Andros

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Pierre de COULEVAIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La littérature a pas mal de crimes à son actif... de très grands crimes. N’est-ce pas pour avoir lu les amours de Ginevra et de Lancelot que Francesca de Rimini et son beau-frère Paul Malatesta se déclarèrent leur mutuelle tendresse, et furent du même coup tués par Lanciotto, le mari ? Dante rencontre la belle amoureuse dans « la Cité des pleurs » et, avec une merveilleuse intuition de la vie, il lui fait dire : « Quand nous lûmes comment les riantes lèvres désirées furent baisées par un tel amant, celui qui jamais de moi ne sera séparé (Paul Malatesta) me baisa sur la bouche. Pour nous, le livre et celui qui l’écrivit furent les vrais coupables. Ce jour-là, nous ne lûmes plus avant. » Et Dante avait raison, le livre fut, dans ce cas, un agent de perdition mortelle.

Dernièrement, un tout jeune homme de ma connaissance, riche, bien doué, s’est tué pour avoir absorbé trop de Schopenhauer et de Nietzsche. Sous leur suggestion, la vie lui est apparue comme un leurre, comme un piège. Un beau soir, après avoir joué la mort de Tristan et d’Iseult, cette mort qui est comme un chant de triomphe, il a renversé la coupe pleine jusqu’aux bords du vin merveilleux. Voilà ce que peut la littérature.

Il y a près de deux ans, une dame roumaine força ma porte avec une prière si instante que je dus la recevoir. C’était une femme d’une cinquantaine d’années, avec un visage de médaille, auquel de grands yeux noirs douloureux, une bouche nerveuse, donnaient une expression tragique. Sa toilette était élégante, mais le chapeau mis de travers, la robe mal agrafée, la jaquette lâche indiquaient le désarroi moral. Elle s’excusa de son indiscrétion, puis d’une voix saccadée, un peu dure, elle me dit : « Madame, j’ai un fils qui se meurt de la tuberculose. Il vous a lue et il a exprimé plusieurs fois le désir de causer avec vous. Pour satisfaire un de ses désirs, je donnerais un doigt de mes mains s’il le fallait, car les Roumaines, madame, sont des mères surtout. J’ai appris que vous étiez à Lausanne et, aussitôt, je suis venue vous demander pour lui la grâce d’une visite. Est-ce trop ?

– Mais non, mais non, je la lui ferai bien volontiers, répondis-je aussitôt.

Madame X. me remercia, puis, pour me mettre au courant, elle continua :

« Voyez-vous, mon mari était un misérable, il m’a trompée sous mon propre toit. Alors, je suis partie, emportant mon fils dans mes bras, comme une chatte emporte son petit avec ses dents. Je l’ai couvé jalousement, je lui ai laissé ignorer jusqu’à l’existence du mal.

– C’était un tort, dis-je.

– C’était un tort, confessa humblement ma visiteuse. Comme tous les autres, il a voulu achever ses études d’ingénieur à Paris. Paris, madame, est la terreur des mères chez nous. Nos jeunes gens partent honnêtes et simples, ils nous reviennent corrompus, bons seulement à tromper les femmes.

– Parce qu’ils ne fréquentent que les milieux mauvais, répondis-je en manière d’excuse.

– C’est possible, mais le fait reste. Dans l’espoir de préserver mon enfant des dangers que je soupçonnais, je l’ai accompagné. Je lui ai fait un intérieur confortable et agréable où il pouvait recevoir ses amis, et je me félicitais de ma sagesse. Pendant les deux premières années il ne me donna aucun sujet d’inquiétude, puis, un jour, tout changea... Une misérable femme, une femme encore, me vola mon unique trésor. Elle l’entraîna dans cette danse macabre que vous appelez « la fête »... la fête ! Pour lui, il n’y eut bientôt plus de mère, plus de pays, il oublia ses rêves, ses ambitions, tout ce qui n’était pas elle. Ah ! madame, si vous saviez combien de nuits blanches j’ai passées à la fenêtre de notre appartement de la rue Pierre-Charron, l’attendant jusqu’au jour et souvent le jour ne me le ramenait pas ! Cela a duré dix mois... et vous verrez ce que ces dix mois ont fait du plus beau garçon qu’on pût voir ! »

La voix de la pauvre mère se brisa et la douleur tordit sa bouche.

– Oh ! avec des soins comme ceux que vous pouvez lui donner, avec l’air vivifiant de ce pays, vous réussirez sans doute à le remettre debout, dis-je alors.

– Hélas, je ne puis que prolonger son agonie et la rendre plus douce. Cette fille de Satan a dû l’empoisonner, car il n’y a jamais eu de tuberculose dans mon sang ou dans celui de son père.

– A-t-il conscience de son état ? demandai-je.

– Oh ! il doit l’avoir par moment, mais il me le cache. Tous deux nous faisons semblant d’espérer. Quand les larmes menacent de me trahir, je lève vite les yeux au plafond. J’ai découvert ce moyen mécanique de les refouler. Je n’ai pas voulu, pour mon fils, des horreurs du sanatorium. J’ai loué une villa sur la hauteur, bien abritée, avec une vue superbe et des sapins tout autour. Là, avec l’aide de son frère de lait qui vient d’être reçu docteur, je le soigne de mon mieux.

Puis, froissant ses mains avec violence, madame X. ajouta :

– Ah ! ce n’est pas maintenant que j’aurais dû l’amener ici, mon pauvre enfant ! Quand je rencontre dans les rues de Lausanne des étudiants qui semblent reluire de santé, j’éprouve une horrible jalousie et un poignant remords.

– N’ayez pas de remords, madame, dis-je, vous n’avez fait que ce que Dieu a voulu.

Un éclair de colère traversa les yeux de la Roumaine.

– Eh bien, Dieu est cruel !

– Non... non... impossible, m’écriai-je de toute la force de ma conviction. La cruauté n’existe que chez les êtres inférieurs.

– Venez... et vous verrez, fit madame X. avec amertume. Mais la Sapinière est un peu loin, madame, une demi-heure de train et dix minutes de montée. Est-ce que cela ne vous causera pas un trop grand dérangement ?

– Du tout, répondis-je, je monte encore magnifiquement. Annoncez ma visite pour demain à votre fils.

Et dès le lendemain je montai à la Sapinière. Elle était idéalement située. Son grand toit suisse lui donnait un aspect familial. Elle avait pour fond un bois de sapins, pour horizon le lac et les Alpes. Quand je me trouvai en présence du fils de madame X., j’éprouvai un petit serrement de coeur, car c’était bien un mourant... un mourant de vingt-six ans. Il avait de beaux traits latins, le nez légèrement busqué et hardi, des yeux noirs veloutés et lumineux comme ceux d’un Oriental. Son teint n’avait pas la transparence du teint des phtisiques, il était cireux, livide par places. Ses cheveux épais semblaient collés par une sueur froide. C’était une créature humaine que la nature défaisait avec une rapidité de fin. En me voyant, le pauvre enfant rougit, autant que sa pâleur pouvait rougir, et ses paupières battirent. Cette rougeur, le battement des paupières, les yeux fuyant les miens, trahirent la honte instinctive, cette honte de la chair que j’ai surprise chez l’homme qui se sent hors de combat.

