Le ménétrier d’Echternach

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques Antoine Simon COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ohé ! Sint-Jan !

Heu ! eh ! ohé !

Chants des danseurs épidémiques.

 

 

 

1. – LE VIOLON

 

 

Avant d’entreprendre le singulier récit qui va suivre, il est utile, en manière de précaution oratoire, que nous disions un mot de recherche sur un instrument musical fort répandu de nos jours, mais que les doctes prétendent n’avoir pas été connu avant la renaissance. C’est du violon que nous voulons parler.

À la vérité, les violons des temps anciens n’avaient peut-être pas exactement la forme de ceux qu’il nous est loisible d’entendre aujourd’hui. Peut-être aussi nos pères du Moyen Âge ne possédaient-ils pas des instrumentistes comme Viotti, Lafont, Kreutzer, Beriot, Hauman, Paganini. Qui sait cependant ? N’ayons pas trop de vanité et ne faisons pas dédain de nos pères. Il y a encore, dans le domaine des arts, quelques champs qu’ils ont moissonnés plus habilement que nous.

Toutefois, M. Fétis a dit que le violon n’était qu’un diminutif et une variété de la viole ; qu’il commença seulement à fleurir vers les premières années du seizième siècle ; que les luthiers français fabriquèrent les premiers cet instrument. Il s’appuie, à ce propos, sur la locution employée alors par les Italiens, qui appelaient le violon une petite viole à la française. Il combat ensuite ceux qui font remonter le violon au onzième siècle, parce qu’ils le confondent, dit-il, avec le rebec ; et il ajoute : « Le rebec avait à peu près la forme d’un battoir de blanchisseuse, échancré par les extrémités ; dans sa construction on ne trouvait ni voûtes, ni éclisses ; la table d’harmonie, au milieu de laquelle il y avait une rosace, était collée à plat sur les bords de l’instrument. »

Sur cette description, passablement obscure, il s’écrie : « Ce n’était donc pas un violon ! » Comme si la forme emportait toujours entièrement le fond ! Mais les violons de Chanot, quoiqu’ils n’eussent pas complètement la forme des Stradivari, des Amati, des Steiner, n’en sont pas moins des violons, proclamés par la classe des beaux-arts de l’Institut de France supérieurs à toute l’ancienne lutherie italienne si vantée.

Le commun des amateurs a toutefois adopté l’idée que le violon n’a pas quatre cents ans d’existence ; qu’il est né au commencement du seizième siècle ; qu’il a eu son éclat dans le dix-septième et le dix-huitième ; et que, si l’instrumentation prospère, l’instrument penche vers son déclin. Aussi on recherche avec passion les violons des Amati ; on paie dix, douze, quinze mille francs un Stradivari. On cite même ce trait du comte de Trautmansdorf, seigneur de la cour de l’empereur Charles VI, qui acheta du luthier Jacob Steiner un excellent violon aux conditions suivantes : 1° Qu’il lui paierait huit cents francs comptant ; 2° qu’il lui ferait servir chaque jour un bon dîner ; 3° qu’il lui fournirait tous les ans un habit galonné d’or, deux tonnes de bière, douze paniers de fruit pour lui et douze pour sa vieille nourrice ; 4° qu’il lui paierait vingt francs par mois jusqu’à sa mort. Le vendeur vécut seize ans après ce marché ; de sorte que le violon fut payé une vingtaine de mille francs.

Il ne faut voir dans ce prix excessif qu’une folie, et dans les clauses de ce marché qu’une originalité bizarre, qui n’est pas unique.

Nous ne serons donc pas d’accord avec M. Fétis. Nous aimons mieux les chercheurs d’origines qui font remonter le violon aux premiers temps de la monarchie des Francs. Montfaucon a recueilli les traces du violon dans de vieux monuments mérovingiens. Saint Julien des Ménestriers était sculpté à Paris, sur le portail de son église, avec un violon ; et cette statue remontait à l’an 1335. Dans le treizième siècle, le poète brabançon Adenès et le comte de Champagne Thibautaux-Chansons se servaient de cet instrument. Ils sont représentés jouant du violon sur des manuscrits de leur temps. Les femmes s’accompagnaient du violon ; dans les récits des croisades, on l’exprime formellement. M. de Reiffenberg, dans sa lettre à M. Fétis, sur la musique, appuie cette assertion. Il parle aussi de Louis de Vaelbeke, artiste bruxellois, célèbre joueur et fabricant de violons, qui florissait en 1294.

