Alice de Télieux
par
Jacques COLLIN DE PLANCY
C’est une sainte et salutaire pensée de prier
pour les morts, afin qu’ils soient délivrés
de leurs péchés.
MACCHABÉES, II, ch. XII.
Ayant que le monastère des religieuses de Saint-Pierre de Lyon, sur le Rhône, fût réformé, ce qui eut lieu en l’an 1513, il y avait en ce couvent, par suite des idées nouvelles qui venaient des Grecs réfugiés en Europe 1, et qui se propageaient avec ardeur, de très grands désordres. Chacune des sœurs vivait un peu à son gré ; et ni abbé, ni abbesse, ni évêque, ne parvenaient à régler le gouvernement de cette maison. Elles menaient donc douteuse religion, désolée et mal convenante ; et, quand arrivèrent là d’autres bonnes religieuses, qui vivaient saintement, et qu’on avait appelées pour redresser les voies, les nonnes déréglées emportèrent ce qu’elles purent et s’en allèrent.
Entre ces dernières on doit en citer une qui se nommait Alice de Télieux. Elle était sacristine de l’abbaye, ayant les clefs des ornements, des reliquaires et des autres choses saintes. Elle sortit du monastère à une heure si malheureuse, que jamais depuis elle n’y rentra vivante. Elle avait emporté des parements d’autel qu’elle engagea pour je ne sais quelle somme ; et je ne voudrais, pour rien au monde, raconter la déplorable vie que depuis elle mena. Elle n’y gagna que de grandes maladies, dont son pauvre corps fut si maltraité, qu’il n’y avait plus nulle part en elle qui ne fût ulcères ou douleurs.
C’était assurément un effet de la divine miséricorde. Dans son abandon et ses souffrances, l’infortunée se rappela les jours où elle était si heureuse en servant Notre-Seigneur, et en vivant dans les bonnes grâces de la sainte Vierge Marie. Hélas ! qu’il est bon d’avoir servi Dieu et sa sainte Mère ! On en trouve la récompense à l’heure où l’on en a le plus besoin. La pauvre sœur Alice soupira et pleura avec abondance de larmes, se relevant par le repentir, implorant humblement la douce Mère de Dieu, toujours compatissante, et la suppliant d’intercéder pour elle auprès de son cher Fils.
Dans cette grande douleur de ses égarements, ne cessant pas de se réclamer de Notre-Dame, elle rendit l’esprit, non pas en l’abbaye, non pas dans la ville de Lyon, mais dans un petit village, où elle fut enterrée sans funérailles, sans obsèques, sans prières, comme la plus méprisée des créatures ; et, pendant l’espace de deux ans, elle demeura ainsi sans que personne se souvint d’elle.
Mais, en cette abbaye, alors réformée, il y avait une jeune religieuse de dix-huit ans, nommée Antoinette Grollée, fille d’une noble famille du Dauphiné, sage, pieuse et droite. Seule, elle gardait mémoire d’Alice et priait pour elle. Une nuit qu’elle dormait dans sa cellule, il lui sembla qu’une main soulevait le bandeau qui lui couvrait le front et y imprimait le signe de la croix. Elle se réveilla, non pas effrayée, mais étonnée, et cherchant à deviner laquelle de ses sœurs avait pu pénétrer dans sa chambre et faire sur son front le signe du salut. Comme elle ne vit rien et qu’elle n’entendit pas le plus léger bruit, elle crut qu’elle était abusée par un songe et ne parla de ceci à personne.
Un autre jour, elle entendit autour d’elle des sons dont elle ne pouvait se rendre compte. Puis on frappa à ses pieds de petits coups, comme si on eut heurté d’un bâton contre une planche.
Ce bruit la surprit ; et, quand elle l’eut entendu plusieurs fois, et qu’elle eut remarqué que ces coups se frappaient sous ses pieds mêmes posés au plancher de sa cellule, elle se troubla, car les coups qu’on frappait la suivaient partout, même à la chapelle. Elle en parla à la bonne abbesse, qui, la sachant une sainte fille dans la grâce de Dieu, la rassura et lui dit de ne s’effrayer en rien.
