Les trois chevaliers de Saint-Jean

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Causa nostrae laetitiae.

 

 

Foulques d’Anjou, le quatrième roi chrétien de Jérusalem, tenait d’une main peu assurée le sceptre pesant de Godefroy de Bouillon. Cependant il avait fortifié Bersabée, cette vieille limite de son royaume ; et il venait d’en confier la garde aux plus braves des soldats de la croix, à ces hommes dévoués qu’une pensée de charité avait faits les hospitaliers de la ville sainte, et qui étaient devenus en 1104 des moines armés – pour la défense du saint-sépulcre et de ses pieux pèlerins. Religieux utilitaires, ils portaient la croix à la garde de leur épée ; ils cachaient le cilice sous la cuirasse ; et leurs grandes figures sont profondément sculptées dans nos chroniques. On les appelait les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.

À quatre lieues de Bersabée se dressait la première place forte des musulmans, Ascalon, cité des Philistins, occupée alors par une armée nombreuse, avec laquelle il fallait subir tous les jours des escarmouches sanglantes, des combats périlleux, des surprises et des embuscades.

En l’année 1151, époque où s’ouvrirent les faits dont nous entreprenons le récit, on remarquait surtout, parmi les croisés qui protégeaient Bersabée, trois chevaliers de grand renom, trois frères de la maison d’Eppe, qui avaient ensemble, à l’appel du Saint-Siège, quitté leurs riants manoirs à deux lieues de Laon, pour venir en aide aux chrétiens de l’Orient, et qui s’étaient illustrés par de hauts faits d’armes. Leur courage éprouvé, leur foi ferme, leur ardeur et leur bonne mine attiraient fréquemment sur eux ces distinctions que recherchent les hommes de cœur, le poste le plus chaud dans une bataille, la faveur d’une mission redoutable, l’honneur de commander une sortie pleine de dangers.

Un jour, les sentinelles avancées de la garnison chrétienne semèrent tout à coup l’alarme dans Bersabée. De nombreux bataillons en armes venaient de sortir d’Ascalon et s’avançaient à la hâte. Les trois chevaliers eurent ordre de marcher avec leurs bannières à la rencontre de l’ennemi, de l’arrêter, de lui livrer bataille et de l’empêcher de former un siège. C’était ce que redoutaient le plus les croisés, dans un pays où ils n’étaient encore pour ainsi dire que des pèlerins campés. La rencontre fut prompte ; l’attaque, de la part des Orientaux, fut ardente, selon leur usage, quand ils sont en nombre. Mais comme toujours, ceux que l’Asie appelait les Francs montrèrent qu’ils ne s’ébranlaient pas devant les cimeterres, et qu’ils n’avaient encore appris ni à tourner le dos ni à reculer. Après qu’ils eurent, comme des rocs, fait rebrousser sur lui-même le torrent des Sarrasins bondissants, ils se ruèrent sur leurs bandes en désordre ; ils en firent un grand carnage ; et, sans se désunir, d’attaqués qu’ils étaient, devenus assaillants, ils poursuivirent avec vigueur les guerriers d’Ascalon. Avec ces hommes que l’islamisme contient dans l’état sauvage, la guerre (nous le voyons encore aujourd’hui) n’a d’autre tactique que la perfidie et la ruse. Les enfants de la croix, emportés par leur courage, traversaient un ravin qui cachait une embûche ; un corps frais de Sarrasins les prit par derrière. La force humaine est bornée, malgré l’étendue des cœurs vaillants. À la suite d’une lutte inégale, les trois chevaliers, restés seuls debout sur les corps massacrés de tous leurs compagnons, exténués d’efforts et de blessures, ne sortirent de l’exaltation qui les avait soutenus les derniers, que pour reconnaître qu’ils étaient prisonniers, désarmés, liés avec des cordes qu’on avait jetées autour d’eux et qui avaient arrêté leurs mouvements. Ils furent conduits à Ascalon, non pas en triomphe ; car les infidèles, furieux d’avoir acheté si cher leur capture, les accablaient de mauvais traitements ; et leurs têtes seules eussent entré dans la place, si l’un des chefs sarrasins n’eût calculé que de si vaillants seigneurs payeraient certainement une grande rançon.

