Un Jésuite

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Père Luis COLOMA

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le récit qu’on va lire, si étrange et invraisemblable qu’il puisse paraître de prime abord, est néanmoins d’une exactitude rigoureuse.

 

Silence !... Dieu est là !

 

 

I

 

DANS une rue déserte de X..., large cité populeuse du midi de l’Espagne, se trouve une habitation de maigre apparence et d’aspect sévère. Ses portes closes, ses volets fermés, ses grands murs décrépis et nus, lui donnent je ne sais quel air d’abandon et de ruine : c’est la résidence des jésuites !...

À ce nom de jésuite, quelque lecteur arriéré a sursauté brusquement : par la pensée, déjà il fouille, de la cave au grenier, le mystérieux édifice. Le souvenir de complots tragiques s’est présenté à sa mémoire ; il évoque les héros de ces drames poignants, dont des malfaiteurs de lettres ont nourri la crédulité populaire.

La seule chose qu’il ne découvrira pas, c’est l’argent, ce sont les 100 000 francs qu’Eugène Sue empocha pour la vile besogne qu’il ne rougit pas d’entreprendre dans les colonnes du Constitutionnel, journal où les radicaux déversaient, vers 1848, leur rage contre les jésuites !

Il est environ sept heures du matin ; le temps est gris, froid et, par moments, il tombe une pluie fine.

Supposez un instant, cher lecteur, que vous vous trouvez à une des fenêtres de la maison en face, désireux de savoir ce qui se passe dans cette bizarre demeure, et de surprendre les machinations que trament ses rusés habitants. Regardez bien, et prêtez une oreille attentive.

Soudain, un verrou que l’on a poussé vous a fait tressaillir. L’huis s’ouvre : un chapeau clérical, à larges bords, paraît ; puis une tête, immédiatement suivie de la personne entière d’un Jésuite, un vrai Jésuite, portant sous son manteau un paquet assez volumineux. Qu’est-ce que cela peut être ? Un transatlantique ? Non, ces bateaux sont plus larges. Une machine à coudre ? Non encore, ces instruments sont plus petits. À coup sûr, c’est quelque objet dont se servent les jésuites, dans leurs secrètes industries, pour accroître leurs fabuleux revenus !...

Cependant le religieux s’est signé dévotement. La porte refermée après lui, il est parti, emportant l’étrange colis soigneusement caché sous les plis de son manteau.

C’était un solide gaillard de six pieds de haut, aux joues fraîches et aux lèvres souriantes. Il portait la soutane courte et le manteau plus court encore des Frères coadjuteurs.

Durant son absence, les contrevents s’entrebâillent. Aux fenêtres les rideaux sont tirés, bien que la rue soit encore silencieuse et vide. Mais les mille bruits divers et confus qui annoncent le réveil d’une grande cité ne tardent pas à se faire entendre. Les ouvriers se rendent à leur travail, les ménagères au marché, tandis que les pieux chrétiens prennent, recueillis, le chemin de l’église.

Huit heures viennent de sonner, et le Frère jésuite n’est pas encore de retour.

Sur les entrefaites, au détour de la rue, une figure se montra : de loin, on eût dit un spectre. C’était une petite vieille, assez pauvrement vêtue, qui s’avançait avec lenteur, examinant, d’un œil méfiant, chaque maison, jusqu’à ce qu’elle fût arrivée en face de la résidence des Jésuites. Au lieu de sonner, elle s’est assise sur la dalle, le dos appuyé contre la porte, comme si elle attendait quelqu’un.

Mais voici qu’elle se lève et, au même moment, l’on voit apparaître le Frère qui revient, les yeux modestement baissés, portant toujours dans les plis de son manteau noir le volumineux paquet de tout à l’heure. Quand il fut tout près, la vieille femme alla à sa rencontre, et après quelques mots échangés à voix basse, lui remit furtivement un papier chiffonné. Le mouvement que fit le bon Frère pour le prendre, mit à découvert le mystérieux colis. C’était tout simplement un panier à provisions !... Mais par le couvercle disjoint, on apercevait quelque chose de très rouge. Qu’était-ce donc ?... Rassurez-vous, cher lecteur. Il n’y avait dedans que des tomates mûres !... La vieille femme s’éloigna alors, et le Frère rentra au couvent.

Rien ne vint plus troubler le silence qui planait sur cette sombre demeure. Vers les onze heures et demie, cependant, une fenêtre s’ouvrit avec d’infinies précautions : une tête apparut, regarda au dehors, puis, voyant des passants, se retira aussitôt. Un instant plus tard, la même tête reparaissait de nouveau, et comme la rue semblait déserte, une main, aux longs doigts maigres, noua à la hâte un mouchoir blanc à l’un des barreaux du balcon. Puis, la main et la tête rentrèrent, et la fenêtre se referma.

La nuit est venue : l’eau tombe à torrents. Dans la rue, toutes les portes sont closes ; les rideaux sont baissés partout. Seule, la porte du couvent est demeurée ouverte, bien que le Frère ait éteint la lampe du portail 1.

Il est onze heures du soir. Un fiacre vient de s’arrêter au détour de la rue, un homme, svelte et de haute taille, en est descendu : il se dirige d’un pas alerte vers l’habitation des jésuites. Il est drapé des pieds à la tête dans un grand manteau de voyage et coiffé d’un chapeau de feutre qu’il a rabattu soigneusement sur ses yeux. Il entre sans sonner, et, doucement, repousse la porte derrière lui.

