Légende du sire de Champfleury
par
Jacques COLLIN DE PLANCY
Mater admirabilis.
Litanies.
Il y avait au douzième siècle, à Champfleury, dans la comté de Champagne, un chevalier, plus libéral, dit-on, que ne le conseillait la prudence et que ne l’eût permis sa fortune. Trop adonné peut-être à ses plaisirs, il dissipa en fêtes folles ses richesses et tomba assez vite dans une détresse profonde. Ses amis, si dévoués lorsqu’ils n’étaient que les convives de ses festins, ne le connurent plus dès qu’il devint pauvre.
Il avait uni son sort à celui d’une jeune damoiselle dont l’aimable bonté, la modestie, la candeur et les grâces naïves le rendaient au moins heureux époux. Mais la dot de la pieuse Marie s’était évanouie avec le reste ; il ne demeurait à ce couple ruiné qu’un manoir délabré et la solitude. Soumise et résignée, la jeune épouse ne faisait entendre ni plaintes, ni questions, ni reproches.
Pour achever de désoler le seigneur de Champfleury, on lui annonça que le comte de Champagne, son suzerain, devait passer sous peu de jours en sa terre, et qu’il comptait faire halte chez lui pour le dîner. Le chevalier, qui aimait la vanité et la magnificence, tomba dans un noir chagrin ; il s’éloigna de son manoir et chercha un lieu écarté, où il pût pleurer sans honte.
Après avoir marché une heure, il s’arrêta au milieu d’une plaine déserte, et se reposa sur l’herbe desséchée d’un carrefour entouré de sept noyers rabougris. Comme il exhalait violemment sa douleur, sans trouver dans son esprit aucun moyen de répondre honorablement à la brillante visite qu’il allait recevoir, et sans remarquer que le jour finissait (on était au mois de mai), il entendit tout à coup les pas rapides d’un cavalier qui venait à lui. Il se hâta d’essayer ses larmes, se leva et se trouva en préserve d’un homme de haute taille et de figure imposante mais sombre, monté sur un cheval arabe, noir comme l’ébène. Il le considéra attentivement ; il ne l’avait vu nulle part. L’inconnu descendit de cheval.
– Vous êtes sous la main des vives douleurs ! sire de Champfleury, dit-il d’un air d’intérêt. Ne me sachez pas mauvais gré d’en chercher la cause. Je la connais peut-être. Si donc vous consentez à me rendre hommage, je puis vous relever avec éclat. Je puis vous rendre plus de richesses que vous n’en avez perdu.
Avant de répondre, le chevalier surpris examina de nouveau l’étranger. Ses offres n’avaient rien de tout à fait extraordinaire dans un siècle où la féodalité s’appuyait encore sur la chevalerie errante et se plaisait aux aventures. Mais, simplement vêtu de noir, l’inconnu ne portait, ni sur son manteau, ni sur les harnais de son cheval, aucune armoirie qui indiquât un souverain puissant. Il n’avait ni écuyers ni serviteurs. Le seigneur de Champfleury dit enfin :
– J’ai pour suzerain le comte de Champagne. Tout ce qui ne pourra fausser le serment de foi et hommage que j’ai juré en ses mains, je le ferai pour vous, – quand je serai convaincu que vos promesses sont sérieuses. Avant toutes choses pourtant, je dois savoir qui vous êtes.
– Si nous faisons notre accord, dit l’inconnu, vous le saurez. L’hommage auquel je prétends ne porte pas atteinte à ce que vous devez au comte de Champagne, votre suzerain, qui dans deux jours, avec sa suite brillante, s’arrêtera pour dîner à votre manoir.
Ces derniers mots rappelèrent cruellement au chevalier sa situation désespérée.
– Qui que vous soyez, dit-il après un moment de silence, et dussé-je me perdre, hormis l’honneur, je me livre à vous ; car j’allais mourir. Mais, ajouta-t-il avec angoisse, il faut d’abord que je vous connaisse...
– Eh bien ! dit lentement le cavalier noir, – ne vous effarouchez pas. – Les termes peut-être sonneront singulièrement à votre oreille chrétienne. – Vos préventions vont s’éveiller... Je suis celui qui, de rebelle imprudent est devenu un chef réprouvé... Vous ne me comprenez pas ?... Vous voyez en moi l’objet des terreurs de vos frères, cet ange déchu, qui osa lutter dans le ciel...
– Satan ! s’écria en reculant le sire de Champfleury ; – et dans son épouvante, il levait la main droite pour se préserver par le sigue de la croix.
L’étranger lui saisit le bras à la hâte.
