame,

Je m’arrêtai, me sembla-t-il, pour prendre la colombe,

Quand, – voyez ! – je vis un serpent vert et brillant

Enroulé autour de ses ailes et de son cou ;

Vert comme les herbes sur lesquelles il était couché,

Tout près de la tête de la colombe il tapit la sienne ;

Avec la colombe il se soulève et s’agite,

Gonflant son cou comme elle gonflait le sien !

Je m’éveillai : il était minuit ;

La cloche retentissait dans la tour ;

Mais, quoique mon sommeil s’en fût allé,

Ce songe ne voulait pas se dissiper –

Il semble vivre devant mes yeux !

Et c’est pourquoi j’ai fait, ce même jour, le vœu,

Avec une musique sonore et un chant sacré,

De me promener à travers la forêt dénudée

De peur que n’erre ici quelque chose de profane. »

 

Ainsi parle Bracy : le baron, un moment,

D’une oreille distraite, l’écouta avec un sourire ;

Alors, tournés vers Dame Géraldine,

Ses regards se firent tout d’admiration et d’amour ;

Et il dit d’un ton doux et courtois :

« Douce jeune fille, belle colombe de Lord Roland,

Avec des bras plus forts que la harpe ou le chant,

Ton père et moi écraserons le serpent ! »

Tout en parlant, il lui baisa le front,

Et Géraldine, en jeune fille sage,

Baissant ses grands yeux brillants,

La joue rougissante, avec une délicate courtoisie,

Se détourna du seigneur Léoline.

Ramassant doucement sa traîne

Qui retomba sur son bras droit,

Elle croisa les bras sur sa poitrine,

Elle baissa la tête sur son sein,

Et jeta à Christabel un regard de côté. –

Jésus, Marie, protégez-la bien !

 

D’un serpent, l’œil étroit clignote terne et timide ;

Et les yeux de la Dame, voici qu’ils se sont contractés dans sa tête :

Chacun s’est rétréci et devient œil de serpent ;

Et avec quelque peu de méchanceté, mais beaucoup plus de crainte,

À Christabel elle jeta un regard de côté ! –

Un seul moment, – et la vision avait fui !

Mais Christabel, dans un vertige extatique,

Trébuchant sur le sol incertain,

Fut prise d’un violent tremblement, faisant entendre un bruit sifflant ;

Et Géraldine de nouveau se retourna,

Et, comme quelqu’un qui cherche un secours ;

Pleine d’étonnement et pleine de douleur,

Elle tourna ses grands yeux brillants divinement,

Avec égarement, vers seigneur Léoline.

 

La jeune fille, hélas ! tout son esprit est vide ;

Elle ne voit rien, plus rien, qu’un seul objet !

La jeune fille, dépourvue d’astuce et de péché,

Je ne sais comment, de terrible façon,

Elle s’est abreuvée si profondément

De ce regard, de ces yeux contractés de serpent,

Que tous ses traits étaient figés

Sur cette image, seule en son esprit :

Et, passivement, la voilà qui imite

Ce regard de terne et perfide haine !

Et elle se tenait ainsi, dans un vertige extatique,

Mimant toujours ce regard de côté,

Avec la contrainte d’une inconsciente sympathie,

Tout juste sous les yeux de son père –

Pour autant qu’un tel regard puisse être

Dans des yeux si innocents et si bleus !

 

Et quand l’extase fut passée, la jeune fille

S’arrêta un instant, et intérieurement pria :

Alors, tombant aux pieds du baron :

« Par l’âme de ma mère, je t’en supplie,

Renvoie cette femme ! »

Elle dit ; et ne put dire plus ;

Car ce qu’elle savait, elle ne le pouvait dire,

Maîtrisée par le charme puissant.

 

Pourquoi ta joue est-elle pâle et farouche,

Seigneur Léoline ? Ta seule enfant

Gît à tes pieds, ta joie, ton orgueil,

Si belle, si innocente, si douce ;

Celle-là même, pour qui ton épouse mourut !

Oh ! par les angoisses de sa mère chérie,

Oh ! toi, ne pense pas de mal de ton enfant !

C’est pour elle, pour toi, et pour personne d’autre

Qu’elle pria à l’instant de sa mort :

Elle pria afin que l’enfant pour lequel elle mourait

Pût être de son cher Seigneur la joie et l’orgueil !

          Cette prière trompa les affres de la mort,

                    Seigneur Léoline !

          Et tu voudrais du mal à ton seul enfant,

                    Son enfant et le tien ?

 

Dans le cœur et l’esprit du baron,

Si de telles pensées avaient quelque part,

Elles ne firent qu’augmenter sa fureur et sa peine,

Et n’y causaient que confusion.

Son cœur était fendu de peine et de fureur,

Ses joues frémissaient, ses yeux étaient farouches ;

Déshonoré ainsi dans sa vieillesse,

Déshonoré par son unique enfant,

Et toute son hospitalité

Pour la fille outragée de son ami,

Par une sorte de jalousie féminine.

Menée ainsi à une fin avilissante ! –

Il tourna les yeux avec un dur regard

Vers le gentil ménestrel,

Et dit d’un ton brutal et sévère :

« Pourquoi, Bracy ! t’attardes-tu ici ?

Je t’ai ordonné de partir ! » Le Barde obéit ;

Et, se détournant de sa douce fille,

Le vieux chevalier, seigneur Léoline,

Emmena la Dame Géraldine !

 

 

                                      Samuel Taylor COLERIDGE, 1800.

 

 

 

 

Suit une conclusion de vingt-deux vers, qui n’a avec le poème qu’un rapport fort lointain, suite de réflexions psychologiques, méditation philosophique plutôt que conclusion réelle. Voici d’ailleurs, d’après Coleridge lui-même, le plan de ce qui devait être la fin de cette étrange histoire :

 

Sur les montagnes, le Barde, envoyé par le seigneur Léoline, se hâte avec son compagnon ; mais, par suite d’une de ces inondations fréquentes de la région, seul l’endroit où le château se dressait émerge maintenant : l’édifice lui-même a été emporté. Il se décide à revenir. Géraldine, avertie de tout ce qui se passe, comme les sorcières de Macbeth, disparaît. Elle réapparaît cependant et attend le retour du Barde, excitant dans l’intervalle, par ses artifices, toute la colère et la défiance qu’elle peut soulever dans le cœur du baron, qui, comme on l’a vu, en était susceptible. Le vieux Barde et le jeune homme arrivent enfin, et, ne pouvant plus alors se faire passer pour Géraldine, la fille de Lord Roland de Vaux, elle se présente sous les traits du fiancé de Christabel, agréé, quoique absent. Alors vient une scène de galanterie, fort douloureuse pour Christabel, qui sent, elle ne sait pourquoi, une grande répulsion pour son chevalier autrefois regardé avec bienveillance. Cette froideur est très pénible au baron, qui n’a, pas plus qu’elle-même, aucun soupçon de cette transformation surnaturelle. Elle cède enfin aux prières de son père et consent à s’approcher de l’autel avec ce prétendant détesté. À ce moment, entre le fiancé réel, qui montre l’anneau qu’elle lui donna jadis en signe de fiançailles. Mis ainsi en déroute, l’être surnaturel, Géraldine, disparaît. Comme il a été prédit, la cloche du château sonne, on entend la voix de la mère, et, à la grande joie des deux fiancés, le vrai mariage est célébré. Le père et la fille alors s’expliquent et se réconcilient.

 

 

 

Recueilli dans Coleridge,

par Bernard Delvaille,

Seghers, 1963.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net