Trois heures s’écoulent. Dans la rue déserte, tout bruit s’est éteint ; mais à l’intérieur du couvent, un drame s’est déroulé, d’une grandeur surhumaine.

 

 

II

 

Voici donc ce qui s’est passé.

Son heure de méditation terminée, le Frère Dominique avait servi la messe du Révérend Père Supérieur ; et après avoir rempli de la sorte ses devoirs envers Dieu, il s’était mis à vaquer à ses occupations ordinaires. Il fit le chocolat pour le déjeuner des Pères, déjeuna lui-même, debout dans sa cuisine, avec un morceau de pain sec et un peu de café noir. Puis, prenant son manteau, il se rendit au marché, muni d’un grand panier à provision. Tout le long du chemin, tant à l’aller qu’au retour, il songeait à un ragoût de son invention, qu’il comptait servir aux religieux, le jour de la fête de saint François-Xavier. Dans son genre, Frère Dominique était un véritable artiste. Ses sauces, savamment combinées, auraient défié toute analyse, et justifié l’exclamation de Louis Veuillot, après trois jours passés dans une maison de Jésuites : « Ô Jésuites ! étant ce que vous êtes, que n’avez-vous de meilleurs cuisiniers !... » Quoi qu’il en soit, Frère Dominique remplissait son humble office avec la simplicité et la pureté d’intention d’un homme juste, et travaillait à son salut, dans son humble sphère, avec autant de zèle que les Pères en pouvaient apporter dans la chaire et au confessionnal.

À sa rentrée du marché, il rencontra la petite vieille, au regard louche, qui demanda à s’entretenir, pendant quelques instants, avec le Père Antonio.

– Je crois qu’il confesse en ce moment, – lui répondit le bon Frère.

La vieille femme parut contrariée, hésitante ; elle se décida pourtant, – comme nous l’avons vu, – à lui remettre une lettre, en le priant de la porter immédiatement au Père Antonio. Frère Dominique le promit et rentra au monastère.

Cependant, après son action de grâces, le Père Recteur est remonté à sa chambre, avec l’air de quelqu’un qui se dispose à prendre un peu de délassement dans une occupation favorite.

C’était un homme d’une grande activité et d’une énergie non moins grande, ni trop petit, ni trop mince, point vieux, mais déjà plus jeune. Par instants, l’éclat du génie brillait dans son regard, tandis qu’en d’autres moments, la douce piété des saints le faisait rayonner. Ce religieux, était un écrivain célèbre. Ses ouvrages, toujours attendus avec impatience, étaient traduits aussitôt dans un grand nombre de langues. Avec une égale prudence, il savait éviter les pièges de l’adulation et mépriser les traits de la calomnie, selon cette maxime du Père Grullo dans son Contemptus mundi : « Tu ne vaux pas mieux pour être loué, et tu n’es pas pire pour être calomnié ! »

Dans un coin de sa chambre, près de la fenêtre, se trouvait une table chargée de journaux, de revues, de manuscrits, de livres anciens et modernes, tant en langues mortes qu’en langues vivantes, les uns ouverts, les autres fermés ; au milieu de ces monuments de la sagesse et de la science humaine, l’impérissable monument de l’amour divin, le livre dans lequel le plus ignorant peut lire : UN CRUCIFIX !

Le Père Recteur va droit à sa table, l’air satisfait, quoique légèrement préoccupé. Il prend une revue et la feuillette rapidement ; il parcourt des yeux un article très flatteur sur son dernier ouvrage, et se détournant, il murmure : « Oui ! oui ! le diable m’avait dit cela avant vous !... »

De sa table, le Père Supérieur gagne un autre coin de sa chambre et se met à faire son lit : s’il n’y déploya pas l’adresse d’une femme de service, il eut au moins le mérite de n’y employer que fort peu de temps. Il s’en alla ensuite s’agenouiller devant une image du Sacré Cœur de Jésus, et récita dévotement une courte prière pour offrir à Dieu son travail et lui demander de le bénir. Laissant alors échapper un soupir de contentement, il murmura : « Enfin, je suis prêt !... », s’assit dans son fauteuil, et se mit à lire. Soudain ses traits s’illuminent : il prend une plume.

Mais avant de commencer à écrire, il s’incline devant une statuette de la sainte Vierge, en disant tout haut, avec la simplicité d’un enfant :

Quot grammata scribam, tot laudes tibi persolvo ! – Puisse chaque lettre que je vais écrire, servir à vous louer !

Au même instant, l’on frappa à sa porte. Consterné, le pauvre Père Recteur regarda vaguement autour de lui, puis reportant les yeux sur la feuille de papier blanc où il s’apprêtait à jeter ses idées, sans quitter sa plume, il cria d’un ton résigné : « Entrez ! »

La porte s’ouvrit, et un autre jésuite parut. C’était un homme jeune encore, aux traits d’une angélique douceur. La barrette à la main, il s’avança vers son supérieur et lui présenta la lettre que la vieille femme avait remise au Frère Dominique. Ce religieux était Padre Antonio.

– Mettez votre barrette, Padre mio, mettez votre barrette, je vous en prie, – lui dit le Père Recteur.

Et d’un ton qui, malgré lui, trahissait son ennui d’être dérangé à cette heure, il continua :

– Qu’y a-t-il, mon Père ?... Que désirez-vous ?

Le Père Antonio comprit que son arrivée n’était pas opportune : il dit donc :

– Vous êtes occupé, mon Révérend Père, je reviendrai à un autre moment.

– Non, non !... C’est oui que je voulais dire ; mais n’importe ; asseyez-vous, mon Père, et dites-moi ce qui vous amène.

