Légende du sire de Gréquy

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le roi Louis-le-Jeune, à la voix de saint Bernard, ayant pris la croix en 1147, nul homme de cœur ne se crut dispensé d’accourir sous sa bannière. Ducs et comtes, barons et chevaliers, tous les jeunes seigneurs marchèrent avec leurs vassaux ; et une armée de quatre-vingt mille hommes se mit en mouvement pour la Terre-Sainte 1.

Parmi les preux qui se croisèrent alors, « se vouant à défendre le tombeau de Jésus-Christ », on remarquait à sa bonne mine, à son air martial, à son illustre nom, à sa noble origine, le sire Raoul de Créquy. Gérard, son père, comte de Ternoy, vivait encore. Il avait brillé lui-même dans les rangs héroïques des compagnons de Godefroid de Bouillon, et il se réjouissait noblement du vœu de son fils Raoul.

En cette même année, – et depuis peu de mois, – Raoul de Créquy avait épousé une noble dame, douce et belle, du pays de Bretagne. Elle était enceinte, quand son baron, comme dit la vieille romance, se fit enrôler sans son consentement, ce qui était contre l’usage et la coutume. Elle en fut si désolée, que rien ne pouvait raffermir son cœur en deuil. Le bon et courtois chevalier faisait de son mieux pour la réconforter par de douces et loyales paroles, la priant de consentir à l’accomplissement de sa sainte promesse. Le vieux sire disait à la dame, en l’exhortant de son côté :

– Moi aussi, en mon jeune temps, j’ai été outre mer. Je m’étais semblablement croisé sans l’aveu de mon père, et ma bonne mère s’en troublait fort. Cependant l’un et l’autre furent joyeux quand je revins avec honneur. Certes, dame ! votre baron ne peut voir son roi entreprendre tel pèlerinage et ne pas aller avec lui batailler pour la foi. N’a-t-il pas trente ans ? C’est pour tout gentilhomme l’âge des grandes choses, et s’il restait en son manoir, il n’y entasserait que honte et mépris.

La pieuse dame à la fin, cédant à l’honneur et au devoir, fit taire la révolte de son cœur et agréa le départ de son mari. Il emmenait Roger et Godefroid, les deux plus braves de ses trois frères ; et vingt-sept écuyers le suivaient.

Le moment de la pénible séparation arriva bientôt. La dame ne put se tenir de pleurer très amèrement, quand Raoul, ému, lui jura pour la dernière fois constance et féauté. Il lui ôta du doigt l’anneau nuptial qu’elle avait reçu avec tant de joie, le rompit en deux parts, lui en laissa l’une et prit l’autre :

– Cette moitié de l’anneau qui fut béni pour notre sainte union, dit-il, je la garderai toujours en époux loyal et fidèle ; et quand je reviendrai de mon pèlerinage, je vous rapporterai ce cher gage de notre foi.

Il tenait la dame par la main. La conduisant tremblante à son vieux père, il le conjura de la chérir toujours comme sa fille bien-aimée. Le vieux comte le promit et il embrassa la dame en pleurant. Alors le chevalier s’agenouillant devant lui :

– Cher sire, mon père, dit-il, pour que mes jours loin de vous soient heureux, bénissez-moi ; et que vos vœux et vos prières m’accompagnent en ce saint voyage.

Le vieillard étendit les mains sur son fils, et levant les yeux au ciel, il dit :

– Seigneur tout-puissant, bénissez mon cher fils en cette guerre qu’il entreprend pour votre nom ! Et vous, Vierge très bonne, notre dame et souveraine, soyez son réconfort ; protégez-le aux jours du péril, et le ramenez sans tache et sans reproche en sa terre natale !

Le vieillard bénit pareillement avec grande affection ses deux autres fils, et il les embrassa, ainsi que tous les chevaliers qui partaient à leur suite.

