Le chanoine de Liège

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques Auguste Simon COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un seul Dieu tu adoreras

Et aimeras parfaitement.

Premier commandement.

 

Les crimes qui viennent de haut

sont les plus grands,

parce qu’ils ont d’ordinaire

beaucoup de complices.

Puffendorf.

 

 

I

 

 

C’était un horrible prince que l’empereur Henri VI, le fils et le successeur de Frédéric Barberousse. Il avait épousé Constance, fille de Roger, roi de Sicile. Disputant le trône de son beau-père au frère naturel de sa femme, il mit la Sicile en feu en 1191. Vainqueur, il traita ses ennemis sans pitié. Aux uns, disent les historiens, il fit crever les yeux ; il fit étrangler les autres : il fit clouer le diadème avec de longs clous sur la tête de celui qu’une partie des Siciliens avaient suivi comme roi. Il fit pendre ou brûler tous ceux qui lui portaient ombrage ; il fit mutiler et priver de la vue l’amiral Marghetti ; il fit traîner par les rues le comte d’Acerra attaché à la queue d’un cheval.

Le tableau des vengeances exercées en Sicile par ce prince cannibale serait épouvantable.

Dans cette guerre de fureurs et de crimes, il avait emmené la plupart de ses vassaux. Mais le duc de Brabant, Henri Ier (de la maison de Louvain), sachant les cruelles intentions du monarque ; et peu soucieux de fatiguer son pays par une expédition lointaine sans profit et sans honneur, Henri Ier s’était abstenu de répondre à l’appel de son suzerain féodal. Le tyran ne devait pas le lui pardonner ; et il songeait à en tirer vengeance.

Le duc de Brabant avait, des ennemis dans le Hainaut, dans la Flandre, dans les provinces rhénanes, dans le pays de Namur. Il chercha à se faire ailleurs des appuis. L’évêque de Liège Radulphe étant mort, il proposa à aux électeurs liégeois son frère Albert de Louvain. C’était au commencement de l’année 1192. Albert était un pieux et beau jeune homme, plein de vertus, de lumières et de bonté. Il enleva la plus grande partie des suffrages. Mais quelques chanoines, pensant que l’Empereur n’approuverait jamais cette élection, donnèrent leurs voix à l’archidiacre Aubert de Rethel.

Les deux élus envoyèrent des députés à l’Empereur, qui était à Cologne. D’abord Henri VI ne se prononça point. D’un côté, il voulait fermement repousser Albert de Louvain, à cause de la haine qu’il portait au duc de Brabant ; de l’autre, il n’osait, malgré son despotisme, investir tout à coup Aubert de Rethel, nommé par une minorité trop peu imposante. Comme il était dans cet embarras, il appela Diderick de Hostadt, son conseiller favori, gentilhomme allemand, pétri de ressources et de finesses, ambitieux que le crime n’effrayait point, politique rusé, digne tout à fait de la haute faveur dont il jouissait auprès de Henri VI.

– Premièrement, dit aussitôt Diderick, vous êtes le maître, sire ; et vous devez employer surtout votre pouvoir souverain à relever la dignité de votre couronne impériale. Un prince vaillant et victorieux ne doit avoir que des ordres à donner. Rappelez-vous donc toute la conduite de ceux de la maison de Louvain à votre égard. Du vivant de votre illustre père, quand votre majestueuse personne n’était encore que roi des Romains, vous n’avez pas oublié que, dans Liège même, le duc Henri de Brabant se montra votre ennemi, opposé à vos projets augustes. Depuis que le diadème du Saint Empire repose si dignement sur votre tête, Henri de Brabant a refusé de vous suivre à la guerre de Sicile. On a même surpris ce vassal infidèle blâmant les actions de l’Empereur, son suzerain. Si son frère devient prince de Liège, c’est pour vous un ennemi de plus, et pour la maison de Louvain un accroissement de puissance que ne conseille pas l’intérêt bien entendu de Votre Majesté.

– Vous raisonnez parfaitement, Diderick ! répondit le monarque, que tout ce discours avait frappé. Malgré l’immense majorité qui l’a élu, nous n’investirons certainement pas Albert de Louvain. Mais l’autre ?

– L’autre non plus, répliqua Diderick de Hostadt. Aubert de Rethel est incapable. Un homme dont on ne connaît que l’ignorance ou la maladresse, un homme à qui l’on n’oserait confier l’emploi le moins important, dont le dévouement à l’Empereur n’est ni fondé, ni certain, un tel homme ne peut recevoir une autorité supérieure qui demande de l’habileté dans l’esprit, de la dignité dans le caractère, de la fermeté contre les ennemis de l’Empire. D’ailleurs il a obtenu trop peu de voix ; et vous ne pourriez vous hasarder à la désapprobation qui accueillerait l’investiture d’Aubert.

– Mais que faire donc, Diderick ?

– Lorsqu’il y a doute et défaut d’unanimité comme ici, il me semble que l’Empereur a le droit de rejeter les deux concurrents et d’imposer aux Liégeois un prince de son choix particulier.