Il est vrai qu’on appelait en France ces violons des rebecs. Mais parce qu’ils variaient dans certaines parties de leur configuration, parce qu’ils n’avaient souvent que trois cordes, et qu’aujourd’hui ils en ont toujours quatre, ce n’en est pas moins le même instrument à archet. La viole, qui a sept cordes, n’en avait que six avant le dix-septième siècle. Tout ce qu’il est permis de dire, c’est qu’on a perfectionné le violon et que son nom peut être nouveau. Quant à son existence, si on la conteste à l’époque du roi Dagobert, qui était assez malin pour en jouer, il faut brûler Montfaucon et cacher les vénérables monuments de l’antiquité qu’il a gravés.

Nous avions besoin de ce préambule pour nous prémunir contre la critique des archéologues, relativement à la chronique qu’on va lire.

 

 

 

II. – LE MÉNÉTRIER.

 

 

Echternach, que l’on appelle aussi Epternach, est une petite ville du Luxembourg, peuplée de trois à quatre mille habitants. Elle est bâtie au pied de plusieurs petites montagnes où croissent des vignes, qui produisent joyeusement un léger vin aigrelet, que l’on décore du nom splendide de vin du Rhin. Elle est arrosée par la Sure, rivière sans prétention qui va se perdre dans la Moselle à Wasserbilich. C’est la Suisse des Pays-Bas que cette contrée romantique.

L’église d’Echternach est élevée aujourd’hui sur un pic de rocher où l’on monte par deux escaliers en pente, de deux ou trois cents marches. De là on découvre un paysage varié, un horizon plein d’accidents. Autrefois, les sites étaient comme de nos jours. La nature, ouvrage de Dieu, ne change guère. Mais les travaux des hommes, après quelques siècles, ne se retrouvent plus ; les vieux monuments sont remplacés par de nouveaux édifices ; et nous serions embarrassés de dire ce qu’était Echternach il y a onze cents ans.

C’est pourtant à cette époque reculée qu’eut lieu l’aventure du ménétrier. On sait peu de détails sur les localités d’alors, sinon que la petite ville subsistait, bourg ou village, où s’agitaient de nombreux habitants. La plupart des peuples de ces contrées avaient déjà embrassé la foi chrétienne ; Echternach restait obstinément idolâtre, attaché au culte des vieilles divinités gauloises, lorsque le bon saint Willibrord, l’apôtre de la Frise et le premier évêque d’Utrecht, vint convertir ces païens. Mais tout régénérés qu’ils étaient depuis peu, c’étaient encore des cœurs sauvages.

Un jeune homme d’entre eux, plus éclairé, était parti depuis quinze ans pour le pèlerinage de la Terre-Sainte, œuvre alors très recommandée et qu’il avait voulu faire après avoir reçu le baptême. Il se nommait Guy ; et selon les usages du temps on avait caractérisé sa tournure par un sobriquet ; on l’appelait Guy-le-Long. Il avait emmené avec lui sa jeune femme, devenue chrétienne à son exemple. Personne, pendant un si longtemps, n’ayant apporté de leurs nouvelles, on les crut morts ; et leurs parents, qui étaient en bon nombre, se partagèrent leurs biens. Ils furent donc très surpris lorsque, le jour de Pâques de l’année 729, on leur annonça que Guy venait de reparaître. On ne pouvait pas en douter ; Guy était conformé de manière à n’être jamais oublié, et tout le village le reconnaissait parfaitement. C’était toujours, comme à son départ, un homme de très haute taille, excessivement maigre, aérien, un vrai squelette, convenablement revêtu de peau, de muscles et de nerfs. Il avait de grandes jambes que l’on comparait aux échalas de ses vignes, des pieds immenses, des mains dont les doigts osseux ne finissaient pas, une tête longue comme un ennui d’hiver, selon l’expression d’un plaisant du pays. Il faisait d’énormes enjambées, bondissait par saccades ; et on le citait comme l’être le plus fluet, le plus agile et le plus disloqué que l’on eût jamais vu.

Malgré tout, sa figure plaisait ; son regard était doux ; et tel qu’il était, il avait réussi à gagner le cœur de la jeune femme qui l’avait accompagné dans son pèlerinage, mais qu’il ne ramenait point. Il avait quelques-unes des qualités qui éclatent dans les hommes que nous appelons des artistes, et qu’alors on appelait des fous. Il ressentait de fréquents mouvements d’enthousiasme. Il chantait avec un sentiment profond ; et, avant son départ, tout le monde savait qu’il jouait à ravir d’une sorte de flûte.

