Diptyques
par
le marquis COSTA DE BEAUREGARD
... J’ai connu Sœur Mélanie en 1870, peu de temps avant la guerre. Toute jeune encore, elle sortait alors du noviciat, et venait d’être attachée à l’un des hôpitaux de Paris... Lequel ?... Peu importe à ce petit récit. J’aime mieux vous dire que Sœur Mélanie était charmante.
Très grande, très mince, souple, de cette souplesse allongée des figures de la Renaissance, elle donnait – ah ! bien malgré soi – des allures de draperie aux lourdes cassures de sa robe grise, et des façons de nimbe aux blancheurs de sa cornette. Quel exquis visage sertissait cette cornette !... et quels yeux elle ombrageait ! des yeux bleus, qui semblaient nager dans je ne sais quel fluide, d’où le regard jaillissait, lumineux et voilé, comme un rayon de soleil qui traverse un nuage.
Avec cela, tout, chez Sœur Mélanie, tout jusqu’à son moindre geste, était adorablement simple. Elle eût ramassé un blessé sous les balles comme elle cueillait une fleur, ou comme elle « pouponnait » les dégoûtants petits galeux qui formaient sa clientèle, à l’hôpital. Elle n’eût pas plus amoureusement dorloté ses propres enfants qu’elle le faisait de ces pauvres êtres, rongés de gourme, chassieux, éraillés, dont les cheveux poissaient ses jolies mains.
Non, vraiment, si je ne l’avais vu, je ne le croirais pas. Ses tendresses, pour eux, allaient jusqu’aux plus maternelles illusions.
« ... Je ne puis prétendre qu’ils soient jolis... mais, voyez comme ils sont gentils... », me disait-elle, un jour qu’à force de caresses, elle était parvenue à provoquer d’affreuses grimaces chez une de ces misérables petites créatures, aussi attristantes à voir rire qu’à voir pleurer...
N’y a-t-il pas, en effet, presque un blasphème, dans la laideur et dans la souffrance d’un enfant ?
⁂
Les rigueurs du siège avaient obligé la Sœur Mélanie à redoubler d’amoureuses ingéniosités, autour de ses berceaux. Si, parfois, on y avait eu un peu faim, on n’y avait pas eu froid, et, grâce à Dieu, personne n’y était mort, pendant ce rude hiver de 1870. Le printemps revenait. Paris respirait. On avait de bon pain, du lait, des légumes à discrétion... en un mot, la vie se reprenait à sourire pour tous, petits et grands, lorsqu’on entendit de nouveau tonner le canon.
Hélas !... C’était l’émeute..., l’émeute triomphante. C’étaient, à jet continu, les décrets se succédant, abominables ou ineptes. Avait-on, à l’Hôtel de Ville, décrété de laïcisation l’hôpital de Sœur Mélanie ?... Peut-être oui..., peut-être non... Personne n’en savait rien, lorsqu’une vingtaine de citoyens, armés et avinés, dont l’un portait en sautoir une écharpe rouge, s’en vinrent, un matin, signifier aux Sœurs qu’elles eussent à céder la place aux infirmières de la Commune.
C’était sans rémission, c’était tout de suite qu’il fallait déguerpir... Imaginez l’envolée des pauvres Sœurs. Tandis qu’elles s’échappent à travers la foule gouailleuse ou grondante, une grosse femme, jouant des coudes, se précipite dans la salle où Sœur Mélanie, ignorante de ce qui se passe, endort, tranquillement, un des petits sur ses genoux.
– Houp, fait la grosse femme... ne « barguignons » pas, ma Sœur... Vite... vite... défroquez !
Elle tire en même temps, de dessous sa jupe, une robe, un bonnet, un fichu et de faux cheveux. Car les Sœurs, sous leur cornette, ont la tête rasée.
– Houp... houp... ils parlent d’otages... dépêchez-vous, gronde la grosse femme, qui, d’une main, déshabille, de l’autre rhabille la Sœur ahurie... Maintenant, prenez mon bras... Filons... Empoigner... Fusiller celle qui a guéri mon garçon !... Ah ! mais non...