Mais personne n’étant resté du petit bataillon chrétien pour porter à Bersabée des nouvelles de la bataille, on crut que les chevaliers d’Eppe étaient morts ; et nul ne s’occupa de les racheter.

Les escarmouches se renouvelant tous les jours, ou songea que les prisonniers n’étaient pas en lieu sûr à Ascalon. Un officier qui allait au Caire, d’où l’on attendait un renfort, crut qu’il ferait sa cour au Soudan, s’il les lui offrait. Admirant leur bonne mine, leur taille imposante, leur force peu commune et surtout le récit de leurs courageux faits d’armes, le Soudan fut flatté en effet de recevoir les trois héros. Il leur fit un accueil affable ; et son drogman leur annonça immédiatement qu’il dépendrait d’eux de ne pas regretter ce qu’ils avaient perdu.

Les chevaliers comprirent. Ils ne répondirent ce premier jour que par un salut silencieux.

On leur donna une semaine de repos, pendant lequel temps ils ne furent que surveillés. Après quoi, le prince, s’expliquant sans détour, leur déclara qu’il était porté à les admettre parmi ses chefs favoris ; que s’ils voulaient renoncer à la foi chrétienne pour embrasser le mahométisme, il leur donnerait dans ses armées les premiers commandements. Là, commençait une guerre plus redoutable pour de simples guerriers que celle qui se fait avec la lance, la hache d’armes et l’épée à deux mains ; une guerre de l’intelligence désarmée contre la force brutale toute-puissante. Les chevaliers reculèrent en se signant tous les trois. Ils n’étaient ni théologiens, ni disputeurs ; mais ils avaient la foi solide ; et l’honneur coulait dans leurs veines. Ils répondirent que, comme chrétiens et comme chevaliers, leurs cœurs aussi bien que leurs bras étaient à Jésus-Christ ; que vainqueurs ou vaincus, triomphants ou martyrs, ils espéraient ne forfaire jamais à Dieu et à l’honneur.

Cette réponse étonna le Soudan, qui ordonna d’emmener les chevaliers, contre lesquels il se promettait de dresser des batteries plus réglées. Durant plusieurs jours, il renouvela ses offres, ses promesses, ses instances. Il ne s’arrêta que lorsqu’il vit les trois frères inébranlables.

Il les fit alors enfermer plus étroitement et les mit aux prises avec les plus habiles docteurs qu’il y eût au Caire. Les docteurs consumèrent leur éloquence et leur dialectique matérielle à préconiser une religion de sensualisme et de mort ; ils échouèrent contre la droiture des chevaliers. Plus furieux que le Soudan, car ils étaient humiliés dans leur orgueil, les docteurs prétendirent qu’on abattrait ces cœurs de fer par des rigueurs. Ils obtinrent aisément pour les trois frères une prison plus dure, une nourriture plus grossière, des chaînes plus pesantes ; et de jour en jour la triste captivité des chevaliers de Saint-Jean devint plus affreuse. À peine nourris de quelques poignées d’orge, enchaînés dans un cachot, lâchement outragés, ils endurèrent un lent martyre qui dura plus de deux ans. Ces longues souffrances de toutes heures demandent un autre courage qu’un supplice violent, mais subit, devant lequel on aperçoit dans une mort prompte la joie de la délivrance ; et les forces humaines ne les supporteraient pas, si elles n’étaient soutenues des consolations immenses que Dieu répand dans les cœurs qui sont à lui. Ces consolations, que le monde ne peut comprendre et au prix desquelles ses plaisirs sont bien frêles, Dieu les prodiguait aux chevaliers. Lorsqu’on les croyait abattus, brisés, domptés, ils chantaient dans leur prison obscure. Si on les menait au Soudan, ils lui portaient un front plein de sérénité, un cœur libre et joyeux, un regard pur et calme.