Le sire de Créquy et ses compagnons s’élancèrent donc sur leurs palefrois ardents, au son des clairons et des trompettes ; la noble troupe se mit en marche, précédée d’un héraut qui portait la bannière de la croix. Ils chevauchèrent tant qu’ils rejoignirent l’armée, laquelle, étant partie en avant, avait déjà fait quelque chemin. Jamais, disent les ballades, on n’avait vu si belle armée, si gentille noblesse, si vaillantes troupes. Il faudrait un livre bien grand pour rappeler tous les hauts faits qu’ils allaient accomplir ; mais nous ne contons ici que l’histoire de Raoul de Créquy.

Il avait laissé en tristesse profonde sa femme et son père, et dans ces temps-là on n’avait pas, comme de nos jours, l’allégement des fréquentes nouvelles. Toutefois le temps suivait son cours, et l’heure vint où la dame de Créquy donna le jour à un fils plein de gentillesse, dont la vue consola son cœur. Le vieux comte en eut tant de joie, et sa liesse fut si vive, qu’il reprit un front serein. Il se hâta d’envoyer au chevalier un message qui le joignit heureusement chez les Pamphyliens, au port de Satalie, où il venait de relâcher. Raoul de Créquy, apprenant qu’il était père d’un fils et que l’enfant et sa mère étaient en santé, fit grande fête avec ses amis. Mais son allégresse, hélas ! ne devait pas durer longtemps.

Une rencontre eut lieu peu après entre les soldats de la croix et les Sarrasins. Raoul menait sa bannière en avant de l’armée. Son ardeur l’emporta ; il s’engagea dans un passage étroit, suivi seulement de deux petites troupes que commandaient le sire de Breteuil et le sire de Varennes. Les trois pelotons ensemble de ces nobles chefs ne formaient en tout qu’une centaine de lances. Les Sarrasins, maîtres en grand nombre du sommet de la montagne, gardaient ce passage périlleux. Ils décochaient une grêle de flèches sur les chrétiens, qui, à grands coups d’épée, forçaient pas à pas le défilé. Roger et Godefroid, les deux frères de Raoul, avaient succombé au premier rang, avec vingt de leurs hommes d’armes, et les chrétiens ne reculaient pas. Quoiqu’ils vissent qu’à chaque fois qu’ils repoussaient les mécréants, leur nombre se doublait aussitôt, ils avançaient. Là furent tués les sires de Breteuil, de Varennes, de Montgay. Les sires de Maumey, de Brimeu, de Bauraing, d’Esseilke, de Mesgrigny, de Sembey, de Suresnes, restèrent parmi les morts. Des écuyers et des pages qui n’avaient pas encore de barbe au menton furent couchés dans la poussière.

Le sire de Créquy, en homme de grand et haut courage, ne voulut jamais céder, combattant toujours et invoquant toujours Notre-Dame. Navré de blessures, il fut à la fin renversé.

Quand les sept chevaliers qui restaient seuls avec lui ne le virent plus debout, ils rebroussèrent chemin et regagnèrent l’armée, où ils portèrent la sombre nouvelle de cette défaite. – Alors les infidèles, possesseurs du champ, de bataille, dépouillèrent à la hâte les corps des chrétiens. Ils vinrent au sire de Créquy, gisant parmi les autres morts, mais non encore éteint. Il s’agita aussitôt.

– Celui-là est vivant, cria l’archer qui le tenait ; ne l’achevons pas. Il est le chef de la troupe et sera très cher racheté.

On l’enveloppa dans un manteau ; on l’emporta au camp, où l’on visita ses blessures ; et, quoiqu’elles parussent mortelles, on mit dessus des onguents et on les banda.

Épuisé par la perte de son sang, le chevalier resta longtemps comme inanimé. Sa jeunesse et sa force prirent pourtant le dessus ; il revint, à la vie.

