Le remplaçant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

François COPPÉE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il avait dix ans à peine quand on l’arrêta, une première fois, pour vagabondage.

Il dit aux juges ceci :

« Je m’appelle Jean-François Leturc, et voilà six mois que je suis auprès de l’homme qui chante, entre deux lanternes, sur la place de la Bastille, en frottant une corde à boyau. Je dis le refrain en même temps que lui, et ensuite c’est moi qui crie : « Demandez le recueil de chansons nouvelles, dix centimes, deux sous. » Il était toujours en ribote et me battait ; voilà pourquoi les agents m’ont trouvé, l’autre nuit, dans les démolitions. Avant, j’étais avec celui qui vend du poil à gratter. Ma mère était blanchisseuse, elle se nommait Adèle. Autrefois un monsieur l’avait établie dans un rez-de-chaussée, à Montmartre. C’était une bonne ouvrière et qui m’aimait bien. Elle gagnait de l’argent parce qu’elle avait la clientèle des garçons de café et que ces gens-là ont besoin de beaucoup de linge. Le dimanche, elle me couchait de bonne heure, pour aller au bal ; mais, en semaine, elle m’envoyait chez les Frères où j’ai appris à lire. Enfin, voilà. Le sergent de ville qui battait son quart dans notre rue s’arrêtait toujours devant la fenêtre pour lui parler. Un bel homme, avec la médaille de Crimée. Ils se sont mariés, et tout a marché de travers. Il m’avait pris en grippe et excitait maman contre moi. Tout le monde me flanquait des calottes, et c’est alors que, pour fuir la maison, j’ai passé des journées entières sur la place Clichy, où j’ai connu les saltimbanques. Mon beau-père perdit sa place, maman ses pratiques ; elle alla au lavoir pour nourrir son homme. C’est là qu’elle est devenue poitrinaire, rapport à la buée. Elle est morte à Lariboisière. C’était une bomme femme. Depuis ce temps-là, j’ai vécu avec le marchand de poil à gratter et le racleur de corde à boyau. – Est-ce qu’on va me mettre en prison ? »

Il parla ainsi carrément, cyniquement, comme un homme. C’était un petit galopin déguenillé, haut comme une botte, le front caché sous une étrange tignasse jaune.

Personne ne le réclamant, on le mit aux Jeunes Détenus.

Peu intelligent, paresseux, surtout maladroit de ses mains, il ne put apprendre là qu’un mauvais métier, rempailleur de chaises. Pourtant il était obéissant, d’un naturel passif et taciturne, et ne semblait pas trop profondément corrompu dans cette école de vice. Mais lorsque, arrivé à sa dix-septième année, il fut relancé sur le pavé parisien, il y retrouva, pour son malheur, ses camarades de prison, tous affreux drôles exerçant les professions de la boue. C’étaient des éleveurs de dogues pour la chasse aux rats dans les égouts ; des cireurs de souliers, les nuits de bal, dans le passage de l’Opéra ; des lutteurs amateurs se laissant volontairement tomber par les hercules de foire ; des pêcheurs à la ligne, en plein soleil, sur les trains de bois. Il fit un peu de tout cela, et, quelques mois après sa sortie de la maison de correction, il fut de nouveau arrêté pour un petit vol : une paire de vieux souliers enlevée à un étalage. Résultat : un an de prison à Sainte-Pélagie, où il servit de brosseur aux détenus politiques.

