Les pensées du Diable

 

 

À la pointe du jour, quittant son lit de soufre

À pied s’en fut le Diable désireux d’inspecter

Sa ferme si coquette, la Terre,

Et de ses animaux vérifier la santé.

 

Et par monts et par vaux, sans oublier les plaines,

Il erra fièrement.

Et d’arrière en avant sa longue queue inclinait

Semblable au gentilhomme qui joue de sa badine.

 

De ses plus beaux atours se para le Malin.

Il portait, croyez-m’en, ses habits du Dimanche.

Sa jaquette était rouge et ses pantalons bleus,

Avec un trou béant à l’endroit de la queue.

 

Il vit un magistrat tuer une vipère,

Sur un tas de fumier, près de son écurie.

Devant un tel exploit, l’Esprit du Mal sourit,

Car il songea d’emblée à Caïn et son frère.

 

Il vit passer au trot Monsieur l’Apothicaire

Qui faisait sa tournée sur un étalon blanc.

Et le Diable songea à son amie, la Mort,

Qui dans l’Apocalypse est montrée chevauchant.

 

Il vit une chaumière dotée de deux remises,

Et qu’on avait bâtie pour de nobles seigneurs.

Et le Diable sourit devant si belle prise :

Orgueil singeant Humilité, péché selon son cœur.

 

Il jeta un coup d’œil chez un riche libraire.

Oh, oh ! s’écria-t-il, je retrouve un confrère :

Jadis d’un cormoran j’empruntai l’apparence

Pour me jucher dessus l’Arbre de Connaissance.

 

Le long de la rivière, vents et marées aidant,

Il vit voguer un porc avec célérité,

Proprement occupé à se trancher la gorge.

Le Prince des Ténèbres prit un air avisé :

N’est-ce pas « l’Angleterre et sa prospérité » ?

 

Et comme de Bains Froids il traversait les prés

Il aperçut une cabane solitaire.

S’en réjouit, car cela lui donnait des idées

Pour amender l’aspect de ses prisons d’Enfer.

 

Il vit en un éclair un guichetier habile

Coffrer un trublion à la lame insolente

« Que l’homme, s’écria-t-il, sait bien manier ses doigts

Pourvu que son métier il exerce avec foi ! »

 

Il vit ce garde-chiourme, lentement, lentement,

À libérer un homme apporter peu de hâte.

Et songea aussitôt aux querelles sans fin,

Sur la traite des noirs, à supprimer... demain.

 

Croisant sur son chemin un chœur de Méthodistes

Il reconnut sans mal une vieille connaissance.

D’une clé consacrée, elle se trouvait porteuse.

Le Prince des Mensonges lui fit la révérence.

 

Elle le considéra d’une mine hautaine,

Et dit : « Vade retro, mon nom est Religion. »

Puis se tournant sans pleurs vers le Sieur...

Lui coula un regard de colombe en passion.

 

Il vit certain ministre – un comme il les aimait

Au Parlement se faire porter

À la tête d’une majorité.

 

Le Malin s’empressa de citer la Genèse,

À la façon d’un clerc de grande érudition.

N’est-il pas dit : « Noé et sa horde rampante

Dans l’Arche se ruèrent, y cherchant protection. »

 

Il prit aux pauvres,

Aux riches, donna l’obole.

D’un Écossais il serra les deux mains,

Car il ne craignait pas d’attraper la...

 

Du général Hélias il vit les traits rougeauds.

Triste spectacle, consternation !

Aussitôt de l’Enfer il reprit le sentier,

Croyant, erreur et damnation,

Que c’était l’univers qui flambait tout entier.

 

 

 

Samuel Taylor COLERIDGE.

 

Adaptation de P. Rozenberg.

 

Recueilli dans La poésie anglaise,

par Georges-Albert Astre,

Seghers, 1964.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net