Le chêne d’or

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Maurice COSTES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les paysans de chez nous, avides de légendes et crédules comme toutes les âmes simples, admettaient autrefois l’existence de petits êtres peuplant forêts et montagnes et communément appelés « nains » ou « Lutins ».

Toute leur vie est consacrée, de par une loi mystérieuse, à couler et à forger dans les entrailles de la terre les feuilles d’un chêne d’or massif. Les Lutins s’acquittent avec zèle de cette tâche, sachant fort bien que chaque feuille deviendra l’âme d’une fille du pays. Chaque fois, en effet, qu’une vierge vient au monde, une main invisible détache du « Chêne d’Or » une feuille et la glisse dans le cœur de l’enfant. De la perfection de la feuille dépend, assure-t-on, la perfection de la jeune fille.

Or, il advint qu’un jour Satan, voyant diminuer sa moisson d’âmes, convoita le fameux chêne aux feuilles trop bien ciselées à son gré. Mais comment parvenir jusqu’à lui ? Jalousement gardé par les Lutins, l’arbre merveilleux à la frondaison duquel ils travaillaient sans relâche ne pouvait être déraciné que par la main d’une vierge. Un seul instant dans l’année, les minuscules joailliers laissaient tomber leurs outils et abandonnaient l’arbre : c’était lors de la « trêve de Dieu ». Les paysans nomment ainsi le moment où, pendant la messe de minuit, les cloches sonnent à l’Élévation.

C’est alors aussi que, dans leur précipitation à se retrouver hors de la caverne, les Lutins oublient, dit-on, de replacer les blocs de granit qui en barrent l’entrée et que le précieux « Chêne d’Or » est exposé aux atteintes d’une main sacrilège.

Notre diable était donc en quête de la vierge qui pourrait lui assurer la possession de l’arbre convoité. Il arpentait, un soir de Noël, le pont qui, depuis, porte son nom, scrutant de son regard de feu les fidèles accourant en groupes à la messe de minuit. Soudain, une silhouette féminine se profile seule à l’entrée du pont. C’est une jeune fille, Mélie, qui marche pressée, cherchant visiblement à rejoindre ses compagnes qui l’ont devancée. Satan entraîne Mélie hésitante, mais séduite malgré tout par ses promesses, et, lui montrant l’entrée de la caverne, indique ce qu’elle doit faire : saisir l’arbre d’or qu’elle y verra et qui cédera à sa première atteinte. Lui se charge du reste.

Et voilà que, bientôt, le son argentin de la cloche déchire la brume des nuages.

– C’est l’heure, dit aussitôt le diable.

Cependant, la nature se transforme et des êtres bizarres apparaissent dans la campagne. Il y a là des fées aux longues robes de dentelles, ténues comme des rayons de lune, des nains aux formes bizarres, etc., etc. Tous ces êtres fantastiques s’agenouillent sur les rocs et le gazon, les arbres inclinent leurs cimes altières, les oiseaux chantent un instant, la lune et les étoiles brillent comme le soleil et le ciel parait embrasé de mille feux. Puis, tout bruit, tout mouvement cesse et la nature entière adore l’Enfant-Dieu.

Mélie, en apercevant le chêne resplendissant, reste muette et sans mouvement.

– Hâte-toi, crie le diable, sinon tu es perdue !

La cloche de l’église tinte pour la deuxième fois.

– Arrache l’arbre, ou tu vas mourir ! hurle Satan.

Au même instant, la cloche sonne pour la troisième fois. L’enchantement est rompu. Et, tandis que les arbres, avec des soupirs, relèvent leurs cimes, que les oiseaux courent aux buissons pour y dormir, les Lutins regagnent leur retraite au moment où le diable disparaît dans une nuée de soufre. Quant à Mélie, nul ne sut jamais ce qu’elle était devenue. Les villageois trouvèrent seulement le lendemain à l’entrée du pont, loin de l’empreinte d’un pied fourchu, un ruban ayant appartenu à la pauvre fille et, soupçonnant la vérité, ils dénommèrent désormais le pont : « Pont du Diable ». C’est encore ainsi qu’il est appelé de nos jours.

 

 

Maurice COSTES.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

 

 

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