Le pèlerin de Notre-Dame-de-Hal

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Virgo Fidelis.

 

 

Lorsque l’illustre sainte Élisabeth de Hongrie apprit la mort de son époux Louis de Thuringe, au moment où il s’embarquait à Otrante pour la Palestine, ceux qui lui apportèrent cette nouvelle triste lui remirent en même temps quatre images précieuses de la Sainte Vierge. La bonne princesse partagea ce trésor avec sa fille chérie Sophie de Thuringe, épouse du duc de Brabant, Henri-le-Magnanime ; et l’une de ces saintes images fut portée au village de Hal 1. C’était une figure haute de deux pieds, en bois sculpté, noirci par le temps, mais demeuré intact et incorruptible. La Vierge auguste, dans cette image antique, tient son divin Fils sur le bras droit : un lis est dans sa main gauche. On la plaça, en 1267, dans une gracieuse chapelle, devenue l’église brillante qui ne cesse d’attirer les pèlerins ; et les miracles que Marie se plut à opérer là firent bientôt du modeste village de Hal une ville animée, entourée de murs et fermée de portes.

Parmi les peines si diverses dont cette vie est semée, les cœurs souffrants, quand le doute ne les a pas desséchés, se tournent volontiers vers tout sanctuaire où descendent d’en haut les secours divins. Tant de grâces tombaient des mains de Notre-Dame-de-Hal, que la reconnaissance fut prompte à répandre au loin son nom béni. Elle faisait, un soir de mai de l’année 1405, le sujet des doux entretiens d’une réunion de bonnes gens, dans la petite ville d’Épernay, en Champagne. L’Europe alors n’était ni heureuse, ni splendide. La France, que la démence funeste de Charles VI livrait aux factions, exploitée encore par les Anglais, penchait vers sa ruine. Un pèlerin qui venait de Hal, et qui avait dû dans sa route traverser le Hainaut, racontait comment ce beau pays, noble héritage de l’infortunée Jacqueline de Bavière, était aussi le champ de bataille de deux partis qui se faisaient durement la guerre. Mais pourtant les choses politiques, en ce temps-là, n’occupaient le peuple que dans leurs résultats matériels ; il n’en parlait que pour s’en réjouir ou s’en plaindre. Il préférait aux nouvelles de la diplomatie les récits des pèlerinages et les attestations naïves de ces faits consolants qui relevaient ses espérances. Aussi, l’honnête voyageur fut-il plus attentivement écouté, lorsqu’il se mit à exposer tout ce qu’il savait de Notre-Dame-de-Hal. Il raconta de beaux miracles, qui étaient tous actes de bienfaisance, comme on en peut attendre de la mère admirable. Il termina ses récits par l’aventure du fauconnier, sculptée récemment dans l’église de Hal ; car alors les masses ne sachant pas lire, il fallait écrire l’histoire pour les yeux.

Nous rapporterons ce petit fait, conservé dans son intégrité par Juste-Lipse.

La chasse aux oiseaux était autrefois en grande estime chez les seigneurs du Hainaut ; et c’était un objet de prix qu’un faucon bien dressé. Or, il arriva par malheur, non loin de Hal, que le faucon d’un gentilhomme prit l’essor et s’envola. Le fauconnier, négligent ou maladroit, trembla avec raison quand son maître, qui ne savait pas l’évènement, demanda à voir son oiseau. Il lui fallut avouer que le faucon était perdu. Alors tout seigneur ayant château fermé jouissait du droit de justice souveraine et presque toujours despotique. Le gentilhomme, dans sa colère, déclara au serviteur malheureux que si, dans cinq semaines, il n’avait pas retrouvé le faucon, il le payerait de sa vie. C’était rude. Les cinq semaines passèrent, pleines d’angoisses ; et du faucon nulle nouvelle. Le pauvre homme, qui avait cherché et recherché, traqué les bois et les plaines, fait retentir partout ses sifflets de rappel, mis en voie tous les cœurs pitoyables, ne put obtenir qu’un sursis d’un mois. Ce nouveau délai ne produisit rien de plus. Point de faucon. La sentence fut donc prononcée ; le bonhomme, condamné à être pendu, fut remis au bourreau, qui s’avança muni d’un linge et se mit à lui bander les yeux, pour lui cacher en compassion l’affreux morceau de corde dont il allait lui serrer le cou.