– Voulez-vous, s’il vous plaît, prendre connaissance de cette lettre ?

– Lisez-la vous-même, mon Père, et épargnez-m’en la peine, – reprit le Père Supérieur, en faisant tous ses efforts pour ne pas perdre les idées qu’il voulait confier au papier.

– Elle vient d’une pauvre âme égarée qui désire rentrer en grâce avec son Dieu, – poursuivit le Père Antonio en ouvrant la lettre.

– Très bien !... Oui certes, qu’elle retourne à Dieu ! préparez-lui-en les voies, mon Père !... – répliqua le Père Recteur d’un ton animé.

Mais voyant que l’histoire s’annonçait comme devant être longue, il déposa sa plume, et se renversa dans son fauteuil.

Le Père Antoine lut lentement :

– « Que la grâce de Dieu soit avec vous, mon Révérend Père ! »

– Quoi ? – interrompit le Père Recteur, avec un léger mouvement de surprise.

– « Que la grâce de Dieu soit avec vous, mon Révérend Père ! »

– Ainsi soit-il ! – ajouta le Père Recteur en se découvrant.

Et prenant une prise de tabac, il dit :

– Continuez, mon Père : arrivez au fait.

Le Père Antonio poursuivit :

« Une pauvre âme abandonnée a recours à votre charité, et la supplie par les mérites de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST et l’intercession de sa très sainte Mère, de ne pas rejeter sa demande.

« La grâce de Dieu a touché mon cœur, mon Révérend Père, et j’ai hâte de confesser mes énormes péchés, et de laver môn âme dans le bain salutaire de la pénitence. Le faire, pourtant, c’est m’exposer à un danger très grave. Il y a trente ans, je me suis enrôlé dans la franc-maçonnerie, et si l’on vient à découvrir que j’ai été à confesse, ou que, d’une manière ou d’une autre, j’ai trahi les secrets de la Loge, les affiliés me poursuivront sans relâche, et à la première occasion m’assassineront sans merci. C’est pourquoi, après avoir imploré l’assistance du Père des lumières, j’ai combiné un plan que je soumets à votre jugement et à votre bienveillante approbation, mon Révérend Père : de cette approbation et de votre consentement dépend le salut de mon âme. Voulez-vous, je vous prie, donner l’ordre que, cette nuit, à onze heures, la porte de votre monastère soit ouverte ? mais que l’on éteigne, comme d’habitude, les lumières de l’escalier et du portail. Je vous prie également de laisser entrebâillée la porte de votre chambre qui donne sur l’escalier, et de m’attendre chez vous dans une demi-obscurité.

« De cette façon, je puis venir me jeter à vos pieds, mon Révérend Père, et vous faire l’aveu de mes crimes, sans danger d’être reconnu de personne, car je suis entouré de tous côtés d’espions et de traîtres. Au nom de l’immense charité de JÉSUS-CHRIST pour les pécheurs, je vous en conjure, tenez absolument secrète cette démarche, et ne rejetez pas la prière d’un égaré qui désire sincèrement rentrer au bercail. Que si vous m’accordez ma demande, attachez aujourd’hui, trois Xbre 188..., avant-midi, un petit mouchoir blanc à l’un des barreaux du balcon de la deuxième fenêtre du premier étage de votre monastère. »

– La lettre n’est pas signée, mon Révérend Père, il n’y a qu’une croix au bas, – dit en finissant le Père Antonio.

– Et derrière tout cela, mon bon Père, je vois très distinctement poindre les cornes du diable ! – répondit le Père Recteur d’un ton animé.

– Oui, mon Père, – continua-t-il, en voyant le jeune jésuite le regarder avec étonnement, – oui, le diable est au fond de ce joli petit plan si bien combiné ! Un gros poisson comme celui-là ne manifeste point, – d’ordinaire, – son repentir par des phrases onctueuses, mais par des larmes, des soupirs et des gémissements. En un mot, mon bon Père, cette lettre, si bien tournée, n’est point sincère : elle est l’œuvre d’un faussaire ou d’un hypocrite.

– Et je me demande qui aurait pu l’écrire alors ?

– Quelque coquin peut-être, qui cherche à rendre à Padre Antonio la monnaie de sa pièce !...

Le Père Antonio ouvrit de grands yeux ingénus, et demanda d’une voix alarmée :

– Est-ce que vous connaîtriez quelqu’un à qui j’aurais pu faire de la peine, mon Révérend Père ?

– Certes, si j’en connais !... Chacune de vos journées, Padre mio, doit mettre le démon en fureur contre vous, à cause des ravages que vous portez, dans cette ville du moins, à l’œuvre de Sa Majesté Satanique ! Toute âme que vous arrachez à ses griffes, est une victoire remportée sur lui. Ceux qui savent déjouer ses ruses, doivent s’attendre à le voir exercer contre eux sa vengeance. Vous êtes parfaitement fondé, j’en suis convaincu, à regarder cette lettre si suavement pieuse comme écrite par l’un de ses suppôts !...

– Mais celui qui l’écrit, déclare nettement qu’il veut aller à confesse : il n’y a certainement rien là qui puisse faire soupçonner la présence du démon.

