La sorcière de Prague

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Francis Marion CRAWFORD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Une foule immense emplissait l’église ; ici, s’entassant dans les vieux bancs noircis ; là, debout, se serrant dans la nef et les bas-côtés, pressée coude à coude, jusque dans les deux chapelles, à droite et à gauche de l’abside ; foule d’hommes et de femmes pâles, aux regards tristes, et sur les visages desquels était écrite l’histoire de leur nation. Les énormes fûts des colonnes et les pilastres de l’édifice gothique s’élevaient, comme les troncs d’arbres géants d’une forêt primitive émergent du milieu des sombres broussailles, étendant et réunissant leurs rameaux de pierre tout en haut dans l’ombre de la voûte. Des fenêtres en ogive de la nef, une lumière incertaine descendait, éclairant l’ombre à mi-hauteur, et semblait flotter sur l’obscurité d’en bas comme de l’huile sur l’eau d’un puits. Au-dessus de l’entrée occidentale, le grand orgue se dressait, fantastique, avec ses tuyaux géants et ses lourds ornements dorés ternis par la patine du temps, semblable à une colossale couronne royale depuis longtemps oubliée dans le garde-meuble de l’univers, sous la poussière des siècles. À l’Orient, devant la grille du chœur, des torches de cire, si grosses qu’un homme n’aurait pu en embrasser une de ses deux mains, étaient rangées à intervalles irréguliers, celles-ci hautes, celles-là plus basses, projetant vers le ciel de longues flammes d’or. Chacune d’elles était entourée de lourdes couronnes funéraires et portait, au-dessous de ces couronnes, une plaque où étaient inscrits, en idiome bohémien, les noms, titres et qualités de celui ou de celle en mémoire de qui on les avait allumées. Des lampes et des cierges sans nombre, placés devant les autels latéraux et, au pied des piliers, sous les châsses bizarres surmontées d’un dais, luttaient vainement contre l’obscurité, ne répandant que de pâles rayons jaunâtres sur les visages blêmes les plus rapprochés de leur zone de vague clarté.

Soudain la profonde vibration d’une unique note de pédale éclata dans l’orgue et traversa le silence, note pleine, large, imposante. Puis, sur cette basse majestueuse, vinrent se grouper de grands accords, se succédant en une modulation simple, tantôt retentissant de l’éclat des trompettes et de l’explosion simultanée de mélanges de quintes et de notes couplées pour arriver à un grondement assourdissant, tantôt s’adoucissant, pour s’éteindre presque en un accord ordinaire longtemps soutenu. C’était l’officiant qui arrivait au pied du maître-autel. Alors, comme il s’inclinait sur la première marche, les voix de l’immense assemblée se joignirent aux harmonies de l’orgue et envoyèrent jusqu’à la voûte lointaine un vieux chant slave, beau et mélancolique, rendu plus étrange encore par le caractère indéfinissable de la langue bohémienne, dans laquelle les sons les plus doux des langues méridionales alternent sauvagement avec des sifflements durs, gutturaux, stridents.

Strannick se tenait debout au milieu de la foule, dominant de sa haute stature les hommes qui l’entouraient, de telle sorte qu’un peu de la lumière des torches funéraires se répandait sur son visage mâle et pensif, faisant saillir plus vivement les traits nobles et tristes et se perdant dans les ombres de la barbe et des cheveux noirs. Son visage était de ceux que Rembrandt eût peints, vu ainsi sous cette lumière que le maître préférait ; l’expression puissante des traits semblait un foyer de lumière qui eût triomphé de l’obscurité ambiante ; les yeux gris, enfoncés, paraissaient presque noirs, par suite de la grande dilatation des pupilles ; les sombres sourcils dessinaient nettement sur le visage la limite existant entre la passion et la pensée ; le front pâle, légèrement déprimé en son centre, attestait l’homme de cœur, l’homme de foi, l’homme de dévouement, ainsi que la nature intuitive d’un esprit délicatement impressionnable, et les qualités vives et souples d’un homme parfaitement organisé, mais d’une constitution physique nerveuse. Les longs doigts de sa main blanche s’agitaient sans cesse, tiraillant la fourrure du pardessus croisé sur sa poitrine. De temps en temps, Strannick respirait et soupirait longuement, à la manière tristement désespérée de l’homme qui sent que son bonheur est depuis longtemps détruit et que l’heure qui le délivrera du fardeau de la vie est encore bien éloignée.