Le fauconnier, dans cette brande détresse, vit bien que tout était fini, à moins d’un secours que les hommes ne lui pouvaient donner. Il pleurait très amèrement. Les larmes éclaircirent sans doute le trouble de sa tête ; car il se frappa le front, se reprochant de n’avoir point songé dans sa peine à implorer l’appui d’une puissante dame, qu’il avait toujours trouvée bienveillante en d’autres misères. C’était Notre-Dame-de-Hal. Il glissa des mains du bourreau ; il tomba à genoux et pria de cette prière ardente qui s’exhale du cœur lorsqu’on va mourir.

Il priait avec foi. Aussi il n’avait prié que bien peu, lorsqu’il entendit tout à coup les sonnettes qu’on attache aux pieds des faucons ; et deux secondes après, le faucon perdu s’abattait sur son épaule...

Voilà l’histoire, dit le pèlerin. Le fauconnier eut sa grâce ; et secondé de ses voisins il a fait sculpter, dans l’église de Notre-Dame-de-Hal, sa figure en pied, avec le faucon sur l’épaule et le bandeau sur les yeux 2.

Le voyageur raconta encore d’autres belles choses ; et pour achever d’exalter Notre-Dame-de-Hal, il remarqua que l’illustre duc de Bourgogne, Philippe-le-Hardi, mourant, s’était fait porter en pèlerinage devant elle. Ce prince en effet était mort à Hal, le 27 avril de l’année précédente.

Dans le nombre de ceux que remuèrent ces récits, se trouvait un enfant d’Épernay, Jean Sampenoy, honnête jeune homme de bonne mine, âgé de vingt-huit ans, très dévot à la sainte Vierge et chéri de tous ses concitoyens.

– Je me marie dans deux mois, dit-il ; mais auparavant je ferai le pèlerinage de Notre-Dame-de-Hal.

Le lendemain donc, approuvé par sa fiancée, il partit après la messe, muni des instructions d’un bon moine, qui lui recommanda d’éviter en chemin les mauvaises rencontres. Il se l’était bien promis. Mais entre Reims et Laon, comme il cheminait à pas ménagés, en homme qui sait qu’il va loin, il fut rejoint vers le soir par deux gaillards plus pressés, qui, le jugeant à sa mine, lui demandèrent à quel pèlerinage il se rendait ?

– À Notre-Dame-de-Hal, répondit-il.

– Vous êtes dans le droit chemin, dirent les deux survenants ; et comme nous y allons aussi, nous pourrons faire agréablement route ensemble.

Le pèlerin n’imagina point que ce fût là dangereuse rencontre. Les deux gaillards ralentirent le pas ; et tout alla bien jusqu’à Avesnes, excepté que Jean Sampenoy trouvait ses deux compagnons un peu dissipés, un peu buveurs, un peu suspects pour de pieux pèlerins. Il fut donc médiocrement surpris lorsqu’à la porte d’Avesnes des hommes d’armes, qui semblaient postés là pour les attendre, les arrêtèrent. Mais il fut très consterné de se voir arrêté avec eux. Il frémit, quand le sergent qui les retenait prononça leurs noms ; c’étaient Nicolas Barrois et Pierre Normand, deux voleurs de grand chemin signalés dans tout le pays. Il se hâta de dire comment il se trouvait en leur compagnie, déclinant son nom de Jean Sampenoy, son lieu de naissance et la sincérité de son pèlerinage. Mais sa consternation grandit encore, quand les deux voleurs, qui sans doute n’étaient pas las de mal faire, comme dit la relation, et qui se faisaient joie d’entraîner dans leur chance le pauvre jeune homme, déclarèrent au contraire qu’il était des leurs, ajoutant malicieusement de faux détails ; sur quoi Jean Sampenoy fut jeté avec les deux bandits dans un cachot.