– Naturellement, il n’allait pas vous dire qu’il s’apprêtait à vous mettre en pièces. Rapprochez les faits et réfléchissez un moment. La ville tout entière a les yeux sur vous, mon Père Antonio, sur votre Cercle d’ouvriers, vos missions, votre apostolat parmi les prisonniers et dans les hôpitaux, partout, en un mot, où il y a une âme à sauver. Est-ce que les plus grands pécheurs ne se pressent pas autour de votre confessionnal ? D’ores et déjà les journaux maçonniques commencent à parler de vous. Il n’y a que quarante-huit heures, – remarquez-le bien, – vous receviez la confession d’un franc-maçon à l’article de la mort. C’était un personnage influent, un gros bonnet, qui occupait un haut grade dans la secte. Dieu, néanmoins, dans ses décrets impénétrables, avait daigné le visiter par sa grâce, à la onzième heure. Et maintenant, deux jours après, – faites-y bien attention ! – un autre franc-maçon dévot, qui semble connaître à fond la disposition de notre monastère, et jusqu’à la position exacte de votre chambre en face de l’escalier, se sent, à son tour, touché de la grâce de Dieu, et demande à venir humblement confesser ses péchés à Padre Antonio ; et cela à minuit, dans l’obscurité, avec les portes grandes ouvertes, s’il vous plaît ! afin qu’il puisse entrer et, naturellement, ressortir tout à son aise, sans craindre d’être inquiété !... Et tout cela inspiré par l’Esprit-Saint ?... Hum ! c’est plus que je n’en puis digérer !...

Le Père Antonio écoutait son Supérieur, les yeux baissés, en chiffonnant machinalement la fameuse lettre entre ses doigts tremblants.

– Et si c’était vrai après tout, mon Révérend Père ? – murmura-t-il à la fin. – Celui qui a écrit la lettre, le demande pour l’amour de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST !...

Il y avait tant d’humilité, tant de persuasion et, à la fois, tant de douceur dans ces paroles, que le Père Recteur ne laissa pas d’en être ému.

– Mais, mon cher enfant, – s’écria-t-il en se levant d’un bond et en mettant affectueusement ses deux mains sur les épaules du Père Antonio, – supposez que ce soit un mensonge, comme j’ai tout lieu de le croire !... Supposez que ce soit un piège, qui mette votre vie en danger !...

– Et que m’importe après tout ! – répliqua le jeune Jésuite.

– À vous, rien, il se peut : mais à la Compagnie et à moi, cela importe beaucoup ! Assurément, Padre Antonio regarde comme la chose la plus enviable de mourir à la peine pour entrer d’un bond dans le paradis. Mais est-ce la volonté de Dieu ? J’en doute. Mourir sur la brèche est une noble chose ; incontestablement, c’est une sainte mort. Plus noble encore et plus saint est de vivre longtemps, de combattre généreusement à son poste le bon combat, et d’expirer enfin les armes à la main !... Songez que la moisson est abondante, et que les ouvriers sont peu nombreux !... Suivant le précepte du Seigneur, sachez unir la prudence du serpent à la simplicité de la colombe !...

– Tout ce que vous dites là, mon Révérend Père, est parfaitement vrai, mais quand il s’agit de sauver une âme, j’aimerais mieux pécher par excès de charité, en jugeant trop favorablement quelqu’un, et me laisser tromper par des paroles fallacieuses, que de porter un juste jugement basé sur des soupçons.

– Il faut savoir distinguer : quand il n’y a rien à perdre, je consens. Mais dans un cas comme celui-ci, mon bon Père, je révoque en doute la force de votre argument.

– Eh bien ! décidez vous-même alors, mon Révérend Père, et dites-moi ce qu’il faut que je fasse.

– À mon sens, le plus sage parti à prendre est de ne plus y penser ; et au lieu de passer votre nuit debout à attendre ce gros poisson, d’aller bien tranquillement vous coucher, et goûter un repos dont vous avez tant besoin.

– Très bien, mon Révérend Père, nous remettrons l’affaire entre les mains de la très sainte Vierge ! – répondit humblement le Père Antonio, se levant pour sortir.

– Elle ne saurait être en meilleures mains, mon enfant – repartit le Père Recteur, en l’accompagnant jusqu’à la porte. – Reposez-vous de tout sur Dieu et ne vous préoccupez point davantage de cette affaire. Soignez-vous, mon fils ; vous paraissez souffrant : tant de travail vous tue !... Le travail, comme toute autre chose, ne doit être pris qu’avec discrétion. Vous avez la poitrine délicate : soyez bien prudent. Je parie que vous ne prenez plus de lait chaud le matin ?

– Si, mon Père, vous me l’avez ordonné, vous vous en souvenez.

– Très bien, mon fils : du lait chaud tous les matins, jusqu’à ce que je dise : Assez. Si vous le prenez par esprit d’obéissance, il vous rendra la santé, et la grâce de Dieu ne fera que croître et se fortifier en vous.

Le Père Antonio s’éloigna.

Le Père Supérieur resta un moment immobile, la main sur le bouton de la porte.

– C’est un saint ! – se dit-il à lui-même, en retournant s’asseoir. – Aussi innocent, aussi confiant que l’enfant qui vient de naître !... Est-ce possible !... il ne voit même pas de malice dans cette lettre !...

 

 

III

 

Cependant le Père Antonio est descendu à l’oratoire, une petite chambre du couvent que l’on a décorée avec goût et où les religieux vont faire leurs dévotions particulières. Agenouillé devant une statue du Sacré-Cœur il s’abîme dans la prière.