Tandis que, bousculantes et bousculées, les deux femmes gagnent la rue, les citoyennes infirmières font leur entrée à l’hôpital. Il en est de jeunes, de jolies, en cheveux... en képis. À leur mine effrontée, on voit d’où elles viennent. Toutes piaillent, rient à gorge déployée et empestent, d’un relent de musc et d’eau-de-vie, l’étroit parloir où on les a parquées.
– Par ici – quatre... – clame, en ouvrant la porte, le citoyen commissaire préposé à leur répartition.
Et l’escouade commandée pénètre dans la salle que vient d’abandonner Sœur Mélanie. Effarés à la vue de ces visages étranges, les enfants se sauvent, s’entassent dans un angle de la pièce... et, tout à coup, tous ensemble, se mettent à hurler.
– Taisez-vous, vilains singes !...
Et les mégères saisissent, secouent, claquent les petits. Les petits hurlent de plus belle, se débattent, arrachent, en se bousculant, leurs compresses... leurs bandeaux, et demi-nus, saignants, s’échappent dans les corridors. Elles les rattrapent. Il faut en finir. La nuit vient. On attend ces dames, au bal voisin.
Alors. – Tenez, c’est hideux – même à raconter. – Alors, elles saisissent ces enfants, les couchent, et leur versent à pleins goulots l’eau-de-vie de leurs gourdes dans la bouche. À ceux qui refusent « ... la tournée du biberon... », c’est leur mot, elles pétrissent le crâne...
Ils ne crieront plus. Les uns sont ivres morts. Les autres idiots, peut-être...
Puis, fermant derrière elles la porte de ce charnier, les citoyennes s’en vont danser...
⁂
Ce premier vantail de mon diptyque est vieux de trente ans.
Voici l’autre. Il date d’hier.
Hier, en effet, je retrouvais Sœur Mélanie, dirigeant, cette fois, un hôpital de vieillards. On l’en expulsera demain, paraît-il. C’est à croire que je joue le rôle d’un « jettatore » près de la chère sainte.
Car, sainte, la Sœur l’est toujours, plus sainte encore qu’autrefois, peut-être... Mais ce n’est plus la souriante, la candide Mélanie... Son front s’est cruellement ridé. Ses yeux se sont éteints dans leurs cernes maladives. La bonté de son visage est devenue douloureuse. On devine la Sœur meurtrie jusqu’à l’âme, par la méchanceté, l’injustice, la sottise ambiantes. Elle a trop vu, trop entendu. Elle n’espère plus. Ce n’est qu’une survie, sous cette cornette.
Comme je rappelais, respectueusement, à la Sœur, notre première rencontre :
– Oh ! oui, dit-elle, c’était mon beau temps... C’était mon beau temps que celui de ces chers enfants... Si disgraciés fussent-ils, je les aimais... j’aimais leurs âmes si blanches de petits innocents... L’enfant, c’est l’espérance, voyez-vous, une espérance d’irrésistible charme... je le subissais... trop, peut-être !...
Tandis qu’elle parlait, ses yeux allaient vers un groupe de ses pensionnaires actuels, qui, non loin de nous, étalaient sur un banc les pires déchéances. La tête de l’un roulait de-ci de-là, sur sa poitrine... l’autre bavait béatement, au soleil, tandis que là-bas, le troisième crachait ses poumons, à grand bruit.
Au regard douloureux dont la Sœur enveloppait ces scories, je crus deviner son intime pensée.
– Une triste clientèle... murmurai-je sottement, sans doute, car ce fut une explosion.
Transfigurée, la religieuse, la Sœur de charité se trouvait dans toute la sublimité de sa mission.
– Vous croyez donc, monsieur, que c’est par un banal souci de ces êtres à moitié détruits... Vous croyez que c’est uniquement pour morphiniser le delirium de ces ivrognes, ou pour rouler ces gâteux dans leurs fauteuils, que nous sommes ici et que nous portons ce crucifix sur la poitrine ?... Non... Vraiment, non... Bien peu nous importe que ces loques humaines soient répugnantes... Le fussent-elles cent et cent fois davantage que nous verrions encore, sous cette pourriture physique et morale, des âmes que notre Maître a rachetées de son sang. En les aidant à soulever le poids d’un passé qui les écrase, on peut, parfois, leur rendre un souffle d’espérance...