Il vécut, étonné, dans ce groupe de prisonniers, tous très jeunes et négligemment vêtus, qui parlaient à voix haute et portaient la tête d’une façon si solennelle ; ils se réunissaient dans la cellule du plus âgé d’entre eux, garçon d’une trentaine d’années, incarcéré depuis longtemps déjà et comme installé à Sainte-Pélagie ; une grande cellule, tapissée de caricatures coloriées, et par la fenêtre de laquelle on voyait tout Paris, ses toits, ses clochers et ses dômes, et là-bas, la ligne lointaine des coteaux, bleue et vague sur le ciel. Il y avait aux murailles quelques planches chargées de volumes et tout un vieil attirail de salle d’armes : masques crevés, fleurets rouillés, plastrons et gants perdant leur étoupe. C’est là que les politiques dînaient ensemble, ajoutant à l’immuable « soupe et le bœuf », des fruits, du fromage, et des litres de vin que Jean-François allait acheter à la cantine : repas tumultueux, interrompus de violentes disputes, où l’on chantait en chœur au dessert la Carmagnole et le Ça ira ! On prenait cependant un air de dignité, les jours où l’on faisait place à un nouveau venu, traité d’abord gravement de citoyen, mais dès le lendemain tutoyé et appelé par son petit nom. Il se disait là des grands mots : Corporation, Solidarité, et des phrases tout à fait inintelligibles pour Jean-François, telles que celle-ci, par exemple, qu’il entendit une fois proférer impérieusement par un affreux petit bossu qui noircissait du papier toutes les nuits :

« C’est dit. Le cabinet est ainsi composé : Raymond à l’instruction publique, Martial à l’intérieur, et moi aux affaires étrangères. »

Son temps fait, il erra de nouveau à travers Paris, surveillé de loin par la police, à la façon de ces hannetons que les enfants cruels font voler au bout d’un fil. Il devenait un de ces êtres fuyants et craintifs que la loi, avec une sorte de coquetterie, arrête et relâche tour à tour un peu comme ces pêcheurs platoniques qui, pour ne pas dépeupler leur vivier, rejettent bien vite à l’eau le poisson sortant à peine du filet. Sans se douter qu’on fit tant d’honneur à son chétif individu, il avait un dossier spécial dans les mystérieux cartons de la rue de Jérusalem ses nom et prénoms étaient écrits en belle bâtarde sur le papier gris de la couverture, et les notes et rapports, soigneusement classés, lui donnaient ces appellations graduées : le nommé Leturc, l’inculpé Leturc, et enfin le condamné Leturc.

Il resta deux ans hors de prison, dînant à la Californie, couchant dans les garnis à la nuit, et quelquefois dans les fours à chaux, et prenant part, avec ses semblables, à d’interminables parties de bouchon sur les boulevards, près des barrières. Il portait la casquette grasse en arrière, les pantoufles de tapisserie et la courte blouse blanche. Quand il avait cinq sous, il se faisait friser. Il dansait chez Constant, à Montparnasse, achetait deux sous, pour le revendre quatre, à la porte de Bobino, le valet de cœur ou l’as de trèfle servant de contremarque, ouvrait à l’occasion une portière de voiture, entraînait des rosses au marché aux chevaux. Tous les malheurs ! Il tira au sort et amena un bon numéro. Qui sait si l’atmosphère d’honneur qu’on respire au régiment, si la discipline militaire, ne l’auraient pas sauvé ? Repris, dans un coup de filet, avec de jeunes rôdeurs qui dévalisaient les ivrognes endormis sur les trottoirs, il se défendit très énergiquement d’avoir pris part à leurs expéditions. C’était peut-être vrai. Mais ses antécédents tinrent lieu de preuve, et il fut envoyé pour trois ans à Poissy. Là, il fabriqua de grossiers jouets d’enfant, se fit tatouer les pectoraux et apprit l’argot et le Code pénal. Nouvelle libération, nouveau plongeon dans le cloaque parisien, mais bien court, cette fois, car au bout de six semaines tout au plus il fut de nouveau compromis dans un vol nocturne, aggravé d’escalade et d’effraction, affaire ténébreuse, où il avait joué un rôle obscur, moitié dupe et moitié receleur. En somme, sa complicité parut évidente, et il fut condamné à cinq années de travaux forcés. Son chagrin, dans cette aventure, fut surtout d’être séparé d’un vieux chien qu’il avait ramassé sur un tas d’ordures et guéri de la gale. Cette bête l’avait aimé.