– Si vous le croyez ainsi, je partage complètement votre opinion. Qu’est-ce auprès de moi que cette petite principauté turbulente ! Cependant, ajouta l’Empereur un peu plus bas, Aubert de Rethel nous a offert trois mille marcs d’argent, en secret, pour nous engager à confirmer son élection.

– N’est-ce que cela ? dit le favori, en respirant. Je connais un homme plus convenable, un homme qui mettra tout d’accord, un homme capable et dévoué qui comptera à Votre Majesté les trois mille marcs. Et du moins on ne dira pas que vous avez favorisé l’un des élus au détriment de l’autre.

– Quel est cet homme ? demanda Henri VI.

Diderick dit un mot à l’oreille de l’Empereur.

– Ah, fort bien ! répondit le monarque, j’y songerai. C’est dans trois jours que je dois recevoir Albert de Louvain et Aubert de Rethel. J’y songerai.

Diderick de Hostadt envoya sur-le-champ un messager à son frère Lothaire, qui était prévôt de Bonn. C’était lui que le favori voulait élever sur le siège destiné au prince de Brabant. Lothaire accourut ; et le matin même du jour où les deux élus attendaient leur audience, il remit à l’Empereur les trois mille marcs d’argent. Henri VI, avare et prévenu, n’hésita plus.

Il reçut les deux concurrents avec un visage composé, honora d’un air d’attention leurs harangues ; puis il dit :

– Messires, j’en suis fâché ; mais quand il y a deux partis dans l’élection, la nomination m’appartient. J’annule donc, de ma puissance suzeraine, tout ce qui a été fait à votre égard.

Le clergé liégeois et ses chefs, qui étaient là tous présents, se réunirent contre cette prétention. Quarante dignitaires avaient élu Albert de Louvain, quatre ou cinq seulement appuyaient son rival. Les premiers soutinrent leur choix avec dignité ; pour toute réponse, l’Empereur, présentant Lothaire, dit :

– Voilà votre prince-évêque ; c’est au prévôt de Bonn que nous donnons solennellement, et à lui seul, l’investiture impériale.

Tout le monde resta muet de surprise à ces paroles, excepté Albert de Louvain, qui se leva froidement, disant qu’il n’avait fait aucune brigue pour être élu ; mais que son élection étant canonique, personne ne pouvait l’annuler, et qu’il en appelait au Pape.

Henri VI furieux jura brusquement que nul ne sortirait sans avoir prêté serment de fidélité à Lothaire. Il fit fermer toutes les portes. La colère qui éclatait dans ses yeux intimida les assistants. Aubert de Rethel lui-même se soumit. Lothaire fut reconnu évêque de Liège. Albert de Louvain seul ne céda pas ; ayant trouvé moyen de s’échapper, il prit la route de Rome ; l’Empereur envoya des émissaires à tous ses vassaux pour leur enjoindre d’arrêter Albert. Mais le prince s’était si bien déguisé, il suivit des chemins si détournés, qu’il arriva, malgré tous les agents de Henri VI, jusqu’aux pieds du souverain pontife.

Pendant ce temps-là, Lothaire prenait possession du pays de Liège.

 

 

 

II

 

 

Le saint-père Célestin III reçut le prince brabançon avec les plus grandes distinctions ; il déclara son élection bonne et valable. Pour lui donner plus d’importance encore, il le créa cardinal de la sainte Église romaine et envoya l’ordre à Lothaire de descendre du siège épiscopal. Voulant ensuite que le prince fût sacré évêque, et sachant combien on redoutait Henri VI, le Pape remit à Albert deux brefs, le premier pour l’archevêque de Cologne, le second pour l’archevêque de Reims, dans l’espoir que si l’un des deux prélats n’osait obéir, l’autre peut-être aurait plus de courage.

Albert de Louvain reparut donc dans les Pays-Bas. Il se retira d’abord auprès du duc de Brabant, son frère. Son parti augmentait dans Liège, en raison des persécutions dont il était victime.

Quand l’Empereur sut qu’il était à Louvain, il fit sommer Henri de Brabant de le faire sortir de ses États. Henri, révolté d’un tel ordre, voulait tout braver plutôt que de s’y soumettre. Mais Albert lui dit :

– Je ne veux pas, à cause de moi, que vos fidèles Brabançons soient dévorés par la guerre. L’Empereur viendrait avec une puissante armée, si vous lui résistiez, mon frère, et il ferait peut-être ici ce qu’il a fait en Sicile.

Le jeune et pieux prélat se réfugia alors au château de Limbourg. De là il envoya le premier bref à l’archevêque de Cologne, qui n’osa pas s’exposer au courroux de Henri VI. Mais l’archevêque de Reims, n’étant point sous la suzeraineté de l’Empereur, accueillit le second bref ; – il invita Albert à le venir trouver ; et peu de jours après, il le sacra solennellement évêque de Liège, dans son église métropolitaine.