L’officiant était arrivé à la lecture de l’Évangile ; dans les bancs, chacun se leva. Et toujours le bourdonnement prolongé des stances de l’hymne continuait avec une infatigable ferveur, et toujours le grave accompagnement du vieil orgue soutenait le majestueux chœur des voix. L’Évangile terminé, tous les fidèles se rassirent, au lieu de rester debout, comme c’est l’usage dans certains pays, jusqu’à la fin du Credo. Çà et là, cependant, quelques femmes, étrangères sans doute, restaient debout, se détachant au milieu des personnes assises dans les bancs. Strannick, familier avec de nombreuses coutumes et variétés de culte, remarquait involontairement ces exceptions ; il les regardait les unes après les autres avec une vague curiosité. Puis, tout à coup, son grand corps tressaillit de la tête aux pieds et ses doigts se crispèrent convulsivement sur la fourrure de son vêtement.

Elle était là, la femme qu’il cherchait depuis si longtemps, dont il n’avait jamais retrouvé le visage dans les villes et les demeures des vivants, ni le tombeau dans les silencieux asiles des morts... Là, devant le bizarre monument de marbre rouge foncé sous lequel Tycho-Brahé repose en paix, il la voyait ; non pas telle qu’il l’avait vue pour la dernière fois, le jour où ses sens l’avaient abandonné dans le délire de sa maladie, non pas dans toute la fraîcheur de sa jeunesse et de sa beauté sombre, mais changée comme il avait rêvé, dans ses mauvais rêves, que la mort avait eu le pouvoir de la changer. La chaude teinte olivâtre de ses joues avait pris le ton de la cire ; les ombres légères au-dessous de ses yeux veloutés s’étaient creusées et durcies ; son expression, jadis capricieuse et changeante sous le souffle de la pensée et du sentiment, comme un champ de fleurs sur lequel passe le vent d’Occident, était maintenant immobilisée comme pour toujours dans une rigidité presque cadavérique. Les traits délicats étaient tirés et pincés, les narines contractées, les lèvres décolorées avaient perdu leurs belles lignes droites pour prendre celles d’un masque inanimé. C’était le visage d’une morte, mais c’était toujours son visage et Strannick le reconnaissait bien ; au fond de son âme, toutes les irrésistibles émotions réunies se révoltaient pour chasser loin de lui la compagne de la mort, la douleur ; et tous les ressorts triplement trempés de la passion, tendus, mais non brisés, s’agitaient soudain dans tout son corps et ébranlaient violemment son être jusqu’au plus profond de lui-même.

Pendant les secondes qui suivirent, ses yeux restèrent rivés sur la tête bien-aimée. Puis, le Credo fini, la vision s’abaissa et disparut à ses yeux. Elle s’était assise et l’océan d’êtres humains la lui cachait, quoiqu’il se fût redressé de toute la hauteur de sa taille dans son effort pour voir, ne fût-ce que la plus petite partie de sa coiffure. Changer de place était absolument impossible, bien que son ardent désir de se rapprocher d’elle le poussât à fouler aux pieds les épaules de la foule, comme, dans l’incendie d’un théâtre, de malheureux affolés piétinent leurs semblables pour essayer d’échapper à la mort. Le chant de l’hymne continuait toujours et continuerait, ainsi qu’il le savait, jusqu’au moment de l’Élévation. Il prêtait l’oreille pour tâcher de saisir les sons qui venaient du côté où elle était assise. Au milieu de mille voix il s’imaginait pouvoir distinguer la tendre et émouvante vibration de la sienne. Jamais femme n’avait chanté, jamais femme ne chanterait comme elle avait chanté autrefois, cette voix aussi mélodieuse que douce et plutôt faite pour vibrer dans le cœur que dans l’oreille. À mesure que les accords montaient et descendaient, Strannick inclinait la tête et fermait les yeux, écoutant, à travers cette confusion de sons, le timbre deviné de sa voix magique. À la fin, pourtant, il entendit quelque chose, quelque chose qui fit courir un frisson de son oreille à son cœur, à moins que son cœur tout seul ne fit cette musique pour que ses oreilles l’entendissent. Cette impression lui arrivait incertaine, souvent interrompue et perdue, mais se renouvelant souvent et réveillant chez lui la même certitude de reconnaissance qu’il avait éprouvée à la vue du pâle visage.