Toulon, le boulet au pied, le travail dans le port, les coups de bâton, les sabots sans paille, la soupe aux gourganes datant de Trafalgar, pas d’argent pour le tabac, et l’horrible sommeil du lit de camp grouillant de forçats, voilà ce qu’il connut pendant cinq étés torrides et cinq hivers souffletés par le mistral. Il sortit de là, ahuri, fut envoyé en surveillance à Vernon, où il travailla quelque temps sur la rivière ; puis, vagabond incorrigible, il rompit son ban et revint encore à Paris.

Il avait sa masse, cinquante-six francs, c’est-à-dire le temps de la réflexion. Pendant sa longue absence, ses anciens et horribles camarades s’étaient dispersés. Il était bien caché et couchait dans une soupente, chez une vieille femme à qui il s’était donné comme un marin las de la mer, ayant perdu ses papiers dans un récent naufrage, et qui voulait essayer d’un autre état. Sa face hâlée, ses mains calleuses, et quelques termes de bord qu’il lâchait de temps à autre, rendaient ce roman assez vraisemblable.

Un jour qu’il s’était risqué à flâner par les rues, et que le hasard de la marche l’avait conduit jusque dans ce Montmartre où il était né, un souvenir inattendu l’arrêta devant la porte de l’école des Frères dans laquelle il avait appris à lire. Comme il faisait très chaud, cette porte était ouverte, et, d’un seul regard, le farouche passant put reconnaître la paisible salle d’étude. Rien n’était changé : ni la lumière crue tombant par le grand châssis, ni le crucifix au-dessus de la chaire, ni les gradins réguliers avec les planchettes garnies d’encriers de plomb, ni le tableau des poids et mesures, ni la carte géographique sur laquelle étaient même encore piquées les épingles indiquant les opérations d’une ancienne guerre. Distrait et sans réfléchir, Jean-François lut, sur la planche noircie, cette parole de l’Évangile qu’une main savante y avait tracée comme exemple d’écriture :

« Il y a plus de joie au ciel pour un pécheur qui se repent que pour cent justes qui persévèrent. »

C’était sans doute l’heure de la récréation, car le Frère professeur avait quitté sa cathèdre, et, assis sur le bord d’une table, il semblait conter une histoire à tous les gamins qui l’entouraient, attentifs et levant les yeux. Quelle physionomie innocente et gaie que celle de ce jeune homme imberbe, en longue robe noire, en rabat blanc, en gros vilains souliers, et dont les cheveux bruns mal coupés se retroussaient par derrière ! Toutes ces figures pâlottes d’enfants du peuple qui le regardaient paraissaient moins enfantines que la sienne, surtout lorsque, charmé d’une candide plaisanterie de prêtre qu’il venait de faire, il partait d’un bon et franc éclat de rire qui montrait ses dents saines et bien rangées, et si communicatif, que tous les écoliers éclataient bruyamment à leur tour. Et c’était simple et doux ce groupe dans ce rayon joyeux qui faisait étinceler les yeux clairs et les boucles blondes.

Jean-François le considéra quelque temps en silence, et, pour la première fois, dans cette nature sauvage, toute d’instinct et d’appétit, s’éveilla une mystérieuse, une douce émotion. Son cœur, ce rude cœur cuirassé, que la trique du chiourme ou la lourde poigne de l’argousin tombant sur l’épaule ne faisait plus tressaillir, battit jusqu’à l’oppression. Devant ce spectacle, où il revoyait son enfance, ses paupières se fermèrent douloureusement, et, contenant un geste violent, en proie à la torture du regret, il s’éloigna à grands pas.

Les mots écrits sur le tableau noir lui revinrent alors à la pensée.