On est mal aujourd’hui dans de tels gîtes. C’était bien pire autrefois. Les deux voleurs, se raillant sans pitié de leur dolent camarade, s’endormirent enfin, comme gens habitués à toutes demeures. Lui ne put fermer l’œil. Et le lendemain, il vit toute la profondeur de l’abîme où il était tombé. On le mena avec ses deux compères au gibet, qui était dressé hors de la ville.

À tout ce qu’il disait de son innocence, les juges ne répliquaient d’autre refrain, sinon qu’il était plus criminel que les deux premiers, puisqu’il n’avouait rien, quand les bandits persistaient à le charger. Cependant le bon moine qu’on avait appelé pour l’assister déclara que, devant Dieu, il le croyait innocent.

– Père, dit le prévôt, c’est un fier scélérat, il vous a séduit vous-même. Comme le pire des trois, il sera pendu le dernier.

Jean Sampenoy sanglotait à fendre le cœur. Les deux autres, en brigands qui savaient bien n’avoir grâce ni pardon à espérer, demandaient à boire, ricanaient devant le religieux qui voulait sauver leur âme, s’obstinaient à perdre le bon pèlerin ; et finalement ces deux coquins moururent de la triste mort des amis de Satan, qui, les voyant ainsi, dut largement s’applaudir.

Après qu’ils furent pendus, on hissa Jean à l’échelle. Il conjura l’assistance de croire à sa déclaration, qu’il était un pèlerin innocent de Notre-Dame de Hal, et de prier pour lui cette bonne dame, attendu qu’il n’avait plus d’espoir qu’en elle.

Le moine s’étant mis à genoux, toute l’assistance apitoyée s’agenouilla pareillement, chanta avec lenteur le Salve Regina, et se dispersa ensuite en disant pour Jean un De Profundis.

Il y avait une heure que les trois quarts des spectateurs avaient disparu, et que le pèlerin ne donnait plus signe de vie. Toutefois, il restait encore au pied du gibet une notable réunion de gens qui attendaient, sans se rendre compte de ce qui se passait dans leur cœur. C’est qu’il leur semblait que Notre-Dame de Hal ne pouvait pourtant pas abandonner son pèlerin, s’il était honnête, comme il en avait l’air. C’est aussi que le pendu, sans mouvement dans son affreuse position, n’avait pas fait encore les contorsions de mort des deux autres, et qu’il semblait soutenu dans les airs par quelque chose de surnaturel.

Alors, enfin, on vit arriver à cheval un gentilhomme du pays, connu de tous, estimé pour sa vertu, ses grands biens et son influence : c’était le seigneur Jean de Selles. Il s’adressa au prévôt, qui n’était pas éloigné encore :

– Je viens vous supplier, messire, dit-il, de me donner la vie de cet innocent, dont je me fais caution.

Il montrait de la main le pèlerin pendu.

– S’il est innocent, répondit le juge, vous auriez dû venir deux heures plus tôt ; car je ne peux plus vous donner sa vie. Mais très volontiers je vous donne son corps.

Le seigneur Jean de Selles, ne répliquant rien, aida le bourreau à descendre le pauvre homme, qui, dès qu’il fut à terre, se mit à genoux pour remercier son libérateur, aux grandes clameurs de surprise et de joie de la foule.

– Ce n’est pas à moi, dit Jean de Selles, que vous devez rendre grâces, mon enfant, mais à une dame qui m’a tout à l’heure envoyé ici et que vous saluerez à Hal. Je vous prie de lui dire pour moi un Ave, Maria...