Le Sarrasin se perdait dans cette énigme ; la merveilleuse persévérance de ces enfants du Christ lui semblait un héroïsme inconnu ; et à mesure que les chevaliers lui résistaient, il s’obstinait davantage à gagner à lui des cœurs si fidèles. Il ne savait pas que, contre lui et ses efforts, contre Satan et ses pièges, s’élevait la prière, si puissante quand la foi est son armure. Les chevaliers priaient ; ils ne demandaient à Dieu que ce qu’il accorde toujours, la grâce de rester ses enfants. Ils le demandaient par ce nom qui fait trembler l’enfer. Ils imploraient l’intercession de notre Mère commune, qui n’a jamais abandonné personne. Protégés de Notre-Dame, croisés de Jésus-Christ, captifs pour sa cause, vivant sous le regard de Dieu, ils souffraient avec patience, quand le Soudan tenta sa dernière lutte.

Il avait une fille, qui s’appelait Ismérie. Elle était jeune, grandement belle ; et on la citait comme une merveille d’esprit et de science. Plusieurs fois avec elle il s’était entretenu des chevaliers ; il s’était plaint de leur résistance. – Mon père, lui disait la princesse, vos docteurs sont sans doute des malhabiles ; ils s’expliquent mal avec leurs interprètes. Je crois que, si vous le vouliez, je les persuaderais davantage. – C’est que la belle Ismérie, admirant les prisonniers sans les connaître, désirait voir des hommes d’un tel caractère.

– Eh bien ! ma fille, dit un soir le Soudan, vous parlerez demain aux chevaliers ; je vous les livre. Vous irez à leur prison. Vous tenterez ce que les docteurs n’ont pu obtenir. Plus sensée peut-être que les savants ou plus heureuse, si votre esprit et vos grâces les amènent sous l’étendard du prophète, ce sera une conquête illustre. Et je ne m’effraie point de la chance qui peut survenir que l’un d’eux s’éprenne de vous ; ce serait un appui pour moi d’avoir un tel gendre.

La belle princesse, le lendemain, entourée de son éclat, pénétra dans la prison des chevaliers. Elle savait un peu de la langue des Francs, qu’une esclave européenne lui avait apprise. Trop adroite pour leur annoncer la mission de son père, elle colora son apparition de l’ardent désir qu’elle avait de connaître des preux si renommés et de les sauver, s’il se pouvait ; – car, puisqu’on ne les rachetait pas et qu’ils demeuraient dans leur foi, le peuple demandait leur mort...

Ils répondirent que les émissaires chargés par eux d’annoncer leur captivité en France n’avaient pu sans doute remplir ce message ; que leur famille à coup sûr ne les croyait plus vivants, et qu’ils n’avaient moyen de payer leur rançon que si l’on consentait à renvoyer l’un d’eux en Europe.

Ce n’était pas ce que voulait le Soudan.

Ils ajoutèrent que, quant au malheur de renier leur foi, ils comptaient bien que la bonté de Dieu ne le permettrait pas. Ils remercièrent ensuite la princesse de la pitié qu’elle leur témoignait et du plaisir qu’ils éprouvaient de l’entendre parler leur idiome.

Ismérie, touchée de compassion pour de si nobles hommes, entreprit alors avec bonne foi de les amener, comme voie de salut pour eux, à la religion de son père, et de dissiper les préventions qu’ils avaient contre l’islamisme, dont elle exposa les enseignements. Elle parlait avec une candeur si naïve, que les chevaliers à leur tour prirent intérêt à cette pauvre jeune fille, élevée dans de fatales erreurs. Après lui avoir demandé si personne de sa suite n’entendait la langue des Francs, rassurés par sa réponse, ils lui dirent que, si elle le permettait, ils lui développeraient à leur tour leur foi et leurs espérances.