Ces coups frappés furent bientôt entendus de toute la maison, qui fut émerveillée lorsque l’on reconnut que l’esprit (car c’en était un) donnait des signes de réjouissances toutes les fois qu’on chantait l’office divin et qu’on parlait de Dieu à l’église ou ailleurs. Mais jamais il ne frappait lorsque Antoinette Grollée n’était pas présente. Bientôt il la suivit jour et nuit, sans jamais se montrer, et dès lors il ne l’abandonna plus, en quelque lieu qu’elle se trouvât.
Après que la bonne abbesse eut reconnu la vérité de ces faits prodigieux, et qu’elle eut pris conseil, car la chose était grave, le bruit de cette merveille se répandit par toute la ville de Lyon, et un très grand nombre de notables personnages de cette bonne cité vinrent à l’abbaye, curieux d’entendre l’esprit frappeur.
Les pauvres religieuses étant donc tout éperdues, dans l’ignorance de ce que c’était, l’abbesse s’adressa au seigneur abbé Adrien de Montalembert, aumônier du roi François Ier, homme qui jouissait d’une réputation méritée de vertu, de science et de sagesse, et à qui nous devons la relation de l’histoire que nous résumons sommairement ici. Il était en ce moment à Lyon. La bonne mère le pria, comme ayant les pouvoirs de l’Église, d’examiner ce qui se passait dans sa maison.
L’abbé de Montalembert demanda, avant tout, à la sœur Antoinette Grollée, ce qu’elle pensait de cette aventure, et quelle idée elle se formait de l’esprit qui la suivait. Elle répondit qu’elle ne savait que croire de choses si malaisément explicables, et qu’elle ne pouvait imaginer quel esprit ce pouvait être, à moins que ce ne fût l’âme de sœur Alice, la sacristine, d’autant qu’elle l’avait connue étant plus jeune, qu’elle avait pleuré beaucoup sa chute si prompte et sitôt punie, qu’elle avait toujours prié pour elle, qu’elle avait redoublé ses intercessions depuis son trépas, et qu’elle croyait l’avoir vue plusieurs fois pendant son sommeil.
Après avoir conjuré l’esprit par les formules de la sainte Église romaine, le pieux abbé convint du sens que l’on donnerait à ses réponses, car il ne se montrait pas et ne parlait point. Ainsi, par exemple, il fut admis qu’un coup frappé signifierait oui, que deux coups signifieraient non, et qu’il garderait le silence aux questions qu’il ne pourrait résoudre.
Interrogé alors s’il était en effet l’esprit ou l’âme de sœur Alice de Télieux, l’esprit répondit que oui, et il en donna signe évident, comme dit la relation.
L’âme, interrogée ensuite si, après qu’elle était sortie de son corps, elle avait suivi aussitôt la jeune sœur Antoinette Grollée, répondit que oui véritablement ; qu’elle ne l’abandonnerait jamais, et qu’elle espérait la conduire au ciel.
Sur ces premières séances, dont nous devons abréger les détails, l’abbesse envoya relever de terre le corps de la trépassée ; et, pendant qu’on le rapportait, l’abbé de Montalembert demanda à l’âme si elle désirait que son corps fût enterré à l’abbaye ? Elle répondit vivement que oui.
À mesure que le corps approchait, l’âme faisait grand bruit autour de la jeune sœur ; et, quand le pauvre corps entra dans l’église de l’abbaye, l’esprit frappait et heurtait plus vivement que jamais sous les pieds d’Antoinette Grollée.
Nous laisserons parler maintenant Adrien de Montalembert :
Le samedi 16 février 1527, l’évêque coadjuteur de Lyon et moi nous partîmes pour l’abbaye. Le peuple nous aperçut, et des groupes nombreux cheminèrent après nous en diligence. Ils étaient bien au nombre de quatre mille personnes, tant hommes que femmes, quand nous fûmes au monastère ; et la foule était si grande que nous ne pûmes entrer dans l’église que par une petite porte qui donnait de la sacristie dans le chœur. Nous trouvâmes l’abbesse et ses religieuses, qui se mirent à genoux en grande humilité, et saluèrent le révérend évêque ainsi que sa compagnie. Après le salut rendu par nous, elles nous menèrent en leur chapitre : la jeune sœur Antoinette fut aussitôt présentée à l’évêque, qui lui demanda comment elle se trouvait :
– Bien, monseigneur, Dieu merci ! répondit-elle.