Il s’inclina très bas sur ma main, sans la baiser, et me remercia timidement d’être venue à lui. Je m’efforçai de le mettre à l’aise et j’y réussis. Son regard se raffermit et me donna toute la lumière de son âme. En quelques minutes, nous devînmes de vieux amis. Tout en causant, je regardais le joli décor où se vivait une scène si profondément douloureuse. Le rez-de-chaussée très élevé de la villa avait une véranda vitrée de deux côtés seulement. C’était comme une vaste pièce ouverte dans toute sa longueur sur un paysage de rêve. Là, il y avait la chaise longue et le fauteuil à liseuse du malade, des livres, des plantes de montagne, la corbeille à ouvrage de madame X., un échiquier avec les pièces en attitude de combat. Devant la véranda s’étalait, comme un tapis vivant, tout un fouillis de fleurs simples qui poussaient pêle-mêle. À droite et à gauche de l’allée d’arbres, des prairies dévalaient au flanc du coteau. Dans l’une d’elles paissaient une vache et six chèvres noires et blanches. L’air arrivait pur et vivifiant, le soleil nous inondait de ses rayons. Je m’étonnais que toutes ces forces bonnes n’eussent pas raison des forces homicides dont je voyais l’odieux travail.

Vers quatre heures, le jeune docteur, M. Adamovitch, arriva. Il avait le type plus slave que latin, une physionomie tout à la fois brillante et sérieuse. Sa poignée de main fut douloureuse à force d’expression. Il siffla aussitôt les chèvres. Elles accoururent, grimpèrent le perron. La cuisinière vint traire l’une d’elles. En échange du beau lait écumeux qui remplit sa tasse, le malade leur distribua à toutes des poignées de sel.

– Voyez-vous, me dit-il en souriant, la vache et elles portent des clochettes d’argent, chacune donne à peu près une note de la gamme ; quand elles les agitent, cela produit parfois de petits airs très drôles.

On apporta la table du thé, la chanson du samovar sembla nous égayer quelque peu. La conversation s’engagea bien. Elle me permit de deviner le mode de traitement que M. Adamovitch avait adopté avec son frère de lait. Il l’obligeait pour ainsi dire à s’intéresser aux questions du jour, il le maintenait dans le mouvement, comme on maintient, au-dessus de l’eau, la tête d’un homme qui se noie. Il ne voulait pas qu’il se crût hors de la vie. Toutes ses paroles témoignaient d’une étonnante connaissance de la nature humaine, et elles avaient pour but d’entretenir l’espoir chez le malade. Puis, il le taquinait d’une manière charmante tandis que ses yeux très beaux, de véritables yeux de griffon, l’enveloppaient d’un rayon d’amitié. À chaque instant, je voyais le jeune homme échapper à la conversation générale. Il m’observait curieusement, son regard plein d’interrogations cherchait le mien et je sentais magnétiquement l’appel de sa pensée. J’y répondais par un sourire qui voulait dire : Nous causerons.

Une heure plus tard je partais avec des fleurs plein les bras et l’âme toute meurtrie. M. Adamovitch m’accompagna au train.

– Vous avez vu ? me demanda-t-il d’une voix rauque.

– Aucun espoir ?

– Aucun. On croit avoir gagné du terrain et ce sont les immondes bacilles qui l’ont gagné, le terrain ! Et dire qu’il y a des idiots qui bavent leur vie, des êtres informes qui prospèrent et que celui-là, bien construit, richement doué, doit mourir ! La Nature fait d’étranges sélections !

– C’est peut-être de la sélection pour ailleurs, suggérai-je.

Un sourire détendit la physionomie du médecin.

– peut-être. Cela prouve surtout l’existence de lois que nous ne connaissons pas... Nous ne savons rien... rien ! ajouta-t-il avec une emphase douloureuse.

J’avais promis de revenir à la Sapinière, j’y revins, cela va sans dire. À ma seconde visite, je trouvai le jeune homme mieux portant. Son veston de soie, d’un rouge foncé, orné d’une broderie orientale, sa chemise de surah crème, la riche fourrure noire jetée sur lui, mettaient en relief ce qui lui restait de beauté et faisaient ressortir, hélas, les ravages de la destruction.

Au bout de quelques minutes, madame X. descendit au jardin sous prétexte de me cueillir des fleurs.

– Vous savez sans doute, madame, me dit le malade à brûle-pourpoint, que nous sommes des Latins, des Romains authentiques.

– Oui, les descendants de la colonie que Trajan avait établie à l’un des tournants du Danube. Je l’ai su vaguement, puis, par une de ces mystérieuses combinaisons dont se composent nos vies, j’ai été mise, depuis deux ans, en contact avec un grand nombre de Roumains. Ils ont littéralement envahi mon orbite.

– Ma mère même est allée vous relancer ?

– Elle a bien fait, je lui en suis reconnaissante.

– Et moi donc ! fit le jeune homme avec une jolie ferveur.

– Il ne m’a pas fallu longtemps pour reconnaître chez vous l’âme latine, mélangée de traits slaves toutefois ! Ce mélange m’a surtout été révélé par Le Rhapsode de la Dambovita, un recueil de vos ballades et de vos chansons populaires que nous a donné Hélène Vacaresco.

Une expression de vif plaisir illumina la physionomie de mon hôte.

– Vous les avez aimées, j’espère !

– Aimées ! mais je n’ai jamais rien lu d’aussi beau ! L’automne dernier, une de vos compatriotes, une inconnue, laissa pour moi à l’hôtel un volume et une lettre. Dans cette lettre, elle m’invitait presque impérieusement à lire ledit volume, afin que j’apprisse à connaître l’âme roumaine. Le sans-gêne du procédé me causa de l’humeur. Mon premier mouvement fut de renvoyer ce livre... Mes premiers mouvements sont toujours mauvais. Le lendemain matin, à l’heure bonne, celle de mon réveil, j’ouvris le volume par pur acquit de conscience, et mes yeux tombèrent sur ces lignes :

 

            Le maïs s’est penché vers la terre,

            La plaine, sa mère, l’a senti,

            La plaine s’en est effrayée,

            Pourquoi te penches-tu sans que le vent souffle ?

            Maïs, mon enfant fier !