L’hymne mélancolique résonnait toujours à travers la grande église ; mais Strannick, malgré la sensibilité avivée de ses sens, cessa d’espérer retrouver l’accent qu’il cherchait. Alors un désir irrésistible s’empara de lui de se frayer un passage à travers cette foule compacte, d’arriver jusqu’au bas-côté, de dépasser le gros pilier afin de pouvoir se glisser entre le mausolée de l’astronome et la rangée de bancs de bois noirci. Une fois là, il serait face à face avec elle.

Il changea, en effet, de position et essaya de faire quelques pas. De tous côtés, des regards curieux se dirigèrent vers lui ; mais personne n’offrit de lui faire place et, tandis que le chant monotone continuait toujours, il finit par se sentir comme étourdi en jetant les yeux sur l’immense assemblée.

– Il faut que je sorte, dit-il à voix basse à ceux qui étaient le plus près de lui. Laissez-moi passer, je vous prie ! Il était si pâle que ceux qui l’entendirent le crurent. Un vieillard à l’air doux leva ses tristes yeux bleus, le regarda attentivement et, tout en essayant de reculer, inclina poliment la tête. Une femme, dont les traits maladifs étaient à moitié cachés sous les plis d’un châle noir déchiré, s’écarta autant qu’elle put, en s’effaçant comme s’effacent les gens très pauvres et très malheureux devant les riches et les forts. Un jeune garçon, d’une quinzaine d’année, se haussa sur la pointe des pieds pour se faire encore plus mince qu’il n’était, afin d’élargir le passage, et, après des efforts répétés, Strannick se trouva à peu près à deux pas de la place qu’il occupait primitivement. Il renouvela ses tentatives pour fendre la foule, lorsque la musique cessa tout à coup et que s’éteignirent au loin les sons de l’orgue, sous la croisée de l’ouest. C’était le moment de 1’Élévation. Au premier tintement argentin de la clochette, il se fit un mouvement dans la foule ; tous ceux qui le pouvaient s’agenouillèrent ; ceux dont les mouvements étaient gênés par le grand nombre des fidèles s’inclinèrent vers l’autel comme un champ de blé sous le souffle de la brise. Strannick se retourna et s’inclina comme les autres, dévotement, humblement, les yeux à demi fermés, s’efforçant de se recueillir et d’exercer de l’empire sur ses pensées en présence du principal mystère de sa Foi. À trois reprises, la petite clochette se fit entendre suivie d’une pause, et, trois fois encore, le clair tintement du métal interrompit la solennité du silence. Puis la foule s’agita de nouveau et le bruit assourdi de ce mouvement simultané ressemblait à un immense soupir partant des cryptes de l’antique église ; le son de l’orgue retentit de nouveau et des milliers de voix humaines reprirent le chant interrompu.

Strannick jeta un regard autour de lui pour mesurer la distance qu’il lui fallait franchir pour atteindre le monument de l’astronome danois et la comparer avec le peu de temps qui restait avant la fin de la messe. Il se rendit compte que, dans une pareille foule, il n’avait aucune chance d’arriver à la place qu’il désirait occuper avant une demi-heure au moins, et il avait à peine dix courtes minutes à sa disposition. Il renonça donc à le tenter et résolut, lorsque l’office serait terminé, de suivre le courant de la foule, se fiant à sa haute stature et à sa force pour ne pas perdre de vue la femme qu’il cherchait, lorsqu’il l’aurait retrouvée, et la rejoindre, soit à l’intérieur, soit à la sortie de l’étroite entrée de l’église.

Bientôt arriva le moment d’agir. Le chant cessa, la bénédiction fut donnée, le dernier Évangile lu ; le prêtre et les assistants récitèrent les prières pour la Bohême, et tout fut fini. Les innombrables têtes commencèrent à faire un mouvement en avant, le bruit traînant et confus d’innombrables pieds renvoya de sourds échos dans l’espace, interrompus à chaque instant par la toux rauque et pénible d’un enfant malade que nul ne pouvait apercevoir au milieu de la foule ou par le choc sourd de quelque pied pesant heurtant contre les bancs de bois, au fort de la presse. Strannick avança comme tout le monde. Arrivé à l’entrée du banc où celle qu’il voulait revoir s’était assise, il fut retenu quelques instants par la demi-douzaine d’hommes et de femmes qui en sortaient devant lui. Mais il aperçut, à l’extrémité la plus éloignée, une personne vêtue de noir, toujours agenouillée. Dans un instant, il pourrait entrer dans le banc et être enfin près d’elle. Une des autres femmes laissa tomber quelque chose avant de sortir de cet étroit espace et se baissa pour chercher dans l’ombre. À la même minute, la femme agenouillée se leva vivement et passa comme une ombre devant le lourd monument de marbre. Strannick s’aperçut que le banc était ouvert à l’autre extrémité et, sans prendre garde à la femme qui se trouvait sur son passage, il s’élança sur la petite banquette basse, l’enjamba, fit un pas sur le plancher de l’autre côté et se trouva en un instant dans l’aile. Beaucoup de personnes avaient déjà quitté l’église et le chemin était relativement libre.

