Les parias

 

 

Sous le vieil Aureng-Zeb, à Bénarès la Sainte,

Dans l’immonde quartier construit hors de l’enceinte

Où pullulent, sans même un dieu qui leur soit cher,

Les parias impurs qui mangent de la chair,

Deux enfants au visage innocent, au cœur chaste,

Mais qui, marqués du type exécré de leur caste,

Plus que les chiens lépreux par tous étaient chassés,

S’aimaient de tout leur cœur et s’étaient fiancés.

Pauvres et nus, cherchant à grand-peine leur vie,

Ils ne connaissaient pas la colère et l’envie.

 

La barque que montait Sangor ayant jeté

L’ancre devant Patna, sur la droite du Gange

Où le patron du bord opérait un échange,

Les marins parias, sans être remarqués,

Se promenaient un jour, en oisifs, sur les quais,

Quand soudain, effrayant la foule qu’il disperse,

Un chien plein de fureur, un lévrier de Perse,

Se jette sur Sangor et veut mordre l’Indou.

Celui-ci qui tenait à la main un bambou,

Lève instinctivement l’arme qui le protège,

Sans entendre venir un somptueux cortège

Dans un bourdonnement de gong et de tambour :

C’était Surroo-Sahib, rajah du Dinapour,

Qui, de son palanquin, voyait, pâle de rage,

Un paria maudit lui faire cet outrage

De lever le bâton sur son chien favori.

Le despote imbécile et méchant jette un cri,

Montre à ses cipahis l’imprudent qui l’offense ;

Et, sans avoir pu dire un mot pour sa défense,

Le malheureux est pris, entraîné, garrotté ;

Puis l’odieux rajah, dont la férocité

S’exerçait tous les jours en cruautés pareilles,

Fit couper à Sangor le nez et les oreilles.

 

Le paria guérit ; mais, effroyable à voir,

Il fut pris d’un navrant et profond désespoir.

Il jura de ne plus montrer à son amie

Sa face, horrible objet de honte et d’infamie ;

À Bénarès sans lui la barque retourna...

Et depuis lors, au seuil d’un temple de Krishna,

Où des fakirs, pareils aux singes dans les djongles,

Dansaient en déchirant leur chair avec leurs ongles,

Un être affreux, n’ayant presque plus rien d’humain,

Faisait peur aux passants en leur tendant la main.

 

Djola, quand elle apprit la terrible nouvelle,

Eut le cœur déchiré d’une douleur mortelle.

D’abord, sans plus tarder elle voulut partir

Et porter son amour au pauvre et cher martyr.

Mais bientôt devinant, s’exagérant peut-être,

Quel spectacle effrayant lui devait apparaître,

Elle se demanda tout bas avec terreur

Si sa pitié pourrait surmonter son horreur...

– Enfin elle était femme et manquait de courage –

Quand le ciel s’obscurcit brusquement sous l’orage,

– Car on était alors au temps de la moisson ; –

Et le premier éclair lui donna le frisson.

L’esprit illuminé par un présage étrange,

La jeune fille alors courut au bord du Gange,

Et, tombant à genoux dans ces lieux découverts,

Calme, elle regarda fixement les éclairs.

Là, de sa lâcheté refusant de s’absoudre,

Dans un élan du cœur elle adjura la foudre

De châtier ses yeux qui, pendant un moment,

Avaient pu redouter l’aspect de son amant,

Et, pour que de bravoure elle fût mieux pourvue,

Elle pria l’éclair de lui ravir la vue.

Le feu du ciel lui fut clément : il l’aveugla.

 

Alors, se relevant à la hâte, Djola,

Malgré ses yeux voilés d’une nuit éternelle,

Sentit se réveiller son énergie en elle ;

Vers le pieux devoir qui là-bas l’appelait,

Elle partit, au bruit du fleuve qui coulait.

L’aveugle entreprenait cette grand aventure

Au milieu d’une hostile et farouche nature.

Souvent elle tomba, lasse, sur les genoux,

Et souvent se perdit, mais les nombreux Indous

Qui se purifiaient près de l’onde sacrée

Remettaient en chemin la plaintive égarée.

Quand son pied rencontrait quelque arbuste rampant,

Elle croyait fouler le dos mou d’un serpent ;

La nuit, elle entendait rouler jusqu’aux rivages

Les durs barrissements des éléphants sauvages

Et le rauque sanglot du grand tigre affamé ;

Mais, parmi les périls, vers son cher bien-aimé

Elle marchait toujours, presque nue et sans armes,

Cette enfant qui n’avait plus d’yeux que pour les larmes.

 

Elle parvint, mourante et brisée, à Patna.

Un pèlerin venu pour adorer Krishna

Et qui la rencontra s’accrochant aux murailles,

Sentit pour ce malheur s’émouvoir ses entrailles

Et la mena devant la pagode où Sangor

Traînait sa triste vie et mendiait encor.

À l’aspect de Djola, l’homme au visage horrible

Se voila de ses mains avec un cri terrible ;

Mais elle, retrouvant la vie et la vigueur,

Se jeta tendrement dans ses bras, sur son cœur :

« Mon bien-aimé, dit-elle en parlant la première,

Rassure-toi. Le ciel m’a ravi la lumière.

Tu seras toujours beau pour moi qui ne vois pas.

Je t’entendrai parler ; tu guideras mes pas ;

Et nul bonheur, ami, n’est comparable au nôtre,

Car nous ne pouvons plus nous passer l’un de l’autre. »

Sangor, ivre d’amour, étreignit sa Djola :

Ils pleurèrent ensemble ; et, depuis ce jour-là,

Ceux qui venaient prier l’idole sur son trône

Regardaient au passage, en jetant une aumône,

Le groupe lamentable et pourtant consolé

De cette pauvre aveugle et de ce mutilé.

 

 

 

François COPPÉE, Œuvres.

 

Recueilli dans Répertoire poétique,

poésies et monologues recueillis

par Camélienne Séguin,

Montréal, 1937.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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