 

 » Du coup, je fus empoignée par l’âme qui se révélait ainsi. Je lus, je lus avec une admiration croissante, avec un véritable effarement, ces ballades où les chanteurs populaires font parler la terre nourricière, les astres, les éléments, les vivants, les morts et leur font dire des choses merveilleuses, des choses qui donnent, à un degré incroyable, la sensation de notre union avec toute la nature, la sensation d’un tout proche Au-delà où vivent ceux qui ont été rappelés. Et c’est slave cela, n’est-ce pas ?

– Très slave en effet.

– Hélène Vacaresco nous apprend que les jeunes filles chantent et improvisent ces ballades en filant autour du foyer. Est-ce possible ?

– Parfaitement, et celle qui oublie les paroles, ou que l’inspiration abandonne, jette son fuseau à l’une de ses compagnes, et la ballade continue, ou se transforme, par des évocations souvent étrangères au récit.

– Eh bien, cela prouve de la manière la plus saisissante, l’existence de ces courants de vie supérieure qui traversent souvent les âmes simples et leur font émettre des paroles dont ils sentent la douceur, l’espoir, la consolation, mais dont ils ne peuvent comprendre la signification réelle. Et ces courants de l’inspiration leur donnent souvent des intuitions extraordinaires, comme dans la Chanson du cobzar qui dit :

Aime-moi, parce que j’ai besoin de ton amour pour mes chansons,

Va-t’en, parce que j’ai besoin de pleurer pour mes chansons,

Meurs, parce que j’ai besoin de chanter la mort pour mes chansons,

Car je suis le cobzar.

 » Comment ce paysan roumain pouvait-il savoir que l’amour, les larmes et la douleur du poète doivent servir à tisser son œuvre, l’œuvre qui appartient à la vie universelle.

– De fait, cela paraît miraculeux. Avez-vous lu La Chanson de l’infidèle ?

– Oui, c’est une des plus grandes choses que je connaisse en matière d’amour et elle a une profondeur psychique qui émerveille.

– Je m’aperçois que, comme nos paysans, j’ai senti le charme de nos chants, mais que je ne les ai pas compris.

– Vous les comprendrez plus tard.

– Plus tard ? dit le malade avec un pauvre petit sourire.

– Plus tard, répétai-je sans avoir l’air de comprendre, et il faudra les lire avec votre esprit, car ils contiennent des révélations qui en font presque des poèmes sacrés. N’est-ce pas une révélation cette parole de la mère qui est morte :

 

            Je lui ai demandé aussi : Petite mère...

            Que disent les morts en songeant aux vivants ?

            Et elle m’a répondu : « Ils ont pitié. »

 

 » Et ce doit être vrai.

– Vous croyez ?

– Je le crois.

– Allons, tant mieux, fit le condamné avec une ironie dont je sentis toute la douleur.

– Je vous assure, continuai-je, que je suis vraiment reconnaissante à Hélène Vacaresco de nous avoir traduit ces chants populaires. Et figurez-vous que, quelques semaines après les avoir lus, j’ai reçu de Bucarest, d’une inconnue encore, des cartes postales qui semblaient faites pour les illustrer. L’une représentait deux adorables jeunes filles aux visages bien latins, je dirais même bien romains, deux paysannes autour d’un puits où elles babillent tout en ayant l’air d’attendre « celui qui doit venir ». Elles portent la chemise et la ceinture brodées, qui sont l’orgueil de leurs doigts, et où se concentre leur vanité féminine. L’autre carte représentait le cobzar chantant auprès de la fontaine pour celles qui y viennent puiser l’eau du ménage. Vous voyez, il fallait absolument que je connaisse quelque chose de votre pays. Les livres ne tombent jamais par hasard entre nos mains.

À ma grande surprise, ces paroles amenèrent une rougeur légère sous la peau du malade... Il eut un rire court et discordant.

– Et savez-vous, madame, de quoi je meurs ? me demanda-t-il.

– Mais d’abord, je ne crois pas que vous soyez en état de mort, dis-je d’un ton léger.

– Oui, vous le croyez et moi aussi. Eh bien, je meurs d’un livre.

– D’un livre ?

– Parfaitement. Jusqu’à l’âge de vingt-trois ans, j’ai été plutôt sage, grâce à l’éducation que ma mère m’avait donnée, grâce aussi au sentiment que j’avais pour une petite cousine. Un jour, à Paris, où je faisais mes études, un de mes compatriotes m’invita à dîner au restaurant, avec lui et son amie, une grue qu’il avait lancée et dont il tirait grande vanité. Je devais le prendre chez lui à sept heures et demie. J’arrivai à l’heure dite, mais il n’était pas rentré. Le domestique me conduisit dans son cabinet de travail. J’allumai une cigarette, puis, avisant un livre ouvert sur le divan, je le pris et me mis à le lire à l’endroit même qui se présentait. C’était un de ces ignobles bouquins qu’on pourrait croire écrits par des singes et pour des singes. Ma première impression fut un dégoût instinctif et je le lançai sur une table voisine. Vous entendez, madame, je le rejetai loin de moi comme une chose infecte... Puis... je le repris, ajouta le jeune homme avec une petite rougeur. Je l’ouvris et, dans une page, certaine phrase me monta au cerveau comme le plus capiteux des vins... Vous pouvez tout entendre, n’est-ce pas ?

– Et tout comprendre.

Il répéta la phrase et je vis, avec horreur, qu’elle l’alléchait encore.

– C’est cette phrase qui a fait flamber mon sang comme du punch, qui a été la cause de tout. Quand mon ami rentra, le sort avait été jeté sur moi.

 » Notre dîner ne fut pas follement gai. Vers la fin, la porte de notre cabinet s’ouvrit, une tête toute empanachée parut dans son entrebâillement et, le croirez-vous, cette tête me donna comme une secousse électrique.

 » – On peut ? demanda-t-elle.

 » – On peut, répondit mon hôte. » La femme entra.

 » Elle nous dit qu’elle avait dîné avec un Argentin, mais qu’elle l’avait plaqué parce qu’il était trop bête et ne savait pas même boire. Si j’avais été de sang-froid, cette femme ne m’aurait inspiré que du dégoût, j’en suis sûr, j’avais encore l’âge où l’on rêve de vierges et de blondes. Elle était grande, très maigre. Sa chevelure noire, ses lèvres rougies, lui faisaient un visage d’enfer dans lequel des yeux immenses et allongés mettaient comme un morceau de ciel. Cela ressemble à une phrase de roman, dit le jeune homme avec un petit sourire. Mais ce fut bien là l’impression que firent sur moi, ce noir, ce rouge, ce bleu vivants. Et, madame, elle me parut être l’héroïne en personne du livre que j’avais lu ; elle aurait pu prononcer les mots de folie qui m’avaient saisi. Nous finîmes la soirée au théâtre et elle fut de la partie. Elle vit que j’étais un naïf, un béjaune, comme vous dites, elle voulut m’épater, et elle m’épata, ajouta le jeune homme en tamponnant son front moite, si bien que j’en devins fou et idiot. Elle était malade, tuberculeuse jusqu’aux moelles. Le pauvre petit foyer de vie qui lui restait, flambait de désirs et de passion. Elle m’entraîna dans les pires excès. Elle me tortura effroyablement et elle m’aima un peu, je crois. Elle est morte, il y a un an, je suis le seul à qui elle ait demandé pardon. Elle est morte et me voici...

