Simon le magicien
par
Jacques COLLIN DE PLANCY
Pecunia tua tecum pereat, qui donum
Dei existimaris pecuniis acquiri.
Act. , cap. VIII, v, 20.
« IL Y AVAIT à Samarie un homme appelé Simon, qui exerçait la magie, et qui avait séduit le peuple, tellement qu’ils l’écoutaient tous, et l’appelaient la grande Vertu de Dieu... Ils l’écoutaient, parce qu’il leur avait renversé l’esprit par ses enchantements 1. »
Le diacre Philippe étant venu prêcher l’Évangile à Samarie, Simon, étonné des miracles qu’il faisait, demanda aussi et reçut le baptême. Dès lors, il ne quittait plus Philippe.
Or, les saints apôtres Pierre et Jean, étant venus à Samarie, prièrent sur ceux que Philippe venait de baptiser, afin qu’ils reçussent le Saint-Esprit. Simon, voyant que les fidèles sur qui le Saint-Esprit répandait ses dons par l’imposition des mains des apôtres parlaient plusieurs langues sans les avoir apprises, et opéraient des prodiges, offrit de l’argent à saint Pierre, en lui disant : « Donnez-moi aussi ce pouvoir, afin que ceux sur qui j’imposerai les mains reçoivent le Saint-Esprit. » Mais Pierre lui répondit : « Que votre argent périsse avec vous, qui croyez par de l’argent acquérir le don de Dieu2. »
Il l’engagea ensuite à faire pénitence. Mais Simon repoussé se jeta au contraire plus encore qu’auparavant dans la Magie, et s’il ne se posa pas tout d’abord en guerre ouverte contre les apôtres, c’est qu’il redoutait leur puissance. Après leur départ, il releva la tête ; il répandit ses doctrines à Samarie et dans les autres villes, appuyant ses paroles de prestiges qui lui firent des prosélytes. Il en arriva à se donner pour la Trinité divine, qui avait paru chez les Juifs comme le Fils, chez les nations diverses comme le Saint-Esprit, chez les Samaritains comme le Père.
Il était accompagné d’une esclave qu’il avait achetée à Tyr ; elle s’appelait Sélène ou Hélène. Il disait qu’elle était cette célèbre Hélène de la guerre de Troie ; que lui-même l’avait conçue de sa propre essence spirituelle ; qu’elle était la mère de toutes choses ; qu’il avait fait avec elle les anges et les archanges ; que les anges ensuite avaient créé le monde visible ; et que, voulant faire croire qu’ils s’étaient produits eux-mêmes, car ils ne le connaissaient pas, lui Simon, qui était leur père, ils s’étaient emparés de leur mère, et pour l’empêcher de remonter aux cieux, l’avaient enfermée dans un corps ; qu’elle avait, depuis, passé successivement, comme d’un vaisseau à un autre, dans le corps de diverses femmes ; qu’il l’avait retrouvée enfin, l’avait rachetée, et qu’il venait avec elle sauver les hommes.
Il ajoutait qu’il ne fallait pas croire aux prophéties, qui n’avaient été inspirées que par les anges.
Les hommes, étant libres, disait-il ensuite, peuvent faire tout ce qu’ils veulent ; car ils sont sauvés par ma grâce et non par leurs œuvres, qui sont indifférentes. Ce qu’on appelle le bien n’est qu’une idée insinuée par les anges pour asservir ce monde ; aussi je le détruirai, ce monde, et je délivrerai les miens. L’idolâtrie même n’est qu’une forme, et vous pouvez m’adorer sous le nom de Jupiter, ou sous tout autre, comme vous avez droit d’adorer Sélène sous le nom de Minerve. Les noms ne sont que du vent.
Après avoir répandu ses doctrines dans l’Orient, où elles favorisaient les débauches, où ses prêtres vendaient des philtres, expliquaient les songes, faisaient des enchantements et devinaient tous les secrets, il vint à Césarée, où il voulait, maintenant qu’il se voyait soutenu, disputer avec saint Pierre. On trouve les détails de cette dispute dans l’histoire apostolique d’Abdias, dans les Récognitions attribuées à saint Clément et dans d’autres écrits des premiers temps.