Il lui demanda ensuite ce que c’était que l’esprit qui la suivait. Au même instant ledit esprit heurta sous les genoux de la sœur, comme s’il eût voulu dire quelque chose. Il se tint alors maints propos sur la délivrance de cette pauvre âme. Plusieurs disaient qu’elle était sans doute en grande peine. Nous avisâmes que premièrement on prierait Dieu pour elle, et l’évêque commença le De profundis. Pendant ce psaume, la jeune religieuse demeura à genoux devant lui ; l’esprit heurtait incessamment comme s’il eût été sous terre.
Après que le psaume fut achevé, et les oraisons dites, il fut demandé à l’esprit s’il était mieux. Il fit réponse que oui (en frappant un coup). Je fus chargé alors de régler les cérémonies, exorcismes, conjurations et adjurations qu’il convenait d’employer pour savoir la pure vérité de cet esprit, et pour connaître si c’était véritablement l’âme de la défunte, ou bien quelque esprit malin se dissimulant pour abuser les religieuses. Après donc nous être préparés, le vendredi 22 février 1527, fête de la Chaire de saint Pierre, nous rentrâmes au monastère. L’évêque, après qu’il se fut confessé, se revêtit des insignes de sa dignité. Tous ceux de l’assemblée s’étaient mis en bon état par la confession. L’évêque prit une étole, la mit à son cou et fit l’eau bénite ; et, quand tous se furent assis, il se leva et commença à jeter de l’eau bénite çà et là, en invoquant tout haut l’aide de la majesté divine. Nous lui répondions ; et, après qu’il eut dit l’oraison : Omnipotens sempiterne Deus, etc., et que l’on eut répondu Amen, il se rassit comme devant.
Incontinent l’abbesse et une religieuse, des anciennes, amenèrent la jeune sœur que l’esprit suivait.
Dès qu’elle fut agenouillée, chacun se prit à écouter attentivement ce qu’on allait dire.
Le seigneur évêque commença par imprimer sur le front d’Antoinette Grollée le signe de la croix, et, mettant les mains sur sa tête, il la bénit en disant :
« Bénédiction sur la tête de la jeune sœur ! Que la bénédiction du Dieu tout-puissant, Père, Fils et Saint-Esprit, descende sur vous, ma fille, et y demeure toujours ; que par cette bénédiction soient repoussés loin les efforts et les machinations de l’ennemi. Que la vertu de Dieu le frappe par nos mains, jusqu’à ce qu’il s’enfuie, et vous laisse paix et repos, à vous, servante de Dieu, qui devez bannir toute frayeur : j’adjure l’ennemi, par celui qui viendra juger les vivants et les morts, et le siècle par le feu. Amen. »
Après que tous eurent répété amen, l’évêque dit aux assistants :
« Mes chers frères, il est notoire que l’ange des ténèbres se change souvent en espèce d’ange de lumière, et qu’alors, par subtils moyens, il déçoit et surprend les simples. De peur que, par aventure, il n’ait occupé la demeure de ces pieuses femmes, nous voulons l’en expulser, s’il y est, afin qu’il ne nous empêche et ne nous trouble en rien. »
L’évêque se leva alors contre le mauvais esprit, lui faisant cette adjuration :
« Ténébreux esprit, si tu as fait un pas entre ces simples femmes religieuses, prince de mensonge, de mauvais jours envieilli, destructeur de vérité, inventeur d’iniquité, écoute quelle sentence nous prononcerons contre tes fraudes. Pourquoi donc, esprit damné, ne seras-tu pas soumis à notre Créateur ? Par la vertu de Celui qui a créé toutes choses, va-t’en d’ici, fuis, et nous laisse les sièges du paradis pour les remplir ; c’est de là que procède ta rage contre nous. Par l’autorité de Dieu, nous te commandons que, si tu as bâti quelque trahison par tes fourberies contre les servantes de Jésus-Christ, tu t’en ailles subitement, et les laisses servir Dieu en paix. Je t’adjure, par Celui qui viendra juger les vivants et les morts et le siècle par le feu. Amen. »
Après qu’il eut ainsi conjuré le mauvais esprit, il prononça encore l’excommunication suivante :