Mais, en songeant qu’il était esclave des Sarrasins, il calcula avec épouvante les grandes misères qu’il allait endurer, bien que le partage du butin l’eût fait tomber en la puissance d’un maître qui lui montrait de la bienveillance. Le Sarrasin lui donna sa main à baiser. Raoul comprit que cette faveur pouvait adoucir son sort ; et, se mettant à genoux, il fit entendre par signes qu’on lui avait enlevé, en le dépouillant, un petit reliquaire enfermé dans une bourse avec la moitié d’un anneau, et que ce trésor lui était aussi cher que la vie. Par compassion pour sa détresse, son maître ordonna que ces objets lui fussent rendus.

Dès qu’il fut à moitié guéri, profitant de l’offre qui lui était faite de se racheter moyennant deux cents besants d’or 2, Raoul dépêcha un messager au camp des Français. Ce messager, par malheur, tomba au milieu des chrétiens, dans un moment où ils faisaient un grand carnage des infidèles ; et il fut massacré avec eux. Les Sarrasins, chaudement repoussés dans cette rencontre, reculèrent même en désordre jusqu’au lieu où gémissait le prisonnier, qui, sans doute, dut espérer un moment que les chrétiens vainqueurs allaient venir rompre ses fers. Mais son maître n’attendit pas les soldats de la croix ; il s’enfuit avec sa famille et ses esclaves ; et dans sa terreur il entraîna le pauvre chevalier jusqu’au fond de la Syrie.

À mesure qu’il s’éloignait davantage de l’armée française, le sire de Créquy trouvait sa servitude plus pesante et son sort plus affreux. Il écrivit plusieurs lettres. Aucune ne parvint au camp du roi, ni en France. Toute l’armée au contraire le broyait mort ; et les premiers messagers qui furent expédiés en Europe portèrent à son manoir la nouvelle de son trépas. Sa dame, en l’apprenant, tomba pâmée. « Jamais depuis ce moment, dit la ballade, son vieux père ne jouit d’une heure de santé. Le chagrin le conduisit rapidement au cercueil. La dame de Créquy eût bien voulu mourir avec lui, si elle n’eût été nécessaire à l’enfant dont elle déplorait huit et jour le malheur. Raoul avait laissé en France Baudouin, son plus jeune frère, qui voulait hériter de ses châtellenies et en dépouiller l’enfant, pour être à sa place seigneur de Créquy et des autres lieux. Le père de la dame était un seigneur puissant. Mais, demeurant en Bretagne, il se trouvait trop éloigné d’elle pour venir la protéger avec ses hommes. La voyant sans défense, il lui conseillait de prendre pour second mari le sire de Renty, noble seigneur, qui, touché de sa sagesse, de ses douces vertus et de sa bonne grâce, cherchait à l’avoir pour femme. Elle se refusait, malgré ses peines et ses tourments, à célébrer de secondes noces, pleurant toujours son baron et se berçant encore quelquefois de l’espoir qu’elle le reverrait. »

Plusieurs années passèrent ainsi, longues et amères pour la dame, dures et affreuses pour le chevalier. Son maître, à qui il promettait toujours qu’on le rachèterait, le faisait en attendant servir et travailler. Sa fonction consistait à garder les brebis, sous les ordres d’un premier berger qui avait l’intendance de tous les troupeaux. Tous les jours, au milieu des champs, il priait, demandant à Dieu et à Notre-Dame de mettre un terme à ses maux, mais supportant avec résignation la douleur de ne recevoir réponse à aucune de ses lettres.

Sept années d’esclavage avaient pesé sur sa tête, quand le bon maître qu’il avait vint à mourir. Il fut mené au marché, exposé et vendu. On le paya cher, à cause de sa haute taille, et parce qu’on disait : C’est un noble seigneur qui sera racheté à grand prix. Pour surcroît d’infortunes, il échut à un maître dur, qui exécrait les chrétiens, et qui lui fit subir dès les premiers jours toutes sortes de mauvais traitements.

– Tu vois bien que ta nation t’a abandonné, disait-il ; renie ta foi, invoque notre prophète, et je te donnerai des champs, de l’argent et une femme.

Le sire de Créquy eût mieux aimé mourir, que renoncer de la sorte à son salut et oublier sa dame.