Ses parents furent peu joyeux de son retour. Rudes autant qu’il était doux, ils devinrent sombres à la pensée qu’il fallait lui restituer ses biens. Ne sachant que lui dire, ils lui parlèrent de sa femme, qu’il avait emmenée avec lui, lorsque dans un moment de ferveur il était parti pour la Terre Sainte, et qu’ils ne revoyaient pas.

– Je l’ai perdue, dit-il tristement ; et moi, échappé à travers mille périls, je n’ai rapporté que cet objet, qui quelquefois me console.

Il montrait un instrument que ses compatriotes ne connaissaient pas, un violon (un rebec, si vous voulez, mais permettez-moi de lui donner son nom moderne). Il n’aurait pu raconter sans frémir comment les Sarrasins avaient massacré, à cause de sa foi, sa compagne chérie. Il se contenta d’annoncer que bientôt des armées d’infidèles allaient fondre sur l’Occident. Puis, voyant qu’on ne le comprenait point, il changea de matière et demanda si on avait entretenu ses vignes, paraissant tout à fait disposé à rentrer dans ses possessions.

Les parents de Guy se rassemblèrent le soir pour aviser. À la suite d’un long conciliabule, ils imaginèrent quelque chose d’odieux et de féroce ; c était de l’accuser d’avoir tué sa femme.

– Par ce moyen, dit l’un d’eux, les juges nous déferont de lui ; et nous garderons ce qui est en nos mains.

L’accusation fut portée le lendemain. Trois des plus robustes parmi les accusateurs offrirent de soutenir la cause par le duel, selon les vieilles coutumes du pays. C’était une justice usuelle qui avait au moins cela de bon qu’elle dispensait des avocats. Guy fut cité ; il entendit avec surprise l’exposé de l’action, que l’on intentait contre lui ; mais il accepta le combat judicaire, quoiqu’il fût inhabile à ces sortes de joutes. On remplit quelques formalités promptes ; puis on lui donna quarante jours pour trouver des champions, et on le mit en prison. Comme on lui laissa son violon, il ne se désola point. Mais personne ne se présenta pour le défendre, car rien n’appuyait la présomption de son innocence ; et l’on redoutait, dans tous les environs d’Echternach, les trois adversaires que la cupidité lui avait donnés.

Le duel de justice eut lieu le lendemain de la Pentecôte, à midi. Il ne dura qu’un instant. Au premier choc, Guy fut renversé. Son vigoureux parent lui mit le pied sur la gorge ; et, comme il était vaincu, il fut déclaré coupable, condamné à être pendu le lendemain, et reconduit en prison.

Au moment de le mener au supplice, on voulait lui lier les mains derrière le dos. Jusque là il avait tout supporté ; alors il supplia qu’on lui épargnât une humiliation inutile, et demanda pour toute faveur dernière qu’on lui permît d’emporter son violon et d’en jouer encore une fois sur l’échelle de la potence. Ses accusateurs, qui avaient hâte de sa mort, voulaient qu’on lui refusât cette grâce légère ; mais la foule du peuple prit parti pour lui sur ce point, qui lui promettait un plaisir ; et il fut fait comme il avait demandé.

Le mardi de la Pentecôte de l’année 729, par un beau soleil de midi, on vit donc arriver, escorté par le bourreau et ses aides, au pied de la colline sur laquelle s’élevait une chapelle que l’église d’Echternach a remplacée, Guy-le-Ménétrier qui s’en allait mourir. Sa tête nue laissait flotter au vent ses longs cheveux ; il marchait avec un air d’indifférence ; ses grands bras se balançaient à peine ; son violon, attaché par un ruban de laine, était jeté sur son dos, l’archet pendait à sa ceinture. Au mouvement de ses yeux et de ses lèvres, on voyait qu’il priait, dominé par quelque inspiration.

Il monta eu silence jusqu’au milieu de l’échelle dressée contre le gibet. Alors il prit son violon, leva son archet, et, appuyant son menton osseux sur l’instrument chéri, il lança sur-le-champ, sans préluder une seconde, une masse de notes éclatantes, exécutant sur un air de complainte populaire ce qu’on appellerait aujourd’hui des variations. Il devait à l’Orient, et plus encore à son âme, l’art magnifique qu’il déployait devant une assemblée grossière. D’abord la foule fut étonnée, frappée, étourdie, remuée, puis émue. Dès qu’il le vit, il fit vibrer les cordes avec plus d’expression ; il tira de son violon des sanglots et des larmes, il le fit pleurer et gémir avec angoisses. Il avait amolli les nerfs de ses auditeurs ; il les ébranla et les crispa violemment. Il vit bientôt leurs fronts s’élever, leurs yeux jeter des lueurs d’égarements, leurs mains se débattre. Le bourreau, qui était au-dessus de lui, chancela, laissa tomber sa corde, et descendit éperdu, ne pouvant plusse soutenir sur la potence.

