Le louis d’or

 

CONTE DE NOËL

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François COPPÉE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon cher cousin Édouard Tramasset.

 

 

Lorsque Lucien de Hem eut vu son dernier billet de cent francs agrippé par le râteau du banquier, et qu’il se fut levé de la table de roulette où il venait de perdre les débris de sa petite fortune, réunis par lui pour cette suprême bataille, il éprouva comme un vertige et crut qu’il allait tomber.

La tête troublée, les jambes molles, il alla se jeter sur la large banquette de cuir qui faisait le tour de la salle de jeu. Pendant quelques minutes, il regarda vaguement le tripot clandestin dans lequel il avait gâché les plus belles années de sa jeunesse, reconnut les têtes ravagées des joueurs, crûment éclairées par les trois grands abat-jour, écouta le léger frottement de l’or sur le tapis, songea qu’il était ruiné, perdu, se rappela qu’il avait chez lui, dans un tiroir de commode, les pistolets d’ordonnance dont son père, le général de Hem, alors simple capitaine, s’était si bien servi à l’attaque de Zaatcha ; puis, brisé de fatigue, il s’endormit d’un sommeil profond.

Quand il se réveilla, la bouche pâteuse, il constata, par un regard jeté à la pendule, qu’il avait dormi une demi-heure à peine, et il éprouva un impérieux besoin de respirer l’air de la nuit. Les aiguilles marquaient sur le cadran minuit moins le quart. Tout en se levant et en s’étirant les bras, Lucien se souvint alors qu’on était à la veille de Noël, et, par un jeu ironique de la mémoire, il se revit soudain tout petit enfant et mettant, avant de se coucher, ses souliers dans la cheminée.

En ce moment, le vieux Dronski – un pilier du tripot, le Polonais classique, portant le caban râpé, tout orné de soutaches et d’olives – s’approcha de Lucien et marmotta quelques mots dans sa sale barbiche grise :

« Prêtez-moi donc une pièce de cinq francs, monsieur. Voilà deux jours que je n’ai pas bougé du cercle, et depuis deux jours le « dix-sept » n’est pas sorti... Moquez-vous de moi, si vous voulez ; mais je donnerais mon poing à couper que tout à l’heure, au coup de minuit, le numéro sortira. »

Lucien de Hem haussa les épaules ; il n’avait même plus dans sa poche de quoi acquitter cet impôt que les habitués de l’endroit appelaient « les cent sous du Polonais ». Il passa dans l’antichambre, mit son chapeau et sa pelisse, et descendit l’escalier avec l’agilité des gens qui ont la fièvre.

Depuis quatre heures que Lucien était enfermé dans le tripot, la neige était tombée abondamment, et la rue – une rue du centre de Paris, assez étroite et bâtie de hautes maisons – était toute blanche. Dans le ciel purgé, d’un bleu noir, de froides étoiles scintillaient.

Le joueur décavé frissonna sous ses fourrures et se mit à marcher, roulant toujours dans son esprit des pensées de désespoir et songeant plus que jamais à la boîte de pistolets qui l’attendait dans le tiroir de sa commode ; mais, après avoir fait quelques pas, il s’arrêta brusquement devant un navrant spectacle.

Sur un banc de pierre placé, selon l’usage d’autrefois, près de la porte monumentale d’un hôtel, une petite fille de six ou sept ans, à peine vêtue d’une robe noire en loques, était assise dans la neige. Elle s’était endormie là, malgré le froid cruel, dans une attitude effrayante de fatigue et d’accablement, et sa pauvre petite tête et son épaule mignonne étaient comme écroulées dans un angle de la muraille et reposaient sur la pierre glacée. Une des savates dont l’enfant était chaussée s’était détachée de son pied qui pendait, et gisait lugubrement devant elle.

D’un geste machinal, Lucien de Hem porta la main à son gousset ; mais il se souvint qu’un instant auparavant il n’y avait même pas trouvé une pièce de vingt sous oubliée, et qu’il n’avait pas pu donner de pourboire au garçon du cercle. Cependant, poussé par un instinctif sentiment de pitié, il s’approcha de la petite fille, et il allait peut-être l’emporter dans ses bras et lui donner asile pour la nuit, lorsque, dans la savate tombée sur la neige, il vit quelque chose de brillant.

Il se pencha. C’était un louis d’or.

Une personne charitable, une femme sans doute, avait passé par là, avait vu, dans cette nuit de Noël, cette chaussure devant cette enfant endormie, et, se rappelant la touchante légende, elle avait laissé tomber, d’une main discrète, une magnifique aumône, pour que la petite abandonnée crût encore aux cadeaux faits par l’Enfant-Jésus et conservât, malgré son malheur, quelque confiance et quelque espoir dans la bonté de la Providence.

Un louis ! c’étaient plusieurs jours de repos et de richesse pour la mendiante ; et Lucien était sur le point de l’éveiller pour lui dire cela, quand il entendit près de son oreille, comme dans une hallucination, une voix – la voix du Polonais avec son accent traînant et gras – qui murmurait tout bas ces mots :

« Voilà deux jours que je n’ai pas bougé du cercle, et depuis deux jours le « dix-sept » n’est pas sorti... Je donnerais mon poing à couper que tout à l’heure, au coup de minuit, le numéro sortira. »

Alors ce jeune homme de vingt-trois ans, qui descendait d’une race d’honnêtes gens, qui portait un superbe nom militaire, et qui n’avait jamais failli à l’honneur, conçut une épouvantable pensée ; il fut pris d’un désir fou, hystérique, monstrueux. D’un regard il s’assura qu’il était bien seul dans la rue déserte, et, pliant le genou, avançant avec précaution sa main frémissante, il vola le louis d’or dans la savate tombée ! Puis, courant de toutes ses forces, il revint à la maison de jeu, grimpa l’escalier en quelques enjambées, poussa d’un coup de poing la porte rembourrée de la salle maudite, y pénétra au moment précis où la pendule sonnait le premier coup de minuit, posa la pièce d’or sur le tapis vert et cria :

« En plein sur le « dix-sept ! »

Le « dix-sept » gagna.