Un accès de toux ponctua de plusieurs points ce dernier mot et le rendit tragique.

– Cette femme, madame, continua le malade, n’était pas seulement une grue, mais une glu, et moi, j’ai été « Le pauv’ gas » de la chanson de Richepin, et comme lui, j’ai tué ma mère... je lui ai arraché le cœur 1...

– Mais non... mais non... mon enfant, n’exagérez pas. Elles sont bien rares, les mères qui ne souffrent pas de même par leurs fils. La vôtre est heureuse maintenant de vous avoir reconquis, et elle trouve, j’en suis sûre, dans l’œuvre de votre sauvetage, une sorte de volupté maternelle.

– Oui, mais je m’aperçois maintenant du mal que ma folie lui a fait ; elle a détruit sa beauté et sa santé, elle a blanchi ses cheveux, creusé ses yeux. J’en ai un remords incessant... Comment ai-je pu ?... Comment ai-je pu ?... fit M. X. en crispant ses mains sur les appuis de la chaise longue.

– Vous avez vécu votre destinée, dis-je.

– Oui... ah oui ! n’est-ce pas ? J’éprouve quelque soulagement à reconnaître que je n’ai créé aucune de ces circonstances qui m’ont rendu criminel. J’ai été comme pris dans un remous. Pour que je lise le livre de damnation, il fallait que mon ami l’achetât, il fallait qu’il fût retenu au club par une partie de bridge. Et le livre était ouvert au bon endroit... ajouta M. X. avec une ironie amère. Appelleriez-vous cela providentiel ?

– Assurément.

– Oh !...

Cette exclamation fut jetée avec un accent choqué.

– La Providence est pour moi l’ensemble des puissances divines, qui nous gouvernent. Elle n’est pas chargée uniquement d’arranger nos petites affaires, elle les dérange le plus souvent. Elle brise aussi bien l’échelon sous nos pieds qu’elle le raccommode, et elle a des raisons pour le briser ou le raccommoder.

– Oh ! je ne crois assurément pas à la liberté humaine. Dès que l’on étudie les lois physiques de la nature, on en voit l’impossibilité ; mais alors les maux dont nous sommes comblés, car nous en sommes comblés, fit M. X. avec amertume, ne sauraient être des châtiments ?

– Non, puisque les êtres bons... les êtres les meilleurs, les animaux innocents, en ont leur part.

– Et la plus grande part souvent...

– Du reste, nous sommes si étroitement unis, petits et grands, pauvres et riches, que les coupables ne pourraient jamais être punis sans que les innocents en souffrent.

– Vous avez raison. Si, par exemple, ma maladie et ma mort étaient un châtiment, ce châtiment atteindrait ma mère et mon ami plus cruellement que moi.

– Aussi ne sommes-nous pas châtiés, mais travaillés seulement... C’est bien suffisant.

– Bien suffisant, en effet.

– Et tenez, continuai-je, l’autre jour, dans l’Évangile de saint Jean, j’ai rencontré une consolante révélation, il fallait peut-être que je vous la transmette. Quand Jésus se trouve devant l’aveugle-né, un de ses disciples lui demande : « Maître, qui est-ce qui a péché ? Est-ce cet homme, ou son père, ou sa mère, pour qu’il soit né aveugle ? » Jésus répond : « Ce n’est point qu’il ait péché, ni son père, ni sa mère, c’est afin que les œuvres de Dieu soient manifestes en lui. »

Le jeune homme eut un soupir d’allégement.

– Ah ! c’est bon à entendre cela, fit-il.

– Jésus croyait à sa mission, il savait qu’il devait mourir crucifié pour accomplir un dessein providentiel. C’est là ce qui rend sa Passion si tragique. Dans le jardin de Gethsémani il dit : « Mon âme est saisie de tristesse jusqu’à la mort. » Puis, il ajoute : « Mon père, que cette coupe passe loin de moi, si c’est possible. » Et ce n’était pas possible ! Nous pouvons le voir, car elle contenait les éléments du colossal travail d’évolution religieuse qui devait se faire. Et de même, aux lèvres de l’humanité tout entière, la coupe d’amertume est sans cesse présentée. L’humanité répète la prière de Jésus, en vain toujours. Cette coupe doit être absorbée parce qu’il s’y trouve sans doute des germes de progrès et de bonheur futur.

– Ah ! madame, quelle optimiste vous êtes ! dit le jeune homme avec un de ses faibles sourires. Je l’avais deviné en vous lisant et c’est pourquoi j’ai tant désiré causer avec vous. Dites-moi, est-ce par la religion, ou par la science, que vous êtes arrivée à croire à ce futur ?

– Ni par l’un, ni par l’autre ; je n’ai pas assez de foi religieuse, pas assez de connaissances pour cela. Je crois par simple bon sens ; le bon sens trouve souvent des conclusions plus justes que la science. Il me démontre que, si nous commencions avec notre naissance et finissions avec notre mort, nous n’aurions aucune signification, et des êtres ou des choses sans signification ne sauraient exister.

– Vous avez raison, là.

– Concevriez-vous qu’une seule parcelle d’un tout immortel puisse être anéantie ?

– C’est inadmissible.

– Eh bien, l’essence de vie, qui est la « radioactivité » de Dieu, doit conférer l’immortalité à la molécule qu’elle crée. Elle lui donne le mouvement ; qui dit mouvement dit progrès, dit évolutions et transformations infinies.

– Assurément.

– À mon âge, voyez-vous, on a un long passé, un tout petit présent et l’avenir est au delà de ce mur d’exécution qui, à tous, barre le chemin. En ces dernières années, j’ai essayé de me hausser par la pensée, de me fabriquer une paire d’échasses intellectuelles, pour voir de l’autre côté. Hélas ! elles n’étaient pas bien hautes, je n’ai aperçu que des lueurs... mais ces lueurs m’ont permis de concevoir quelque chose de très consolant et de très beau.

– Quelque chose de consolant et de beau ! ah ! dites, madame, dites, fit le jeune homme en avançant son buste et avec une intonation qui révélait un désir ardent de meilleur espoir.

Je regardai son visage émacié, ses yeux luisant de fièvre mortelle, et j’hésitai... Ma conception de ce monde et de l’autre pourrait-elle réconcilier ce condamné à son sort ? C’était une expérience à faire... elle me tenta.

– Vous ne vous moquerez pas de mon rêve ? fis-je, pour gagner du temps.

– Me moquer !... Dieu me garde !