« Maudit esprit, tu es de ceux qui jadis furent chassés du paradis de Dieu, où lu étais heureux depuis le temps que tu fus créé jusqu’au jour où le mal a été trouvé en toi. Tu as péché et tu t’es vu précipité de la sainte montagne de Dieu jusqu’aux abîmes ténébreux et aux gouffres infernaux. Tu as perdu ta sagesse et acquis en place les ruses damnables. Maintenant donc, misérable créature, qui que tu sois, ou de quelque infernale hiérarchie que lu puisses être, toi qui, pour affliger les humains, as pris puissance de la permission divine, s’il est vrai que, par ton instinct de fraude, tu as délibéré de te jouer de ces religieuses, nous invoquons le Père tout-puissant, nous supplions le Fils, notre Rédempteur, nous réclamons le Saint-Esprit consolateur contre toi, afin que de sa droite puissante il anéantisse tes efforts coupables, que tu ne suives plus les pas de notre sœur Antoinette, si c’est loi qui les as suivis ! Et nous, serviteurs du Dieu tout-puissant, quoique pécheurs et quoique indignes, toutefois nous confiant en sa spéciale miséricorde, nous te condamnons, par la vertu de Notre-Seigneur Jésus-Christ, à laisser en paix ces pauvres religieuses. Antique serpent, en t’anathématisant, nous t’excommunions ; et en te détestant et renonçant à tes œuvres, nous t’exécrons, l’interdisant ce lieu, et ceux et celles qui y demeurent, te maudissant au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, afin que, par ces imprécations, troublé, confus, exterminé, tu t’enfuies hâtivement aux lieux, étrangers, déserts et inaccessibles, et que là tu attendes le terrible jour du jugement dernier, en rongeant le frein de ton mortel orgueil. Ainsi, sois anathématisé par ce même Dieu Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui viendra juger les vivants et les morts et le siècle par le feu. »
Tous répondirent : Amen.
Alors, en signe de malédiction, furent éteintes les chandelles ; la cloche, en détestation, fut sonnée, et l’évêque frappa la terre plusieurs fois du talon, en exécrant le diable, et le chassant, s’il était autour de la jeune sœur. Il prit ensuite de l’eau bénite, la répandit et la jeta en l’air, et sur nous et sur la terre, criant à haute voix : Discedite, omnes qui operamini iniquitatem.
Quatre porteurs apportèrent les ossements de sœur Alice, renfermés dans un cercueil de bois couvert d’un drap mortuaire, et Monseigneur se prépara à conjurer l’esprit de la défunte. Premièrement, en bénissant le nom de Dieu, il dit tout haut : Sit nomen Domini benedictum ; puis : Adjutorium nostrum in nomine Domini. Et les assistants lui répondaient. Il commença ensuite à conjurer en cette manière :
« Ô esprit ! quel que tu puisses être, d’adverse partie ou de Dieu, qui de longtemps suis cette jeune religieuse, par Celui qui fut mené devant Caïphe, prince des prêtres juifs, là fut accusé et interrogé, mais rien ne voulut répondre jusqu’à ce qu’il fût conjuré au nom du Dieu vivant, auquel il répondit que véritablement il était Fils de Dieu tout-puissant, à l’invocation duquel terrible nom, au ciel, en terre et en enfer, soit révérence faite, par la vertu de ce même Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ (alors tous s’agenouillèrent) ; je te conjure et te commande que tu répondes exactement, de la manière que tu pourras, et que par la volonté divine il te sera permis, à tout ce que je te demanderai, sans rien celer, tellement que je puisse entendre clairement tes réponses, et avec moi tous les assistants, et que chacun de nous ait ainsi occasion de louer et célébrer les hauts secrets de Dieu, notre Créateur, qui règne à jamais et dans tous les siècles des siècles. »
Nous répondîmes : Amen.
Tous les assistants, désirant entendre les réponses de l’esprit, faisaient grand silence et tenaient leurs yeux fixés sur la sœur Antoinette.
Premièrement, il lui fut demandé en cette manière : – Dis-moi, esprit, si tu es véritablement l’esprit de sœur Alice, depuis longtemps morte ?
– Oui, répondit l’esprit en frappant un coup.
– Dis-moi si ce sont les ossements de ton corps qui ont été ici apportés ?
– Oui.
– Dis-moi si, dès que tu sortis de ton corps, tu vins suivre immédiatement cette jeune sœur ?
– Oui.
– Dis-moi s’il y a un ange avec toi ?
– Oui.
– Dis-moi si cet ange est des bienheureux ?
– Oui.