Non seulement dans le Hainaut, mais dans la Champagne, où Jean Sampenoy revint faire ses noces, cette histoire s’est conservée avec un tel cachet de vérité dans tous ses détails, que Juste-Lipse, cette grande puissance intellectuelle du seizième siècle, l’a écrite en homme qui n’admet pas la possibilité du doute 3.

Beaucoup d’autres merveilles ont rendu célèbre à jamais le pèlerinage de Hal. On en a fait un volume qui se grossit d’âge en âge. Juste-Lipse, qui, le premier, écrivit l’histoire de Notre-Dame de Hal, suspendit une plume d’argent devant la sainte image, en reconnaissance des grâces qu’il en avait reçues 4.

Qu’on nous permette quelques détails encore et quelques petites anecdotes.

Pendant les troubles religieux, quand les gueux pillaient les églises, violaient les tombeaux, brûlaient les images, ennemis des arts et de la foi, Olivier Van der Tympel, qui commandait pour eux à Bruxelles, résolut un jour de faire une tentative sur Hal. Il s’approcha de nuit, le 10 juillet 1580, avec un détachement de gueux, qui posèrent sans bruit leurs échelles contre les murailles et se flattaient déjà de posséder la ville. Mais Notre-Dame ne sommeillait pas, dit la légende ; les bourgeois de Hal éveillés coururent aux remparts. Un certain Zuick montait à l’échelle en disant que dans un quart d’heure il couperait le nez à la petite femmelette de Hal. – Moi, répliquait Risselmann, son camarade, je l’emporterai à Bruxelles, où je la briderai sur la Grand’place. Comme il achevait ce mot, un petit boulet vint qui le tua, pendant qu’une balle sifflant enleva le nez de Zuick.

Et quand les gueux eurent été repoussés, ses camarades le raillèrent encore, lui disant s’il n’avait pas envie d’aller chercher son nez à Hal ?

C’est en mémoire de cette délivrance qu’on faisait encore, il n’y a pas longtemps, le 10 juillet de chaque année, une procession qui parcourait tous les remparts. Le soir, les habitants construisaient devant leurs maisons de petites cabanes en verdure, qu’ils illuminaient, et qui la plupart étaient surmontées d’une figure grotesque qu’on baptisait du nom de Myn heer Olivier Van der Tympel. On appelait cette fête l’escalade de Bruxelles 5.

Les petits faits particuliers sont très nombreux. Citons d’abord le trait d’un huissier, presque aussi impertinent que Zuick. Cet huissier, en 1624, vint à Hal le jour de la grande procession, non pas par dévotion mais par curiosité. Il se mit à la fenêtre d’un bourgeois, à qui il prêta son arquebuse ; car au passage du cortège beaucoup de bourgeois le saluaient par des décharges de mousqueterie. En voyant arriver l’image miraculeuse, l’huissier, faisant le goguenard, se mit à dire : « Ah ! la voilà, la petite femme de Hal qui ne peut marcher ; il faut qu’on la porte ! » Comme il disait ces mots de raillerie, le bourgeois tirant son coup d’arquebuse, l’arme creva sans blesser personne, excepté qu’un éclat jaillit à la bouche de l’huissier, et lui coupa si bien la langue qu’il en demeura muet.

Un bourgeois de Bruges, prisonnier chez les Turcs à la suite des expéditions de Charles-Quint, fut traité cruellement et chargé d’une chaîne de soixante livres. Un soir que, dans sa prison, il invoquait Notre-Dame de Hal, il remarqua que les portes étaient ouvertes ; il mit sa chaîne sur son épaule, sortit, trouva moyen de s’embarquer et revint dans son pays, d’où il allait tous les ans porter ses chaînes à la grande procession de Hal.