Elle était devant lui, se dirigeant rapidement vers la porte. Avant de pouvoir y arriver, il la vit toucher la glace épaisse qui remplissait le bénitier de marbre, se signer précipitamment, et sortir. Mais de nouveau il avait vu son visage et reconnu qu’il ne s’était pas trompé. Ces traits fins et couleur de cire ressemblaient à ceux d’une morte, mais c’étaient bien les siens, néanmoins. En un instant il allait être à côté d’elle ; mais, une fois encore, sa marche fut momentanément retardée par un certain nombre de personnes qui entraient dans l’église pour assister à la messe suivante. Dix secondes après, il se trouvait dans l’étroite et sombre ruelle qui serpente entre le côté nord de la Teyn-Kirche (église de la Nativité) et les bâtiments arrière du palais Kinsky. Les grands arcs-boutants et les tours jetaient au-dessous d’eux des ombres épaisses et les murs noirs du côté opposé absorbaient ce qui restait du douteux jour d’hiver. À gauche de la porte de l’église, une arcade basse traverse la ruelle et offre une communication couverte entre l’aile nord et la sacristie. À droite, l’espace découvert est un peu plus large, et trois porches sombres donnent accès à autant de passages conduisant, dans des directions diverses et sous les vieilles maisons, aux rues adjacentes.

Strannick s’arrêta sur les marches, sous les superbes sculptures représentant le Crucifiement et surmontant la porte de l’église, et ses yeux perçants parcoururent d’un regard tout ce qui se trouvait à leur portée. À gauche, on ne voyait pas une figure ressemblant à celle qu’il cherchait ; mais, à droite, il s’imagina que, parmi un groupe de personnes qui disparaissaient rapidement, il distinguait, sous l’un des porches, une ombre se mouvant, noire dans la profondeur noire. En trois bonds, il eut traversé la rue et se précipita dans l’obscurité. Là-bas, loin déjà devant lui, l’ombre continuait son chemin, légère comme le brouillard, silencieuse comme la pensée, facile à voir et à suivre. Tout en courant, il se mit à crier :

– Béatrice !... Béatrice !...

Les échos des murailles humides répercutèrent sa forte voix et résonnèrent jusque dans la cour voisine. Il faisait un froid intense et l’air calme portait nettement le son à une grande distance. Elle devait l’avoir entendu, elle devait avoir reconnu sa voix ; mais, lorsqu’elle traversa la place découverte et que la lumière grise tomba sur elle, il put voir qu’elle ne relevait pas la tête et qu’elle ne ralentissait pas sa marche.

Il continua à courir, sûr de la rattraper dans le passage où elle venait d’entrer, car elle paraissait marcher seulement, tandis qu’il la poursuivait à pas précipités. Mais quand il eut atteint l’étroit passage voûté, elle n’y était pas, quoiqu’il s’imaginât que les plis d’un vêtement noir venaient de disparaître à l’autre extrémité. Il ressortit dans la rue ; là, il pouvait voir à droite et à gauche, à une distance de cinquante pas au moins. Il était seul. Les volets de fer rouillé des petites boutiques étaient tous barrés et fermés et toutes les portes qu’il pouvait voir étaient closes. Il resta immobile de surprise et écouta. Aucun son, aucun grincement de serrure, aucun tintement de sonnettes, aucun bruit de pas ne se faisaient entendre. Son immobilité fut de courte durée, car, en moins d’une minute, il eut résolu dans son esprit ce qu’il allait faire. Il était matériellement impossible qu’elle eût disparu dans aucune des maisons qui avaient leur entrée à l’intérieur de la voûte obscure qu’il venait de traverser. Outre l’impossibilité probable qu’elle fût logée dans un pareil quartier, il était évident qu’il aurait entendu ouvrir et refermer la porte. En second lieu, elle n’avait pas pu tourner à droite ; car, dans cette direction, la rue était droite et sans aucune issue latérale, de sorte qu’il n’aurait pu manquer de la voir. Il fallait donc qu’elle eût pris à gauche, puisque, de ce côté, une allée étroite conduisait hors de la ruelle, à une petite distance de l’endroit où il se trouvait alors, trop loin cependant pour qu’elle eût pu y atteindre sans être vue, à moins, ce qui était possible, qu’il ne se fût fortement trompé sur la distance qui le séparait d’elle en dernier lieu.