« ... Nous sommes trop heureuses, alors, – mais – hélas, il ne nous est pas toujours donné d’y réussir... !
⁂
« ... J’en frissonne encore, continua la Sœur. Un de nos vieillards est mort, ici, l’autre semaine, en demandant que l’on tuât son chien pour l’enterrer avec lui... “Non, non, me disait-il, je ne veux pas que vos calotins puissent s’imaginer que je vois, entre mon chien mort et moi, la moindre différence.”
– Et alors ?... fis-je.
– Et alors... nous lui avons donné satisfaction...
– Quelle horreur !...
– ... Si nous ne l’avions pas fait, reprit tristement la Sœur, il se serait trouvé quelque journal pour nous accuser d’intolérance...
– Ce serait, en effet, contraire aux Droits de l’homme que de l’empêcher de mourir comme un chien ! repris-je.
– Ne soyez pas trop sévère, monsieur... Ces malheureux sont plus dignes de pitié que de colère...
« ... Il serait injuste d’en vouloir à des êtres dont les plaies sont, à chaque heure, arrosées de vitriol, par ceux qui les exploitent ! Ah ! Je voudrais que ceux-là vissent sur leurs lits de mort ces misérables, ces malchanceux de la vie, qui leur servent de marchepieds...
– Oh ! ma Sœur... que leur importeraient ces mourants ?... On ne vote pas à la fosse commune !...
Trop charitable pour vouloir comprendre :
– Heureusement, dit la Sœur, cette fois presque souriante, ils n’y vont pas tous par le même chemin !... À l’heure précisément où se mourait le malheureux dont je viens de vous parler, m’arrivait un vieux matelot. Son souvenir sera comme un baume sur la plaie que j’emporterai au cœur en quittant cet hôpital, où je vis depuis vingt ans.
« Le brave homme s’était battu un peu partout... Partout, il avait été blessé... Que vous dirai-je ? C’était comme un vieux drapeau troué de balles. Atteint d’une incurable maladie de cœur, il s’en allait dans l’autre monde avec la même insoucieuse vaillance qu’il avait, en celui-ci, promenée sur terre et sur mer.
« Nous nous aimions bien ; cependant, les règlements ici sont tels que, pendant des semaines, je n’osai lui parler du bon Dieu.
« ... Mais ne voilà-t-il pas qu’une nuit où je le veillais, il me dit, sa voix tremblait un peu :
– Ma Sœur, ce n’est pas pour de l’argent que l’on fait ce que vous faites... D’ailleurs, je n’en ai pas. Prenez ceci, je vous en prie... » Il me tendit sa croix d’honneur qu’il m’avait, la veille, fait découdre de sa vareuse.
« ... Et, tout heureux, il ajouta :
– Maintenant, ma Sœur, laissez-moi, selon l’ordonnance, vous donner l’accolade.
« Ah ! de quel cœur je l’embrassai...
« ... Le lendemain, par devant témoins, mon vieil ami demandait un prêtre. J’eus, dès lors, ainsi qu’il le disait dans son jargon de marin, “libre pratique” auprès de lui...
« ... Deux mois après, comme il se mourait tout à fait, on lui apporta le viatique. L’émotion de mon ami fut si forte qu’elle provoqua chez lui une terrible crise d’étouffement.
– Courage ! lui disais-je, en lui soulevant la tête.
– Du courage... Ah ! j’en ai. Ma Sœur..., que puis-je craindre maintenant que le pilote est à bord !... »
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⁂
Mais tout à coup, comme retombant du ciel sur notre triste terre de proscription, la pauvre Sœur murmura d’une voix éteinte :
– Fini... Fini...
On eût dit, hélas ! le dernier soupir d’un héros qui n’a plus rien à faire...
Marquis COSTA DE BEAUREGARD,
Liberté, égalité, fraternité, s. d.