Une bonne femme de Binche, allant à l’église le jour de Pâques de l’année 1419, laissa son enfant dans un berceau, après l’avoir emmailloté et serré de plusieurs bandes, selon l’ancienne coutume des paysans. Une heure après la voisine entra ; elle venait chercher du feu, et, quoiqu’il n’y eût personne, la porte n’était pas fermée, parce que la femme qui était à l’église était si pauvre qu’il n’y avait rien chez elle à voler. La voisine n’eut pas plutôt mis le pied dans la chambre, qu’elle aperçut avec horreur le petit enfant pendu à son berceau. Il s’était débattu pour en sortir, et la bande dont il était lié s’étant accrochée à une cheville l’avait étranglé. La voisine avait grande dévotion à Notre-Dame de Hal ; elle lui voua l’enfant mort ; en même temps elle coupa la sangle, et le petit infortuné se ranima. Les cœurs secs pourront contester ce miracle ; mais tous les cœurs ne sont pas encore à l’état de fossiles.

La bienheureuse image rendit la vie à plusieurs autres enfants qui étaient déjà enterrés. Nous parlerons du plus célèbre, que Juste-Lipse raconte avec assez d’étendue. Étienne Morel, du bourg de Saint-Hilaire, près de Cambrai, eut un fils qui mourut en naissant et ne put recevoir le baptême ; on l’enterra dans un champ. Firmiane, sa mère, désolée de voir son fils privé de la sépulture et des espérances du chrétien, fit le pèlerinage de Hal, et s’en revint avec la ferme persuasion que son enfant n’était pas mort. Elle fait fouiller le champ et retrouve son fils, qui lui semble vivant ; il était frais et vermeil, quoique déjà en terre depuis plusieurs jours. On fit venir un médecin ; on porta l’enfant au curé ; l’enfant s’agita et donna des signes de vie incontestables. Le bon curé le baptisa et le voua à la Vierge. Mais il ne vécut pas plus d’une heure, et sembla n’avoir été ranimé que pour recevoir le baptême. Il fut donc mis en terre sainte ; et, dans sa douleur, la pauvre mère reçut au moins une grande consolation 6.

Il est possible encore que des philosophes algébristes rient de ces récits ; mais il y a quelqu’un qui rit bien d’eux.

On fête Notre-Dame de Hal le premier dimanche de septembre, par une procession où se rendent les confréries, dont les douze plus anciennes apportent chacune tous les ans une robe à l’image vénérée. Ces douze confréries sont celles de Tournay, d’Ath, de Bruxelles, de Valenciennes, de Condé, de Namur, de Lembecq, de Quiévrain, de Crespin, de Braine-le-Château, de Bausignies et de Saintes. Il y en a d’autres à Liège, à Huy, à Dinan, à Thuin, à Audenarde, à Gand, à Lille, a Nivelles, à Mons, à Lokeren, à Zottegem, etc. La sainte image est vêtue alternativement de l’une des robes que lui apportent tous les ans les députés des douze confréries principales. Le jour où ils lui offrent les robes, ils ont l’honneur de la porter en procession : et cet honneur est d’autant plus recherché qu’on sait qu’il porte bonheur.

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de la Sainte Vierge.

 

 

 

 

 

 

 



1 À quatre lieues de Bruxelles. Les trois autres furent données à Vilvorde, à Harlem et à S’Gravesande. 