« S’il n’était pas trop tard, après tout ? murmura-t-il. Si je pouvais encore, comme les autres, mordre honnêtement dans mon pain bis, dormir mon somme sans cauchemar ? Bien malin le mouchard qui me reconnaîtrait. Ma barbe, que je rasais là-bas, a repoussé maintenant drue et forte. On peut se terrer dans la grande fourmilière, et la besogne n’y manque pas. Quiconque ne crève point tout de suite dans l’enfer du bagne en sort agile et robuste, et j’y ai appris à monter aux cordages avec des charges sur le dos. On bâtit partout ici, et les maçons ont besoin d’aides. Trois francs par jour, je n’en ai jamais tant gagné. Qu’on m’oublie, c’est tout ce que je demande. »

Il suivit sa courageuse résolution, il y fut fidèle, et, trois mois après, c’était un autre homme. Le maître pour lequel il travaillait le citait comme son meilleur compagnon. Après la longue journée, passée sur l’échelle, au grand soleil, dans la poussière, à ployer et à redresser constamment les reins pour prendre le moellon des mains de l’homme placé à ses pieds et le repasser à l’homme placé au-dessus de sa tête, il rentrait manger la soupe à la gargote, éreinté, les jambes lourdes, les mains brûlantes et les cils collés par le plâtre, mais content de lui et portant son argent bien gagné dans le nœud de son mouchoir. Il sortait maintenant sans rien craindre, car son masque blanc le rendait méconnaissable, et puis il avait observé que le regard méfiant du policier s’arrête peu sur le vrai travailleur. Il était silencieux et sobre. Il dormait le bon sommeil de la bonne fatigue. Il était libre.

Enfin, récompense suprême ! il eut un ami.

C’était un garçon maçon comme lui, nommé Savinien, un petit paysan limousin, aux joues rouges, venu à Paris le bâton sur l’épaule, avec le paquet au bout, qui fuyait le marchand de vin et allait à la messe le dimanche. Jean-François l’aima pour sa santé, pour sa candeur, pour son honnêteté, pour tout ce que lui-même avait perdu, et depuis si longtemps. Ce fut une passion profonde, contenue, qui se traduisait par des soins et des prévenances de père. Savinien, lui, nature molle et égoïste, se laissait faire, satisfait seulement d’avoir trouvé un camarade qui partageait son horreur du cabaret. Les deux amis logeaient ensemble, dans un garni assez propre, mais, leurs ressources étant très bornées, ils avaient dû admettre dans leur chambre un troisième compagnon, vieil Auvergnat sombre et rapace, qui trouvait encore moyen d’économiser sur son maigre salaire de quoi acheter du bien dans son pays.

Jean-François et Savinien ne se quittaient presque pas. Les jours de repos, ils allaient faire ensemble de longues promenades aux environs de Paris et dîner sous la tonnelle, dans une de ces guinguettes où il y a beaucoup de champignons dans les sauces et d’innocents rébus au fond des assiettes. Jean-François se faisait alors conter par son ami tout ce qu’ignorent ceux qui sont nés dans les villes. Il apprenait le nom des arbres, des fleurs et des plantes, l’époque des différentes récoltes ; il écoutait avidement les mille détails du grand labeur bucolique : les semailles d’automne, le labourage d’hiver, les fêtes splendides de la moisson et de la vendange, et les fléaux battant le sol, et le bruit des moulins au bord de l’eau, et les chevaux las menés à l’abreuvoir, et les chasses matinales dans le brouillard, autour du feu de sarment, abrégées par les histoires merveilleuses. Il découvrait en lui-même une source d’imagination jusqu’alors inconnue, trouvant une volupté singulière au seul récit de ces choses douces, calmes et monotones.

Une crainte le troublait pourtant, celle que Savinien ne vînt à connaître son passé. Parfois il lui échappait un mot ténébreux d’argot, un geste ignoble, vestiges de son horrible existence d’autrefois, et il éprouvait la douleur d’un homme de qui les anciennes blessures se rouvrent ; d’autant plus qu’il croyait voir alors, chez Savinien, s’éveiller une curiosité malsaine. Quand le jeune homme, déjà tenté par les plaisirs que Paris offre aux plus pauvres, l’interrogeait sur les mystères de la grande ville, Jean-François feignait l’ignorance et détournait l’entretien ; mais il concevait alors sur l’avenir de son ami une vague inquiétude.

