Science et foi

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri CONSCIENCE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’errais, seul avec mon âme, dans les champs dépouillés.

L’hiver, de son souffle glacé, avait ravi à la nature sa parure verdoyante ; les arbres étaient nus, le feuillage ne murmurait plus, et tout éveillait dans mon cœur de sombres pensées.

Je cherchais l’énigme de cette agonie de la nature, et je sentais ma poitrine se soulever plus lentement Sous le poids des froides réflexions qui m’assaillaient.

Je ressemblais à la nature engourdie, car la méditation assoupissait la force vitale dans mon corps.

L’énigme de la vie se dressait devant moi !

Un vieillard, au dos courbé, était tristement assis au bord du chemin, sur le tronc d’un arbre déraciné par la tempête.

Le vent agitait sur son front les boucles de sa chevelure, blanche comme la neige ; deux larmes glacées coulaient dans les rides profondes qui sillonnaient ses joues, et le morne soleil de l’hiver dardait sur son crâne luisant ses rayons obliques.

Il porta à sa paupière une main maigre et osseuse, et tandis que les larmes séchaient sur sa joue, il dirigea devant lui son doigt encore humide, et dit :

– Mon cœur est aussi nu que les champs, aussi sombre que l’atmosphère, aussi dépouillé que les arbres, aussi froid que la glace qui enchaîne le ruisseau endormi.

Car j’ai fouillé profondément dans mon âme, et j’ai demandé compte à l’esprit qui m’anime de ses plus secrètes émotions.

J’ai cherché l’énigme de tout ce qui m’entoure, l’incompréhensible principe duquel tout dérive.

Cette recherche était un blasphème, et la punition qui s’ensuivit fut lourde à supporter.

À chaque réponse que me donnait l’esprit, une partie de mes jouissances m’échappait ; à chaque énigme résolue, la foi, qui console et la confiance qui soutient, se desséchaient dans mon sein.

Tout devint mensonge et imposture à mes yeux, tout jusqu’au service de Dieu lui-même.

Les gracieuses illusions de la jeunesse me quittèrent avant le temps ; mes sourcils abaissés assombrirent mon regard ; deux rides profondes s’imprimèrent sur mon front, et de glaciales et accablantes pensées devinrent mon partage.

J’atteignis l’hiver de la vie sans avoir vu les frais ombrages de l’été ni les doux fruits de l’automne.

La pitié descendit dans mon cœur, et je répondis d’une voix douce et compatissante :

– Ô mon père, si les nuages de la vieillesse pèsent sur votre vie, si votre front penche vers la terre,

Ne pouvez-vous donc consoler et nourrir votre cœur désolé par le souvenir de temps meilleurs ? L’espoir d’une vie future et bienheureuse est-il donc impuissant à vous ranimer et à vous soutenir, que vous vous approchiez en pleurant de la tombe ?

– Mon fils, reprit le vieillard avec un sourire amer, tu ne connais pas la vie de l’homme !

Jadis, j’ai été jeune et fort comme tu l’es maintenant ; les roses fleurissaient sur mes joues et tout me souriait dans la belle nature ; 

Mon œil en comprenait les magiques couleurs et les séduisantes transformations ;

Et j’admirais alors l’œuvre du Créateur ; car je croyais. Je savais prier et rendre grâces.

Mais les jours de l’enfance passèrent, comme le feu follet qui, par une chaude soirée d’été, s’élève joyeusement, danse et s’éteint pour ne jamais reparaître.

Je croyais alors que la vie donnait assez de joie pour qu’on en pût oublier les douleurs,

Et tout joyeux, j’entrai, naïf et crédule, dans la grande société humaine.

Ma main pressait cordialement la main de tous ; je croyais que l’amour était au fond de toutes les âmes des hommes.

Je croyais cela, car j’avais reçu la richesse en partage.

Un jour, la misère vint m’étreindre de ses bras terribles, – et j’appelai avec confiance mes amis à mon secours.

Je vis alors combien peu il y a d’amour dans le cœur des hommes ;

Car tous m’abandonnèrent et se raillèrent de mon désespoir.

Je vis chacun d’eux emporter une partie de ce que je possédais.

Un seul demeura auprès de moi. Dans l’infortune et les peines qui m’accablaient, il sécha les larmes amères qui baignaient mes joues ;

Et il buvait avec moi le calice du malheur.

Oh ! il reposait sur mon cœur et dans mon cœur ; comme la reconnaissance faisait battre ma poitrine contre la sienne !

Mais la mort, la jalouse mort, lança une flèche dans son sein ;

Et la tombe béante reçut son corps inanimé, et la terre glacée recouvrit le seul homme que j’aimasse au monde...

Et c’était pour l’éternité !

Alors, je cherchai le bonheur dans l’amour.

Pauvre, je vivais tranquillement du travail de mes mains, et mainte fois d’amères sueurs coulaient sur mon front brûlant.

J’eus une tendre épouse et d’aimables enfants,

Et je sentis le bonheur et la joie renaître dans mon cœur.

Quant à Dieu, je n’y songeais pas !

Mais il vint à passer dans le monde un terrible fléau ; la faux de la mort se promena sur la terre ;

Et toutes les têtes chéries sur lesquelles reposaient la paix et le bonheur de ma vie, toutes furent frappées.

Ma femme, mes fils, mes filles, vinrent tour à tour expirer sur mon sein.

Je les ai vus tous, là, sur mes genoux, mourir au milieu d’indicibles tortures de l’âme et du corps.