Le chef des apôtres, qui ne déclinait pas la conférence, entra dans la salle où Simon le Magicien avait appelé ses partisans, et ses premières paroles furent :
– La paix soit à vous tous, qui êtes prêts à étendre votre main vers la vérité.
– Nous n’avons pas besoin de ta paix, répondit Simon. Où sont la paix et la concorde, on ne fait aucun effort pour connaître la vérité. C’est pourquoi je ne t’invite pas à la paix, mais à une controverse ; et il ne peut y avoir paix entre nous que quand l’un de nous deux aura terrassé l’autre.
– Pourquoi crains-tu d’entendre le nom de la paix ? répliqua saint Pierre. Ne sais-tu pas que la paix accomplit la loi ? La guerre et les débats procèdent du péché. Où le péché n’est pas, la paix règne dans les entretiens, et la vérité brille dans les œuvres.
– Tes paroles n’ont aucun poids, dit Simon, et je dois te démontrer ma puissance, afin que tu tombes à terre, que tu reconnaisses ma divinité et que tu m’adresses tes prières. Je suis la première domination ; je suis toujours, n’ayant pas eu de commencement et ne pouvant jamais avoir de fin. Je suis entré dans le sein de Rachel (c’était sa mère) ; j’en suis sorti voulant naître et paraître un homme, afin d’être vu par les hommes. Je me suis fait un corps. J’ai volé dans les airs et dans la flamme. J’ai changé des pierres en pain ; je me suis précipité du haut d’une montagne, et, porté par les anges, je suis descendu sur la terre. Je puis disparaître aux yeux de ceux qui me voient, et paraître soudainement en tous lieux ; je traverse les montagnes et les rochers, qui s’amollissent et s’ouvrent devant moi. Enchaîné, je brise mes fers et je charge de liens ceux qui croyaient me tenir captif. Enfermé dans une prison, je commande aux portes, et elles s’ouvrent d’elles-mêmes. J’anime des statues, de sorte que ceux qui les voient les prennent pour des humains vivants. J’ai ressuscité des morts. Je fais sortir de terre des arbres inconnus, et je produis des plantes nouvelles. Je me jette dans le feu sans qu’il me nuise. Je change à volonté les traits de mon visage, de façon qu’on ne peut me reconnaître. Je puis me montrer aux hommes comme ayant deux visages, et prendre les formes d’un mouton, d’un bouc, d’un enfant, d’un vieillard à longue barbe. Je découvre les trésors, je fais des rois, et je m’en fais adorer. Faut-il en dire davantage ? Tout ce que je veux se fait. Un jour, ma mère Rachel m’envoya moissonner un champ. J’y allai, et voyant une faucille à terre, je lui ordonnai de moissonner ; elle obéit aussitôt, et fit le travail de dix moissonneurs.
– Tu ne démontres ici autre chose, répondit alors Pierre, sinon que tu es un enchanteur, tandis que notre divin Maître a montré surtout sa bonté. Mais si tu ne veux pas avouer que tu n’es qu’un enchanteur, allons à ta maison, avec cette foule qui nous entoure, et là ce que tu es se révélera au grand jour.
À cette proposition, Simon, pour toute réponse, se jeta sur saint Pierre en l’injuriant et le menaçant. Puis, à la faveur du tumulte qui s’éleva aussitôt, il s’échappa et disparut. Le peuple, irrité, courut à sa poursuite et le chassa de la ville, pendant que Pierre disait aux fidèles restés auprès de lui :
– Vous devez, mes frères, supporter les méchants avec patience, sachant bien que le Seigneur, qui pourrait les anéantir, souffre lui-même qu’ils restent jusqu’au jour qu’il a marqué. Vous donc qui vous convertissez au Seigneur par la pénitence, fléchissez le genou devant lui.
Et alors il offrit le sacrifice.
En quittant Césarée, Simon n’avait été suivi que d’un seul de ses prosélytes, à qui il annonçait qu’il se rendait à Rome, voulant devancer là le chef des apôtres. Il savait que Pierre se disposait à y retourner bientôt. Ce seul disciple de l’enchanteur le quitta au bout de quelques instants, et vint le lendemain confesser à saint Pierre ses égarements et se soumettre à la pénitence.