– Eh bien, je crois à l’existence d’innombrables hiérarchies, d’êtres supérieurs, de ces êtres que les théologiens nomment des Anges, des Archanges, des Puissances, des Dominations et la Bible, dans certains psaumes, des Dieux et que nous appelons, nous, la Nature, la Providence. Je les vois, non pas endormis dans des rêves extatiques, non pas occupés uniquement à chanter les louanges de l’Éternel Dieu... mais à le servir, à lutter, à combattre pour lui et avec lui. Ils m’apparaissent comme les chefs de son armée des cieux, ses initiés, ses transmetteurs, ses agents, les fabricateurs des mondes semés dans l’Univers comme des grains de sable. Je les vois captant les nébuleuses dans lesquelles le Créateur suprême a renfermé toutes les énergies physiques et psychiques. Je les vois développant ces germes en des milliards de formes diverses, les dirigeant vers des états de plus en plus parfaits ; et, regardez !... leurs premières créations ont été monstrueuses. L’ancêtre n’était pas le bel Adam de la légende ; il avait le crâne aplati ; sous ce crâne, un pauvre petit moteur primitif, comme ceux de nos premiers automobiles ; ses mâchoires étaient faites pour broyer les os, déchirer les chairs ; ses bras démesurés pour les étreintes mortelles. Par des déluges successifs, les Dieux semblent avoir voulu effacer ces ébauches, comme l’enfant efface, sur son ardoise, les traits qui ne le satisfont plus. Leurs progrès ont marqué nos progrès ; quand ils ont appris, ils nous ont enseigné ; ces progrès ont été obtenus par une lutte incessante, par des efforts désespérés de leur part et de la nôtre. Avec nous, par nous, ils ont connu les joies de la victoire, les amertumes de la défaite. Imaginez un peu tout le chemin parcouru entre l’heure où, du choc de deux morceaux de bois d’essences diverses, a jailli la première étincelle du feu et celle où, du contact de deux métaux divers aussi, a jailli la première étincelle de l’électricité ! N’est-ce pas merveilleux de penser que nous sommes arrivés à pouvoir lire, dans la pierre, l’histoire de nos toutes premières heures ?

– C’est même miraculeux.

– Quel plaisir divin elles doivent éprouver ces Puissances à jouer le grand jeu de la vie, à créer des races, des nations, des empires.

– Et à préparer leur décadence !

– Sans doute, parce qu’elle savent, qu’en se désagrégeant, les choses produisent des radiations nouvelles.

– Ah ! il est robuste, madame, votre optimisme ! fit le jeune homme en souriant, puis, avec une intention de taquinerie :

– Et ces Dieux de la Terre, ont-ils des Déesses ?

– Assurément, l’élément féminin doit exister dans tout l’Univers, il est même facile de le reconnaître dans certaines créations.

– Et quelles formes prêtez-vous à ces êtres supérieurs ?

– Un poète de grand génie pourrait seul les imaginer. Cependant je crois qu’ils doivent avoir des corps, car le corps est le serviteur de l’âme.

– Son maître... plus souvent, murmura M. X. en abaissant les paupières.

– Chez les hommes, oui, les Dieux savent le tenir en mains, probablement, et puis, ils auront des corps glorieux, selon l’expression de l’Évangile. Je ne sais pas au juste ce que c’est, mais cela donne une idée de beauté physique et psychique. Le livre sacré est plein de ces trouvailles-là. Ils subissent probablement aussi cette transformation que nous appelons la mort. Et je suppose qu’ils ont une flore et une faune, des cités, des temples, des palais, dont les nôtres sont la lointaine reproduction. Et vous dirai-je comment je les vois encore les Dieux ?

– Dites, madame, dites.

– Eh bien, je les vois devant des tables d’harmonie, devant des claviers divins, dirigeant leur lutte et la nôtre au moyen de courants psychiques, envoyant des ondes de pensée, d’idées, de sentiments, d’inspirations sur notre planète. C’est le souvenir d’un humble professeur que j’ai connu autrefois, dans une petite ville de l’Ombrie, qui a créé en moi cette image. Il s’appelait Dini, j’ai du plaisir à rappeler son nom parce que c’était un chercheur. On le disait toqué. Il y a tant de sages qui ont passé pour des fous !... et tant de fous qui ont passé pour des sages ! Celui-là prétendait que chaque créature donnait une phrase musicale, chaque événement même. Il avait mis toutes ses connaissances en musique, et avait exposé sa théorie en de nombreuses brochures. Je me suis demandé souvent si, dans sa philosophie, il n’y avait pas quelque grande vérité intuitive. Je vais vous confesser une impression toute personnelle et qui me semble curieuse. Pour Dieu que je ne puis concevoir, j’ai une adoration profonde et, si j’ose dire, tendre. Je sens son existence en moi. La Providence, au contraire, me laisse froide...

– peut-être parce que vous pouvez la concevoir.

– peut-être, répétai-je, quelque peu étonnée de la subtilité de la raison. J’ai toujours été mal avec elle. Quand je sentais le mors et l’étrier, je ruais. Aujourd’hui, bien que je sache qu’elle n’est pas libre, quand les journaux sont partout pleins de calamités, je lui fais des reproches véhéments.

– Alors vous croyez que tous les événements politiques et autres sont l’œuvre des Dieux ?

– Assurément. Si vous lisez votre journal dans cet esprit, vous verrez quel intérêt il prendra ! Il n’est autre que de la copie divine. De la copie divine ! cela sonne drôlement, mais l’épopée de la Terre est-elle autre chose ?

– Votre conception, madame, ne fait-elle pas de nous de simples fantoches ?

– Des fantoches ! non, mais des soldats, des disciples, des initiés, des initiateurs, des créatures qui apprennent à assembler les choses avec perfection... comme dans ce jeu que l’on nomme « patience » en français et « puzzle » en anglais et qui, si curieusement, fait fureur aujourd’hui. L’ingénieur apprend l’art de combiner les forces, l’architecte l’art de bâtir, de diriger les travaux de nombreuses mains ; les géomètres, les mathématiciens étudient la science des figures et des nombres. Les chimistes étudient le jeu des molécules, leur composition et leur décomposition. Les médecins étudient la structure du corps humain et ils sont déjà employés à le raccommoder, à le guérir parfois. Les rois, les hommes d’État apprennent l’art de conduire les masses, de maintenir l’ordre parmi elles. Le romancier fait quelque chose de plus extraordinaire encore... et de plus significatif : il crée des êtres fictifs, de véritables marionnettes, dont il trouve les éléments dans les lobes de son cerveau. Il leur élabore des destinées heureuses ou malheureuses, les fait parler, agir, les rend vivants au point que leurs paroles ou leurs actes affecteront des êtres de chair et d’os, des êtres animés. Ne vous semble-t-il pas, par ces quelques exemples, que nous apprenons en réalité notre métier de Dieux futurs ?