Sans plus d’hésitation, il tourna à gauche. Il ne trouva personne sur son chemin ; il n’était pas encore midi et, à cette heure, on était occupé ou aux prières ou aux libations du dimanche matin, et cet endroit était aussi désert qu’un cimetière abandonné. Il pressait toujours le pas, sans s’arrêter pour respirer, lorsqu’il se trouva tout à coup sur la Grande-Place. Il connaissait bien la ville ; mais, dans sa course précipitée, il n’avait pas fait attention aux détours et aux coudes familiers, ne songeant qu’à rattraper la vision fugitive, n’importe comment, n’importe où. À présent, tout à coup, la Grande-Place irrégulière s’ouvrait devant lui, flanquée d’un côté par les clochers fantastiques de la Teyn-Kirche et la façade noircie du grand palais Kinsky, de l’autre par l’Hôtel de ville à demi moderne, avec son vieux beffroi, son beau portique et la bizarre fenêtre en saillie qui forme l’abside de la chapelle au second étage.

Un des gardes de ville, emmitouflé dans sa capote militaire et reconnaissable à la grosse touffe de plumes noires qui flottait sur son shako, se tenait nonchalamment près du coin d’où Strannick venait de surgir. La première pensée de ce dernier fut de s’informer auprès de cet homme s’il avait vu passer une dame ; mais l’air indifférent du garde le convainquit que sa question n’amènerait pas de réponse satisfaisante. En outre, en parcourant la place des yeux, il aperçut une femme vêtue de noir, qui s’éloignait et se trouvait déjà à une distance assez grande pour rendre impossible toute reconnaissance positive. Dans sa précipitation il ne prit pas le temps de réfléchir qu’aucune femme au monde n’aurait pu ainsi le devancer, et il reprit aussitôt sa poursuite, gagnant rapidement sur celle qu’il suivait.

Mais ce n’est pas chose facile de rattraper même une femme, lorsqu’elle a une avance de cent à deux cents pas et que le but de sa course n’est pas éloigné. Il passa devant la vieille horloge astronomique au moment même où la petite cloche sonnait le troisième quart après onze heures, mais il ne leva pas la tête pour regarder les apôtres aux visages graves qui venaient successivement présenter leurs raides personnes aux deux fenêtres carrées. Lorsque le coq noir, sous la petite arcade gothique du haut, fit battre ses ailes de bois et poussa son chant mélancolique, Strannick était déjà arrivé au coin de la Petite-Place et il put voir l’objet de sa poursuite disparaître devant lui dans la direction de la Karlova Ulice (la rue Charles). Il remarqua avec ennui que la ressemblance entre la femme qu’il suivait et celle qu’il désirait si ardemment rejoindre semblait s’affaiblir comme en un mauvais rêve, à mesure que diminuait la distance qui la séparait de lui. Il n’en continua pas moins résolument, raccourcissant l’intervalle à chaque pas, tournant un angle aigu à droite, puis à gauche, revenant encore une fois à droite, puis dans la direction opposée, se rapprochant toujours, il le savait, du vieux pont de pierre.

Enfin, il allait l’atteindre, n’étant plus qu’à une douzaine de pas à peine, lorsqu’elle tourna brusquement une troisième fois à droite, autour du mur de la vieille maison qui, faisant face à la Petite-Place, est adossée aux énormes constructions qui comprennent le Collegium Clementinum (le Séminaire des Jésuites) et l’Observatoire astronomique. Au moment où lui-même tournait le coin, il vit la lourde porte se refermer et il entendit le bruit aigu et retentissant de la fermeture de fer. La dame avait disparu et il était certain qu’elle avait franchi cette porte.