Espérant le dompter, son maître l’enferma dans une vieille tour, le chargea de chaînes, et lui infligea des tortures diverses. Cette tour délabrée n’avait pas de toit. Le soleil y dardait, toute la journée, ses rayons enflammés, excepté sur les dernières marches des montées. C’était là que Raoul se réfugiait, lorsqu’on le laissait quelques moments en repos. Il avait des entraves aux pieds et aux mains ; et il était attaché au mur pas une longue chaîne, ne recevant chaque matin pour nourriture qu’une écuelle de riz, un morceau de pain noir et une jatte d’eau.

Son maître venait souvent l’appeler, pour le presser de renier sa religion ; et, sur son refus persévérant, il le faisait battre d’une longue gaule, jusqu’à ce que le sang ruisselât par tout son corps. Il fut martyrisé de la sorte pendant trois ans, sans que jamais les tourments fissent fléchir sa foi.

Après dix années de captivité, n’osant plus compter sur la délivrance, il ne souhaitait que la mort. Et cependant, lorsqu’un jour son maître lui vint dire : Puisque tu demeures chrétien et qu’on ne te rachète pas, demain, sans autre délai, je te ferai étrangler, – il n’éprouva pas seule la joie que lui causait le terme désiré de ses peines ; un autre sentiment s’éleva dans son triste cœur et fit venir à ses yeux de grosses larmes. Il songea qu’il ne reverrait plus sa femme si aimée, et qu’il n’avait jamais encore embrassé son cher enfant. Néanmoins, en chrétien soumis, il fit humblement sa prière du soir, étouffa ses sanglots, recommanda son âme à Dieu, et supplia Notre-Dame, s’il ne devait plus presser sur son cœur les êtres qui lui étaient chers, de les protéger et de les bénir. Il invoqua pour son fils orphelin le patronage du bon saint Nicolas, qui veille sur les enfants chrétiens. Et, se remettant, pour la vie ou la mort, entre les mains de la sainte Vierge, il céda à sa lassitude, s’étendit par terre et s’endormit.

Dans son sommeil, il lui sembla qu’une dame inconnue, mais dont il avait vu les traits sculptés dans la chapelle de Créquy, se penchait doucement sur lui et faisait tomber ses entraves et ses chaînes. La secousse que lui causait un tel bonheur l’éveilla. Il vit en effet ses chaînes rompues à ses pieds. D’abord, croyant rêver encore, il se frotta les yeux ; ses mains n’étaient plus attachées ; ses pieds étaient libres ; il se leva et marcha pour s’en assurer.

Le soleil brillait sur son front et ne le brûlait pas....

Il regarda autour de lui, et, allant de surprise en surprise, il reconnut qu’il se trouvait dans un bois....

Dès qu’il put rasseoir ses sens, son premier mouvement fut de tomber à genoux pour remercier Dieu et Notre-Dame du bien-être tout nouveau qu’il éprouvait.

Le sentiment de ce bien-être était si vif, et ses poumons se dilataient dans un air qui leur était si convenable, que le sire de Créquy se demanda un instant si on ne l’avait pas peut-être étranglé durant son sommeil, et s’il n’était point en paradis ?

Mais les oiseaux qui chantaient, les arbres qui frémissaient au vent, les insectes qui bourdonnaient dans l’herbe, tout lui représenta bientôt qu’il était encore sur la terre. Toutefois, il foulait un sol plus doux ; et il était libre. Libre ! une main bénie l’avait donc délivré ? Mais encore, était-il loin de son maître ? Était-il hors de sa portée ? Où se trouvait-il ? Comment sortir de ce bois ? Comment retourner en Europe ?

Mille craintes inquiètes se dressaient devant lui, lorsque au bout d’un sentier il aperçut un bûcheron qui coupait du bois. Il courut à lui. Le bûcheron n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur Raoul, que, le prenant pour un spectre, et saisi d’épouvante, il s’enfuit à toutes jambes.