Le Père Antonio était une de ces âmes d’élite que le Seigneur garde pour lui, avec un soin jaloux, dans les jardins clos des ordres religieux ; parfaits modèles d’obéissance, de chasteté, de détachement, elles servent de paratonnerre, si j’ose dire ainsi, contre les éclats de la colère divine que les trois grandes concupiscences du siècle : l’orgueil, la cupidité et la luxure provoquent sans relâche ; âmes privilégiées qui paraissent vivre dans un monde supérieur, ne perdent jamais leur candeur baptismale, conservent jusque dans les années les plus reculées de la vieillesse leur simplicité d’enfant et se présentent au tribunal du Souverain juge, chargées des mérites de leurs longues pénitences, portant, immaculé, dans leurs mains pures le noble lis de l’innocence !

L’humble religieux se demandait si, peut-être, il n’avait pas trop insisté, et laissé trop voir son désir de se rendre à la demande de l’auteur anonyme de la lettre ; il crut qu’il avait manifesté de la répugnance à soumettre sa volonté au jugement de son supérieur, qui, dans l’ordre spirituel, était le représentant de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, et dans l’ordre temporel, un homme d’une prudence consommée et d’une haute sainteté. Sa modestie lui faisait repousser, comme une tentation, cette pensée que son zèle et l’intérêt qu’il avait montré pour cette affaire, pouvaient être une inspiration du ciel ; il attribuait sa conduite à son obstination, à son orgueil, et suppliait humblement le Divin Maître de ne point permettre que son indignité fût un obstacle au bien qu’il voulait faire à cette âme, qu’elle fût sincèrement repentante ou réellement perverse.

Pendant que le Père Antonio se livrait ainsi à ses réflexions dans la chapelle, des pensées analogues s’agitaient dans l’âme du Père Recteur. Vainement celui-ci essaya-t-il de se remettre au travail et de se rappeler les idées qu’il voulait développer. La blanche feuille de papier qu’il avait sous les yeux lui rappelait invinciblement la mystérieuse lettre anonyme, et l’insistance inaccoutumée du Père Antonio le rendait perplexe. Il le savait un religieux exemplaire, un vrai modèle d’obéissance et d’humilité, qui n’agissait jamais que par les motifs les plus purs et pour la plus grande gloire de Dieu.

– La répugnance qu’a manifestée le bon Père à laisser là cette lettre doit certainement lui avoir été inspirée du ciel, – s’écria à la fin le Père Recteur, en déposant sa plume pour la quatrième fois. – De prime abord, cette histoire peut bien ne pas paraître sincère ; mais, après tout, rien n’empêche qu’elle soit vraie. Qui sait ? Le Père Antonio peut être l’instrument choisi par la divine Providence pour opérer la conversion de cette pauvre âme ?... Et si par hasard, avec toute ma prudence humaine, j’allais être un obstacle aux desseins de Dieu ? Si par ma précipitation à porter un jugement, et mon obstination à m’y tenir, j’allais empêcher le salut d’une âme immortelle ?... Ô Seigneur, ne permettez pas qu’il en soit ainsi !... Et puis, comment osé-je donner une décision dans un cas semblable, sans vous avoir consulté ?... Oui, je me suis laissé guider par la prudence lâche du tiède qui, toujours, trouve exagéré le zèle du fervent !... Oh ! mon Dieu !... Mon Dieu !... Les hommes m’appellent sage et ils vous traitent d’insensé !... Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Pour la gloire de votre nom sacré, et le bien des âmes, donnez-moi le véritable discernement, la divine sagesse !

Tout en se parlant ainsi à lui-même, le Père Recteur s’est levé.

Pendant quelques instants il se promène dans sa chambre, puis il finit par se rendre à la chapelle. Le Père Antonio, qui l’avait précédé, était tellement absorbé en Dieu, qu’il ne remarqua pas l’arrivée de son supérieur. Sans bruit, ce dernier s’agenouilla dans un coin pour recommencer son mea culpa.

– Éclairez-moi, ô Seigneur !... Donnez-moi vos lumières ! – soupirait-il au fond de son cœur, – et par les mérites de votre serviteur qui se tient prosterné devant vous, tout près d’ici, pardonnez-moi, si j’ai contrarié vos célestes desseins !

Pendant près d’une demi-heure, ces deux saints religieux demeurèrent absorbés dans une prière fervente au pied du saint Tabernacle ; chacun s’accusait d’une faute qu’il n’avait point commise et cherchait à connaître la volonté de Dieu, tout en implorant son assistance pour l’accomplir.

Cette divine volonté dut leur être manifestée bien clairement, car le Père Antonio, en se relevant, se trouva face à face avec le Père Recteur qui le suivit dans le corridor et lui murmura à l’oreille :

– Attachez le mouchoir à la barre du balcon, mon fils ; il en est temps encore.

Le Père Antonio lui jeta un rapide coup d’œil mêlé de surprise et de joie.

– Oui, mon Père, vous pouvez le faire. Naturellement, je ne vous y oblige pas : je vous y autorise, si vous le désirez... si vous n’avez pas peur...

– Peur, – s’écria le jeune religieux, – Dominus protector vitae meae, a quo trepidabo ? Le Seigneur est le défenseur de ma vie : de qui aurai-je peur 2 ?

– C’est vrai, mon Père, c’est très vrai ! – reprit le Père Recteur, – quem timebo ? qui craindrai-je ?

 

 

Dix heures. Le Frère Dominique vient sonner la cloche pour annoncer aux religieux que l’heure du repos est venue.