D’un revers de main, Lucien poussa les trente-six louis sur la rouge.

La rouge gagna.

Il laissa les soixante-douze louis sur la même couleur. La rouge sortit de nouveau.

Il fit encore le paroli deux fois, trois fois, toujours avec le même bonheur. Il avait maintenant devant lui un tas d’or et de billets, et il se mit à poudrer le tapis, frénétiquement. La « douzaine », la « colonne », le « numéro », toutes les combinaisons lui réussissaient. C’était une chance inouïe, surnaturelle. On eût dit que la petite bille d’ivoire, sautillant dans les cases de la roulette, était magnétisée, fascinée par le regard de ce joueur, et lui obéissait. Il avait rattrapé, en une dizaine de coups, les quelques misérables billets de mille francs, sa dernière ressource, qu’il avait perdus au commencement de la soirée. À présent, pontant des deux ou trois cents louis à la fois, et servi par sa veine fantastique, il allait bientôt regagner, et au delà, le capital héréditaire qu’il avait gaspillé en si peu d’années, reconstituer sa fortune. Dans son empressement à se mettre au jeu, il n’avait pas quitté sa lourde pelisse ; déjà il en avait gonflé les grandes poches de liasses de bank-notes et de rouleaux de pièces d’or ; et, ne sachant plus où entasser son gain, il bourrait maintenant de monnaie et de papier les poches intérieures et extérieures de sa redingote, les goussets de son gilet et de son pantalon, son porte-cigares, son mouchoir, tout ce qui pouvait servir de récipient. Et il jouait toujours, et il gagnait toujours, comme un furieux ! comme un homme ivre ! et il jetait ses poignées de louis sur le tableau, au hasard, à la vanvole, avec un geste de certitude et de dédain !

Seulement, il avait comme un fer rouge dans le cœur, et il ne pensait qu’à la petite mendiante endormie dans la neige, à l’enfant qu’il avait volée.

« Elle est encore à la même place ! Certainement, elle doit y être encore !... Tout à l’heure... oui, quand une heure sonnera... je me le jure !... je sortirai d’ici, j’irai la prendre, tout endormie, dans mes bras, je l’emporterai chez moi, je la coucherai sur mon lit... Et je l’élèverai, je la doterai, je l’aimerai comme ma fille, et j’aurai soin d’elle toujours, toujours ! »

Mais la pendule sonna une heure, et le quart, et la demie, et les trois quarts... et Lucien était toujours assis à la table infernale.

Enfin, une minute avant deux heures, le chef de partie se leva brusquement et dit à voix haute :

« La banque a sauté, messieurs... Assez pour aujourd’hui ! »

D’un bond, Lucien fut debout. Écartant avec brutalité les joueurs qui l’entouraient et le regardaient avec une envieuse admiration, il partit vivement, dégringola les étages et courut jusqu’au banc de pierre. De loin, à la lueur d’un bec de gaz, il aperçut la petite fille.

« Dieu soit loué ! s’écria-t-il. Elle est encore là ! »

Il s’approcha d’elle, lui saisit la main :

« Oh ! qu’elle a froid ! Pauvre petite ! »

Il la prit sous les bras, la souleva pour l’emporter. La tête de l’enfant retomba en arrière, sans qu’elle s’éveillât :

« Comme on dort, à cet âge-là ! »

Il la serra contre sa poitrine pour la réchauffer, et, pris d’une vague inquiétude, il voulut, afin de la tirer de ce lourd sommeil, la baiser sur les yeux, comme il faisait naguère à sa maîtresse la plus chérie.

Mais alors il s’aperçut avec terreur que les paupières de l’enfant étaient entrouvertes et laissaient voir à demi les prunelles vitreuses, éteintes, immobiles. Le cerveau traversé d’un horrible soupçon, Lucien mit sa bouche tout près de la bouche de la petite fille ; aucun souffle n’en sortit.

Pendant qu’avec le louis d’or qu’il avait volé à cette mendiante Lucien gagnait au jeu une fortune, l’enfant sans asile était morte, morte de froid !

Étreint à la gorge par la plus effroyable des angoisses, Lucien voulut pousser un cri... et, dans l’effort qu’il fit, il se réveilla de son cauchemar sur la banquette du cercle, où il s’était endormi un peu avant minuit et où le garçon du tripot, s’en allant le dernier vers cinq heures du matin, l’avait laissé tranquille, par bonté d’âme pour le décavé.

Une brumeuse aurore de décembre faisait pâlir les vitres des croisées. Lucien sortit, mit sa montre en gage, prit un bain, déjeuna, et alla au bureau de recrutement signer un engagement volontaire au 1er régiment de chasseurs d’Afrique.

Aujourd’hui, Lucien de Hem est lieutenant ; il n’a que sa solde pour vivre, mais il s’en tire, étant un officier très rangé et ne touchant jamais une carte. Il paraît même qu’il trouve encore moyen de faire des économies ; car l’autre jour, à Alger, un de ses camarades, qui le suivait à quelques pas de distance dans une rue montueuse de la Kasba, le vit faire l’aumône à une petite Espagnole endormie sous une porte, et eut l’indiscrétion de regarder ce que Lucien avait donné à la pauvresse. Le curieux fut très surpris de la générosité du pauvre lieutenant.

Lucien de Hem avait mis un louis d’or dans la main de la petite fille.

 

 

 

François COPPÉE, Longues et brèves, 1893.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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