– On le dirait, on le dirait.

– Nous deviendrons à notre tour des fabricateurs de mondes. Tenez, avez-vous remarqué que le jouet favori de l’homme est la balle, un petit globe ? Je vois là un symbole et une promesse.

– Oh ! madame... madame, protesta le malade en souriant.

– Il n’y a pas de « madame » qui tienne ! Nous connaîtrons plus complètement le labeur divin, nous connaîtrons la jouissance de manier les infiniment grands qui sont l’amour, la haine, l’ambition, le patriotisme, l’héroïsme, et ces infiniment petits, tout aussi formidables, qui sont la vanité, le snobisme et tant d’autres, tant d’autres...

Tout en disant ma conception de notre devenir, j’en avais suivi l’effet sur le visage du malade et, avec une intense satisfaction, je l’avais vu s’adoucir, puis s’illuminer d’espérance.

– Ah ! madame, vous allez me réconcilier avec la Mort ! fit-il avec un sourire très jeune.

– La Mort est dans la Vie, et la Vie est dans la Mort ! répliquai-je. Elles ne sont que des transformations.

– Vous croyez donc aux réincarnations ?

– Assurément.

– Ah ! tant mieux ! fit M. X... avec un soupir d’allégement. Adamovitch et moi avons discuté souvent cette probabilité et, de chacune de nos discussions, elle est sortie plus claire, plus compatible avec la justice divine. Et pourtant, nous n’avons jamais pu en convaincre ma mère... Elle a peur de perdre son fils plus complètement, ajouta le jeune homme, avec un regard qui sembla me demander une contradiction.

– C’est le cas de dire : les femmes « ont des raisons que la raison ignore ». Les liens qui nous unissent, qui nous groupent, peuvent changer sans être rompus. Dans un grand amour, dans une grande amitié, il y a peut-être une infinité de sentiments. Cela ne se crée pas tout d’un coup. Si la réincarnation n’existait pas, l’homme, pour l’avoir rêvée seulement, serait meilleur que Dieu et cela n’est pas possible. Savez-vous ce que je crois ? La Nature, qui est le poète suprême, n’a créé la Mort que pour entourer d’un mystère sacré nos transformations successives.

– Oh ! madame ! fit le jeune homme enjoignant ses mains pâles, n’inventez-vous pas ceci pour moi ?

– Non, je vous l’affirme. Il y a longtemps que celle idée s’est emparée de mon esprit. Convenez qu’il n’eût pas été facile de nous faire changer de corps ici-bas. Quand les Dieux enlevaient quelque Terrien, ils s’enveloppaient toujours de nuages. Mais je ne crois pas aux promenades astrales du rêve théosophe du spirite. Les transmissions doivent se faire sans solution de continuité. La romancière, j’en ai peur, dis-je en souriant, fait tort au philosophe. Mon rêve vous paraît donc impossible ?

– Il me paraît seulement trop beau, mais combien lointaine notre apothéose !

– N’importe. Le temps n’existe pas pour l’éternité... et je l’ai déjà dit, je crois, nous sommes dans l’éternité. La Terre y est entrée le jour où elle a été conçue par l’Éternel Dieu.

– Dans l’éternité...

Les yeux du jeune homme reflétèrent le mouvement de la pensée.

– Mais c’est bien possible que nous y soyons dans l’éternité, fit-il lentement.

– C’est même sûr, fis-je en souriant. Nous existons sans doute depuis des millions d’années. Combien d’atavismes, de générations n’a-t-il pas fallu pour faire César qui était un législateur, un orateur, un homme de guerre, un écrivain ; pour faire Michel-Ange qui était un peintre, un sculpteur, un poète ; pour faire Léonard de Vinci qui était un peintre, un géomètre, un mathématicien !

– Aurons-nous un jour conscience de ces étapes ? me demanda M. X...

– Oui, quand nous pourrons en supporter la conscience, quand nous pourrons regarder, sans vertige, l’échelle de progression. La plante, l’animal et l’homme sont en train de devenir. L’âme de la plante, qui n’a que des nervures et de la sève, aura des cellules cérébrales, des nerfs et du sang ; l’âme de l’animal aura des yeux qui pourront voir le ciel, l’âme de l’homme aura un corps glorieux. Cette conception est peut-être bien enfantine, bien barbare, mais elle doit se rapprocher un peu de la vérité, car elle explique l’inégalité des conditions et des destinées, inégalité qui existe pour les animaux aussi bien que pour nous, et elle satisfait en quelque mesure notre sens de justice.

M. X. fit de la tête un signe affirmatif.

– Toutes les créatures élaborent leur âme individuelle et une vie supérieure. Les Dieux en créant le ver-papillon ont voulu, dirait-on, nous révéler ce futur ; mais nous ne comprenons pas encore leurs révélations. Savez-vous qu’à Rome les gens du peuple disent d’une personne qui vient de mourir : « Si sfarfallata » – « elle a percé son cocon » ?

– Ah ! quelle jolie idée !

– N’est-ce pas ? Le jour de la mort de Pie IX, j’ai entendu une bonne femme dire à une autre : « e dunque si sfarfallato il Papa ? »... « et alors le pape a percé son cocon !... » C’était sublime d’intuition... mais cela faisait une drôle d’image : un Pape devenu papillon ! – Et cependant, ce doit être cela, nous nous fabriquons tous des ailes...

– Oh ! madame, si je pouvais partager votre foi ! dit le jeune homme, en rapprochant ses mains dans un geste de prière.

– Elle vous viendra, si vous ruminez un peu la vie.

– Ruminer la vie ! mais je ne fais que cela ! et plus je la rumine, moins je la comprends.

– Que lisez-vous ?

– Des voyages.

– C’est bien, mais il y a mieux ; voulez-vous me promettre de lire ce que je vais vous recommander ?

– Si je vous le promets !

– Procurez-vous Les Souvenirs Entomologiques d’Henri Fabre. Il est considéré comme le plus grand naturaliste du monde. Il a près de quatre-vingts ans. Pendant un demi-siècle, il a étudié les insectes. En observations, il a donné à la science des trésors que rien ne peut payer et il est plus pauvre qu’un ouvrier. La France, j’ai le chagrin de devoir le reconnaître, ne sait ni récompenser ses serviteurs, ni aider ses chercheurs ; elle n’est généreuse qu’en monuments et en statues. L’Angleterre et l’Amérique auraient comblé d’honneurs et d’argent un homme comme Henri Fabre, et il aurait pu se procurer les instruments nécessaires à ses études. Cependant, avec l’outillage le plus primitif, avec ses seuls pauvres yeux, il a pu nous révéler quelque chose de la profondeur de la Vie. Si vous lisez Les Souvenirs Entomologiques, vous croirez à notre passé et à notre devenir. – Je vous apporterai Les Beaux Dimanches du docteur Bourget, c’est un livre simple et savant qui vous fera l’effet d’un bain purifiant.