– Arrêtez, dit-il d’une voix agitée. Ce que vous alliez faire m’est dur ; et je viens à vous pour vous sauver. Sachez donc que je ne suis pas votre plus grand ennemi... Vous êtes abandonné à vous-même. Vous êtes sans moi sur le seuil de l’opprobre. Je puis vous rendre les biens et les honneurs.
– Je n’en doute plus, dit le chevalier avec amertume. Mais je ne veux pas de vos largesses.
– À votre aise ;... et dans deux jours, quand le comte de Champagne viendra... Adieu donc !
Le chevalier tressaillit. Puis, – fasciné par un regard de l’homme noir, – il reprit, dans une tranquillité apparente :
– Mais... en quoi consiste l’hommage... auquel vous voulez me soumettre ?
– En choses faciles, répondit le diable, d’un ton qu’il s’efforçait de rendre bienveillant et amical.
Il parut se recueillir ; et il poursuivit :
– Je n’exigerai que trois points. Le premier pourra vous sembler étrange. Mais j’ai besoin de garanties. Le reste vous sera plus aisé. Il faut que vous me vendiez le salut éternel de votre femme. Vous l’amènerez ici, dans un an, à pareil jour.
Le chevalier, quoiqu’il dût s’attendre à des propositions révoltantes, s’indigna de celle-ci. Son cœur se souleva de colère. Mais il était sous une influence dont il ne tarda pas à ressentir les effets ; son indignation se calma ; son courroux s’adoucit ; il pensa que l’ange rebelle eût pu exiger pis encore ; qu’une année lui restait pour aviser à modifier le marché abominable ; et il balbutia en hésitant qu’il n’était pas le maître de faire ce qui était proposé.
– Je prétends seulement, dit le cavalier noir, que dans un an, à pareil jour, vous ameniez ici votre femme, seule avec vous, sans l’avoir prévenue de notre accord. Le reste me regarde.
Le seigneur de Champfleury accepta cette première condition ; il signa de son sang, sur un triangle de parchemin vierge, la promesse de la remplir.
Les yeux de l’hôte des enfers brillèrent alors plus éclatants. Il énonça la seconde clause, en l’entourant de précautions oratoires ; c’était que le chevalier reniât son Dieu... Ses cheveux se dressèrent sur son front à cette parole infernale. Il se récria, sans que l’étranger dît un mot, comme s’il eût reconnu qu’il fallait laisser cours aux premiers mouvements, dans de si dures exigences. Et lorsque le chevalier eut de lui-même épuisé sa résistance, il se résigna encore à cet autre crime, en songeant derechef qu’il avait devant lui une année et la ressource du repentir. Sans oser donc regarder le ciel, il répéta, en frémissant de sa lâcheté, les blasphèmes que lui dictait le démon et trouva assez de force pour prononcer des paroles odieuses où il renonçait à sa part de paradis.
Ainsi, il marchait sous la griffe de Satan. Le front baigné de sueur, il demanda, dans un malaise affreux, quelle était la troisième condition de son pacte. Le diable, protestant qu’après celle-là – il n’exigerait plus rien – déclara qu’il fallait renier la sainte Vierge.
Le sire de Champfleury bondit à ces mots et retrouva quelque énergie. Quoiqu’il sût bien qu’en reniant Dieu il s’était chargé d’un crime plus noir encore, ce troisième acte était pour lui la goutte d’eau qui devait faire déborder le vase de l’horreur.
– Renier la sainte Vierge ! dit-il ; après deux forfaits qui perdent mon âme, renier la mère de Dieu, la patronne et la protectrice de Marie !...
Le diable tressaillit à ce nom.
– Si je la renie, pensa le chevalier, quel appui, quel recours me restera-t-il pour me réconcilier avec Dieu ? Non, reprit-il tout haut, je ne souscrirai point à cette dernière abjection ; vous m’avez mené trop loin, vous m’avez perdu. Rompons et laissez-moi.
Il se montra si ferme que le diable, voyant l’inutilité de ses instances, se contenta de ce qu’il avait obtenu. Il fit valoir sa condescendance. Puis il indiqua au chevalier dans quel endroit de sa maison il découvrirait d’immenses sommes d’or et des monceaux de pierreries. Après quoi il remonta à cheval et disparut.
Le chevalier regagna très agité son manoir. Les trésors indiqués se trouvèrent exactement. Il les recueillit, sans confier à personne le pacte qui les lui avait procurés ; et il se prépara à la visite qu’il attendait.