2 C’est aussi en mémoire de ce miracle que Charles-le-Téméraire donna à Notre-Dame-de-Hal un faucon d’argent massif. 

3 À ceux que surprendrait cette merveilleuse intervention de la sainte Vierge, nous pourrions citer bien d’autres faits. Contentons-nous de rapporter ce qui eut lieu en faveur de saint Pierre Armengol ; et de peur qu’on ne nous accuse d’être trop faciles, empruntons le récit, non pas même aux Bollandistes, mais à Godescard, dont la critique est assez sévère. Saint Pierre Armengol, de la famille des comtes d’Urgel, après quelques années d’une vie coupable, fut touché de repentir et se fit religieux dans l’ordre de la Merci. Là, par d’austères expiations et par une immense charité, il réparait ses fautes passées. Il fit plusieurs fois le voyage de l’Algérie, et il eut le bonheur de racheter beaucoup d’esclaves chrétiens. Un jour il en délivra trois cent quarante-six ; un autre jour cent dix-neuf. C’était à la fin du treizième siècle. Un soir qu’il s’embarquait avec des esclaves délivrés pour retourner en Europe, on lui apprit qu’il restait dans le territoire de Bougie dix-huit enfants chrétiens, exposés à perdre la vie ou la foi, si on les abandonnait plus longtemps. Le cœur du saint religieux s’émeut de compassion ; il court chez les patrons des dix-huit enfants, traite de leur rançon moyennant mille ducats ; et comme il n’avait plus d’argent, il offre de rester en otage et même d’être traité comme esclave, jusqu’au moment où le religieux, son compagnon, qui emmenait les autres chrétiens, reviendrait apporter la somme convenue. La proposition est acceptée ; les dix-huit enfants sont mis en liberté et s’embarquent avec les autres, pendant que le saint reste à Bougie, esclave à leur place. Dans cette nouvelle position, non seulement il maintint le courage des autres esclaves chrétiens qu’il put rencontrer, mais il instruisit et baptisa plusieurs Maures. La chose n’ayant pu demeurer secrète, on le jeta dans une noire prison, et au bout de quelques mois, comme les mille ducats dont il était garant n’arrivaient pas, à la requête des patrons qui avaient lâché les enfants, on le condamna à être pendu. Cette sentence reçut aussitôt son exécution. Le saint s’était recommandé à Notre-Dame-de-la-Merci, sa fidèle protectrice, et il avait subi son martyre en bénissant Dieu. Les patrons, dont il était le débiteur, demandèrent qu’il restât au gibet jusqu’à ce qu’ils fussent payés ; ce qu’on leur accorda. Il y était depuis six jours, lorsque le frère Guillaume, son compagnon, arriva enfin à Bougie, apportant les mille ducats. Sa douleur fut grande d’apprendre que Pierre avait été condamné à mort et exécuté. Il se rendit en pleurs au lieu du supplice, voulant au moins emporter le corps du martyr. Mais quelle fut sa surprise, quand Pierre, que tout le monde croyait mort depuis longtemps, lui adressa ces paroles : – Ne pleurez point, mon frère ; soutenu par Notre-Dame-de-la-Merci, qui ne m’a point délaissé, je suis vivant. – Toute l’assistance poussa des cris d’admiration ; le frère Guillaume se hâta de détacher du gibet le bienheureux. Le divan, frappé d’un tel prodige, au lieu de laisser remettre les mille ducats aux patrons qui avaient exigé la mort du saint, en racheta vingt-six autres esclaves chrétiens qui furent donnés à Pierre, et qui s’embarquèrent avec lui pour l’Espagne ; et depuis ce temps, le serviteur de Dieu eut le cou tors et le visage très pâle, portant ainsi sur lui-même l’attestation du miracle. Plein de reconnaissance envers la sainte Vierge, il se retira dans un couvent solitaire qui lui était dédié (Notre-Dame-des-Prés) ; il y mourut dix ans après, le 27 avril 1304. 

4 Justi Lipsii, Diva Virgo Hallens’s, cap. 35, au tome III de ses œuvres. 

5 À cet événement se rattache aussi le conte populaire des boulets. Dans ce siège, dit la tradition du peuple, les boulets pleuvaient sur la ville. Mais, chose étonnante ! personne n’en vit un seul. C’est que Notre-Dame de Hal, ayant quitté pour un moment son petit sanctuaire, parcourait les remparts, recevant dans sa robe tous les projectiles meurtriers qu’elle emportait dans son église. Ce qui a pu donner lieu à cette version, c’est que les boulets de l’assaut sont restes déposés devant Notre-Dame de Hal, qui avait, dans tous les cas, sauvé la ville. Les bonnes gens vous feront remarquer encore qu’on ne peut les compter ; et en effet, il serait difficile de réduire en entiers des fractions très variées de sphères et d’hémisphères. 