Le pauvre chevalier n’avait pas prévu l’effet qu’il devait produire. Maigre, décharné, brûlé par le soleil de l’Afrique, n’ayant pour vêtement qu’un mauvais sayon sans manches, étroit, et qui ne lui descendait pas même jusqu’aux genoux, avec la barbe longue, la tête rasée, la peau noire, il avait plutôt l’air effectivement d’un fantôme que d’un homme.

Il atteignit néanmoins le bûcheron effrayé ; il lui demanda, en langage de Syrie, quel chemin il devait prendre ? Le bonhomme, l’entendant parler, ce qu’il ne croyait pas permis aux spectres, sentit sa peur changer de nature, et pensa, que la grande main qui l’avait empoigné pouvait bien appartenir à un sauvage, ou à quelqu’un de ces esclaves maures que les croisés ramenaient aussi de la Palestine ; et il répondit en français :

– Je ne comprends pas ce que vous dites.

En ce moment Raoul de Créquy éprouva la même sensation que les trois chevaliers d’Eppe, lorsqu’ils se retrouvèrent dans leurs pays, sans savoir comment ils avaient fait leur route.

– Mon brave homme, dit-il en français et palpitant à chaque syllabe, si je ne rêve pas, tirez-moi de peine. Dites-moi en quel lieu je suis. Je me trouve perdu en cette contrée et je n’y connais personne.

– On appelle ce bois la forêt de Créquy, dit le bûcheron. Elle est sur les marches de Flandre. Mais vous qui m’interrogez, pauvre homme si défait, vous étiez captif sans doute en quelque navire, que la tempête aura naufragé sur les côtes voisines ?...

Le chevalier, au lieu de répondre, était tombé la face contre terre ; et, étendant les bras en croix, il s’écriait :

– Ô Dieu tout-puissant ! ô Vierge très sainte ! notre dame et notre grand appui, notre reine et notre mère, par quel miracle avez-vous fini ma détresse ?....

Il se releva ensuite, et dit au bûcheron, dont il voyait le cœur rempli de compassion :

– Le vieux sire Gérard est-il encore en vie ? La dame de céans et son fils et le jeune frère du sire de Créquy sont-ils vivants et en santé ?

– Ah ! Jésus ! vous les connaissez, nos châtelains ! dit le bonhomme. Il y a longues années que le vieux sire est trépassé dans la douleur, pleurant la mort de ses trois fils aînés. Le Seigneur Baudouin, qui est le plus jeune, demeurant seul, a voulu s’emparer depuis de l’héritage. Il a fait pour cela de grandes peines à la dame de Créquy ; le père de la noble dame est vivant encore. Il est venu exprès, de son lointain pays de Bretagne, pour la faire consentir à un nouveau mariage, qui conserverait l’héritage de l’enfant. Car le sire de Renty a promis de le bien garder, comme parent et autrefois ami de notre défunt seigneur, à qui Dieu fasse paix ! Il est puissant en vassaux et en terres, et la dame ne pouvait mieux choisir. Elle a refusé, néanmoins, jusqu’à ces temps-ci, toute alliance, même celle-là. Il n’y a que peu de jours qu’on l’a pu décider, dans les intérêts de son fils ; et c’est aujourd’hui même qu’on va la marier, à l’heure de sexte. Il y aura au château grande et longue fête ; on y fera largesse, – et, assurément, pauvre homme, vous y recevrez une honnête aumône...

Le chevalier ne disait plus rien. Il suivait le bûcheron, dans la compagnie duquel il arriva bientôt aux abords de son château, qu’il reconnut avec transport. Tout y respirait la joie.

Les guetteurs qui gardaient les tours du pont, voyant le pèlerin dans son état sauvage, l’empêchèrent d’entrer.

– Que demandes-tu céans ? lui dirent-ils. D’où viens-tu avec cet air misérable ? Es-tu quelque matelot échappé d’esclavage ?

– Je suis un pèlerin revenu d’outre-mer, répondit le chevalier, et, pour affaire très pressante, il faut que je parle sur-le-champ à la dame de Créquy.