– Dis-moi, ce bon ange te conduit-il partout où il te convient d’aller ?
– Oui.
– Dis-moi, n’est-ce pas le bon ange qui, en ta vie, avait été député à te garder par la Providence divine ?
– Oui.
– Dis-moi quel est le nom de ce bon ange ?
Point de réponse.
– Dis-moi si ton bon ange n’est pas de la première hiérarchie ?
Point de réponse.
– Dis-moi s’il est de la troisième hiérarchie ?
– Oui.
– Dis-moi si ce bon ange fut séparé de toi incontinent quand tu fus morte ?
– Non.
– Dis-moi s’il ne t’a point laissée quelquefois ?
– Non.
– Dis-moi si ton bon ange te console dans tes afflictions et tes peines ?
– Oui.
– Dis-moi si tu peux voir d’autres bons anges que le tien, et si tu en vois ?
– Oui.
– Dis-moi si l’ange de Satan n’est point avec toi ?
Point de réponse.
– Dis-moi si tu ne vois point le diable ?
– Oui.
– Dis-moi, adjuré par les hauts noms de Dieu, s’il y a véritablement un lieu particulier qui soit appelé purgatoire, auquel vont se purifier les âmes ?
– Oui.
– Dis-moi, n’as-tu point vu punir quelques âmes en purgatoire ?
– Non.
– N’as-tu point vu au purgatoire quelques-uns que tu aies connus en ce monde ?
– Oui.
– Dis-moi s’il y a douleur ou affliction en ce monde qui puisse être comparée aux peines du purgatoire ?
Point de réponse.
– Dis-mois si tu as eu repos le jour du vendredi saint, saint, en révérence de la Passion de Notre-Seigneur ?
– Oui.
– Dis-moi si tu fus en repos le jour de Pâques, pour l’honneur de la glorieuse résurrection ?
– Oui.
– Dis-moi si ce repos te fut accordé le jour de l’Ascension ?
– Oui.
– Dis-moi s’il en fut ainsi le jour de la Pentecôte ?
– Oui.
– Dis-moi si le jour de Noël tu t’es reposée ?
– Oui.
– Dis-moi si, pour l’honneur de la sainte Vierge Marie, tu as eu repos en ses fêtes ?
– Oui.
– Dis-moi si tu as eu allégement à la Toussaint ?
– Oui.
– Dis-moi, connais-tu le temps où tu seras délivrée de ta peine ?
– Non.
– Dis-moi si tu pourrais être délivrée par des jeûnes ?
– Oui.
– Si par des aumônes tu serais délivrée ?
– Oui.
– Si tu le serais par pèlerinages et prières ?
– Oui.
– Dis-moi si le pape a puissance de te délivrer par son autorité pontificale ?
– Oui.
À chaque réponse de oui ou non, l’évêque écrivait ce que l’âme répondait.
Après qu’il eut ainsi interrogé et examiné ladite âme, il lui dit :
– Ma chère sœur, cette pieuse compagnie est assemblée pour prier Dieu qu’il lui plaise de mettre fin aux peines et douleurs que vous souffrez, et qu’il vous veuille recevoir parmi les anges et les saints du paradis.
Comme il disait ces paroles, elle heurtait très fort. L’évêque, ayant ôté ses ornements, excepté l’aube et l’étole, commença le psaume Miserere mei, Deus ; et les religieuses et nous répondions.
Quand ce psaume fut chanté, la sœur Antoinette se tourna vers la Mère de Dieu, en chantant un verset avec une autre religieuse : O Maria, Stella maris ! Puis elle réclama dévotement la glorieuse Madeleine ; et, après ces réponses des religieuses, le révérend évêque, en donnant de l’eau bénite au corps, dit : A porta inferi, et les oraisons, lesquelles achevées, la jeune sœur s’agenouilla au chef du cercueil. Tous les assistants pareillement se mirent à genoux ; et lors commença doucement la sœur : Creator omnium rerum, Deus : ce qu’elle acheva avec la compagnie. Ensuite l’évêque dit :
– Mes bonnes dames, mes sœurs et mes filles, notre pauvre sœur Alice ne peut être en repos, si préalablement vous ne lui pardonnez toutes de bon cœur.