L’apôtre Pierre rentra en effet à Rome, où, réuni à saint Paul, ils répandaient la foi du Seigneur Jésus dans tous les cœurs ; et l’Évangile faisait, dans la capitale du monde, de grands progrès. Mais Simon, par ses prestiges, avait si bien gagné le cœur de Néron, qu’il n’eut pas de peine à l’irriter contre les chrétiens. Cependant, la sage doctrine des apôtres et leurs miracles gagnaient tous les jours des fidèles à l’Église ; et Néron hésitait à poursuivre des hommes que les gens de bien vénéraient. Simon redoubla d’efforts. Devant Néron, il changeait subitement d’aspects, ayant tour à tour la figure d’un adolescent et la figure d’un vieillard. À travers ces enchantements, il dit à Néron :
– Pour vous convaincre, grand empereur, de mon pouvoir comme Dieu et comme Fils de Dieu, faites-moi couper la tête ; je ressusciterai le troisième jour.
Néron donna aussitôt cet ordre. Mais soit que le charlatan eût substitué, comme les uns le disent, un bélier à sa place, ou qu’il eût mis une tête de bélier sur la sienne, comme d’autres le racontent, soit par toute autre fascination, il ne laissa à la place où le bourreau le décapitait qu’une mare de sang et disparut.
Après s’être caché trois jours, il revint trouver Néron, et lui dit :
– Faites nettoyer mon sang qui a été répandu, et voyez que je suis ressuscité le troisième jour, comme je vous l’ai annoncé.
Des légendaires racontent qu’un démon prenait souvent la figure de Simon et pérorait en sa faveur devant le peuple romain. Ses adeptes le vénéraient tellement qu’ils lui élevèrent une statue.
Pierre et Paul crurent alors devoir éclairer l’empereur sur les sortilèges de Simon :
– De même qu’il y a, dit Pierre, deux natures en Jésus-Christ, celle de Dieu et celle de l’homme, il y a aussi en Simon deux natures, celle de l’homme et celle du démon.
Simon, qui était présent, s’écria, au rapport du saint pape Léon :
– Je ne souffrirai pas plus longtemps les outrages de cet homme, et je vais commander à mes anges de me venger.
– Je ne puis craindre tes anges, répliqua saint Pierre, car eux-mêmes ont peur de moi.
Il y eut dans ces luttes beaucoup de vains enchantements qui ne firent pas triompher Simon. Mais nous devons ne pas omettre une singulière anecdote rapportée par Cedrenus, par Nicéphore et par d’autres, avec quelques variantes :
Simon, dans son séjour à Rome, avait attaché à sa porte, au moyen d’une grande chaîne, un chien énorme chargé d’écarter ceux qui venaient à lui et qu’il ne voulait pas recevoir. On dit que cet animal, aussi redoutable par sa force que par sa férocité, avait étranglé plusieurs personnes, à qui Simon refusait l’entrée. Saint Pierre, allant trouver Simon chez lui, marcha droit au chien, le détacha, et lui ordonna d’aller dire à son maître, en parlant d’une voix humaine, que Pierre, le serviteur de Jésus-Christ, désirait s’entretenir avec lui.
Car le saint apôtre ne croyait pas devoir encore abandonner cette âme si profondément gangrenée.
Le chien fit ce que l’apôtre lui avait ordonné ; et comme ceux qui entouraient Simon témoignaient à ce prodige autant d’admiration que de stupeur, il leur dit : « Croyez-vous que je n’aie pas la même puissance ? » puis s’adressant au chien, il lui commanda d’aller annoncer à Pierre qu’il pouvait entrer.
Ce chien ne pouvait être qu’un démon ; et dans une autre occasion, où Simon lançait contre le saint apôtre ceux qu’il appelait ses anges et qui n’étaient que des démons, Pierre ne vit venir à lui qu’une meute de chiens.
Une autre occasion vint démontrer l’impuissance de Simon pour le bien. Un jeune parent de l’empereur mourut, au grand deuil de sa famille. Comme Simon se vantait de ressusciter les morts, on le fit venir ; et Néron, paraissant curieux de s’éclairer, commanda qu’on appelât aussi l’apôtre Pierre.