Non seulement la princesse y consentit ; mais sans prévoir les suites de ce qu’elle éprouvait, elle manifesta une vive curiosité de connaître réellement le christianisme et d’entendre sur ce sujet des bouches sincères. Un tel désir sans doute était déjà une première grâce. L’aîné des chevaliers raconta alors ce que l’Église lui avait appris de la création de l’homme, de sa chute funeste et des conséquences qu’elle eut, du Rédempteur promis, du Sauveur fait homme, de sa passion et de sa mort, de la réconciliation de l’humanité avec Dieu, de la réhabilitation de la femme par la bienheureuse intervention de Marie dans le plus généreux de nos mystères. Il expliqua la Trinité auguste qui n’est qu’un seul Dieu, la providence du Père, l’amour sans mesure du Fils, les lumières de l’Esprit consolateur. Il parla des récompenses éternelles. La lucidité et la précision de ses paroles étonnèrent ses frères, qui n’étaient comme lui ni clercs, ni prédicateurs. Ils ne songeaient pas, dans leur humilité, qu’il est écrit : « Quand vous rendrez témoignage de moi, ne préméditez pas ce que vous aurez à dire. Je vous donnerai des paroles et une sagesse à laquelle vos adversaires ne résisteront point 1. »

La princesse fut émue, et dans le trouble qui agitait son esprit et son cœur, elle promit aux chevaliers de revenir le lendemain. Elle charma son père, en lui annonçant qu’elle espérait un résultat de ses conférences, mais qu’elle devait les suivre. Et dans la nuit, un songe qu’elle eut, où elle crut voir la sainte Vierge inclinée sur elle, acheva de gagner son cœur à la foi chrétienne. Les entretiens du second jour ne roulèrent que sur Marie, la mère des grâces. Les chevaliers se répandirent en si douces louanges et contèrent de si consolantes merveilles, que la princesse, envieuse d’honorer la Mère de Dieu d’un culte pareil à celui des chrétiens, les pria de lui faire une image de Notre-Dame. Les trois frères n’étaient pas plus artistes que docteurs. Cependant, pour ne se refuser à rien de ce qui pouvait entrer dans les desseins de Dieu, ils promirent d’essayer la pieuse image, si on leur donnait du bois et des outils.

Au bout d’une heure ils avaient tout ce qu’il fallait. L’un d’eux, ayant récité l’Ave Maria, se prit à l’œuvre et dégrossit le bois de son mieux. Ses frères l’aidaient avec zèle. Tous les trois priaient Dieu de guider leurs mains et Marie de bénir leurs efforts.

Ils travaillèrent plusieurs jours, uniquement préoccupés, dans leurs veilles et dans leurs rêves, de leur pieuse entreprise. Le matin, quel fut leur ravissement, lorsqu’à leur réveil ils virent devant eux la statue qu’ils n’avaient qu’ébauchée, terminée entièrement et radieuse d’élégance et de beauté !

Cette ravissante image, qui leur semblait lumineuse, leur était-elle envoyée d’en haut ? Ou bien, les mains des anges l’avaient-elles terminée ? Des protestants ont dit que sans doute l’un des chevaliers était somnambule et qu’il avait fait de l’art en dormant. Ce ne serait dans le miracle qu’une forme différente.

Les bons chevaliers attendaient impatiemment la princesse. À l’aspect de la Mère de Dieu, elle tomba à genoux dans un grand ravissement, et d’autant plus étonnée que l’effigie qui était devant elle ressemblait complètement à l’apparition céleste qui l’avait favorisée dans son sommeil. Elle baisa tendrement les pieds de la sainte image. Les captifs la nommèrent Noire-Dame-de-Liesse, à cause de la joie et du bonheur qu’elle apportait dans leur prison.