– Je lirai... oh ! je lirai tout cela, madame. La grâce d’état dont vous parlez souvent ne m’est pas venue encore, mais je suis convaincu que votre visite est providentielle.

– Certainement... providentielle, pour moi aussi. En vous exposant ma foi, je la rendais plus claire et plus nette à mon propre esprit. Sans m’en douter, je faisais un double travail ! N’est-ce pas prodigieux ?

M. X. approuva d’un lent signe de tête.

– Et c’est plus prodigieux encore chez les insectes, ajoutai-je en souriant.

À ce moment, madame X. remonta du jardin avec une gerbe des premiers chrysanthèmes. Elle interrogea avidement la physionomie de son fils et, la voyant sereine et douce, elle me remercia avec des yeux brillants de larmes retenues.

Lorsque je pris congé, le jeune homme me serra la main avec une expression de reconnaissance émouvante. Impulsivement je la portai à ses lèvres ; leur contact froid... oh ! si froid déjà, me mit un frisson au coeur, mais de quel beau regard il me remercia !

Je ne fus pas longtemps sans retourner à la Sapinière. J’avais hâte de juger de l’effet de la lecture que j’avais prescrite. Le docteur Adamovitch, que je trouvai au tram, me dit tout de suite combien mon inspiration avait été heureuse en conseillant à son malade de lire Les Souvenirs Entomologiques. Ils l’ont sorti de lui-même, ajouta-t-il. Il ne pense plus qu’aux insectes ; il se réjouit d’en parler avec vous.

M. X. m’aperçut de la véranda et, avec un geste jeune, il agita le volume qu’il tenait. Il vint au-devant de moi, son corps et sa physionomie semblaient animés de pensées nouvelles.

– Ah ! madame, fit-il, aussitôt après notre poignée de mains, sans vous j’aurais toujours ignoré la profondeur réelle de la vie.

– Dites sans Henri Fabre.

– Oui, et quelle admiration j’ai pour lui. Dès que je serai en état de voyager, j’irai lui présenter mes hommages.

Les paupières de madame X. battirent, en entendant l’expression de ce projet qu’elle savait vain.

Comme nous prenions place à la table du thé, elle me dit avec un de ses sourires héroïques :

– Vous savez, madame, que nous n’osons pas maintenant tuer un insecte ! Je ne me doutais, pas plus qu’Andros, qu’ils étaient de semblables merveilles !

– L’Histoire Naturelle est le livre divin par excellence, celui qui contient la vraie Révélation, et si peu encore le lisent ! On devrait le mettre à la portée de l’enfant. Il serait pour lui une source d’amusement et d’intérêt. Il lui apprendrait à voir, à observer le vol de l’oiseau, le travail des insectes, la vie des plantes ; il lui apprendrait surtout qu’en ce monde il n’y a pas que lui, l’homme futur, et il lui ferait connaître Dieu par quelque chose de visible et de tangible. Il ne paraîtrait pas si lointain, mais tel qu’il est, tout près... tout près de nous !

– Et cependant, madame, la majorité des hommes de science n’a aucune espèce de religion, objecta M. Adamovitch, comment l’expliquez-vous ?

– Très bien ; ce qu’ils découvrent dans le Ciel, dans les profondeurs de l’Océan et de la Terre, leur fait croire à la fausseté absolue de ces rêves métaphysiques que sont les religions. Ils les dédaignent et à tort, car ces rêves merveilleux, touchants, quoique bien éloignés de la vérité, sont traversés d’intuitions, d’inspirations divines ; ils renferment des symboles qui pourraient les éclairer. Ils ne font, du reste, qu’un travail d’artisans, ils cherchent, ils classifient, ils traduisent les manuscrits divins sans en comprendre la révélation. Mais il naîtra des penseurs, des poètes qui nous en dévoileront le vrai sens, qui en dégageront l’âme.

– Ah ! qu’ils viennent donc ! s’écria le docteur. Nous avons besoin de vérité, nous sommes saturés de fables et de mensonges !

– Ils viendront ! J’ai lu, il y a quelques jours, un petit poème intitulé La Cigale qui m’a ravie comme un premier fruit de l’évolution que nous commençons. C’est la naissance de la cigale qui l’a inspiré. Il dévoile le travail de la nature, et, de ce travail se dégage une belle espérance. J’ai le regret d’avoir oublié le nom de l’auteur.

– Il paraît que clans les écoles, en France, il est défendu de parler de Dieu, dit madame X., est-ce que ce n’est pas là un signe de décadence ?

– D’évolution seulement, j’espère. Pour ma part, je ne trouve pas mauvais que l’enseignement de la doctrine religieuse soit laissé aux prêtres et aux pasteurs ; mais que les instituteurs ne tournent pas la pensée, l’amour, l’admiration de l’enfant vers l’Être dont nous émanons, dont ils exposent l’œuvre du matin au soir, cela me paraît grotesquement bête, criminel même. Ils oblitèrent chez les nouveaux venus le sentiment religieux, un sentiment qui, bien compris, pourrait élever considérablement leur esprit et leur cœur. C’est une force ascensionnelle dont ils les privent, et ils n’en ont pas le droit. Un jour, à Paris, comme je passais devant la Madeleine avec un ami – un parfait incrédule –, nous vîmes sortir de l’église toute une première communion. Il s’arrêta net : « Tenez, me dit-il, je ne peux pas pardonner à mon père de m’avoir privé des émotions que viennent de connaître ces ridicules gamins en brassards blancs. Il a voulu me laisser libre de choisir ma religion et je n’en ai choisi aucune. » – Je voudrais voir le nom de Dieu écrit en caractères d’or au front de tous les édifices, évoqué dans toutes nos assemblées, dans toutes nos fêtes. Il peut seul donner quelque dignité à nos actes, quelque relief à nos pauvres terriennières si près du sol !

– De fait, les plus grandes nations sont les plus religieuses, remarqua M. Adamovitch, voyez l’Angleterre ?

– Ah ! les Anglais ont le sentiment religieux. On le sent dans leur poésie de si haut vol, dans heurs hymnes de prière si touchantes et si viriles. Les Français, eux, n’ont que de la religion, mais ils en ont beaucoup plus que ne le croient les étrangers, beaucoup plus qu’ils ne le croient eux-mêmes. Toutefois, la plupart ne savent pas dégager Dieu de l’Église, de ses doctrines et de ses pratiques. Pour les anticléricaux, Dieu est essentiellement ecclésiastique, antirépublicain ! c’est pour cela qu’ils le proscrivent. Si, dans le corps enseignant, il y avait des penseurs, – et des penseurs courageux, – au bas des projections photographiques qui révèlent les merveilles de la nature, ils écriraient : « L’auteur, Dieu ». Ils capteraient comme l’Église – mieux qu’elle – cette force immense ; ce Dieu laïcisé aurait des adorateurs fervents.