On lit, dans les chroniques du temps, à propos de cette cérémonie, un petit fait que nous ne pouvons passer sous silence. C’était encore l’usage, dans les circonstances graves, de consulter les sorts par les saintes Écritures. On prenait un livre sacré, généralement la Sainte Bible ou le Missel ; on lisait la première phrase qui se présentait à l’ouverture du livre, et on en tirait des présages. Cette coutume, depuis, a été interdite par l’Église. Après donc qu’il eut sacré Albert, l’archevêque de Reims prit le livre des Saints Évangiles et l’ouvrit ; et la première phrase qu’il lut fut celle-ci (Saint Marc, ch. 6, verset 27) :

« Le roi Hérode envoya un de ses gardes avec ordre de lui apporter la tête de Jean dans un bassin ; et ce garde étant entré dans la prison lui coupa la tête. »

– Mon fils, dit l’Archevêque, tout ému, en regardant le prince avec des yeux baignés de larmes, vous entrez au service de Dieu ; tenez-vous y toujours dans les voies de la justice et de la crainte, et préparez votre âme à la tentation, car vous serez martyr.

Ces paroles achevèrent d’attrister tous les assistants.

Cependant l’Empereur, dont la colère s’accrut encore en apprenant le sacre d’Albert, arriva tout à coup dans la capitale des Liégeois n’ayant à la bouche que des paroles de vengeance. Il était entouré d’hommes sinistres ; et ceux qui le virent ne purent rien attendre que de terrible.

Il commença, une heure après son entrée à Liège, par faire raser toutes les maisons des partisans d’Albert de Louvain. Puis il envoya au duc de Brabant l’ordre de comparaître devant lui. Il lui reprochait d’aimer son frère !

Henri de Brabant, n’étant pas en mesure de résister au tyran, se rendit à l’ordre insolent qu’il venait de recevoir. Il trouva à la cour de Henri VI et parmi ses conseillers intimes le comte de Hainaut, Hugues de Worms, Diderick de Hostadt et d’autres ennemis, devant lesquels l’Empereur prit à tâche de lui imposer les lois les plus révoltantes. Il exigea d’abord qu’il déclarât nulle l’élection de son frère ; qu’il reconnût bonne et valable la nomination de Lothaire ; et enfin qu’il prêtât à celui-ci serment de foi et hommage. Chacune de ces injonctions était un poignard enfoncé plus profondément dans le coeur de Henri. Il demanda un délai pour se décider.

– Je veux sur tous ces points, dit le monarque, être satisfait ce soir même.

Le Duc consterné fut suivi tout le jour par les agents de l’Empereur, qui avaient ordre de le surveiller et de l’empêcher de quitter Liège. Il vit qu’il était investi. Ses amis, qu’il consulta, tremblaient.

– Nous savons, lui dirent-ils, que votre mort est jurée, si vous résistez ; vous êtes dans les mains de l’Empereur ; cédez à la violence.

Ces avis lui étaient insinués à voix basse et d’un air mystérieux qui leur donnait encore plus de solennité. Après avoir longuement et tristement réfléchi, le duc de Brabant, à la chute du jour, revint au palais de l’Empereur. Il se vit entouré, en y entrant, d’une foule dé gardes armés, qui, le poignard à la main, le conduisirent en l’éclairant ; ils brandissaient et secouaient leurs torches autour de sa tête, en lui répétant d’une voix sombre : Obéissez ! Les historiens content qu’il répondit :

– Vous m’avez déjà brûlé le coeur ; voulez-vous aussi me brûler la tête ?

Il parut devant l’Empereur dans un état d’agitation difficile à décrire.

Toute la cour environnait le monarque, comme dans l’attente de quelque évènement qui avait besoin d’être public. Le duc de Brabant, sachant à peine ce qu’il faisait, prononça tout ce que lui dictèrent les officiers de l’Empereur ; il déclara nulle l’élection de son frère Albert ; il approuva la nomination de Lothaire ; avec un nuage sur les yeux, il laissa mettre ses mains dans les mains de Lothaire, pour la foi et l’hommage. Quand tout fut fait, l’Empereur dit :

– C’est bien. Allez !

Le pauvre prince sortit aussitôt du palais et de la ville, accompagné de quelques chevaliers. Il regagna Louvain, l’âme navrée, le coeur brisé, protestant devant Dieu contre tout ce qu’il venait de faire. Il était loin de soupçonner que le despote n’en avait pas encore assez.

Dès qu’il eut quitté la salle où il avait obéi, l’Empereur, se tournant vers ses favoris, reprit :

– Voilà déjà une victoire. Albert de Louvain n’est plus rien ici ; et vous voyez que son frère même l’abandonne. Mais croyez-vous que ce prince-évêque (car malgré nous il prend ce titre) pourra jamais se tenir en repos ?

– Non, jamais ! répondit Hugues de Worms.

– Que faut-il donc aviser ?

– Consulter avant toutes choses, dit l’inévitable Diderick, les intérêts de l’Empire et ceux du sceptre que vous portez, sire, avec tant d’éclat.

– Et ces intérêts, que demandent-ils ?