Cependant le Père Recteur avait pris certaines dispositions. Il avait appelé le Frère Dominique à sa chambre, et lui avait dit de laisser entr’ouverte la porte donnant sur la rue, de baisser le gaz sous le porche et dans l’escalier, aussi bas que possible, sans toutefois l’éteindre complètement ; cela fait, le bon Frère devait aller à la chapelle et y rester jusqu’à ce qu’on l’appelât. Ce dernier obéit, sans manifester la moindre surprise. Le Père Recteur avait aussi demandé à un autre religieux de ne pas se coucher, et de se tenir prêt à accourir au premier bruit insolite qu’il pourrait entendre. Lui-même se rendit à l’oratoire et attendit tranquillement le cours des évènements. La cellule du Père Antonio était contiguë à la chapelle, et ces deux appartements donnaient sur une petite antichambre au bout de l’escalier. Il était donc aisé d’entendre ce qui se passait d’une pièce dans l’autre, sans qu’il fût possible, toutefois, de saisir une conversation faite à voix ordinaire.

Le Père Antonio avait placé une image du Sacré-Cœur au pied du crucifix qui était suspendu au-dessus de son prie-Dieu. La porte de sa chambre était grande ouverte ; sur sa table, une veilleuse ; lui, calme et serein comme toujours, se promenait de long en large en récitant son chapelet.

Au coup de onze heures, on entendit dans l’escalier le pas ferme et rapide d’un homme qui montait. Le Père Recteur dit au Frère Dominique d’entrebâiller très légèrement la porte de la chapelle, tandis qu’il tombe agenouillé. Déjà le Père Antonio a fait disparaître la veilleuse et s’est assis dans son fauteuil, à côté de son prie-Dieu.

Une minute plus tard, le bruit des pas retentissait sur le palier, et presque au même instant, le Père Antonio aperçut l’ombre d’un homme de haute taille qui entrait dans sa chambre et en refermait soigneusement la porte après lui.

Dix minutes s’écoulent, longues comme un siècle. Soudain, sans qu’aucun bruit insolite se soit fait entendre, un coup de pistolet a retenti dans la chambre du Père Antonio. Aussitôt le Père Recteur est à la porte qu’il secoue violemment pour l’ouvrir.

– Padre Antonio ! – s’écrie-t-il. – Padre Antonio !...

En entendant la détonation, l’autre religieux est également accouru, et déjà le Frère Dominique a relevé le gaz dans l’escalier et verrouillé toutes les issues.

Presque au même moment, le Père Antonio entrouvrit sa porte avec précaution : son visage était pâle, mais d’un calme absolu.

– Ce n’est rien, mon Père, – dit-il à mi-voix, retirez-vous, je vous en prie.

– Certainement non ! – reprit celui-ci en cherchant à ouvrir la porte toute grande.

Mais le Père Antonio lui a saisi les bras, et d’une voix si tendrement suppliante, que le Père Recteur n’osa pas insister, il ajouta :

– Par le sang précieux de Notre-Seigneur JÉSUS-CHRIST, je vous en conjure, mon Révérend Père, éloignez-vous, et n’empêchez pas le travail de Dieu de se faire !...

Les trois religieux se retirent ensemble à la chapelle et attendent, anxieux, tout auprès de la porte ; ils prêtent l’oreille au moindre bruit cependant, ils prient avec une ferveur toute céleste.

Après une longue heure de lourd silence et de poignante incertitude, le Père Supérieur, incapable de contenir davantage son angoisse, s’est levé : il s’avance sur la pointe des pieds et s’en va coller son oreille contre la porte de la chambre du Père Antonio. Il ne tarda pas à revenir ; il avait entendu le murmure d’une conversation entrecoupée de sanglots.

 

 

IV

 

Quand l’étrange visiteur entra dans la chambre du Père Antonio, celui-ci remarqua, non sans éprouver une certaine émotion, que l’homme avait refermé soigneusement la porte et en avait tourné la clef. Ceci fait, il s’était s’agenouillé sur le prie-Dieu et avait récité à voix basse, mais distinctement, le Confiteor. Le Père Antonio éleva la main et le bénit en prononçant la formule habituelle : « Dominus sit in corde tuo, et in labiis tuis, ut rite confitearis omnia peccata tua : Que le Seigneur soit dans votre cœur et sur vos lèvres, afin que vous confessiez bien tous vos péchés. »

À ce moment-là même, l’étranger, sans changer de place, allongea le bras et saisit le prêtre à la gorge. Ensuite, il sortit un pistolet de dessous son large manteau, et dit d’une voix rauque à l’oreille du religieux.

– Si vous faites le plus léger mouvement, vous êtes un homme mort !...

La soudaineté de l’attaque, jointe à la cruelle étreinte de l’homme qui cherchait à l’étrangler, saisit tellement le Père Antonio, qu’il ne put articuler une parole. Machinalement, cependant, il leva les mains pour tâcher de faire lâcher prise à son agresseur.

– Restez tranquille ! – ordonna celui-ci brutalement, et il le secouait avec frénésie.

Puis, approchant sa figure jusqu’à toucher celle de sa victime, son pistolet toujours à la même place :

– Où sont les documents que H*** vous a donnés il y a deux jours ?

Le père Antonio fit un effort pour répondre, et l’assassin desserra un peu son étreinte.

– Personne ne m’a remis de documents, – dit le religieux d’une voix étranglée.

– Menteur ! – s’écria son assaillant, en lui frappant la tête contre la paroi. – Avant de mourir, H*** vous a remis un paquet de lettres.

– Je vous mets au défi de le prouver ! – lui repartit le Père Antonio, qui commençait à se remettre.

– Voleur !... Hypocrite !... – rugit l’assassin.

Et appuyant le canon de son arme contre le front du religieux, il continua :

– Si vous ne me remettez à l’instant toutes les lettres que vous avez en votre possession, je vous brûle la cervelle !