Il reçut le comte de Champagne avec une magnificence telle, que ceux qui le croyaient devenu pauvre ne savaient plus que penser. Il acheva de les confondre lorsque, l’un des barons de la suite du Comte son suzerain, lui rappelant que saint Bernard prêchait alors la seconde croisade, et lui demandant s’il ne suivrait pas sous sa bannière le seigneur roi Louis-le-Jeune, le chevalier répondit que des engagements particuliers le retiendraient toute l’année en sa terre, mais qu’il offrait au comte de Champagne, de qui il relevait, deux cents marcs d’or pour l’aider dans l’équipement de la troupe de preux qu’il se proposait de croiser. Le comte de Champagne reçut avec gratitude cette somme importante ; et toute sa cour complimenta le sire de Champfleury, qui bientôt agrandit ses domaines, rendit à son château le plus somptueux aspect, et se distingua plus que jamais par l’éclat de ses fêtes.
On remarquait seulement qu’il avait perdu toute sa gaieté d’autrefois. Son front paraissait constamment chargé d’ennuis. La joie de se retrouver riche, les festins qui se succédaient dans sa vie nouvelle, les occupations qu’il cherchait à se créer sans cesse pour se distraire, ne l’étourdissaient pas contre les douleurs où le jetait le souvenir effrayant de sa promesse signée de son sang ; son cœur se rongeait lentement ; ses nuits étaient sans sommeil ; son bonheur n’était qu’un éclat sans réalité. Il ne pouvait plus ressentir aucun de ces mouvements qui portent à la prière. Dès qu’il entrait dans une église, il y éprouvait un tremblement et des angoisses qui l’obligeaient à en sortir, sans pouvoir jamais assister aux saints offices. Il avait compté sur l’année pour se réconcilier avec Dieu ; mais une barrière de fer semblait se dresser dans son cœur entre le remords et le repentir. – Sa femme venait, depuis quatre mois, de lui donner un fils, quand l’anniversaire du pacte arriva.
Le chevalier, dont l’orgueil se révoltait devant la pensée de révéler la source de ses richesses, ne s’était jamais décidé à découvrir son fatal secret à personne. Ce ne fut qu’au terrible moment de remplir ses engagements, qu’il regretta de n’avoir pas consulté quelque savant religieux ; et il n’en avait plus le temps. Un seul espoir le rassurait. Sa jeune épouse, si pieuse et si pure, serait-elle donc abandonnée du ciel ?...
Il l’appela et lui dit :
– Nous avons aujourd’hui une course à faire. Préparez-vous. Dans un instant, il nous faut monter à cheval.
La jeune dame remit son fils dans les bras de sa servante, fit sa prière et suivit son mari.
– Reviendrons-nous bientôt ? dit-elle.
– Oh ! nous n’allons pas loin, répondit vaguement le chevalier.
Et il se hâta de presser le départ.
Après avoir cheminé un quart d’heure, les deux époux rencontrèrent une petite chapelle qui était consacrée à la sainte Vierge. La dame de Champfleury, dont le chevalier savait la tendre dévotion pour sa miséricordieuse patronne, demanda la permission d’entrer un moment dans cet oratoire ; car elle ne passait jamais devant un lieu dédié à la sainte Vierge sans y faire une petite prière. Le chevalier donna la main à sa femme et resta à la porte, gardant les deux palefrois. La dame demeura peu de temps en oraison. La voyant bientôt reparaître, le sire de Champfleury l’aida à remonter en selle et reprit son chemin, frissonnant et frémissant davantage, à mesure qu’il approchait du terme.
Jamais sa jeune épouse, dont il sentait avec terreur qu’il n’était plus digne, au moment peut-être où il allait s’en séparer, car il ne savait pas quelle était la puissance de son pacte, jamais sa douce Marie ne lui avait été si chère. Sa beauté pleine de pudeur, la sérénité de ses regards, son sourire plus suave que jamais lui imposaient à la fois le respect et la tendresse. Mais il n’osait que soupirer. Il était esclave de la foi jurée ; et il redoutait trop celui avec qui il s’était lié, pour oser reculer devant son serment, – quoiqu’il lui semblât que lui ravir sa jeune et vertueuse compagne, ce serait lui arracher le cœur. – De chaudes larmes roulaient par intervalles de ses paupières. Sa poitrine se gonfla, lorsqu’il aperçut les sept noyers desséchés où son entrevue avec l’homme noir avait eu lieu. Il se rapprocha vivement de Marie. Il voulait lui prendre la main ; il ne l’osa plus.
– Ma chère Marie ! dit-il.
Et il ne put rien ajouter.
– Vous pleurez ! répondit-elle. Vous tremblez ; vous avez des peines !
Elle s’arrêtait...
– Oh ! marchons, cria-t-il ; je ne puis tarder.
Un sentiment, dont il ne pouvait se rendre compte, ne lui laissait alors pour sa compagne que cette vénération dévouée qu’on accorde aux saints du ciel. Il n’osait même plus la regarder ; il piqua son cheval avec désespoir.