6 Voici textuellement un des récits de Juste-Lipse (Diva Virgo Hal, cap. 20) : « Dans le bourg de Cantimpré, qui possède une abbaye de religieux, près de Cambrai, vivait Jean Bidau, à qui le ciel avait donné un fils, alors âgé de deux ans, que ses parents nommaient Martin. Un jour de dimanche, Bidau et sa femme vont à leur ordinaire entendre la messe. Au sortir de l’église, ils acceptent l’invitation d’un ami qui les prie de dîner chez lui ; et ils ne rentrent au logis qu’à deux heures après midi. Aussitôt ils cherchent des yeux, avec l’empressement de l’amour paternel, leur enfant qu’ils ne voient pas. Ils demandent de ses nouvelles dans le voisinage ; on leur répond qu’on ne l’a point vu. Le père commence à craindre ; il prie ses voisins de l’aider à découvrir l’enfant qui, si jeune encore, ne peut guère s’être éloigné. On se met donc en mouvement, on cherche toute la soirée, toute la nuit, et tout le jour suivant. Les voisins – n’espérant plus alors retrouver le petit Martin, – et persuadés qu’il avait été, loin de la maison paternelle, victime de quelque accident, – prennent congé de Bidau et lui conseillent de faire à Dieu le sacrifice de son fils. Bidau retourne vers sa femme. Ils s’affligent l’un et l’autre d’autant plus qu’il soufflait alors (c’était le 7 mars) un vent très froid dont leur faible enfant, s’il était dans la campagne, ne pourrait soutenir la rigueur. Le père dans sa détresse tourne alors son cœur et ses espérances vers Notre-Dame de Hal, et fait vœu d’aller en pèlerinage à son sanctuaire. Il s’endort enfin et dans un songe, qui lui semble venir du ciel, il reçoit l’avis de chercher encore son fils, qu’il retrouvera. Au point du jour, il conjure de nouveau ses voisins de poursuivre leurs perquisitions. Ils s’y refusent d’abord, objectant leurs vaines démarches pendant deux jours. L’enfant serait retrouvé, lui disent-ils, s’il pouvait l’être. Mais le pauvre père insiste ; ils le suivent derechef, parcourent de nouveau les campagnes voisines, fouillant les fossés et les broussailles. Ils parviennent enfin à une fondrière remplie de boue. – Cherchons ici, dit le père, que poussait un instinct secret. – L’enfant, disent les voisins, n’est certainement pas allé en de tels lieux, où nous pouvons à peine mettre le pied. Ils avancent cependant, et voilà qu’ils trouvent le petit Martin étendu, enseveli dans la boue. Quel spectacle ! ils n’osent dégager l’enfant ; car il n’est pas permis, sans y être autorisé par le magistrat, de toucher celui qui s’est tué lui-mérite ou qui a péri par accident. On appelle donc le magistrat ; il vient et donne la permission nécessaire. On porte ensuite l’enfant à l’église, sans prévoir autre chose sinon que de là on le transférera bientôt au cimetière. Mais le père n’est pas sans espoir. La pensée de la Vierge compatissante, qui elle-même aussi pendant trois jours avait cherché son fils, l’excite et l’encourage intérieurement. Il place son pauvre enfant sur l’autel, aux pieds de l’image de Marie ; il tombe à genoux ; il réclame assistance par des larmes ardentes et des prières enflammées. L’église était pleine de chrétiens ; Nicolas, abbé de Cantimpré, s’y trouvait lui-même. L’enfant, ô prodige ! recouvre tout à coup la vie ; il parle ; il se lève ; il prend la main de son père et s’en retourne avec lui, pour aller bientôt sous sa conduite remercier Notre-Dame de Hal dans son heureuse église. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net