Iront-ils jusque-là ?

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le marquis COSTA DE BEAUREGARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’empereur Joseph II s’en allait, un matin de février 1777, surprendre Mme Louise de France dans son carmel de Saint-Denis. Il faisait un froid terrible, là. La neige obstruait les rues, bloquait les portes. Le givre aveuglait les fenêtres du monastère. Partout le long des murailles, aux nervures des voûtes, l’humidité luisait, pendait cristallisée ; et la bise, âpre comme en rase campagne, soufflait à travers les salles nues que parcourait l’empereur. Nulle part, il n’avait trouvé trace de feu, ni une chaise pour se reposer. Au réfectoire, une écuelle de terre et une cuiller de bois marquaient, lui disait-on, la place des religieuses. On avait ajouté que le vendredi il n’était servi là que du pain et de l’eau.

Le visiteur qui, des splendeurs de Versailles, tombait au milieu de ce dénuement, demanda à être introduit dans « les appartements » de la princesse. Elle aussi venait de Versailles. Mais sa cellule ne différait en rien de toutes celles que l’empereur avait déjà vues. La pièce était étroite et basse ; deux planches y servaient de couchette. Un escabeau, un balai, une cruche, un sablier, un grand crucifix de buis formaient tout le mobilier. Après l’avoir inventorié d’un coup d’œil, Joseph II, suffoqué d’un tel mal être, s’échappa de la cellule comme d’un cauchemar. « Ah ! vraiment, madame, dit-il en baisant la main de la princesse, vraiment, j’aimerais mieux être pendu que de vivre comme vous vivez ici... »

Et voilà, celles que l’on chasse. Oui, voilà les femmes qui, au dire du premier ministre, mettent la république en danger.

Qu’allez-vous devenir, demandai-je l’autre jour à la prieure d’un carmel, qu’allez-vous devenir lorsque les alguazils de M. Combes vous auront jetées sur le pavé ?

Nous vivrons en mendiantes le long des chemins, au lieu de vivre en mendiantes chez nous, répondit la sœur. Le changement, en vérité, ne sera pas grand. Souffrir un peu plus ou souffrir un peu moins, qu’importe à une carmélite ? Pourvu que notre règle ne soit pas atteinte, nous vivrons contentes partout où le vent de la persécution nous emportera... Pourtant, continua la sœur, si bas qu’il fallait me rapprocher de la grille qui nous séparait, il est une chose qui nous sourirait davantage... Elle hésita...

Et quoi donc, ma sœur ?

Nous voudrions, puisque la persécution recommence, acheter au prix de notre sang la résurrection de notre bien-aimé pays.

La voix qui parlait ainsi traversait, douce et tranquille comme une voix d’outre-tombe, la double grille voilée contre laquelle je m’appuyais, et « en nous sacrifiant ainsi, disait encore la voix, nous ne ferions qu’imiter nos devancières ».

Vos devancières, ma sœur ? De qui donc entendez-vous parler ?

De nos sœurs de Compiègne, de nos martyres de la grande Révolution.

Comme j’avouais n’en rien savoir, une tourière, sur l’ordre de la prieure, s’en alla chercher et me remit une plaquette qui avait pour titre : Les Carmélites de Compiègne au tribunal révolutionnaire et leur exécution.

Ce petit livre est pour nous l’indicateur en quelque sorte des étapes de notre prochain voyage, dit la prieure...

Elle reprit au bout d’un instant :

Certes, personne ne prévoyait ni le tribunal révolutionnaire ni la guillotine, lorsque, le 13 février 1790, l’Assemblée nationale décréta la suppression de toutes les congrégations. Je veux croire que personne non plus ne les a prévus, l’autre jour, au Palais-Bourbon. Et cependant, comme les haines d’autrefois s’y sont révélées, ne présagent-elles pas les mêmes excès ?

Pardon, ma sœur, vous faites vraiment trop d’honneur à M. Trouillot en le comparant à Mirabeau. Les horreurs de 93 ne sont plus possibles.

Vous avez donc oublié la Commune, reprit la sœur de sa belle voix tranquille. Notre histoire d’hier, que vous trouverez dans ce petit livre, sera notre histoire de demain, et, s’il plaît à Dieu qu’il en soit ainsi, nous ne nous plaindrons pas...

Cette histoire d’hier, j’avais hâte de la lire ; car si le bruyant héroïsme du champ de bataille est commun en France, je ne pouvais croire à ce désir d’une mort expiatrice que la carmélite m’avait laissé entrevoir. J’y crois maintenant que j’ai lu son petit livre. Je crois à notre rédemption par les souffrances de ceux que l’on persécute.

 

 

Dès longtemps avant la Révolution, une prophétie annonçait au Carmel de Compiègne que les religieuses en seraient un jour martyrisées pour la foi. Lors donc que se dressèrent les échafauds de 93, elles tressaillirent d’allégresse et firent chaque jour, toutes ensemble, une sorte d’offrande à la mort. Telle était leur soif du martyre que l’on entendit l’une d’elles (c’était le 14 avril 1794), fourvoyée sur le passage de la fatale charrette, s’écrier : « Ah ! faites, mon Dieu, à notre chère communauté la grâce de succéder bientôt à ceux qui vont mourir aujourd’hui. » La prière de la Carmélite fut entendue.