– Je n’ai pas de lettres !... et quand bien même j’en aurais, je ne vous les donnerais pas ! – prononça le Père Antonio d’une voix ferme.

L’étranger laissa échapper un cri de colère étouffé ; il saisit le prêtre par les cheveux, lui abattit la tête sur les genoux et tirant sort poignard, s’apprêta à le lui plonger entre les épaules.

– Attendez !... donnez-moi un instant !... soupira l’infortuné.

Le misérable supposa que le Père Antonio, cédant à la peur, allait lui remettre les papiers qu’il demandait. Il se leva donc et lâcha sa proie. Le Père Antonio se leva également et tendant ses tremblantes mains vers son assassin, il lut murmura d’une voix suppliante :

– Pour l’amour de votre Dieu et du mien, donnez-moi dix minutes !... rien que dix minutes !... Le temps de faire un acte de contrition, de recommander mon âme à Dieu et à la très sainte Vierge, d’invoquer celle qui est ma Mère et la vôtre, malheureux que vous êtes !...

Surpris, l’assassin recula d’un pas, et comme si ce nom béni avait éveillé en lui des souvenirs lointains, dans un sentiment fait de honte et de regrets, il s’écria :

– Ma mère aussi, dites-vous !

– Oui !... reprit le Père Antonio, qui remarqua aussitôt l’émotion de son agresseur.

– Oui, votre mère aussi !... La Mère du Christ qui sera votre juge et vous demandera compte du crime que vous allez commettre !

L’homme parut vivement agité ; il finit par pousser le Père Antonio vers le prie-Dieu, en lui disant d’un ton rude :

– Priez aussi longtemps que cela vous fera plaisir, mais restez tranquille et ne dites pas un mot !...

Le bon religieux tombe agenouillé, et prenant dans ses mains la petite image du Sacré-Cœur, il la presse sur sa poitrine avec la foi, l’amour et l’espérance du juste qui voit la mort à ses côtés.

Que se passa-t-il alors ? Seul, Dieu le pourrait dire. Ce que nous savons, cependant, c’est que le jésuite offrit sa vie en sacrifice pour le salut de celui qui voulait la lui ravir.

Et alors, pareille à la tempête qui se calme quand les vents en courroux cessent de souffler, la rage du meurtrier finit par s’apaiser. Lentement, ses yeux s’ouvrirent à la lumière de la foi. La tranquille acceptation d’une mort cruelle par sa douce victime, lui apparut chose surnaturelle. Pendant qu’il l’observait priant, son cœur de pierre, sous l’action miséricordieuse de la grâce, se fondit en une commisération immense. Bientôt un long soupir, profond comme les flots de la mer, monta de son cœur jusqu’à ses lèvres et ses yeux qui avaient désappris à pleurer, s’emplirent de larmes pénitentes, tandis qu’au Ciel, les chœurs des anges s’apprêtaient à célébrer par de divins cantiques le retour du nouveau prodigue.

Cependant le religieux, croyant l’heure fatale arrivée, se lève, pâle, mais parfaitement résigné. L’étranger s’avance vers lui ; et au lieu de le frapper, il laisse échapper poignard et pistolet, et se couvre la face de ses deux mains :

– Pardon, mon Père ! – dit-il d’une voix étranglée par les larmes, – pardon ! Por Maria Santissima ! Pardon !...

En tombant, le pistolet se déchargea, et la détonation dont nous avons parlé attira immédiatement à la porte le Père Recteur. Le Père Antonio resta cloué sur place, pendant quelques instants, ne sachant ce qu’il devait faire. À ses genoux, son assassin qui s’accrochait à lui, gémissant, suppliant !...

– Pour l’amour de Dieu, ne me trahissez pas ! sanglotait-il. – Ayez pitié de moi, mon Père ! Por Maria Santissima ! ayez pitié de moi !... J’ai dix enfants !...

Hermano de mi corazon 3, Frère de mon cœur, ne craignez rien ! Vous êtes en sûreté ici : jamais je ne vous trahirai ! Je vous en donne ma parole, personne ne vous punira !...

Docile comme un agneau, l’assassin se laissa conduire au prie-Dieu, où il demeura, comme brisé sous le coup de tant d’émotions contraires. Alors le Père Antonio entrebâilla sa porte pour prier le Père Recteur de se retirer. En retournant à sa place, il avança machinalement la main pour remonter la lumière de sa petite lampe ; mais songeant au mystère dont l’infortuné désirait s’envelopper, il la retira aussitôt. L’assassin a deviné cette pensée délicate : il se lève, remonte la lumière lui-même, jette l’abat-jour, et, ôtant son large chapeau de feutre, il dit avec une grande animation :

– Regardez-moi bien en face, mon Père, et voyez à quoi ressemble un assassin !...

Sous le coup d’une vive agitation, il ne cessait de soupirer et de gémir. Avec sa prudence ordinaire, le prêtre le laissa, quelques instants, à ses émotions. C’était un homme robuste à la figure longue et pâle ; au fond de leurs orbites creux, ses yeux noirs brillaient comme des diamants sous d’épais sourcils. Les cheveux et la barbe étaient incultes, et l’ensemble trahissait une existence faite d’audace et d’aventures.