Pendant la nuit qui suivit une journée si heureuse, la princesse eut une seconde vision. Il lui sembla que la sainte Vierge lui apparaissait de nouveau, sous la même forme. Était-ce là un miracle ? était-ce l’effet des entretiens où les chevaliers avaient sans doute vivement dépeint la reine des anges ? Le lecteur est libre d’aviser. Ismérie crut entendre que Marie l’engageait à délivrer les chevaliers, à passer en France avec eux, lui offrant son appui et lui promettant qu’à la suite d’une vie chaste et sainte elle recevrait dans le ciel une couronne de gloire impérissable et d’éternel bonheur. Elle n’hésita plus. Dès que le jour parut, elle courut à la prison des chrétiens ; elle leur proposa de rompre leurs chaînes et de tout entreprendre pour leur évasion, s’ils promettaient de l’emmener avec eux dans un pays où elle pût embrasser leur foi. Elle leur avoua qu’elle tentait cette démarche, sur l’ordre qu’elle avait reçu de Notre-Dame. Les seigneurs d’Eppe, muets de joie et d’admiration, se jetèrent à genoux, rendant grâces à Dieu et à la sainte Vierge, jurant à la princesse de la conduire en France au péril de leur vie et de mourir plutôt que de l’abandonner.

Le départ fut résolu pour la nuit prochaine.

Dès qu’elle eut fait retirer ses filles, Ismérie, se chargeant de ses pierreries les plus précieuses, se rendit sans obstacle à la prison des chevaliers. Elle y trouva les bardes endormis, ouvrit les portes, fit tomber les chaînes ; et sous l’escorte des trois frères, qui emportaient l’image sainte, Notre-Dame-de-Liesse, leur plus cher trésor et leur plus sûr espoir, elle gagna les portes de la ville, qui aussi, par un miracle ou par un hasard singulier, se trouvèrent ouvertes. Arrivée au bord du Nil, la petite troupe ne put se refuser à reconnaître que Marie évidemment les conduisait. À travers le peu de clarté que donnaient les étoiles, les chevaliers aperçurent une barque qui venait à eux, dirigée par un seul rameur. Il leur offrit de les passer à l’autre rive ; et quand le fleuve fut traversé, Ismérie et ses compagnons se retournant ne virent plus ni le rameur, ni la barque, et ne purent remercier que leur divine protectrice.

Ici peut-être nous devons sacrifier aux scrupules de notre époque, en faisant halte devant un miracle plus extraordinaire encore. Mais si le récit n’en est pas exact, comment en expliquer les monuments nombreux ? On a démontré qu’Homère n’a jamais vécu, parce qu’il n’a laissé de traces que ses œuvres. Mais l’histoire du fait que nous allons aborder a été écrite avec la pierre et le marbre : tout un siècle l’a accueillie ; de longues suites de générations l’ont saluée 2. Cependant, nous le répétons encore, le doute est libre ici ; et la prudence humaine, si elle se croit douée de suffisantes lumières, peut nier, dans de telles choses où la fui qui oblige n’est pas en question. C’est le chemin le plus court et celui qui va le mieux à nos esprits inquiets. Nous poursuivrons donc, à la merci du lecteur.