– Un membre doit être coupé, lorsqu’on ne peut le guérir. Un obstacle qu’on ne peut tourner, on le renverse. Un rebelle, on l’éteint. Un séditieux, on s’en délivre. Un ennemi, on le tue.

C’était Hugues de Worms qui parIait ainsi. Après qu’il eut respiré une seconde, il ajouta :

– Tous ces troubles finiront avec la tête d’Albert de Louvain.

Sur ce mot, il se fit un profond silence. L’Empereur le rompit en disant tout bas :

– Vous m’avez deviné. Mais il nous faut des hommes de dévouement pour marcher contre un évêque ; car il est consacré...

Quoique ces paroles eussent été prononcées très sourdement, trois officiers allemands s’avancèrent aussitôt, la main sur le poignard, en disant :

– Nous voilà ! faites un signe.

L’empereur laissa voir sur ses traits un sourire de satisfaction.

Il allait reprendre la parole, lorsqu’un murmure l’arrêta. Un vieillard, – perçant les rangs épais des courtisans – tomba à genoux devant Henri VI. C’était un vieux chanoine de Liège ; il se nommait Thomas. Sa figure vénérable, ses cheveux blancs, son âge avancé et son humble posture produisirent sur la brillante assemblée une sensation singulière. Les trois officiers le regardaient, comme trois démons regardent un ange qui vient leur disputer une âme chrétienne. L’Empereur fronça le sourcil et pressa ses lèvres, par un geste d’impatience et de mécontentement.

Le vieillard ne s’intimida point.

– Non, sire, dit-il, vous ne le ferez pas, ce signe qu’on vous demande. Vous n’ordonnerez pas la mort de l’oint du Seigneur. Vous ne joindrez pas le sacrilège au meurtre. Vous n’ensanglanterez pas de nouveau, sire, votre manteau impérial.

– De nouveau ! s’écria l’Empereur ; qu’est-ce à dire ? Feriez-vous allusion à notre justice suprême en Sicile ? Et votre bouche oserait-elle condamner les actes de notre volonté ?

Le vieux chanoine baissa les yeux ; son front s’était couvert de rougeur ; il sentit qu’il ne fallait pas, dans un tel moment, irriter le tigre.

– Pardon, sire, répondit-il ; je suis un faible vieillard ; ma langue a pu vous offenser, quand pourtant mes lèvres ne s’ouvraient que pour la prière... Mais à un puissant monarque comme vous, qui possède l’Empire qui commande à des royaumes, qui fait trembler ses vassaux, qu’importe la vie d’un serviteur de Dieu ?

– Il lui importe, dit froidement l’Empereur, que ses ordres soient respectés en silence, et que les rebelles soient étouffés.

Puis, se tournant vers les trois officiers, en leur jetant le signe qu’ils attendaient :

– Vous m’avez compris ! dit-il ; ceux qui me servent ont seuls droit à mes bonnes grâces.

– Oh, non ! sire, s’écria le chanoine ; vous m’entendrez ; vous ne pouvez de la sorte ordonner le...

– Le crime... achevez, dit vivement l’Empereur avec un oeil plein de colère. Mais, patience ! ajouta-t-il, nous réprimerons cet esprit de troubles.

Henri VI, très agité, marchait à grands pas. Thomas s’était relevé en contenant avec ses deux mains les battements de son coeur. Regardant autour de lui, il ne vit plus les trois assassins.

– Oh ! dit-il avec angoisse, ils sont déjà sur la route de Reims.

Il voulut sortir à l’instant. Mais l’Empereur l’observait.

– Qu’on arrête cet homme, s’écria-t-il ; et qu’on le retienne !

Le vieux chanoine prit alors un pan de la robe de l’Empereur :

– Vous ne pouvez me saisir ici, dit-il aux hommes d’armes qui levaient la main sur lui ; je suis en asile ; – mais vous, sire, souvenez-vous de cette journée ! – Vous avez été impitoyable. – Un autre jour l’expiera : vous demanderez grâce à votre tour ; et peut-être elle vous sera refusée...

Le vieillard avait un ton si imposant en prononçant cette prophétie formidable que Henri VI s’arrêta comme frappé de la foudre. Le chanoine aussitôt, lâchant le pan de la robe impériale, suivit les archers, qui l’enfermèrent dans un cachot. L’Empereur se retira en silence.

 

 

 

III

 

 

Les trois officiers allemands, accompagnés de leurs serviteurs, suivaient au grand galop la route de Reims, tout en réfléchissant à la gravité de leur mission. Le crime va vite ; et la vieille image d’Homère ne cessera jamais d’être vraie : L’offense a le pied léger ; la réparation est boiteuse.

Les trois assassins ne se dissimulaient pas qu’ils allaient mettre à mort un évêque consacré, un cardinal de l’Église romaine. Ils sentaient que l’anathème serait lancé sur eux, et ils comptaient sur le temps du repentir. Ils savaient aussi quelle horreur pouvait inspirer le meurtre d’Albert de Louvain ; et ils songeaient aux mesures qu’il leur fallait prendre pour accorder leur sûreté avec ce qu’ils appelaient le service de l’Empereur.