– Un homme en tel désarroi ne saurait entrer au château, dirent les guetteurs ; et personne ne peut parler aujourd’hui à la dame de céans. On la pare à l’heure qu’il est pour son mariage, qui va se célébrer ce matin au prochain monastère. Attendez-la, si vous voulez, à son passage.

Le chevalier attendit en silence ; et, peu de temps après la dame de Créquy, richement parée, assise sur la haquenée d’honneur, conduite par le sire de Renty, son fiancé, et suivie de tous ses parents, à la tête desquels était son père, arrivé depuis peu pour la cérémonie, descendit sur le pont, allant au monastère prochain, où tout était disposé pour la célébration de son mariage. On voyait une teinte profonde de tristesse dans ses yeux, qui avaient beaucoup pleuré ; et aux fréquents regards qu’elle jetait sur son jeune fils, on jugeait quel amour maternel avait seul décidé la démarche qu’elle allait accomplir.

Raoul, maîtrisant son attendrissement, arrêta la dame sur le pont.

– Je viens, noble dame, des pays d’outremer, dit-il. Je vous apporte des nouvelles du sire de Créquy, retenu depuis dix ans dans un très dur esclavage...

La dame, à ces paroles, mit pied à terre, tant fut grande son émotion. Mais bien vite, remettant ses esprits et considérant le pauvre homme qui lui parlait, elle dit :

– Votre rapport, hélas ! n’est pas véritable. Mon baron est tombé mort, avec ses frères et ses écuyers, en conduisant sa bannière à l’honneur. Tous ceux qui l’avaient suivi périrent, excepté sept, qui s’échappèrent par la fuite.

– Raoul de Créquy ne périt point alors, noble dame, car il est devant vos yeux.

Un grand mouvement se fit à ces paroles, dans la foule des assistants.

– Regardez-moi, reprit le chevalier. Malgré tant de misère, et dans un tel dénuement, reconnaissez votre époux, qui autrefois vous fut si cher.

– Je ne le puis croire, s’écria la dame d’une voix étouffée, à moins que vous ne me donniez des marques. Si vous êtes mon mari, que fîtes-vous en me quittant pour le saint voyage ?

– Je rompis en deux votre anneau nuptial ; je vous en laissai la moitié, et j’emportai l’autre part. Dame ! le voici, ce gage de notre foi...

Le chevalier avait tiré de la bourse, où il reposait à côté du petit reliquaire, le fragment de l’anneau. En le reconnaissant, la dame s’écria :

– Vous êtes mon cher époux ! Vous êtes mon baron tant aimé !

Disant ces paroles, elle s’était jetée avec transport dans les bras du pauvre chevalier, et demeurait suffoquée par la joie, la surprise et la compassion.

Le sire de Renty, parent et jadis ami de Raoul, voulait douter encore d’une vérité qui rendait impossible son mariage si longtemps désiré. Il y avait lutte dans son cœur entre la loyauté et l’intérêt.

– C’est la haute taille de Créquy, murmurait-il ; mais je ne reconnais plus son visage.

Le père de la dame voyait mieux, et il disait :

– Je me rappelle tous ses traits ; je les retrouve, quoique les peines l’aient bien changé. Quand nous l’aurons lavé et vêtu, je crois que tous le reconnaîtront...

L’enfant, qui avait dix ans, s’était approché aussi. C’était un noble cœur. Il se sentait tout bouleversé à la pensée qu’il pouvait retrouver son père. La dame alors, reprenant quelque peu ses esprits, sentit dans sa main la main brûlante de son jeune fils : et elle lui dit :

– Voyez, mon fils : voici enfin votre seigneur et père. Venez le saluer à deux genoux.