Après l’avoir longuement regardé, le Père Antonio l’embrassa et l’encouragea à la confiance par des paroles pleines de douceur. Ce fut avec de poignantes expressions de regret que ce pauvre pécheur raconta au religieux l’histoire de sa vie. Il ne dissimula rien du plan infernal que les meneurs de la Loge avaient ourdi contre lui. La mort chrétienne d’un de leurs chefs, converti par le Père Antonio, les avait alarmés. Ils supposaient que le mourant lui avait révélé les criminels desseins auxquels il s’était associé jusque-là ; et ils avaient décidé de le faire assassiner, afin d’ensevelir avec lui dans la tombe ce qui lui avait été dit de leurs machinations. Les lettres qu’ils réclamaient n’existaient pas : c’était une ruse pour effrayer le bon religieux, et lui arracher les documents qu’il aurait pu avoir en sa possession. Le pistolet était un moyen d’intimidation : l’assassin n’en devait faire usage qu’en cas de nécessité, pour défendre sa vie. Le poignard était plus discret et plus sûr. Le coup fait, il eût regagné la voiture qui, conduite par un autre membre de la secte, se trouvait à quelques pas pour l’attendre.

S’il s’était offert à commettre ce forfait, c’était par haine contre les jésuites, parce que l’un des Pères avait décidé sa fille aînée à entrer en religion. Prières, supplications, menaces, il avait tout mis en œuvre pour empêcher cette vocation ; mais vainement. Les détails concernant la maison, tels que la disposition des chambres, le nombre des Pères résidents, etc., lui avaient été fournis par un autre franc-maçon, familier du couvent. Ses visites y étaient fréquentes ; il était membre de plusieurs confréries établies et dirigées par les Pères, et, à l’occasion, recevait les sacrements de la main même du Père Antonio !... Ce dernier détail remplit l’âme du saint religieux d’une amertume plus profonde que la pensée du crime abominable dont il venait d’être délivré si miraculeusement. C’était ce vil hypocrite qui avait dicté la fameuse lettre, dont les exagérations pieuses avaient aussitôt éveillé les soupçons du Père Recteur, si perspicace et toujours si prudent.

L’infortuné essaya vainement d’expliquer comment il avait été amené à abandonner son criminel projet. Tout ce qu’il put dire, c’est que son cœur s’était fondu en voyant le jeune prêtre à genoux, se préparant à la mort, sans laisser échapper le moindre reproche, la plus petite plainte. Il ajouta aussi qu’à ce moment, il lui avait semblé voir sa fille bien-aimée, prosternée à deux genoux au pied du Tabernacle, et priant avec une ferveur d’ange pour sa conversion.

– C’est elle qui m’a sauvé par ses prières, – conclut le malheureux en couvrant de ses deux mains son visage baigné de larmes. – Ses prières !... Je m’en moquais autrefois ! Mais je m’avoue vaincu aujourd’hui !...

Le Père Antonio sut mettre à profit cette idée, pour réveiller dans le cœur du coupable les sentiments et les dispositions qu’il y désirait voir. Il lui représenta que les vœux de sa fille chérie ne seraient point exaucés, tant qu’il n’aurait pas lavé son âme dans le bain salutaire de la Pénitence. Avec un tact infini et soutenu par la force divine dont le revêtait l’esprit de Dieu, le ministre du Seigneur fit monter insensiblement, et comme par degrés, son pénitent jusqu’aux régions les plus élevées de la foi ; des motifs purement naturels, il le fit passer aux motifs surnaturels et divins ; de l’amour terrestre d’une enfant tendrement chérie, aux regrets d’un pécheur sincèrement repentant. Et à la fin, il obtint de lui qu’il ferait, sans plus tarder, une confession générale. Le Père Antonio lui offrit même de l’aider à faire son examen de conscience, et deux heures après sa tentative criminelle, l’assassin recouvrait la paix de l’âme sous la main bénissante de sa victime.

– Comment comptez-vous échapper désormais à la surveillance des loges ? – lui demanda alors le Père Antonio.

L’homme n’en parut pas préoccupé outre mesure.

– Pour le présent, – dit-il, – la voiture qui m’a amené ici me reconduira en lieu sûr ; ensuite, j’aviserai au moyen de sortir complètement de cette secte abhorrée. L’unique chose que je vous demanderai, mon Révérend Père, c’est d’éviter soigneusement de vous montrer en public, pendant une huitaine de jours.

Après le lui avoir promis, le Père Antonio accompagna son pénitent jusqu’au bas de l’escalier. Au travers de la porte refermée, il écouta le bruit de ses pas, qui mourait graduellement à mesure qu’il s’éloignait ; puis tout aussitôt un lointain roulement de voiture !... puis, plus rien !...

 

 

V

 

Quel était cet homme ? Le Père Antonio ne l’a jamais su ; depuis lors, il n’a jamais entendu parler de lui. Toutefois, trois mois plus tard, il recevait de lui un colis qui lui était adressé de Liverpool. En ouvrant le paquet, il y trouva une médaille et un parchemin. À la médaille qui portait les insignes de la franc-maçonnerie était noué un ruban de soie bleue très riche. Ce ruban sert aujourd’hui d’ornement à la clef du tabernacle d’une certaine église des Jésuites. Quant au parchemin, dont les noms propres et les dates avaient été soigneusement effacés à l’encre, mais dont tous les cachets et les sceaux étaient demeurés parfaitement intacts, il est actuellement, grand ouvert, sous les yeux de celui qui écrit ces lignes.

 

 

 

Père Luis COLOMA,

Récits espagnols, 1898.

 

 

 

 

 



1 Dans les villes du midi de l’Espagne, les habitations ont généralement une double porte : la porte extérieure reste ouverte toute la journée ; on ne la ferme qu’à la nuit tombée. 

2 Psaume XXVI, 2. 

3 C’est l’expression la plus tendre et la plus affectueuse qu’emploient les Espagnols pour exprimer un grand amour.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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