Tout leur plan était fait, lorsqu’ils arrivèrent à Reims. Ils prirent le ton de grands seigneurs, firent de la dépense et se donnèrent pour trois hauts barons qui avaient encouru la disgrâce de l’Empereur. On les reçut d’autant mieux qu’on détestait Henri VI. Dès le second jour, comme ils expliquaient, à la porte de l’abbaye de Saint-Rémi, qu’ils avaient été obligés de se sauver précipitamment de Liège pour éviter la colère du tyran, et qu’ils étaient venus à Reims en apprenant que l’évêque Albert s’y était réfugié, parce qu’ils tenaient à honneur de partager la retraite d’un si digne prélat, leur ton ingénu, leur air de vérité en imposèrent à un bon religieux, qui les conduisit à l’évêque fugitif. Albert de Louvain les accueillit comme des compagnons d’infortune, les admit à sa table, et se livra dans leurs mains avec toute la bonté qui faisait le fond de son caractère. Il les conduisait à l’église ; il prenait part à leurs promenades. Ses vertus et sa piété eussent dû les toucher. Mais leur résolution ne s’ébranlait point. Ils ne cherchaient que l’occasion de commettre le meurtre assez secrètement pour avoir le temps de s’échapper ensuite ; car ils étaient dans un pays qui n’obéissait pas à l’Empereur.

On était au mois de novembre. Un matin, avant le jour, ils allèrent attendre leur proie à la porte de la grande église de Notre-Dame, où ils savaient qu’Albert venait aux matines. Un chanoine, qui les entrevit dans l’obscurité, leur demanda avec effroi ce qu’ils cherchaient.

– Nous attendons le prince-évêque pour l’accompagner, dirent-ils.

Le chanoine, les reconnaissant, se rassura. Mais ce jour-là Albert ne vint point, parce qu’il était malade. Diverses circonstances fortuites retardaient ainsi le crime de jour en jour.

Ils méditèrent donc une promenade dans des lieux écartés. Albert y donna les mains. On lui prêta un cheval ; car il se trouvait dans une grande détresse. On lit aussi qu’il était triste et abattu ; qu’il semblait prévoir sa mort, qu’il la regardait comme prochaine, et qu’il y était toujours préparé. Mais il ne se défiait aucunement des trois officiers allemands, qu’il appelait ses amis.

Le 21 novembre de l’année 1193, ils sortirent de Reims pour leur promenade, avec l’évêque, et prirent un chemin peu fréquenté. Ils étaient suivis de leurs quatre serviteurs ; ils avaient chargé leurs chevaux de leurs valises, comme gens qui se préparent à un voyage. L’évêque, remarquant ces particularités, leur en demanda la raison.

– Nous attendons des messagers de notre pays, dirent-ils. Ils doivent arriver ce soir même : le chemin que nous prenons nous conduit à leur rencontre ; et nous emportons des valises pour y placer les effets qu’ils nous apportent.

Le conte était assez maladroit. Le pieux Albert n’en conçut toutefois aucune défiance. Il n’avait avec lui qu’un de ses chanoines et un vieux domestique qui n’avait jamais voulu le quitter.

Les Allemands avaient dressé toutes leurs batteries ; deux de leurs serviteurs marchaient aux deux côtés du chanoine, deux autres aux deux côtés du domestique ; deux des officiers allaient à la droite et à la gauche de l’évêque, le troisième précédait de quelques pas. La campagne qu’ils parcouraient était déserte. Afin que le prélat ne s’aperçût pas de la longueur du chemin qu’on lui faisait faire et de l’approche de la nuit, les trois Allemands étaient encore assez maîtres de leurs têtes pour l’amuser sans relâche par des contes divertissants et des propos joyeux.

Néanmoins la nuit commençait à s’épaissir ; la lune se levait tristement dans un ciel sinistre. Le chanoine représenta au bon évêque qu’il était temps de rentrer dans la ville.

– Quelques pas encore, dit le premier officier ; et si nous ne trouvons point nos gens à ce détour, nous rentrerons.

On descendait alors un chemin creux, qui conduisait à un petit ravin très propre à faire un coupe-gorge.

C’était, comme, nous l’avons dit, le 21 novembre. Quatre jours auparavant, l’Empereur s’était effrayé d’un rêve. Il n’oubliait pas les paroles du vieux chanoine Thomas, ni sa menace prophétique ; sou esprit s’en troublait ; il n’avait pas de nouvelles de ses trois Allemands ; il voyait autour de lui le calme de la terreur.

– J’ai en tort peut-être, dit-il ; j’aurais pu m’y prendre autrement ; qu’on mette en liberté le vieillard.

Et le prisonnier libre, ayant trouvé un cheval, s’était hâté de prendre la route de Reims, espérant encore arriver assez tôt, comptant aussi que le complot avait pu échouer, car on l’assurait qu’Albert de Louvain était vivant. Il entrait à Reims, ce même jour, 21 novembre, à trois heures après midi.