Quand les yeux de mon premier-né se troublèrent, et que deux fois déjà son âme était venue jusqu’à ses lèvres,

Je suppliai le Seigneur de lui faire grâce ;

Mais il n’écouta pas mes supplications, car une affreuse convulsion contracta les membres de mon fils et chassa de son corps épuisé l’’esprit qui l’animait.

Désespéré, je gisais étendu au milieu de leurs cadavres glacés. Je les appelais dans mon égarement.

Les morts n’entendent pas !

Alors j’aspirai à pleins poumons l’air empesté qui les entourait. Combien le sommeil éternel m’eût été doux !

Mais je ne pus mourir ; le calice n’était pas encore vidé jusqu’à la lie...

Et tout ce que j’aimais descendit avec eux dans la tombe.

Une infranchissable barrière sépara le père de ses enfants, 

Et je restai seul au monde.

Alors mon regard remonta dans le passé et je calculai la somme de mes peines et de mes plaisirs.

Et je trouvai que les instants de véritable joie comparés aux heures de tristesse sont comme un est à mille !

Je me dressai contre Dieu, plein de colère et de blasphème ; je lui dis :

Est-ce donc uniquement pour la souffrance et pour les larmes que tu as créé l’homme ?

Pourquoi n’as-tu pas laissé dormir la poussière inanimée dans la paix et le repos de la nature incréée ?

Et le Seigneur me punit encore une fois de mon blasphème ; car mon cœur devint froid :

La foi m’abandonna tout à fait, je ne sus plus ni pleurer ni me plaindre.

Alors une fatale insensibilité vint tenir sa coupe de fiel toujours collée à mes lèvres ;

Et les jours de ma vie devinrent pour jamais sombres et couverts de nuages !

Le vieillard se leva, et je le vis s’éloigner lentement.

Son front appesanti se penchait en avant ; il marchait péniblement et courbé sous le poids de ses tristes souvenirs.

Sa terrible prédiction jeta mon cœur dans une sombre préoccupation.

Déjà je voyais, dans l’avenir, les spectres lugubres du malheur et de la désolation s’avancer au-devant de moi.

Pourtant j’avais encore confiance en Dieu.

Mon œil s’éleva suppliant vers le ciel,

Et un rayon de consolation et de miséricorde chassa les tristes réflexions qui m’assaillaient.

Je dirigeai mes pas vers le temple du Seigneur, car mon âme avait besoin d’être consolée.

Mes pas errèrent au hasard dans les sentiers capricieux du cimetière,

Et je m’assis sur un banc à demi pourri devant une fosse ouverte.

Là je vis les faces grimaçantes des morts, et mon regard tomba, avec anxiété, dans les yeux profonds des crânes endormis.

Tout à coup, je frémis, et un frisson glacial parcourut mon corps, car une main maigre et osseuse touchait la mienne.

Et le vieillard était debout à côté de moi.

– Mon fils, dit-il en me montrant du doigt un crâne blanc et nu, vois-tu cette tête ?... Ce fut celle de mon père !

Et un torrent de larmes et d’amers sanglots brisèrent sa voix,

Et le crâne riait ironiquement de sa tristesse.

Puis, changeant la direction de son doigt, il toucha un crâne plus petit, et dit :

– Vois-tu ceci ? Ce fut mon premier-né ! Il était jeune comme toi, et pourtant il mourut.

Ceci est la tête de ma femme, si belle et si douce..... Ceci, celle de mon ami !

C’est dans ces crânes dépouillés que repose mon espoir, ma paix, mon bonheur !

Vois, les contractions convulsives de la douleur y persistent encore après la vie.

Il y a une place, au milieu de ces ossements, pour toi aussi, mon fils ;

Et alors tes yeux seront creux comme ceux-là, et l’eau du ciel blanchira et rougira ton crâne.

Tandis que, l’âme pleine d’angoisses, je voulais rejeter loin de moi, comme un pénible cauchemar, les paroles du vieillard, il attendait ma réponse.

Une femme au pâle visage se glissa doucement devant nous.

Sous ses larmes flottait un sourire aussi doux, aussi séduisant que l’espérance elle-même.

Ses doigts délicats tenaient des couronnes de fleurs, et elle était enveloppée d’un crêpe funèbre.

Elle s’agenouilla sur une fosse récemment creusée, et répandit des fleurs sur la terre.

Le vieillard me montra de nouveau les crânes, et me dit :

– Ô mon fils, connais-tu la vie maintenant ? Comprends-tu que le mot de toute l’énigme, c’est néant !

– Ne le crois pas, mon fils, s’écria la femme en pleurs, ne le crois pas !

Elle leva les yeux au ciel, et dit comme une prophétesse illuminée par l’esprit de Dieu :

– C’est là qu’est l’éternelle solution de toutes les énigmes, – de la vie et de la mort, – du bonheur et de l’infortune !...

Moi aussi, j’ai été visitée par Dieu ; moi aussi, un époux, un enfant m’ont été ravis ;

La terre glacée couvre aussi leurs cadavres ;

Et pourtant j’ai trouvé la consolation dans cet éternel mot de l’énigme : Dieu !

En ce moment le rêve de désespoir qui m’accablait s’évanouit.

Je baisai avec reconnaissance la main de la femme qui venait de me consoler et de m’éclairer, et mon cœur se souleva contre le désolant vieillard.

Et je lui demandai hardiment son nom.

Il me répondit : Je suis la Science !

Et à la même question la femme répondit : Je suis la Foi !

Elle me couvrit de son manteau, et dès lors aucune pensée désespérée n’a pu m’atteindre sous cette égide sacrée !

Je reçus en partage le repos, le bonheur et la paix !

 

 

Henri CONSCIENCE, L’orpheline, 1858.

 

Traduction de Léon Wocquier.

 

 

 

 

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