Le chevalier ne laissa pas au charmant enfant le temps de s’agenouiller ; il le prit dans ses bras et le pressa sur son cœur, versant sur lui les plus douces larmes qu’il eût jamais répandues,

Le bel enfant, sans être effarouché de la mine étrange de son père, de ses haillons, de sa tête rasée et de ses traits flétris, lui prodiguait avec effusion les plus tendres caresses et lui disait :

– C’est pour vous que ma chère dame, ma mère, pleurait sans relâche, répétant toujours : Nous avons tout perdu, mon fils, en perdant votre père !

Les dames et les chevaliers qui entouraient cette grande scène voulaient tous voir Raoul et lui parler. On fit avertir l’abbé du monastère, qui se hâta d’accourir. On rentra au château, où le chevalier fut lavé et habillé convenablement à son rang. On couvrit d’une toque sa tête rasée, et il ne parût plus si sauvage. – Comme il disait que ses chaînes étaient restées dans le bois où il s’était réveillé, on alla à leur recherche ; et toute l’assemblée voulut, en ce lieu même, rendre grâces à Dieu et à Notre-Dame. Après quoi, le banquet des noces étant tout prêt, chacun se mit à table ; et l’on but à la santé de Raoul, qui dut raconter longuement tout ce qu’il avait souffert et comment il avait été délivré de l’esclavage et de la mort.

Il avait fait prévenir son frère Baudouin, qui vint au festin et à qui il pardonna en loyal cœur chrétien tout ce qu’il avait fait durant sa captivité pour enlever l’héritage de l’enfant. La fête fut longue au château de Créquy ; petits et grands y venaient pour voir le chevalier, et tous étaient bien reçus. Il vécut plus de vingt ans encore avec sa dame fidèle, bâtit un monastère au lieu de son arrivée miraculeuse, et fit de grandes largesses, partout aux environs, à toute chapelle de Notre-Dame.

 

 

APPENDICE

 