Dès qu’il eut mis le pied dans la ville, Thomas se fit indiquer le logis de l’évêque Albert. Il y courut. On lui apprit que, depuis deux heures, le prélat se promenait dans la campagne avec ses amis.

– Quels amis ? demanda-t-il plein d’anxiété.

– Trois seigneurs allemands, qui ont encouru la disgrâce de l’Empereur.

– Trois assassins ! s’écria le vieillard. Dieu veuille que je sois venu assez vite pour les prévenir !

Il raconta alors, au grand épouvantement de ses auditeurs, tout ce qui s’était passé à Liège. Pourtant, quand on lui eut dit que tous les jours les trois Allemands se trouvaient avec Albert, et que dix fois déjà ils eussent pu le tuer s’ils l’avaient voulu, le vieillard, confiant, respira. « Dieu les a touchés peut-être », se dit-il. Puis, voyant venir la nuit, il se reprit de peur et demanda :

– Combien sont-ils à cette promenade ?

– Oh, tous les trois ! avec leurs quatre domestiques.

– Et qui accompagne le prince ?

– Un chanoine et un vieux serviteur.

– Sont-ils partis armés ?

– Qui ? les Allemands ? des chevaliers ? Ils le sont toujours. Aujourd’hui, par extraordinaire, ils avaient leurs valises derrière la selle de leurs chevaux.

Thomas pâlit ; il s’informa avec agitation de l’heure où l’évêque ordinairement revenait de sa promenade.

– Il devrait être rentré, lui dit-on ; car voici la nuit.

– Mes amis, dit le vieillard, allons à sa rencontre. Qui sait si nous ne le sauverons pas !

Les soupçons et les craintes avaient grandi dans les esprits. Douze Rémois offrirent au vieux chanoine de l’accompagner ; ils montèrent à cheval et se mirent en marche.

Avant de sortir de la ville, l’un d’eux s’arrêta subitement.

– Il me vient, dit-il une idée qui peut calmer ou redoubler nos inquiétudes. Entrons dans le logis des Allemands, et voyons s’ils ont tout emporté.

On passait, en ce moment, devant la maison que les officiers de l’Empereur occupaient. On apprit avec terreur qu’en effet ils n’avaient rien laissé, et qu’ils avaient emballé leurs hardes comme gens qui s’en vont.

– Nous n’arriverons pas à temps, dit Thomas en essuyant ses larmes ; et il pressa son cheval par la route qu’avaient prise l’évêque et ses assassins.

Ce ne fut qu’après une heure de course que Thomas et ses compagnons parvinrent au petit ravin. Ils passaient, lorsqu’à vingt pas du chemin ils entendirent un soupir profond. La lune éclairait un groupe qui paraissait immobile. Aucune voix ne s’élevait pour réclamer aide ou secours. Mais un nouveau soupir plus étouffé fit juger qu’il y avait là quelque chose de mystérieux. Un jeune homme courut et poussa un cri d’horreur. L’évêque Albert était là, inanimé ; son chanoine, étendu près de lui, avait un bâillon sur la bouche ; le fidèle domestique, percé de coups, également bâillonné, s’était soulevé et cherchait à dégager sa tête, pour secourir encore son maître chéri.

Thomas et tous les autres se précipitèrent sur le théâtre du carnage. Ils apprirent du chanoine et du domestique toute l’horrible tragédie. Le vieux Albert demandait au premier officier de rentrer enfin à la ville ; cet Allemand se retourna aussitôt, se jeta sur lui et le frappa d’un coup si violent, qu’il lui brisa la tête et le renversa par terre. Là, pendant que leurs serviteurs retenaient, en les maltraitant, le chanoine et le domestique, les deux autres officiers, mettant pied à terre, avaient plongé treize fois leur poignard dans le sein de leur victime déjà morte. Après quoi ils s’étaient enfuis à travers la campagne, emmenant le cheval du prélat.

– Et depuis une heure ajouta le domestique nous pensions que Dieu seul pouvait nous venir en aide.

– Ainsi, dit en pleurant le vieux Thomas, une heure plus tôt, nous l’eussions sauvé !

Les douze Rémois voulaient courir à la poursuite des meurtriers.

– Mais où aller, dirent-ils, sans savoir le chemin qu’ils ont suivi, et quand ils ont sur nous une heure d’avance ?

– On se borna donc à retourner à la ville pour rendre les honneurs funèbres au saint prélat, et donner des soins au pauvre serviteur, dont heureusement les blessures n’étaient pas mortelles.

 

 

 

IV

 

 

Dès qu’on sut à Reims, le lendemain matin, le forfait qui avait été commis, tout le peuple se porta à l’église métropolitaine, où le corps était exposé. On avait recouvert ce corps meurtri de ses habits pontificaux ; et tout le clergé l’entourait en grand deuil 1. Le chanoine qui avait été témoin du crime partit pour Rome, chargé d’informer le souverain pontife de tout ce qui venait de se passer. Le vieux Thomas, qui ne pouvait pardonner au duc de Brabant d’avoir, pour ainsi dire, abandonné son frère, prit la robe sanglante du martyr et s’en fut à Bruxelles.