Guy cependant jouait toujours ; son agile archet semblait produire des étincelles, et la foule, clouée là, immobile, dominée, n’avait plus ni pensée ni volonté. Elle était uniquement soumise aux sensations que lui donnait l’artiste. Un moment, qui fut très court, il changea de ton ; et ce fut un repos. Il passa à des modulations plus douces : il pria. Les cordes sonores prirent la voix suppliante ; tous les assistants tombèrent à genoux. Le cœur de Guy priait aussi ; ses lèvres parlaient ; ses grands yeux levés au ciel laissaient tomber des larmes. Dieu entendit sans doute l’harmonieuse prière du pauvre ménétrier, et, détournant son visage de la foule criminelle, il lui livra ses cruels accusateurs.

Aussitôt donc, le condamné, reprenant son rythme violent, joua, dans une sorte de délire, l’air le plus animé, le plus bondissant, le plus entraînant, le plus joyeux qui jamais eût frappé les voûtes du ciel. Tout le peuple, machinalement agité, se trouvait debout et se balançait comme pour se mettre en danse. Ce fut d’abord un grand bal intérieur et contenu ; ce fut bientôt une danse véhémente. Les hommes et les femmes, les vieillards et les jeunes filles, les pères et les enfants, tout dansait. Les parents de Guy-le-Long dansaient autour de son échelle ; les juges dansaient à côté ; le bourreau dansait sous la potence. Les animaux domestiques, attirés de leurs pâturages, se mirent à danser aussi. Tout ce qui était animé dans Echternach et son territoire était saisi d’une agitation cadencée que rien ne pouvait plus calmer.

Le ménétrier, qui venait ainsi de fasciner ses assassins, descendit alors, jouant toujours, au pied de son échelle ; il traversa la foule, qui ne pouvait plus s’arrêter, et s’éloigna lentement. Au bout d’un quart d’heure, on entendait encore les modulations de son magique instrument ; mais Guy avait disparu ; et jamais plus on ne le revit dans la contrée.

Tout le bourg dansa jusqu’au coucher du soleil. Alors chacun se retira, brisé, épuisé, abîmé et comme sortant d’un rêve accablant. Mais les dix-huit parents de Guy ne s’arrêtèrent pas là ; et la légende, qui peut bien exagérer un peu, dit qu’ils dansèrent pendant une année, sans boire ni manger et sans prendre de repos, autour de l’échelle. Déjà ils s’étaient enfoncés dans la terre jusqu’aux genoux, quand le bruit de cette merveille parvint à Utrecht, où les nouvelles alors n’arrivaient pas vite. Nous continuons de suivre la tradition, sans la garantir. Le bon évêque Willibrord accourut, prit les pécheurs en pitié et les délivra de leur châtiment. Après un profond sommeil de cinq jours, les trois premiers accusateurs revinrent à eux-mêmes, reconnurent leur crime, s’en confessèrent avec repentir et moururent bientôt. Les quinze autres, ajoute-t-on, gardèrent toute leur vie un tremblement qui ne leur permit jamais d’oublier leur mauvaise action.

 

 

 

III. – L’ÉPIDÉMIE DANSANTE.

 

 

Cette maladie, qui obligeait à danser, reparut dans la suite ; et, par une coïncidence dont nous ne saurions donner la raison, on plaça les affligés de ce mal sous la protection d’un saint qui portait le nom du ménétrier. On appelle donc l’affection dansante la danse de Saint-Guy. On la nomma aussi danse de Saint-Jean, parce qu’elle apparaissait surtout vers l’époque de la fête du saint précurseur, et qu’on attribuait à ce saint la puissance de la guérir.

Cette puissance ne pouvait être refusée à saint Willibrord. Aussi, après sa mort, qui eut lieu en 740, les habitants d’Echternach, ayant obtenu son corps, le placèrent dans leur église 1 ; il devint le but d’un pèlerinage célèbre ; plusieurs princes s’y rendirent en pompe ; l’époux de Marie de Bourgogne, Maximilien, offrit à saint Willibrord un cierge qui pesait trois cent cinquante livres et qui était encore à Echternach en 1794. Nous ignorons s’il fit ce don pour être guéri de l’envie de danser.