La princesse et les trois chevaliers marchèrent jusqu’au jour. Alors la fatigue, la crainte d’une poursuite, la peur de quelque rencontre les engagèrent à entrer dans un bois de palmiers, pour prendre un peu de repos. Malgré ses inquiétudes et la pensée de son père qu’elle aimait, Ismérie, accablée, s’endormit bientôt à côté de la sainte image. Les chevaliers se proposaient vainement de veiller sur elle, au moins tour à tour ; ils s’assoupirent pareillement et cédèrent au sommeil. Jamais ils ne surent, non plus qu’Ismérie, se rendre compte du temps que ce sommeil avait pu durer. Ce qui les étonna grandement à leur réveil, ce fut de voir sur leurs têtes d’autres arbres que des palmiers, des arbres du nord de la France ; d’apercevoir, à travers les clairières, un clocher et des tourelles comme on n’en trouve pas en Égypte, de respirer un autre air que l’air de l’Afrique. Ils se frottaient les yeux, se croyant encore sous l’empire d’un rêve ; car souvent ils avaient songé à leur chère patrie. Mais la princesse acheva de les troubler, par la surprise qu’elle montrait devant une fraîche nature qu’elle voyait pour la première fois, devant un ciel accidenté de nuages que l’Égypte ne soupçonne pas. L’image qui les accompagnait se trouvait placée à quelques pas d’eux, auprès d’une fontaine qu’ils n’avaient pas vue en s’endormant et qu’ils croyaient reconnaître comme un souvenir.

Au milieu de ces émotions, un berger passa conduisant son troupeau. Il était vêtu à l’européenne. Les chevaliers l’appelèrent ; il vint ; il parlait leur langue. Sa figure ne leur était pas étrangère...

Ils lui demandèrent dans quel pays ils se trouvaient ?

– Vous êtes, dit le berger, dans le pays de Laon, près des marelles de la Champagne. – Car alors le nom de Picardie n’était pas encore en usage. – Ce bois et cette fontaine, reprit le berger, font partie des domaines des trois seigneurs d’Eppe, lesquels sont allés en Terre-Sainte, sous la bannière de Notre Seigneur.

Le berger fit le signe de la croix. Il reprit encore :

– On assure que depuis trois ans les bons chevaliers sont devant Dieu. Mais, poursuivit-il, vous semblez, messires, à la croix qui se remarque sur vos vêtements en désarroi, revenir vous-mêmes de la croisade. Peut-être nous apportez-vous nouvelles certaines de nos pauvres seigneurs ; et quoique cette dame qui est avec vous soit étrangère, je vois à de bonnes marques que vous êtes dignes chrétiens.

Le berger venait d’apercevoir la gracieuse image de Notre-Daine-de-Liesse, devant laquelle il s’alla mettre à genoux. Les chevaliers, qui le laissaient dire et faire, tant ils avaient perdu la parole, l’incitèrent alors ; et versant les plus douces larmes de la reconnaissance et de la joie, ils ne savaient comment remercier Notre-Dame, qui devenait pour eux de plus en plus à chaque pas Notre-Dame-de-Liesse. Leur barbe inculte et leurs souffrances les avaient changés assez pour qu’on ne pût facilement les reconnaître d’abord. Mais dès qu’ils se furent nommés, le berger courut répandre dans la contrée la nouvelle d’un retour si prodigieux. Tous les villageois accoururent. Les chevaliers et la princesse furent conduits au château de Marchais, qui était un de leurs manoirs. Leur mère, qui vivait encore, faillit mourir de joie en revoyant ses fils qu’elle avait tant pleurés. Elle combla de caresse la princesse égyptienne, qui avait été l’instrument de leur liberté ; elle se chargea de la préparer elle-même au saint Baptême ; et sur une prédilection que l’on crut manifestée par la merveilleuse image pour le lieu où elle s’était arrêtée dans le bois, ou résolut de bâtir là son église. Ismérie consacra à cette œuvre d’actions de grâces la plus grande part des pierreries qu’elle avait emportées.

Dès qu’elle se crut eu sûreté, elle envoya un message à son père, pour lui annoncer les prodiges que Marie avait faits pour elle, le rassurer sur sa vie et le prier de se faire chrétien. Nous ignorons ce que produisit cette lettre.