Il se présenta devant le duc Henri :

– Seigneur, lui dit-il, qu’avez-vous fait de votre frère ? Privé de votre appui, une bête féroce l’a dévoré !

En disant ces mots, il étala aux pieds du prince la robe déchirée et souillée de sang. Le duc de Brabant, à ce spectacle, fit éclater un violent désespoir.

– Le sang de mon frère demande vengeance, s’écria-t-il ; j’ai abandonné mon frère ! Ce sang innocent retombera sur moi !

sa douleur devint si vive, qu’il fallut le consoler par de longs efforts.

– Si je n’ai pas protégé ses jours, dit-il enfin, je vengerai sa mort.

Il fit un appel à ses sujets, à ses vassaux, à ses parents, à ses amis. Une clameur d’abomination s’était élevée dans tous les Pays-Bas contre l’assassinat d’Albert. Tous les princes, tous les seigneurs, tous les chevaliers répondirent à l’appel de Henri de Brabant. Une ligue formidable se leva contre les meurtriers. L’évêque imposé Lothaire et- son frère Diderick s’étaient réjouis, disait-on, de cette mort, qu’ils attendaient ; on marcha contre eux. L’Empereur fut si effrayé de l’irritation générale produite par le meurtre d’Albert, qu’il n’osa plus l’avouer. Le chanoine qui était allé à Rome revint avec un bref du Pape qui plaçait Albert de Louvain au nombre des saints martyrs que l’Église honore, et qui frappait d’anathème, retranchait de la communion et séparait de la société des fidèles tous ceux qui avaient pris part au crime.

Henri VI, troublé, chassa de sa cour et de ses États les assassins. Il permit au duc de Brabant de nommer un nouvel évêque, de concert avec les Liégeois. Il abandonna Lothaire et son frère à la colère publique. Diderick de Hostadt comptait sur l’appui de Baudouin V, comte de Hainaut. Mais Baudouin lui envoya l’ordre de quitter Maubeuge, où il s’était retiré. Lothaire s’enfuit et mourut peu après dans l’exil ; les trois assassins furent égorgés en Hongrie ; Diderick expira de colère loin de ses domaines, que Henri de Brabant avait saccagés. Baudouin de Hainaut mourut dans l’année qui suivit l’homicide. Tous ceux qui avaient été les ennemis du saint évêque disparurent ainsi en peu de temps. L’Empereur restait presque seul ; il avait pris la croix et voulait faire le pèlerinage de la Terre Sainte pour apaiser le ciel. Mais Dieu savait que la vertu et la piété n’étaient pas rentrées dans son cœur.

Comme il était donc à Messine, en 1197, annonçant toujours qu’il allait partir de là avec son armée pour la Palestine, mais différant toujours son départ, et achevant d’épuiser la Sicile, qu’il avait quelques années auparavant si cruellement ensanglantée, il se trouva indisposé au retour d’une chasse. L’impératrice, sa femme, Constance de Sicile, princesse de quarante ans, lasse enfin des tyrannies que son époux faisait peser sur ses malheureux sujets, profita de cette circonstance pour former une conspiration coutre lui. Elle fit couronner son fils, le jeune Frédéric, qui entrait dans sa quatrième année. Elle pensait, en renversant Henri VI et le reléguant dans une forteresse, pouvoir régner avec son enfant. Le tyran découvrit ce complot ; et avec quelques affidés, il imaginait des supplices pour sa femme même, au moment où il fut prévenu. Son palais fut investi ; on l’enferma dans une tour, et Constance allait faire déclarer sa déchéance, lorsqu’il parvint à obtenir d’elle une entrevue. Il se montra si disposé à changer de conduite, il promit si solennellement de pardonner à tous les chefs de la révolte et de leur conserver les postes où l’impératrice les avait placés, il dissimula si bien que Constance se réconcilia avec lui.

Mais il ne fut pas plutôt rentré dans son palais que, s’enfermant derechef avec ses officiers favoris, il voulut dans la nuit même se défaire de ses ennemis et se baigner encore dans le sang. Heureusement pour Constance, elle avait gagné en secret presque tous les confidents de l’Empereur. Elle fut avertie ; et lorsque Henri VI, tenant devant lui un parchemin, sur lequel il écrivait avec une plume d’or les noms des victimes et les supplices divers qu’il leur destinait, demanda à boire, selon sa coutume, on lui servit un flacon de vin empoisonné. Il but sans rien sentir et poursuivit son travail. Il parlait par phrases rompues, tout en écrivant. À Constance il faisait crever les yeux, puis il la reléguait dans un monastère ; un des chefs devait être pendu entre deux chiens ; un autre, pendu la tête en bas ; un autre, brûlé ; un autre, coupé en quatre ; un autre, traîné à la queue d’un cheval. Il disposait ainsi de cent quatre-vingts personnes, dont il arrangeait la mort, sans se douter que la mort le tenait lui-même.

