Pierre de Stauffen

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’eau se creuse au-dessous en une large fosse

Et de flots recourbés tout à l’entour se bosse ;

Elle bout, elle écume et fuit en rugissant...

HIPPOLYTE ROBERT GARNIER, 1537.

 

 

 

On lit dans les traditions de la Germanie la curieuse légende du seigneur de Stauffen, dans l’Ortenau, qui est un canton de la Souabe. Ce récit, où figure une Ondine, ou fée des eaux, comme on en cite fréquemment en Allemagne, nous reporte au VIIIe siècle.

Un jour qu’il revenait de la chasse, épuisé de fatigue et de soif, le seigneur de Stauffen s’arrêta près du village de Nussach, pour se désaltérer à une fontaine qu’il connaissait en cet endroit. Il fut bien surpris de voir assise à côté de la source que de beaux chênes ombrageaient une ravissante jeune fille, de l’air le plus noble, qui le salua par son nom. Il lui demanda vivement d’où elle le connaissait.

« Je demeure près d’ici, lui dit-elle ; et plusieurs fois je vous ai vu à cette fontaine avec vos chasseurs. »

Le sire de Stauffen, ébloui, se retira fasciné. Il revint le lendemain à la source ; ce jour-là elle était déserte ; il en fut de même les deux jours suivants.

Comme il se désolait, le quatrième jour, il entendit une voix mélodieuse, qui paraissait sortir du sein des eaux. Mais il ne vit rien. Après avoir attendu assez longtemps, comme il faisait quelques pas pour s’éloigner, il se retourna ; et avec une joie ardente, il revit son inconnue, assise de nouveau auprès de la fontaine, sur la pierre même qu’il venait de quitter. Il courut à elle et lui fit une foule de questions auxquelles elle n’accorda que des réponses vagues. Mais comme il déclarait sa passion, car il était encore sans engagement, il obtint un rendez-vous pour le lendemain.

Il y fut exact. L’inconnue sortit bientôt des taillis et vint à lui. À son éclat, il crut voir une fée. Il lui prit la main et lui exposa les sentiments qu’il éprouvait.

« Je ne suis pas de la race des hommes, lui dit-elle. Vous voyez en moi une Ondine, une Nymphe, si vous voulez une fée des eaux. Mais sachez-le bien, nous ne donnons notre cœur qu’avec notre main. Pensez-y, chevalier.

« Si vous m’engagez votre foi, reprit-elle, si vous consentez à devenir mon époux, songez que votre fidélité doit être aussi pure que cette eau limpide, aussi ferme que l’acier de votre épée. Inconstant, vous mourriez en me condamnant à d’éternels regrets, car nos attachements sont inaltérables. »

Le sire de Stauffen s’épuisa alors en protestations, et il persuada si bien la fée qu’il fut convenu que leur mariage se ferait le lendemain même.

Le lendemain donc, en s’éveillant, le chevalier Pierre de Stauffen entra dans la salle d’honneur de son manoir pour ordonner ses apprêts. Il vit sur la table trois riches corbeilles tressées de rameaux de corail et pleines d’or et de pierreries. Il jugea que c’était la dot de sa future, qui arriva bientôt, suivie de plusieurs de ses compagnes, presque aussi brillantes qu’elle ; il les reçut avec de grands honneurs.

Avant d’aller à l’autel, la fée rappela avec insistance au jeune seigneur ce qu’elle lui avait dit la veille. Elle appuya surtout avec gravité sur ce point, que son inconstance serait la cause de sa mort à lui-même, et qu’il en serait averti aussitôt, en voyant paraître devant lui le pied droit de sa jeune épouse qu’elle lui fit bien remarquer.

Sans hésiter une seconde et sans se troubler, Pierre de Stauffen renouvela ses serments. Le mariage se fit donc avec solennité ; et il fut suivi de grandes et longues fêtes.

Tout alla à merveille dans ce ménage extraordinaire, et l’année n’était pas encore révolue que la fée donna un fils au sire de Stauffen, toujours enchanté.

Mais peu de temps après, une immense clameur qui annonçait la guerre retentit dans les Gaules ; et la Souabe alors en faisait partie, comme la Suisse. Les Sarrasins envahissaient au midi les contrées où les Francs s’étaient unis aux vieux Gaulois. Charles Martel, dont le renom éclatait partout, était leur chef. Tout chevalier devait marcher, selon son devoir. Pierre de Stauffen était trop avide de gloire et d’un cœur trop vaillant pour décliner l’honneur des combats. Il se prépara en toute hâte. Sa mystérieuse épouse ne s’opposa pas à sa résolution glorieuse. Mais au moment de son départ, elle lui recommanda, avec une certaine dignité, de n’oublier ni sa femme, ni son fils, ni ses graves engagements. Le chevalier les renouvela d’un ton animé ; et il passa le Rhin, suivi d’une troupe d’élite.

Il traversa les Gaules ; il rejoignit Charles Martel qui, parvenu aux abords de l’Aquitaine avec une nombreuse armée, venait de s’arrêter entre Tours et Poitiers, devant les Sarrasins.