Incontinent qu’il eut dit cela, Antoinette Grollée se leva, parlant pour la défunte, et s’en alla aux pieds de l’abbesse lui crier merci, en disant :
– Ma révérende mère, ayez merci de moi, en l’honneur de Celui qui est mort sur la croix pour nous racheter.
La bonne abbesse lui répondit :
– Ma fille, je vous pardonne et consens à votre absolution.
La jeune nonne s’en alla ainsi aux pieds de chaque religieuse pour qu’elles lui voulussent pardonner ; et, après qu’elle eut obtenu de toutes le pardon, l’évêque se leva de nouveau, et dit :
« Seigneur notre Dieu, bon Jésus, roi des rois, qui nous avez tant aimés, que vous avez lavé nos péchés dans votre précieux sang, je vous appelle, au nom de votre pauvre créature. Vous voyez comment la mère abbesse présentement et toutes les religieuses lui ont pardonné. Puis il dit : Amen, Dominus rétribuat pro te, soror charissima.
La jeune sœur, qui était à genoux, se leva, et, en joignant les mains, chanta hautement : Deo gratias. Après quoi, elle dit le Confiteor ; et, sitôt qu’elle eut achevé, l’évêque reprit :
« Que le Dieu tout-puissant ait merci de vous, très chère sœur ; qu’il vous veuille pardonner tous vos péchés, et en vous délivrant de tout mal, qu’il veuille vous mener à la vie éternelle. »
Et la sœur répondit : Amen.
Le seigneur évêque étendit alors sa main droite sur le cercueil en disant :
« Que Notre-Seigneur Jésus-Christ, par sa sainte et très pieuse miséricorde, et par le mérite de sa Passion, vous absolve, ma sœur ; et moi, par l’autorité apostolique qui m’a été confiée, je vous absous de tous vos crimes et péchés, et de tous autres excès, quoique graves et énormes, vous donnant plénière absolution et générale, vous remettant les peines du purgatoire, vous rendant à votre première innocence baptismale, autant que peuvent s’étendre les clefs de la sainte Église, notre Mère ; au nom du Père, et du Fils et du Saint-Esprit. »
La jeune sœur répondit à haute voix : Amen ; et tous s’en allèrent en paix.
Adrien de Montalembert raconte ensuite que l’âme délivrée mena grande joie dans le monastère ; qu’elle venait le recevoir avec joie, lorsqu’il y arrivait ; qu’elle continua de frapper, non plus sous terre, mais en l’air. Elle révéla, ajoute-t-il, qu’elle n’était plus dans le purgatoire, mais que certaines raisons qu’on ne sait pas l’empêchaient encore pour quelque temps d’être reçue parmi les bienheureux.
Elle apparut derechef à la sœur Antoinette, mais en habit de religieuse, et tenant un cierge à la main ; elle lui apprit, dans sa dernière visite, cinq petites invocations que l’auteur croit composées par saint Jean l’Évangéliste, chacune commençant par une des lettres du saint nom de Marie ; les voici :
« Médiatrice de Dieu et des hommes, fontaine vive répandant incessamment des ruisseaux de grâce, ô Marie ! »
« Auxiliaire de tous et source de la paix éternelle, ô Marie ! »
« Réparatrice des faibles et médecine puissante de l’âme blessée, ô Marie ! »
« Illuminatrice des pécheurs, flambeau de salut et de grâce, ô Marie ! »
« Allégeance des malheureux opprimés, c’est vous qui finissez tous nos maux, ô Marie ! »
Qui dira chaque jour pieusement ces cinq oraisons, en vivant chrétiennement, ajoute l’esprit, jamais ne tombera en damnation éternelle.
Peu de jours après, l’âme de sœur Alice fit ses adieux et ne fut plus entendue en ce monde 2.
Jacques COLLIN DE PLANCY,
Légendes de l’autre monde, s. d.
1 La Renaissance.
2 Nous livrons ce qu’on vient de lire aux méditations des hommes de conscience qui se préoccupent des esprits frappeurs ; c’est l’extrait fidèle et le résumé d’un livre très rare, imprimé à Paris en 1528, petit in-8° gothique, intitulé :
La merveilleuse histoire de l’esprit qui depuis naguère s’est apparu au monastère des religieuses de Saint-Pierre de Lyon, laquelle est pleine de grande admiration, comme on pourra voir par la lecture de ce présent livre, par Adrien de Montalembert, aumônier du roi François Ier.