Bientôt pourtant ses yeux se troublèrent ; sa poitrine brûla. Il demanda des rafraîchissements qui ne le calmèrent point. Des médecins vinrent et annoncèrent une décomposition qu’ils ne comprenaient pas.

– Je suis empoisonné, s’écria-t-il d’une voix éclatante ; – et il tira son poignard.

Les favoris qui l’entouraient le virent alors si effrayant, qu’ils prirent la fuite. Le tyran se jeta sur le médecin et le retenant :

– Sauve-moi ou je te tue, lui dit-il.

– Sire, répondit le docteur en maîtrisant son épouvante ; calmez-vous ; je vais à l’instant chercher une potion qui éteindra le feu dont vous êtes dévoré.

Le médecin s’échappa et ne reparut point.

L’Empereur, absolument seul, appelait tous ses gens. Personne ne venait. Il s’épuisa de hurlements. Il voulut marcher ; ses jambes chancelantes ne le soutenaient déjà plus.

– Un prêtre ! s’écria-t-il enfin d’une voix sombre ; – un prêtre ! je vais mourir.

Le silence le plus profond régnait autour de lui. Dans son agonie, le monarque s’agitait sur son siège impérial, tenant toujours son poignard et balbutiant des mots sans suite. Au bout de quelques minutes pourtant, il entendit des pas. Une porte s’ouvrit et un homme parut. Le prince releva la tête.

– Écoutez, dit-il en montrant le parchemin, faites exécuter tous ces coupables à l’instant, je veux revoir du sang ; je veux qu’on me sauve : ne suis-je pas l’Empereur ?

Mais celui qui venait d’entrer était un vieux prêtre, courbé sous le poids des années et des peines.

– Je croyais, dit-il, que vous m’appeliez pour confesser vos crimes !

– Mes crimes ! dites-vous, qui ose parler de mes crimes ?

– Les Siciliens égorgés, massacrés, mutilés par vous ; Richard-Cœur-de-Lion, ce prince de la croix, enfermé dans un cachot par vos intrigues ; les dignités de l’Église vendues ; le sang des justes versé ; et les lignes sanglantes de ce parchemin : ne sont-ce pas là des crimes ? Et la mort d’Albert de Louvain, l’avez-vous expiée ? Le jour où vous avez ordonné ce meurtre sacrilège, je vous ai dit : « Un autre jour viendra où ce forfait se lèvera devant vous. Vous avez refusé grâce ; ce jour-là, à votre tour, vous le demanderez et peut-être vous ne l’obtiendrez pas. » Mais non, la miséricorde de Dieu est grande ; elle vous offre le pardon.

– Ô ciel ! murmura Henri VI, qui êtes-vous donc ?

– Le chanoine Thomas. Je vous apporté de tristes paroles : préparez-vous à la mort...

– À la mort ? Je mourrais sans me venger ? Où sont mes officiers, mes gardes, mes vassaux, mes chevaliers, mes serviteurs ?

– Vous n’en avez plus.

– Ma couronne...

– Elle n’est plus à vous.

– Et je mourrais ainsi ! reprit Henri, passant tout à coup de la rage à la terreur ; ô grâce, mon père, je vais vous confesser tout ! Vous pouvez me faire grâce ; vous êtes un saint homme ; vous pouvez me réconcilier avec Dieu. Donnez-moi l’absolution et Dieu me recevra !

– Malheureux prince ! que le repentir vous touche ; vous avez à expier. Vous qui avez été inflexible, vous le voyez, ici-bas tout vous abandonne. Confessez donc vos péchés ; que Dieu parle à votre coeur, au moment où la tombe va s’ouvrir...

Mais Henri VI était devenu muet...

Cette scène ne dura que quelques moments. L’Empereur s’agita, se tordit, poussa des cris rauques, et ne pouvant trouver, ni dans son coeur, ni dans sa bouche, un mouvement de vrai repentir, il ne put se débarrasser du fardeau de ses forfaits. Il rendit l’âme avec une sorte de grondement affreux, et tomba la figure bouleversée sur le tapis. Le vieux chanoine de Liège se mit à genoux auprès du mort et fit sur lui les dernières prières. C’était le 28 septembre de l’année 1197.

Comme Henri VI était mort sous l’anathème, on n’osa pas l’inhumer en terre sainte. Mais on lit dans la légende de saint Albert de Louvain (appelé aussi saint Albert de Liège) que, trois mois après, le bon saint apparut au Pape et lui dit : « Puisque j’ai pardonné, pardonnez aussi. » Alors le souverain pontife permit qu’on enterrât parmi les chrétiens la dépouille mortelle de l’Empereur. Quant à son nom, il est resté dans la fange des noms maudits.

 

 

 

Jacques Auguste Simon COLLIN DE PLANCY,

Légendes des commandements de Dieu, 1844.

 

 

 

1. Ce corps, resté à Reims, fut accordé plus tard aux prières de l’archiduc Albert. Il arriva à Bruxelles le 11 décembre 1612 et fut remis dans la nouvelle église des Carmélites déchaussées. Les pieuses religieuses possèdent toujours cette sainte relique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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