Il connaissait parfaitement cette maison, car elle se distingue de toutes les autres à Prague, et par sa forme et par sa façade bizarrement ornée et extrêmement étroite. Elle affecte la forme d’un triangle irrégulier, le sommet aigu d’un des angles faisant face à la Petite-Place, les côtés s’élevant, d’une part, le long de la Karlova Ulice et, de l’autre, sur une ruelle étroite qui conduit au quartier des Juifs. Des passages suspendus sont construits au-dessus de cette ruelle obscure comme pour faciliter les communications intérieures du bâtiment, et au-dessous d’eux se trouve, dans l’ombre, une petite porte garnie de clous de fer, qui est invariablement fermée. La principale entrée occupe le peu de largeur de l’angle tronqué qui regarde du côté du couvent Immédiatement au-dessus se trouve une grande fenêtre, surmontée par une autre, et tout en haut, sous le pignon pointu, une ouverture ronde, sans vitres, dans laquelle règne une profonde obscurité. Les fenêtres du premier et du second étage sont flanquées de grandes statues de saints en d’étranges attitudes plus ou moins contournées, noircies par la poussière du temps, noires comme tout le vieux Prague est noir, par suite de la fumée du charbon de Bohême, des sombres et épais brouillards de maints automnes, des gelées terribles de centaines d’hivers.

Lui qui connaissait les cités des hommes, comme bien peu les connaissent, ne pouvait ignorer cette maison. Plus d’une fois, il s’était arrêté devant elle, de jour et de nuit, se demandant qui pouvait habiter entre ces murs massifs et irréguliers, derrière ces saints bizarres, sculptés de si barbare façon, montant leur interminable faction tout en haut des fenêtres vitrées de losanges. Il allait le savoir. Puisque celle qu’il cherchait y était entrée, il y entrerait aussi ; et, dans quelque coin de cette demeure qui avait exercé si longtemps un merveilleux attrait pour ses yeux, il trouverait enfin cet être qui possédait tant de pouvoir sur son cœur, cette Béatrice qu’il avait appris à croire morte, tout en pensant qu’elle devait vivre encore quelque part ; cette femme si chère que, morte ou vivante, il aimait plus que toutes les autres, d’un amour au-dessus de toute expression humaine !

 

 

 

 

II

 

 

Strannick restait devant la porte. Dans l’air glacé, sa respiration haletante formait de fantastiques et minuscules nuages de vapeur blanche, aux dessins bizarres, se succédant rapidement devant le chêne sombre de la porte. Résolument, il posa la main sur la chaîne de la sonnette. Il s’attendait à entendre le tintement criard d’un métal fêlé ; mais il fut surpris du son clair et même mélodieux qui arriva à ses oreilles. Il en fut enchanté, et, sans s’en rendre compte, il prit cette agréable impression pour un présage favorable. La lourde porte s’ouvrit presque instantanément, et il se trouva en présence d’un suisse de haute taille, en livrée vert foncé, galonnée d’or, dont l’aspect imposant était rendu plus frappant encore par la magnifique barbe blonde qui lui tombait presque jusqu’à. la ceinture. Cet homme souleva son grand chapeau à cornes, et le tint respectueusement à la main pendant qu’il s’effaçait pour laisser passer le visiteur. Ce dernier ne s’était pas attendu à être ainsi introduit sans difficulté, et il s’arrêta sous la vive lumière qui éclairait l’entrée voûtée, dans l’intention de se renseigner auprès du suisse. Mais celui-ci ne paraissait penser à rien de semblable. Il ferma soigneusement la porte ; puis, tenant son chapeau d’une main et sa canne à pomme d’or de l’autre, il se dirigea gravement vers l’autre extrémité du porche voûté, et poussa une grande porte garnie de glaces, qu’il retint de la main pour laisser passer le visiteur.

