Rédemption

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le marquis COSTA DE BEAUREGARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

... Certes, le milliard des congrégations ne sera pas fourni par le pauvre couvent où je suis allé, tout à l’heure, dire adieu à l’un des proscrits de M. Combes.

Quelle misère !... Elle est rendue plus navrante encore par la tristesse de l’office qui s’achève dans la chapelle, où, pour attendre mon ami, j’ai suivi cette foule qui, chaque année, le jeudi saint, moitié fervente, moitié curieuse, visite les églises en deuil.

Celle j’entre semble avoir été livrée, déjà, aux cambrioleurs officiels. Plus rien aux murailles. Les autels sont nus ; le tabernacle est béant. Il ne reste, planant sur cette détresse, qu’un grand crucifix, là-bas, tout au fond, enveloppé d’un voile noir.

Cinq heures viennent de sonner. La nuit tombe tout à fait. L’officiant, suivant le rituel, a éteint, l’un après l’autre, les cierges de cire jaune qui éclairaient le chœur, quand une voix désolée s’élève de l’ombre où la silhouette des religieux s’est estompée peu à peu.

La voix redit cette lamentation de Jérémie : « Voyez, Seigneur, l’affliction de votre peuple et l’insolence de vos ennemis...

« ... Les rues pleurent... les saints de la cité ne font que gémir... Les vierges sont dépouillées, défigurées... Leurs persécuteurs les chassent cruellement devant eux... »

Longtemps... longtemps, la voix continue de psalmodier. Et chacun des versets de cette lamentation, vieille de trois mille ans, accuse quelque honte, ou flétrit quelque iniquité de l’heure présente.

Hélas ! c’est un dernier cri de douleur qui monte vers le ciel. C’est une plainte suprême qui s’exhale, car le commissaire de police a passé avant-hier, et, dans huit jours, le liquidateur viendra...

 

 

L’office est fini. Je me hâte dans un misérable escalier : « Tout en haut... la cellule à gauche... », m’a dit le frère portier.

Celui que je vais embrasser pour la dernière fois a été avec Charette à Mentana, avec Charette à Patay. Et sa robe de moine drape encore comme une capote de soldat, sur ses vieilles épaules. Je le trouve au milieu de sa chambrette debout, devant une valise qu’il bourre gauchement de pauvres hardes et de quelques livres.

Tu pars ?...

Oui, demain.

Et, tu vas ?

Je vais... mon Dieu, je vais... La poussière sait-elle où le vent l’emporte ?... Achever de mourir, ici ou là, m’est après tout assez indifférent. J’ai soixante-dix ans. Ma journée est faite...

Oui, glorieusement faite...

Et, tandis qu’il me tourne le dos, je m’empare d’un vieux ruban rouge, tout mâchuré, qui sert de signet à son bréviaire...

Mon geste, malheureusement, ne lui a pas échappé.

Laisse donc... laisse donc... fait-il presque colère...

Et il m’arrache ma relique qu’il jette au feu.

Hochets de vanité..., comme ils disent, murmure le pauvre cher saint, tandis qu’il renfonce, sans doute pour que je ne m’aperçoive pas qu’elles tremblent, ses mains dans les larges manches de sa robe.

Ah ! que ne l’avez-vous vu ainsi ?... C’est, avec sa belle tête grisonnante, ses grands traits décharnés, ses yeux si douloureux, le moine dans son idéale splendeur. Rien ne peut s’imaginer de plus magnifiquement ascétique que ce visage la béatitude de l’espoir semble se confondre déjà, pour l’illuminer, avec la souffrance de l’expiation. Mon vieil ami n’a pas toujours, en effet, fréquenté chez les anges. Il a fallu, comme il le dit lui-même avec une adorable componction, « qu’une balle prussienne lui fit mordre la poussière sur le chemin de Damas ».

Mais cette balle n’a heureusement pas tout à fait tué, chez lui, le vieil homme, ce vieil homme de cœur, ce vieil homme d’esprit que nous aimions tant ; car le voilà qui, tout à coup, se redresse, comme je parle, assez sottement, je le reconnais, de ces nouvelles demandes d’autorisations, que préconisent, paraît-il, certains endormeurs patentés.

Non, vraiment, jamais, même au plus beau temps de ses folies, je ne l’ai vu si dédaigneux.

La charrette passe, dit-il de sa voix sifflante... fais-nous donc l’honneur de croire que nous saurons y monter galamment... Voilà assez de compromissions. Nous n’avons que trop longtemps mendié le droit de faire des bacheliers, des sermons... et, comme d’aucuns veulent bien le dire, des dentifrices, de la liqueur et du chocolat !...

Bravo... bravo... m’écriai-je, ravi.