Leur chef Abdérame, après avoir livré aux flammes la basilique vénérée de Saint-Hilaire, dans Poitiers saccagé, se promettait de piller aussi la basilique Saint-Martin de Tours, dont les trésors l’attiraient. Mais quoique son armée fût de quatre cent mille hommes, comme le rapportent les historiens, il s’était arrêté aussi devant Charles Martel, dont le renom était venu jusqu’à lui. Les deux armées s’observèrent pendant sept jours entiers, s’agaçant par de petites escarmouches, sans que l’un ni l’autre chef donnât le signal de la bataille.

Pierre de Stauffen, accueilli avec honneur par le duc des Francs (c’est le titre que l’on donnait à Charles Martel), voyait là, pour la première fois, les enfants de Mahomet, coiffés du turban, armés du cimeterre recourbé ou de la lance légère, montés presque tous sur l’agile coursier de l’Arabie, tandis que presque tous les guerriers des Gaules combattaient à pied, avec l’épée et la hache d’armes.

Le huitième jour (22 juillet de l’an 732), à quatre heures du matin, Charles Martel fit sonner toutes les trompettes, pendant que l’on déployait la chape de saint Martin, qui était l’étendard national, et que l’évêque d’Auxerre, Hincmar, rappelait aux guerriers chrétiens qu’ils allaient combattre pour l’Évangile. Le prince avait rangé son armée en trois corps ; il avait mis toute son infanterie en phalanges profondes au centre, et disposé sa cavalerie et ses troupes légères sur les ailes. L’attaque se fit avec de grandes clameurs. Les Sarrasins s’élançaient impétueusement. Mais leurs chevaux s’arrêtaient devant les bataillons de Charles, que la chronique d’Isidore compare à un mur d’acier, contre lequel les infidèles se brisaient sans pouvoir l’entamer. La bataille dura seize heures. Au coucher du soleil, les Sarrasins, dont Charles Martel avait tué le chef, se retirèrent dans leur camp, laissant la vaste plaine jonchée de tant de morts que les vieux historiens en élevèrent le nombre à trois cent soixante-quinze mille. Le lendemain, le camp d’Abdérame était vide ; les restes de son armée avaient disparu.

Or, Pierre de Stauffen s’était si vaillamment montré dans cette héroïque journée que Charles Martel, qui voulait se l’attacher, l’emmena avec lui à Jupille. Là nous rentrons dans la légende allemande.

Le duc des Francs présenta au chevalier la plus jeune de ses filles, en la lui offrant pour épouse. Elle était si belle, et en même temps Pierre se trouvait si honoré d’être le gendre du grand homme qu’il admirait, que son cœur fléchit. Il protesta du bonheur que lui apporterait alliance aussi illustre. Mais il déclara qu’il ferait une lâcheté s’il ne déclarait pas sa singulière situation.

Et il raconta comment il s’était uni à une fée des eaux.

« C’est là, dit Charles Martel, une illusion de l’Esprit malin ; et un chrétien n’est pas tenu de garder sa parole avec des fantômes. Le bien de votre âme exige que vous vous dégagiez d’une si dangereuse liaison. »

Des hommes habiles, consultés à ce sujet, déclarèrent que le chapelain qui avait uni Pierre de Stauffen à une fée des eaux avait été certainement abusé par une puissance occulte, et que la bénédiction d’un saint prêtre détruirait cette illusion magique.

Pierre se laissa facilement persuader. On célébra ses fiançailles avec la jeune princesse, et le mariage fut fixé à quinze jours de là.

La veille des noces, un des serviteurs du château de Stauffen arriva à Jupille ; il venait annoncer au chevalier que sa femme et son enfant avaient disparu. Lorsqu’il en précisa le jour et l’heure, on reconnut que c’était à l’instant même des fiançailles.

Pierre ne vit là qu’une preuve du fait de magie ; et, se félicitant d’être ainsi délivré, il alla recevoir la bénédiction nuptiale.

Pendant le festin des noces, un certain mouvement attira les yeux du chevalier sur le mur de la salle qui était devant lui, tapissé de fleurs ; il vit paraître tout à coup, comme sortant de la muraille, un petit pied de femme. Il reconnut le signe dont l’Ondine l’avait menacé.

Il pâlit un moment. Mais ayant sablé quelques verres de bon vin, il se rassura bientôt, et personne ne remarqua son trouble passager.

Le soir, il fallait rentrer au château. Il était entouré d’un fossé large et profond, que l’on traversait sur un pont-levis. Le cheval de Pierre s’effraya, se cabra et jeta son cavalier dans l’eau, qui se mit à tourbillonner. On alla vainement à son secours. Les fossés du château de Jupille étaient alimentés par la Meuse, qui leur donnait et leur reprenait ses eaux. On ne retrouva jamais le corps de l’époux infortuné.

Ce qui prouve, ajoute le récit légendaire, que les fées, qu’elles soient des eaux ou des bois, sont des démons, et rien d’autre chose.

 

 

 

Recueilli dans : Pierre Dubois, Les contes de Féerie,

anthologie, Paris, Éditions Hoëbeke, 1998.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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