Strannick se dit seulement que, plus on le laissait pénétrer librement dans la maison, plus il se rapprochait de l’objet de sa recherche. Il ne savait ni où il était, ni quels hôtes pouvaient surgir. D’après l’accueil tout d’abord reçu, il pouvait être dans un cercle, dans une grande maison de banque ou dans quelque établissement à moitié public, tel qu’une bibliothèque, une Académie ou un Conservatoire de musique. Il connaissait beaucoup d’établissements semblables à Prague, quoiqu’il ne s’en rappelât aucun dont les aménagements intérieurs ressemblassent autant à ceux d’une luxueuse résidence particulière. Mais ce n’était pas le moment d’hésiter : il monta donc le grand escalier d’un pas ferme, jetant un coup d’œil sur les riches tapisseries qui recouvraient les murs, sur la surface polie des marches de marbre, montrant leur blancheur de chaque côté de l’épais tapis, et sur le beau travail de la rampe en fer forgé. Pendant qu’il gravissait les marches, il entendit au-dessus de lui la sonnerie précipitée d’une sonnette électrique, et il comprit que le suisse avait annoncé sa venue. Arrivé sur le palier, il fut reçu par un domestique, vêtu de noir, aussi correct en tous points que le suisse lui-même, qui s’inclina profondément en soulevant l’épaisse portière, suspendue devant l’entrée. Sans dire un mot, le domestique suivit Strannick dans une pièce très élevée de plafond et de forme irrégulière, qui servait de vestibule, et se tint prêt à recevoir la pelisse de fourrure du visiteur, s’il plaisait à celui-ci de s’en débarrasser. C’était ou jamais l’occasion de faire parler ce domestique ; mais Strannick se dit que, dans une maison semblable, il était certain de se trouver avant peu en présence d’une personne de son monde, de qui il pourrait obtenir des renseignements qui l’éclaireraient et à qui il pourrait présenter ses excuses pour son indiscrétion. Il laissa donc tomber ses fourrures entre les mains du valet de chambre et le suivit dans un corridor assez court.

Le domestique l’introduisit dans une salle spacieuse et ferma la porte, le laissant à ses réflexions. Cette salle était très vaste, très élevée, sans fenêtres ; mais la lumière du jour descendait à profusion par le plafond vitré, et éclairait tous les coins. Il aurait pu prendre cette pièce pour une serre, car elle contenait une forêt d’arbres et de plantes des tropiques, et des corbeilles entières de fleurs rares des pays méridionaux. De grands palmiers, des dattiers, des mimosas, des caoutchoucs de variétés innombrables étendaient leurs rameaux fantastiques et leurs épaisses feuilles jusqu’à la moitié de la hauteur du plafond de verre ; des bruyères géantes balayaient le sol de marbre de leurs délicates broderies et de leurs dentelures vert foncé ; des lianes de l’Inde, couvertes de fleurs aux vives couleurs, formaient des écrans et des rideaux de leurs rameaux entrecroisés ; des orchidées de toutes les nuances et de toutes les espèces exotiques croissaient en épais massifs le long des murailles. Des fleurs moins rares, des violettes et du muguet, drus et luxuriants, poussaient parmi les bordures de mousse, au pied des plus grandes plantes et dans tous les endroits restés libres. L’air était très doux et chaud, humide et rempli de lourdes odeurs, comme l’atmosphère tranquille d’une île des mers du Sud, et le silence n’était rompu que par le léger murmure d’une eau tombant doucement.

Après s’être avancé à quelques pas de la porte, Strannick s’arrêta et attendit, supposant que le maître du logis, prévenu de la présence d’un visiteur, ne tarderait pas à paraître. Mais personne ne se montra. Alors une douce voix se fit entendre au milieu de la verdure, paraissant venir d’une petite distance.

– Je suis là, dit cette voix.

Il s’avança au milieu des fougères et des grands arbustes jusqu’à ce qu’il se trouvât à l’autre extrémité d’un épais fouillis de plantes grimpantes. Alors il s’arrêta, car il était en présence d’une femme, de celle qui habitait au milieu de ces fleurs. Elle était assise devant lui, immobile et droite dans un grand fauteuil sculpté, placé au pied d’un magnifique palmier dont les feuilles élancées projetaient des ombres fines, en forme d’étoiles, sur les larges plis de sa robe blanche. Une main, aussi blanche, aussi froide, aussi absolument parfaite que la sculpture d’un Praxitèle ou d’un Phidias, reposait, les doigts étendus, sur le bras du fauteuil, l’autre pressait les pages d’un grand livre ouvert sur les genoux de la dame. Son visage était tourné vers Strannick, et ses yeux l’examinaient avec calme, sans surprise, mais non sans intérêt. Leur expression était à la fois si peu ordinaire, si troublante, et pourtant si indiciblement séduisante qu’elle fascina le regard de Strannick Il ne se souvenait pas d’avoir jamais vu des yeux de couleurs si distinctement différentes : l’un, d’un gris clair et froid ; l’autre, d’un brun foncé et chaud, si foncé qu’il paraissait presque noir, et il avait peine à croire que la nature pût ainsi, en transgressant ses propres règles, conserver l’apparence de la beauté. Car cette femme était belle, depuis le diadème de ses cheveux d’un rouge doré jusqu’à la courbe impérieuse de ses lèvres jeunes et fraîches ; depuis son large front pâle, proéminent et hardiment modelé aux angles des sourcils, jusqu’aux vigoureux contours du menton bien équilibré qui prouvaient la force et la résolution que promettaient les traits bien dessinés et les narines larges et sensuelles.