Elle n’était point sans fondement, et Savinien ne devait pas rester longtemps le naïf campagnard qu’il était lors de son arrivée à Paris. Si les joies grossières et bruyantes du cabaret lui répugnaient toujours, il était profondément troublé par d’autres désirs pleins de dangers pour l’inexpérience de ses vingt ans. Quand vint le printemps, il commença à chercher la solitude et erra d’abord devant l’entrée illuminée des bals de barrières, qu’il voyait franchir par les couples de fillettes en cheveux, se tenant par la taille et se parlant tout bas. Puis, un soir que les lilas embaumaient et que l’appel des quadrilles était plus entraînant, il franchit le seuil, et, dès lors, Jean-François le vit changer peu à peu de mœurs et de physionomie. Savinien devint plus coquet, plus dépensier ; souvent il empruntait à son ami sa misérable épargne, qu’il oubliait de lui rendre. Jean-François, se sentant abandonné, à la fois indulgent et jaloux, souffrait et se taisait. Il ne se croyait pas le droit d’adresser des reproches ; mais son amitié pénétrante avait de cruels, d’insurmontables pressentiments.

Un soir qu’il gravissait l’escalier de son garni, absorbé dans ses préoccupations, il entendit dans la chambre où il allait entrer un dialogue de voix irritées, parmi lesquelles il reconnut celle du vieil Auvergnat qui logeait avec lui et Savinien. Une ancienne habitude de méfiance le fit s’arrêter sur le palier, et il écouta pour connaître la cause de ce trouble.

« Oui, disait l’Auvergnat avec colère, je suis sûr qu’on a ouvert ma malle et qu’on y a volé les trois louis que j’avais cachés dans une petite boîte ; et celui qui a fait le coup ne peut être qu’un des deux compagnons qui couchent ici, à moins que ce ne soit Maria, la servante. La chose vous regarde autant que moi, puisque vous êtes le maître de la maison, et c’est vous que je traînerai en justice, si vous ne me laissez pas tout de suite chambarder les valises des deux maçons. Mon pauvre magot ! il était encore hier à sa place, et je vais vous dire comment il est fait, pour que, si nous le retrouvons, on ne m’accuse pas encore d’avoir menti. Oh ! je les connais, mes trois belles pièces d’or, et je les vois comme je vous vois. Il y en a une plus usée que les autres, d’un or un peu vert, et c’est le portrait du grand Empereur ; l’autre, c’est celui d’un gros vieux qui a une queue et des épaulettes, et la troisième, où il y a dessus un Philippe en favoris, je l’ai marquée avec mes dents. C’est qu’on ne me triche pas, moi. Savez-vous qu’il ne m’en fallait plus que deux comme ça pour payer ma vigne ? Allons ! fouillez avec moi dans les nippes des camarades, ou je vais appeler la garde, fouchtra !

– Soit, répondit la voix du patron de l’hôtel, nous allons chercher avec Maria. Tant pis si vous ne trouvez rien et si les maçons se fâchent. C’est vous qui m’aurez forcé. »

Jean-François avait l’âme remplie d’épouvante. Il se rappelait la gêne et les petits emprunts de Savinien, l’air sombre qu’il lui avait trouvé depuis quelques jours. Cependant il ne voulait pas croire à un vol. Il entendait l’Auvergnat haleter, dans l’ardeur de sa recherche, et il serrait ses poings fermés contre sa poitrine, comme pour comprimer les battements furieux de son cœur.

« Les voilà ! hurla tout à coup l’avare victorieux. Les voilà ! mes louis, mon cher trésor ! Et dans le gilet des dimanches de ce petit hypocrite de Limousin. Voyez, patron, ils sont bien comme je vous ai dit. Voilà le Napoléon, et l’homme à la queue, et le Philippe que j’ai mordu. Regardez l’encoche. Ah ! le petit gueux, avec son air de sainte-nitouche. J’aurais plutôt soupçonné l’autre. Ah ! le scélérat ! faudra qu’il aille au bagne. »

En ce moment, Jean-François entendit le pas bien connu de Savinien qui montait lentement l’escalier.