Ah ! pas d’ironie, je t’en prie, fit-il... je parle sérieusement. Les Jésuites, en tout ceci, échappent, seuls, au ridicule de s’être laissé duper. Quant à nous, qui, malheureusement, avons, sur nos trois autres vœux, greffé le vœu de naïveté, nous voilà, avec nos états d’âme et nos états de fortune, à la merci de détrousseurs, dont la haine, la cupidité, la démence ne connaissent plus de limites.

« ... Ils nous chassent. Tant mieux. Les lois qu’ils viennent de faire nous eussent rendu l’existence impossible en France. M. Delcassé nous poursuivra-t-il par-delà les frontières, comme l’en priait hier, à la Chambre, je ne sais quel énergumène ?... Peut-être !

« ... Mais, qu’importe ? Ce n’est point l’exil, ce n’est point la perspective de mourir loin de tout ce que j’aime qui me déchire le cœur... C’est l’état où je laisse mon malheureux pays. Quoi qu’ils disent, on ne perd pas sous le froc l’amour de son pays. En endossant cette robe, je n’ai fait que changer d’uniforme... pour d’autres batailles. Mais rien n’est changé dans mon cœur d’autrefois... »

 

 

Son émotion me gagnait. Ah ! rien non plus n’était changé dans mon cœur, pour l’ami que je retrouvais aujourd’hui, aussi vaillant dans sa cellule qu’à Patay. Son esprit semblait s’affiner de toutes ses détresses et sa vision du futur en devenir plus perçante.

Talleyrand a dit, continua-t-il, que la volution avait « désossé » la France... Combien ce mot, d’un si cruel réalisme, est encore plus tristement vrai aujourd’hui ; aujourd’hui qu’elle lui arrache des entrailles le patriotisme et la foi...»

« ... Que peut devenir un pays sans soldats et sans prêtres ?... Car le combat qui s’achève n’a été qu’un combat d’avant-garde. Nous n’avons été pour le clergé séculier qu’une troupe de couverture... Nous sommes battus.

« C’est à lui que l’ennemi va maintenant s’attaquer...

« On semble ne redouter que la dénonciation du Concordat alors que, si la fantaisie lui en prend, M. Dumay peut supprimer d’un trait de plume, et sans contrevenir aux stipulations de 1801, quarante-deux de nos évêchés et plus de trente mille curés qui ne sont pas concordataires.

« Ah ! terrible apparaît l’avenir... Les guillotineurs de 93 n’ont fait couler que le sang de nos veines, les jacobins d’aujourd’hui fusillent nos croyances et nous chassent honteusement du champ de bataille. »

Ce disant, il froissait rageusement les papiers entassés sur sa table.

« Comment oser nous plaindre, cependant, continua-t-il, que l’on se jette sur nous avec des épées et des bâtons” durant cette sainte semaine où l’on a saisi notre Maître comme un voleur ? Comment nous plaindre qu’on nous crache au visage comme on lui a craché au visage, qu’on nous soufflette comme on l’a souffleté... »

Il s’arrêta... et je continuai, comme vous l’eussiez fait vous-même, le parallèle que sa charité se refusait, évidemment, à poursuivre.

Oui, m’écriai-je, à dix-neuf cents ans de distance, vous avez affaire aux mêmes pharisiens, vous retrouvez chez les docteurs de la loi les mêmes haines, les mêmes prévarications, vous retrouvez chez certains de vos disciples les mêmes reniements. C’est aussi la même lâcheté chez celui qui se lave les mains et, chez la canaille, ce sont encore toujours les mêmes préférences pour Barrabas ! En vérité, l’analogie serait complète si ces gens devaient se montrer aussi beaux joueurs que les soldats du Calvaire ; mais non, vous verrez qu’ils s’arracheront vos dépouilles.

 

 

Il m’avait laissé parler sans m’interrompre et demeurait là pensif... Enfin, levant sur moi ses grands yeux douloureux :

Souvenons-nous, dit-il, que le Christ a pardonné. Souvenons-nous que l’amour et le repentir ont racheté le monde.

« Conte ou vision, rêve ou symbole, écoute ceci. On raconte que Madeleine resta au pied de la croix longtemps encore après que le Christ eut rendu le dernier soupir.

« Madeleine pleurait et les plaies de Jésus saignaient. Or, il y avait sous les pieds percés du Sauveur un vase d’albâtre dans lequel le sang tombait goutte à goutte, et goutte à goutte aussi tombaient les larmes de Madeleine.

« Lorsque le vase d’albâtre fut rempli, il se brisa. Alors la terre but à la fois le sang de la rédemption et les larmes du repentir.

« Ainsi fut sauvé le monde... »

... Des larmes sillonnaient les joues de celui qui me contait cette douce légende, et je me disais, en le voyant pleurer, que ses larmes se mêleraient, elles aussi, pour la rédemption de la France, au sang qu’il lui avait déjà donné.

 

 

 

Marquis COSTA DE BEAUREGARD,

Liberté, égalité, fraternité, s. d.

 

 

 

 

 

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