Les partisans de Simon déclarèrent que s’il ressuscitait le mort, saint Pierre serait condamné à perdre la tête ; mais que s’il échouait et que l’apôtre de Jésus-Christ fît le miracle, Simon, à son tour, subirait le traitement qu’il avait lui-même dicté pour son adversaire.
Simon, dissimulant son inquiétude, s’approcha du mort, marmotta des enchantements, chanta sourdement des paroles obscures. Bientôt ceux qui entouraient le magicien s’écrièrent que le mort remuait la tête, qu’il vivait, qu’il parlait à Simon. On bafoua saint Pierre qui avait douté de la puissance de Simon.
Mais comme le mort ne faisait aucun mouvement, le calme se rétablit, et l’apôtre dit doucement : – Si le mort a repris la vie, il peut parler ; s’il est ranimé, il peut se lever. Il vous semble que la tête s’agite : faites éloigner l’enchanteur, et vous reconnaîtrez que c’est un prestige.
Ce conseil suivi, on examina le mort, en qui la vie était totalement éteinte. Alors Pierre, après avoir prié un instant, sans s’approcher du lit, dit à haute voix :
– Jeune homme, au nom de Jésus-Christ, levez-vous, je vous le commande.
Le mort aussitôt se leva, parla et marcha ; et l’apôtre le rendit à sa mère.
Ce miracle consterna les partisans de Simon. Mais l’enchanteur, craignant pour lui les suites de sa défaite, et croyant que les démons l’aideraient mieux dans un prodige qui ne dérangeait pas, comme la résurrection d’un mort, les jugements de Dieu, annonça sur-le-champ qu’il allait quitter Rome, où il ne trouvait qu’ingratitude, et que sa toute-puissance allait être reconnue, car il ne partirait que pour s’envoler dans les cieux, à la vue de tout le monde. Il indiqua un jour très prochain. Ce jour venu, tout le peuple de Rome se réunit autour du Capitole et dans les places. Simon s’était fait des ailes, à l’aide desquelles il s’éleva un peu du haut d’une tour. Saint Pierre et saint Paul priaient ensemble :
– Seigneur Jésus, disaient-ils, montrez votre pouvoir ; ne permettez pas que ce peuple, qui doit croire en vous, soit trompé par de pareils maléfices. Qu’il tombe, Seigneur, mais qu’il ne perde pas la vie, et qu’il ait le temps de reconnaître qu’il ne peut rien contre vous.
Ensuite saint Pierre dit tout haut ces paroles :
– Démons qui le soutenez, je vous commande, au nom de Jésus-Christ, de le laisser. Aussitôt, abandonné des puissances de ténèbres qui le portaient, Simon tomba et se brisa les jambes.
Abdias dit qu’il mourut peu d’heures après. Mais dans les Philosophumena, publiés récemment par M. Miller, il profite de la force qui lui reste encore pour se faire enterrer avant de mourir, en annonçant qu’il ressuscitera comme Jésus-Christ. Ce qui n’eut pas lieu.
Ce qui peut paraître surprenant, c’est que Néron le regretta ; et les Romains placèrent sa statue dans l’île du Tibre avec cette inscription : Simoni Deo sancto, car malgré ses échecs, il avait beaucoup de partisans, à cause de sa morale commode 3 ; et tel fut le premier des hérésiarques.
Jacques COLLIN DE PLANCY,
Légendes infernales.
1 Actes des Apôtres, ch. VIII. C’est de ce Simon qu’est venu le mot simoniaque, appliqué à ceux qui trafiquent des choses spirituelles.
2 Ibid.
3 On a contesté la statue élevée à Simon. Mais Apollonius de Tyane, qui était comme lui un imposteur se faisant dieu, a bien eu des statues et des temples. On a contesté aussi le vol de Simon dans les airs ; mais il est rapporté comme réellement et physiquement vrai par Justin et par plusieurs Pères de l’Église. Dion Chrysostome, auteur païen, raconte que Néron eut assez longtemps à sa cour un magicien, qui lui avait promis de voler dans les airs. Suétone dit, dans la vie de Néron, qu’un homme entreprit de voler devant la foule, qu’il s’enleva, et puis tomba, et que le balcon où était l’empereur fut teint de son sang. Tous les critiques sérieux admettent ce fait incontestable.