En 1015, on vit, près de Bernbourg, dans la principauté d’Anhalt, des danseurs que rien ne pouvait arrêter, et qui furent guéris par un pèlerinage à Saint-Willibrord. En 1237, à Erfurt, cent enfants furent possédés de la danse épidémique. En 1278, sur le grand pont d’Utrecht, deux cent personnes dansèrent le 17 juin, et ne s’arrêtèrent qu’en tombant épuisées, sans connaissance. On n’a pas expliqué suffisamment cette singularité qui du moins, en Italie, est produite par la piqûre de la tarentule. Était-ce, dans les Pays-Bas et l’Allemagne, l’effet de certains remords éveillés par le récit de l’histoire de Guy-le-Long ? On lit, dans une vieille chronique du Limbourg, que la danse de Saint-Guy fut très contagieuse en 1374. Dans plusieurs contrées des bords du Rhin, on vit des gens danser deux à deux, comme s’ils eussent été fous, pendant tout un jour, tomber ensuite par terre et ne se relever que lorsqu’on leur avait marché sur le corps. « Ils couraient d’une ville à l’autre, poursuit la chronique, et le nombre de ces danseurs s’accrut tellement, qu’on en a vu jusqu’à cinq cents à Cologne. » Se tenant par la main et formant des rondes immenses, ils envahissaient les places publiques et les édifices sacrés, pour se livrer à leurs danses furieuses. Lorsqu’ils tombaient exténués, ils se plaignaient de violentes douleurs, que l’on soulageait en leur donnant des coups de poing et des coups de pied dans le ventre. Après l’accès, ils racontaient presque tous des visions bizarres qu’ils avaient eues durant la danse. Les uns disaient qu’il leur avait semblé qu’ils marchaient dans une mer de sang, et que c’était pour échapper à ces vagues horribles qu’ils se livraient à des sauts désordonnés ; d’autres contaient qu’ils avaient vu un coin du ciel s’ouvrir devant eux, et que leur danse avait été l’expression d’une heureuse extase.

Si ces danseurs étaient des visionnaires, ajoute M. Rabon, dans ses recherches sur la danse de Saint-Jean et de Saint-Guy, on faisait donc bien de les exorciser, puisque, généralement, les exorcismes les guérissaient. C’est ce qui eut lieu en 1374, à Utrecht, à Liège et à Tongres ; car, cette année-là l’épidémie dansante s’étendit fort loin : on compta, à Metz, jusqu’à onze cents danseurs frénétiques, qui sautaient à la fois et dont la musique redoublait les accès au lieu de les calmer. On ne les délivra qu’en les exorcisant. Que les philosophes nous donnent là-dessus leurs raisonnements creux ! À défaut d’exorcisme, il n’y avait de remède provisoire aux transports dansants que les coups de pied et les coups de poing solidement appliqués : remède très simple, d’ailleurs, très peu dispendieux, que les danseurs trouvaient aisément partout et qu’on leur prodiguait avec une obligeance empressée.

Ce mal incompréhensible se rencontre encore quelquefois, avec des symptômes divers, qu’on met tous sur le compte des nerfs ébranlés. Mais il est maintenant individuel, et non plus épidémique.

Ajoutons que de nos jours on fait encore tous les ans le pèlerinage d’Echternach, dont l’importance, grâce à l’absence des reliques de saint Willibrord, diminue de plus en plus chaque année. Mais on monte toujours en dansant les escaliers gigantesques qui conduisent à son église ; on fait en dansant le tour du saint édifice. Ceux qui, dans leurs marches cadencées, ont égard aux vieilles traditions, doivent sur trois pas en avancer deux et en reculer un. Il vont ainsi trois à trois ; et cette fête joyeuse et pittoresque n’est plus tranchée par rien de triste. Napoléon voulut, on ne sait pourquoi, la supprimer. Les gendarmes qu’il envoya pour arrêter les danseurs d’Echternach, où le violon de Guy-le-Long semble résonner encore le jour de la fête, qui est le mardi de la Pentecôte, dansèrent avec les pèlerins. On laissa faire et on fit bien.

 

 

 

Jacques Antoine Simon COLLIN DE PLANCY,

Le ménétrier d’Echternach et quelques

autres légendes d’artistes, 1853.

 

 

 

 



1 Depuis 1839, les reliques de saint Willibrord, apôtre révéré de la Neerlande, ont été transférées à La Haye, où elles sont honorées dans une église érigée tout récemment sous son invocation.

 

 

 

 

 

 

 

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