Dès qu’ils arrivèrent au lieu où le pacte avait été signé, le cavalier sombre, à qui la jeune dame était vendue, accourut au grand galop, suivi cette fois de nombreux écuyers, comme lui vêtus de noir. Mais il n’eut pas plutôt levé les yeux sur la Dame que le seigneur de Champfleury lui amenait, qu’il pâlit, trembla, baissa sur la terre ses regards consternés et parut n’avoir plus la hardiesse d’avancer.
– Homme déloyal ! s’écria-t-il, en s’adressant au chevalier, est-ce là ton serment ?
– Quoi ! répliqua le sire de Champfleury, ne suis-je pas à l’heure fixée ? Je vous amène plus que ma vie. Mais vous m’avez fasciné...
– Le pacte est signé de ton sang, homme lâche et sans honneur, interrompit le démon. Tu en as recueilli les fruits. Ne devais-tu pas amener ta femme – en ce lieu – où tu viens avec ma constante ennemie ?
Le chevalier, ne comprenant rien à ces paroles, soutint vivement sa bonne foi. Il se retourna vers sa compagne. Une auréole de lumière entourait le front de la jeune dame ; et l’homme noir, à mesure que cette auréole grandissait, n’osait plus élever la voix.
Car il faut que vous sachiez que la dame de Champfleury, étant entrée dans la chapelle de la sainte Vierge, et s’étant agenouillée avec amour devant l’image révérée de la reine des miséricordes, s’était merveilleusement endormie après son premier Ave ; – et la mère de Dieu, océan de bonté, avait pris sa figure pour accompagner elle-même le pauvre chevalier à l’affreux rendez-vous.
Le seigneur de Champfleury, stupéfait d’admiration, sentait ses esprits ébranlés et ne reconnaissait plus les élancements de son cœur. Il s’était jeté précipitamment à bas de son cheval, pour se mettre à genoux devant sa chère Marie et lui demander pardon. Il croyait encore n’avoir amené que sa femme, et l’auréole qui l’entourait n’était à ses yeux, encore fermés, que le signe consolateur de l’appui de la sainte Vierge. Mais aussitôt, la dame ouvrit la bouche ; et, de cette voix pleine de saintes harmonies, qui calme tous les tumultes de la terre, elle dit à Satan :
– Méchant esprit ! osais-tu bien regarder comme ta proie une femme qui se repose en moi ? Ton malheureux orgueil ne décroîtra-t-il jamais ? Je ne viens ni te châtier, ni aggraver tes peines. Mais je viens relever ce faible pécheur de son apostasie et retirer de tes mains la coupable promesse que tu lui as fait signer.
L’esprit de ténèbres pencha la tête. Il grommela comme un dogue maîtrisé. Il rendit lentement le pacte et s’éloigna dans un morne silence.
Le chevalier, confondu, s’était prosterné et fondait en larmes. La Vierge bénie le toucha ; et au même instant il retrouva ce qu’il avait perdu depuis une année, le bonheur de pouvoir prier. Il confessait avec d’amers sanglots l’énormité de sa chute, et il se frappait la poitrine.
– Relevez-vous, mon fils, lui dit Marie, et sachez que le pardon est plus facile à Dieu qu’à vous l’offense. Mais devant l’aspect de vos misères, abjurez enfin votre présomption et votre orgueil.
Après ces seuls reproches, elle le reconduisit à sa femme, qui n’était pas éveillée encore. En sortant de ce sommeil miraculeux, la jeune dame vit son mari agenouillé auprès d’elle. La vierge Marie était remontée dans les cieux. Il ne restait que la pieuse image, calme et placide dans son petit tabernacle champêtre. Le chevalier rentra avec sa femme chérie dans son manoir ; il lui fit l’aveu de sa faute immense et lui raconta l’appui inespéré qui l’avait tiré de l’abîme.
Depuis ce jour, on ne cita plus le sire de Champfleury comme un chevalier brillant et fier. Mais on le cita comme un modèle de piété et de charité 1.
Jacques COLLIN DE PLANCY,
Légendes de la Sainte Vierge.
1 Cette aventure, dont nous ne défendons pas l’authenticité, est sommairement rapportée par Jacques de Voragine, homme d’esprit et de cœur, quoi qu’en ait dit un savant fort érudit (Melchior Cano). Sa Légende d’or eut chez nos pères un succès si universel et si soutenu, qu’il faut bien qu’elle ait quelque mérite ; et elle en a certainement. Plusieurs écrivains ont reproduit, avec des détails divers, le pacte déplorable du sire de Champfleury. Ce drame a été si populaire, que le théâtre s’en est emparé au seizième siècle ; on l’a représenté et imprimé sous ce titre : le Mystère du Chevalier qui vendit sa femme au diable.