– Mais alors l’Église n’en voudrait peut-être pas, fit le malade en souriant...

– C’est bien possible. Voyez-vous, cette hostilité que les étrangers prennent pour de l’impiété, n’est autre qu’une question de politique. L’Église catholique est essentiellement romaine. À ses premières heures, elle avait rêvé d’être une République chrétienne, elle avait même pris ce nom de république, cher entre tous au peuple de Rome. Puis, elle est devenue une théocratie et la République est restée laïque. L’Église a dominé les empereurs et les rois, mais elle a toujours battu en retraite devant cette force intangible qu’est la chose publique, respublica. Ces deux pouvoirs rivaux et ennemis ont la même intransigeance, la même tyrannie, la même ambition, celle de l’université... L’Église catholique ne se doute pas combien elle est républicaine, pas plus que la République ne se doute combien elle est Église romaine. Entre ces deux pouvoirs, la lutte a été enfantine et barbare. Le gouvernement républicain a enlevé aux Français le privilège sacré de la liberté de conscience, privilège qui est respecté dans tous les États civilisés. La France ne mérite pas cet affront. Ah ! voyez-vous, la Nature ne nous a encore donné ni le prêtre, ni le médecin, ni le républicain... Le prêtre ? nous n’avons que des ecclésiastiques ; le médecin ? nous n’avons que des professeurs et des docteurs ; le républicain ? nous n’avons que des hommes de partis. Quand ces trois grandes unités humaines auront été créées, nous serons plus heureux. En attendant, la politique est un agent plutôt cruel de la lutte à laquelle nous participons, et qui commence bien bas dans l’échelle des êtres, comme vous avez pu le voir en lisant Souvenirs Entomologiques.

– Oui, et savez-vous, fit le jeune homme avec une brillante expression, la lutte de l’homme ne me semble maintenant que l’extension et le développement de la lutte de l’insecte. Ce dernier naît pourvu des outils de l’ouvrier maçon, charpentier, mouleur, pourvu d’armes d’attaque et de défense ; l’homme doit se les fabriquer.

– Heureusement ! m’écriai-je, nous ne sommes pas jolis... jolis, mais imaginez ce que nous serions, ornés de tout cet attirail : le maçon avec sa truelle, par exemple, le guerrier avec des dards et des lances.

– L’écrivain avec sa plume, ajouta gaiement monsieur X.

Nous rîmes tous à l’image suggérée.

– Quelle patience il faut à un entomologiste pour déchiffrer, comme le fait Henri Fabre, ce que raconte le va-et-vient d’un scarabée ! En le lisant, j’ai eu l’idée que des yeux invisibles plongeaient peut-être dans nos cités humaines et étudiaient aussi notre vie.

– La même idée m’est venue.

– Ce qui ressort des observations de votre naturaliste languedocien, dit le docteur, c’est la prévoyance de la nature pour la conservation de l’espèce. Ces chambres d’éclosion vernissées, aérées, hygiéniques, que l’insecte prépare pour une misérable petite larve ! C’est stupéfiant ! Puis, quand on songe que l’homme ne sait pas en faire autant pour sa progéniture et que des milliers d’enfants périssent par l’ignorance des parents, on est renversé, car si une larve est précieuse dans l’univers, ne devons-nous pas l’être mille fois plus ?

– Et nous le sommes, soyez-en sûrs. Le Terrien, lui, doit tout apprendre, c’est là même ce qui fait sa supériorité.

– Andros nous a lu les amours du scorpion et de la scorpionne, dit madame X. Elles nous ont divertis et touchés. C’est dommage qu’elles finissent aussi tragiquement. Cette scorpionne mangeant son mari ! A-t-on idée de ça ?

– Ah ! il était devenu inutile. Les Dieux ont trouvé ce moyen original de le supprimer.

– Et puis, mère, la scorpionne mange le corps de son mari, mais elle ne mange pas son âme, et cette âme progressera, selon Pierre de Coulevain, fit le jeune homme avec une douce moquerie.

– Non, pas selon Pierre de Coulevain, dis-je en souriant, selon les lois de l’univers. Ne commencez-vous pas à croire à notre passé et à notre devenir ?

– Je commence.

– Et bien, vous êtes dans la bonne voie, ne la lâchez plus.

– Pas de danger !

Pendant tout l’automne, la Sapinière fut le but de mes promenades de beau temps. J’y allais chaque fois avec un intérêt plus affectueux et j’en revenais avec un chagrin plus vif. J’éprouvais une joie égoïste à sentir que ce condamné n’était pas mon fils, que je ne l’avais pas porté neuf mois près de mon cœur et vingt-six ans dans mon cœur même ! Il ne voulut plus lire que de l’histoire naturelle. Je le trouvais toujours comme soulevé de terre, par les investigations dans la profondeur de la vie végétale et animale. Nous causions plantes, abeilles, fourmis et souvent il disait : « Si je n’avais pas été malade, j’aurais ignoré tout cela ! » Sevré de l’activité organisée, il ne voyait plus la mort.

Madame X ne savait comment me remercier, elle m’envoyait des fleurs, des fruits, des confitures roumaines, des confitures de cédrat qu’elle faisait elle-même. Quand je quittai la Suisse, au mois de janvier, le malade était entré dans une de ces déconcertantes périodes où la guérison semble possible. Deux mois plus tard, il mourait soudainement, en buvant une coupe de champagne ! La petite cousine, qui avait été son premier amour, se trouvait auprès de lui. Dans sa fin, il y eut de la miséricorde divine. Sa mère, qui l’avait emporté un jour « comme une chatte emporte son petit entre ses dents », selon son expression, le ramena en Roumanie dans un cercueil. Elle ne lui survécut que quelques mois.

Et l’auteur, qui a été l’agent inconscient de toute cette douleur, est un homme excellent, un esprit brillant, mais vulgaire. Il a peut-être écrit la phrase homicide, la cigarette aux lèvres et les épaules secouées par un petit rire de satisfaction, trouvant que c’était très fort... Oui, avec quelques mots, il avait tué deux créatures humaines. C’était très fort en vérité !

 

 

 

Pierre de COULEVAIN, Le roman merveilleux,

Calmann-Lévy, 1913.

 

 

 

1. Y avait un' fois un pauv' gars, / Qu'aimait cell' qui ne l'aimait pas. / Ell' lui dit : « Apport' moi d'main / L' cœur de ta mèr' pour mon chien. » / Va chez sa mère et la tue, / Lui prit l' cœur et s'en courut. / Comme il courut il tomba, / Et par terre l' cœur roula. / Et pendant que l' cœur roulait, / Entendit l' cœur qui parlait. / Et l' cœur disait en pleurant : / « T'es-tu fait mal, mon enfant ? » (Jean Richepin.)

 

 

 

 

 

 

 

 

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