Ce retour miraculeux a dû rappeler quelques circonstances de la légende de Notre-Dame-de-Liesse et des trois chevaliers de Saint-Jean. L’époque des croisades offre plusieurs faits analogues. Quatre croisés de l’Orléanais revirent, dit-on, leur patrie par un prodige semblable. Ces récits peuvent bien n’être pas tous authentiques ; et une histoire vraie peut avoir produit des calques. Nous avons donné la légende du sire de Créquy, parce qu’elle repose sur de graves monuments et sur une tradition qui a toujours été maintenue dans la grande et noble famille du héros. On vous racontera en Bretagne une aventure plus merveilleuse encore : c’est la naïve légende du bon sire de Garo. Ce seigneur, au temps des croisades, s’en fut, comme tout le monde, en Palestine, pour combattre les infidèles ; il y arriva, en songeant qu’il était bien loin de son manoir. Il se battit : il était parti pour cela. S’étant un jour avancé du côté de Bethléem, il eut le malheur de tomber entre les mains des Sarrasins, qui l’enfermèrent dans un grand coffre de bois, lui et son écuyer, en lui disant : – Chien, recommande maintenant, ton âme à Dieu, et demande-lui de te retirer de là ; – puis ils clouèrent le coffre, et se disposèrent à le mettre en terre comme un cercueil. L’écuyer, à l’idée de cette mort horrible, se prit à pleurer en grand désespoir. Le sire de Garo priait et remettait humblement son âme à Dieu. Mais venant à songer à son cher manoir de Bretagne, à son excellente femme, à ses petits enfants, il supplia pourtant la sainte Vierge Marie de ne pas permettre qu’on l’arrachât, par un si déplorable trépas, aux chers objets de sa tendresse ; promettant d’un cœur sincère, s’il lui était, hélas ! donné de les revoir, n’importe comment, de bâtir une belle chapelle sous le nom de Notre-Dame-de-Bethléem. À peine eut-il formé ce vœu, dit la légende, que le maître et l’écuyer sentirent une commotion. L’écuyer se reprit à pleurer plus fort en disant : – On nous emporte, mon maître ; c’est fait de nous. – Il leur sembla qu’on les emportait de la sorte pendant un assez long temps ; après quoi il leur sembla qu’ils étaient arrêtés. Alors l’écuyer, prêtant l’oreille, s’écria tout à coup : – Si je ne me trompe, monseigneur, je viens d’entendre chanter le coq de Garo !... – À ces mots, le sire de Garo bénissant le Ciel : Grâces vous soient rendues, mon Dieu, mon père, mon sauveur ! s’écria-t-il, et à vous, Vierge sainte de Bethléem ; car vous avez entendu notre prière, et vous nous avez transportés sans doute en notre terre ! Au même moment, des serviteurs, qui sortaient du manoir à la pointe du jour, apercevant un vaste coffre dans l’avenue et s’étant empressés de l’ouvrir, y trouvèrent, à leur grande surprise, leur seigneur et son écuyer... – M. E. de C., qui rapportait cette légende dans l’Univers, il y a quelques années, ajoutait : – « Il serait difficile de rendre le charme de cette simple histoire, racontée sur les lieux mêmes, avec cette touchante conviction qui entraîne et embarrasse le scepticisme. S’il nous était resté quelques doutes d’ailleurs, ils auraient dû se dissiper à la vue de la chapelle gothique qui porte encore, au bout de sept cents ans, le nom de Bethléem. Cette chapelle, sur laquelle est empreint le cachet de l’époque des croisades, conserve sur ses vitraux les armoiries du sire de Garo, dont un vieux panneau tout noirci par le temps retrace l’histoire. On y voit le pieux chevalier à genoux dans le coffre fatal et les mains jointes. Bien que ses traits soient ébauchés grossièrement, il est impossible de ne pas être pénétré de l’expression de bonheur qui brille sur sa figure. Ses yeux sont levés vers le ciel : on voit qu’il y a pour lui plus encore que la joie de se retrouver vivant dans son cher domaine, le ravissement intime d’avoir été protégé d’une manière si immédiate par la douce Vierge de Bethléem. L’écuyer est absorbé par une satisfaction plus humaine ; il ne peut en croire ses yeux. L’émotion, la surprise, l’enchantement, le mettent hors de lui. À gauche on remarque un groupe de paysans rassemblés dans l’avenue, et, sur le devant, un homme endormi, tenant sur ses genoux une sorte d’oiseau qu’avec un peu de bonne volonté on peut reconnaître pour le coq de Garo. Du côté droit, par une de ces licences de peintre dont on ne se faisait pas faute au moyen âge, se laissent voir les Turcs et les Maures, stupéfaits du prodige. Enfin dans le ciel on aperçoit, portée sur les nuages, la sainte Vierge qui suit des yeux avec complaisance ses protégés. – À un quart de lieue de la chapelle, en s’enfonçant dans les terres au milieu d’un pays aujourd’hui sauvage et abandonné, on rencontre sous le lierre les débris de quelques tourelles, et une vieille porte sculptée dont chaque jour le temps fait tomber quelque morceau. Ce sont les derniers restes du manoir qu’eut tant de joie à retrouver le pauvre sire de Garo.– Maintenant, qui nous dira si le vitrail, quelque peu énigmatique, qui est la base de la légende, est bien compris par ceux qui en appuient leur récit ? Mais il reste toujours un fait, c’est que, très certainement, le héros de l’histoire dut, comme tant d’autres, son salut à l’intervention de Notre-Dame.

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Geneviève de Brabant

et quelques autres aventures

des Croisades, 1853.

 

 

 

 

 



1 Tirée des vieilles chroniques, des ballades populaires et de la romance, du sire de Créquy, œuvre de poésie d’un moine picard du treizième siècle, maladroitement rajeunie au dix-huitième siècle, mais dont M. Lebrun de Charmettes a donné une bonne version en prose. Ce récit s’appuie encore sur une tradition non interrompue, et assez accréditée pour mériter une certaine confiance.

2 Cette monnaie était nommée besan ou besant, par corruption de Byzance, où, dans l’origine, elle avait eu cours, du temps des empereurs. On croit que le besant d’or valait environ cinquante francs.

 

 

 

 

 

 

 

 

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