L’église de Notre-Dame-de-Liesse fut sur-le-champ fondée. Pour satisfaire à l’empressement des masses qui venaient de toutes parts honorer la miraculeuse image dont on disait les bienfaits, on la déposa provisoirement sur un petit trône, dans une chapelle rustique, faite à la hâte auprès de la fontaine, eu attendant que l’église fût consacrée. L’évêque de Laon, Barthélemy de Vir, prélat vénérable 3, baptisa la princesse égyptienne ; l’aîné des chevaliers d’Eppe fut son parrain ; elle reçut le nom de Marie, et sa piété persévéra si vive, que peu de temps après elle se voua entièrement à Dieu, parmi les vierges saintes.

L’église destinée à la sainte image s’acheva en peu de temps ; le bourg de Liesse se bâtit à l’entour ; et ce lieu devint un pèlerinage très célèbre. Nous ne pourrions énumérer tous les actes de bienfaisance qui ont signalé, dans ce sanctuaire, la bonté compatissante de la sainte Vierge. Elle a guéri bien des plaies, calmé bien des peines, relevé bien des cœurs, soutenu bien des âmes faibles. La fontaine même que sa douce image a bénie a soulagé de grandes douleurs. Les plaisants qui rient de ces récits seront peut-être heureux un jour de recourir aux divins remèdes. Que Marie leur pardonne et les accueille !

Avant les excès et les rapines qui se firent en 1793, au nom de la liberté, de la tolérance, du respect des propriétés, l’église de Liesse était fort riche de dons et d’offrandes. On l’a dépouillée de son trésor matériel. Mais il lui reste la puissance de Marie, qui n’est pas soumise aux révolutions.

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de la Sainte Vierge.

 

 

 

 



1 Évang. de saint Luc, chap. XXI, versets 13 à 15.

2 Indépendamment de l’église de Notre-Dame-de-Liesse, bâtie immédiatement après le fait dont on lit ici les détails, il y a d’autres témoignages, dans l’unanimité des traditions du temps et dans l’accord des anciens historiens. Bandini, Bosio, Curione, Boissat, Baudouin, dans leurs annales des chevaliers de Saint-Jean, rapportent tous le miracle qui a été l’occasion de l’église de Liesse. Cette histoire est aussi dans le martyrologe des chevaliers de Malte. Elle était peinte en neuf tableaux dans une des salles du palais de Malte, représentée sur de vieilles chapes de l’église, reproduite sur d’antiques vitraux, sculptée et figurée en couleurs dans l’abbaye de Saint-Vincent de Laon. Une foule d’écrivains des siècles passés l’ont admise comme incontestée : Spinelli, Charles du Saussaye, Angelin Leriche, Antoine des Lions, Georges Colvener, Laurent dans son Histoire de Laon, Poiré, Courcier, Jean de Lancy, Simon Calvarin avec quelques erreurs, René de Cerisiers et cinquante autres ont écrit cette histoire. Nau et Morison, dans leurs Voyages en Terre-Sainte, assurent que cette tradition s’est conservée à Ascalon jusqu’à leur temps (le dix-septième siècle). On peut citer encore une bulle de Clément VII, du 28 mai 1384, deux autres de 1389 et de 1391, plusieurs actes et titres du même siècle, les tombes des chevaliers d’Eppe, leurs épitaphes et diverses inscriptions anciennes. Le chanoine Villette, qui nous fournit ces détails, a publié lui-même une histoire de la miraculeuse image de Notre-Dame-de-Liesse, in-8o, Laon, 1755, honorée de nombreuses approbations, parmi lesquelles on remarquera celle de Mgr Louis de Clermont, évêque de Laon, qui s’exprime ainsi : « Nous avons lu ce manuscrit avec attention. Non seulement nous n’y avons rien trouvé qui soit contraire à la foi, mais nous déclarons que l’histoire qui y est rapportée est conforme à la tradition dont nos prédécesseurs ont permis le cours et la créance dans notre diocèse. »

3 Mort en odeur de sainteté dans l’abbaye de Foigny, et Honoré le 6 juin dans l’ordre de Cîteaux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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