« Il va se trahir, pensa-t-il. Trois étages. J’ai le temps. »

Et, poussant la porte, il entra, pâle comme un mort, dans la chambre où il vit l’hôtelier et la bonne stupéfaite dans un coin, et 1’Auvergnat à genoux parmi les hardes en désordre, qui baisait amoureusement ses pièces d’or.

« En voilà assez, fit-il d’une voix sourde. C’est moi qui ai pris l’argent et qui l’ai mis dans la malle du camarade. Mais c’est trop dégoûtant. Je suis un voleur et non pas un Judas. Allez chercher la police. Je ne me sauverai pas. Seulement il faut que je dise un mot en particulier à Savinien, que voilà. »

Le petit Limousin venait en effet d’arriver et, voyant son crime découvert, se croyant perdu, il restait là, les yeux fixes, les bras ballants.

Jean-François lui sauta violemment au cou, comme pour 1’embrasser ; il colla sa bouche à l’oreille de Savinien, et lui dit d’une voix basse et suppliante :

« Tais-toi ! »

Puis se tournant vers les autres :

« Laissez-moi seul avec lui. Je ne m’en irai pas, vous dis-je. Enfermez-nous si vous voulez, mais laissez-nous seuls. »

Et, d’un geste qui commandait, il leur montra la porte. Ils sortirent.

Savinien, brisé par l’angoisse, s’était assis sur un lit et baissait les yeux sans comprendre.

« Écoute, dit Jean-François qui vint lui prendre les mains. Je devine. Tu as volé les trois pièces d’or pour acheter quelque chiffon à une fille. Cela t’aurait valu six mois de prison. Mais on ne sort de là que pour y rentrer, et tu serais devenu un pilier de correctionnelle et de cours d’assises. Je m’y entends. J’ai fait sept ans aux Jeunes Détenus, un an à Sainte-Pélagie, trois ans à Poissy, cinq ans à Toulon. Maintenant, n’aie pas peur. Tout est arrangé. J’ai mis l’affaire sur mon dos.

– Malheureux ! s’écria Savinien ; mais l’espérance renaissait déjà dans ce lâche cœur.

– Quand le frère aîné est sous les drapeaux, le cadet ne part pas, reprit Jean-François. Je suis ton remplaçant, voilà tout. Tu m’aimes un peu, n’est-ce pas ? Je suis payé. Pas d’enfantillage. Ne refuse pas. On m’aurait rebouclé un de ces jours ; car je suis en rupture de ban. Et puis, vois-tu, cette vie-là, ce sera moins dur pour moi que pour toi ; ça me connaît, et je ne me plains pas si je ne rends pas ce service pour rien et si tu me jures que tu ne le feras plus. Savinien, je t’ai bien aimé, et ton amitié m’a rendu bien heureux ; car c’est grâce à elle que, tant que je t’ai connu, je suis resté honnête et pur, et tel que j’aurais toujours été peut-être, si j’avais eu comme toi un père pour me mettre un outil dans la main, une mère pour m’apprendre mes prières. Mon seul regret, c’était de t’être inutile et de te tromper sur mon compte. Aujourd’hui, je me démasque en te sauvant. Tout est bien. – Allons, adieu ! ne pleurniche pas, et embrasse-moi ; car j’entends déjà les grosses bottes sur l’escalier. Ils reviennent avec la rousse, et il ne faut pas que nous ayons l’air de nous connaître si bien devant ces gens-là. »

Il serra brusquement Savinien contre sa poitrine ; puis il le repoussa loin de lui, lorsque la porte se rouvrit toute grande.

C’était l’hôtelier et l’Auvergnat qui amenaient les sergents de ville. Jean-François s’élança sur le palier, tendit ses mains aux menottes et s’écria en riant :

« En route, mauvaise troupe ! »

Aujourd’hui, il est à Cayenne, condamné à perpétuité, comme récidiviste.

 

 

 

François COPPÉE, Contes tout simples.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

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