Dénoncées par des citoyens qu’offusquait la vue de « ces femmes embéguinées, guimpées, revêtues d’habits dont la bigarrure offensait les regards républicains » ne croirait-on pas entendre M. le maire du Kremlin-Bicêtre ? les dix-sept religieuses de Compiègne étaient arrêtées, trois mois plus tard, et transférées à Paris, sous la garde de dix dragons et d’un gendarme national. Comme s’il se fût agi d’un convoi de bestiaux, on les parqua à la Conciergerie, après en avoir donné décharge à leurs conducteurs.

L’une d’elles, vieille de quatre-vingts ans, ne descendant pas assez vite de la charrette, en fut arrachée par le charretier.

La voilà morte ! dit l’homme, quand il la vit gisant à terre.

Non, monsieur, murmura la pauvre sœur couverte de sang, vous ne m’avez pas tuée et je vous en remercie, car si j’étais morte de cette façon, ce n’était plus pour moi le martyre.

Elle ne devait pas l’attendre longtemps, car la tourmente alors sévissait dans toute sa violence. Il n’y avait plus ni témoins ni dépositions, « les preuves morales » suffisaient on condamnait par fournées c’était ce que Fouquier-Tinville appelait « faire des feux de file ». Quai de l’Horloge, tout était disposé pour cela. Le local où siégeait le tribunal s’appelait « la salle de la Liberté ». C’était là qu’avait été condamnée la reine. Les tables de la loi s’y dressaient contre la muraille au-dessus des bustes de Brutus, de Marat, de Lepelletier, et les banquettes, en face de l’estrade où siégeaient les juges, pouvaient recevoir soixante accusés, juste ce qu’il leur en fallait pour la fourniture quotidienne de la guillotine. Le troisième jour après leur arrivée à la Conciergerie, les carmélites furent appelées à comparaître devant le tribunal. Fouquier-Tinville n’avait pas raffiné sur le choix de ses accusations. Incivisme, fanatisme, correspondance avec l’étranger, en fallait-il davantage pour condamner dix-sept femmes ? Pas une n’avait ouvert la bouche tant que dura l’absurde énumération.

Et vous avez caché des armes ! finit par dire l’accusateur public !

Notre seule arme, la voilà ! s’écria la prieure en tirant de son fichu un crucifix. Les carmélites n’en n’ont pas d’autre !

Et elle se rassit, dédaigneuse, tandis que Fouquier lui imputait comme un dernier et impardonnable crime, « d’avoir donné au pavillon dont elle recouvre son sacrement la forme d’un manteau royal ».

Ces séditieuses, ces fanatiques méritent la mort. Elles seront exécutées le jour même. Le greffier a d’avance préparé toutes les pièces qui serviront de décharge aux geôliers et de feuille de route au charretier qui les conduira à l’échafaud.

Moins d’une heure, en effet, après la sentence prononcée, les sœurs prenaient place sur les charrettes qui les attendaient à la Conciergerie dans la cour de Mai.

L’une d’elles, chose étrange, avait composé la veille, en prison, une sorte de chant de triomphe sur l’air de la Marseillaise :

 

          Le jour de gloire est arrivé.

          Loin de nous la moindre faiblesse,

          Le glaive sanglant est levé.

          À l’échafaud...

          ... Et Dieu sera vainqueur.

 

On montre encore, comme une relique, au couvent de Compiègne, ce fragment écrit à l’aide d’un charbon sur un chiffon de papier.

Mais ce n’était plus la Marseillaise que chantaient les sœurs après leur condamnation, c’était le Te Deum qu’elles chantaient en arrivant sur la place du « Trône-Renversé », où l’on venait de transporter la guillotine.

Debout dans leurs charrettes, elles se détachaient sur la pourpre du soleil couchant comme des apparitions, car elles avaient revêtu leur habit de chœur, leur grand manteau de laine blanche...

Héroïque comme la mère des Macchabées, la prieure demanda à n’être exécutée qu’après toutes ses enfants, et d’un geste, elle désigna la plus jeune pour ouvrir la marche triomphale. C’était une novice de vingt-huit ans, appelée Constance. La petite sainte s’agenouilla devant sa prieure pour lui demander la permission de mourir, et, après avoir baisé la terre, elle s’en alla vers l’échafaud. On rapporte que des fleurs, jetées par des mains inconnues, tombèrent sur les marches qu’elle gravissait comme en extase.

Une autre lui succéda sur la plate-forme fatale, celle-là d’une beauté si parfaite qu’un frémissement d’admiration agita la foule.

« Elle nous apparut, dit un témoin, comme une reine qui s’en irait recevoir son diadème. »

Dix-sept fois le bourreau fit jouer le déclic de son couperet, et puis on enveloppa, pour les jeter à la fosse commune de Picpus, les dix-sept martyres dans leurs manteaux blancs empourprés de sang.

Quelques jours après, la guillotine disparaissait.

Reviendra-t-elle ?

Peut-être, puisque la persécution recommence.

Mais oseront-ils aller jusque-là ?

 

 

 

Marquis COSTA DE BEAUREGARD,

Liberté, égalité, fraternité, s. d.

 

 

 

 

 

www.biblisem.net