– Madame, dit Strannick en s’inclinant courtoisement et en avançant encore d’un pas, je ne puis ni m’excuser pour m’être ainsi introduit chez vous sans y être invité, ni espérer obtenir votre indulgence pour mon importunité, à moins que vous ne soyez disposée tout d’abord à écouter ma courte histoire. Puis-je espérer tant de bonté ?

Il s’arrêta et la dame le regarda fixement et curieusement. Sans le quitter des yeux et sans parler, elle ferma le livre qu’elle tenait sur ses genoux et le posa à côté d’elle sur une table basse. Strannick n’évita pas son regard, car il n’avait rien à cacher et n’était pas timide. Il s’était introduit dans la retraite d’une femme qu’il ne connaissait pas, mais il était prêt à expliquer sa présence et à présenter toutes les excuses qu’exigeait son indiscrétion.

Les lourdes senteurs des plantes lui remplissaient le cerveau d’une sensation inconnue et délicieuse, tandis qu’il se tenait immobile, les yeux fixés sur ceux de la jeune femme ; il lui sembla qu’une douce brise d’air parfumé soufflait lentement dans ses cheveux et sur son visage à travers tous ces palmiers immobiles ; le léger murmure de la fontaine cachée faisait à ses oreilles l’effet d’une exquise mélodie. Il était bon de se trouver dans un pareil lieu, de regarder une telle femme, de respirer de tels parfums, et d’entendre une musique si harmonieuse. Une satisfaction sensuelle, un peu mystérieuse et semblable à un rêve, engourdit pendant un court instant le sentiment intime de l’âme et du corps. Au milieu du drame orageux de sa vie agitée, il y avait comme un court entracte de calme. Il goûtait au fruit du lotus, ses lèvres s’humectaient des douces eaux de l’oubli.

Enfin, la jeune femme parla et le charme le quitta, non pas rompu comme par un choc subit, mais perdant toute puissance par rapides degrés, jusqu’à ce qu’il eut totalement disparu.

– Je répondrai à votre question par une autre question, dit la dame. Que votre réponse soit la vérité pure. Cela vaudra mieux.

– Demandez-moi ce que vous voudrez. Je n’ai rien à cacher.

– Savez-vous qui je suis ? Venez-vous ici par curiosité, dans le vain espoir de me connaître, après avoir entendu parler de moi par d’autres ?

– Assurément non.

Une légère rougeur se montra sur le noble et pâle visage de Strannick.

– Je vous donne ma parole, dit-il du ton d’un homme certain d’être cru, que je n’ai jamais, à ma connaissance, entendu parler de votre existence, que j’ignore même votre nom... pardonnez mon ignorance... Je suis entré dans cette maison sans savoir à qui elle pouvait appartenir, cherchant et suivant une personne à la recherche de laquelle j’ai parcouru le monde entier, une personne tendrement aimée, depuis longtemps perdue, cherchée depuis longtemps.

– Cela suffit. Asseyez-vous. Je suis Unorna.

– Unorna ?... répéta Strannick avec un involontaire accent d’interrogation dans la voix, comme si ce nom lui rappelait un souvenir lointain.

– Oui... Unorna. J’ai un autre nom, ajouta-t-elle, avec une nuance d’amertume, mais il est à peine à moi. Racontez-moi votre histoire. Vous avez aimé... Vous avez perdu... Vous cherchez... Voilà tout ce que je sais. Ensuite ?...

Strannick soupira.

– Vous avez dit en quelques mots toute l’histoire de ma vie... l’histoire non encore terminée. Je suis né nomade, nomade je suis, nomade je dois toujours être, jusqu’à ce qu’enfin j’aie retrouvé celle que je cherche. Je l’ai connue sur une terre étrangère, loin du lieu de ma naissance, dans une ville où je n’étais connu que de quelques personnes, et je l’aimai. Elle aussi m’aima, et cela contre le gré de son père. Il n’aurait pas voulu marier sa fille à un homme qui ne fût pas de sa race, car lui-même avait pris femme parmi des étrangers, et, jusqu’au jour où il devint veuf, il s’en était profondément repenti. Mais je serais parvenu à vaincre ses raisons et ses arguments... elle et moi y serions arrivés ensemble, car il ne me haïssait pas, il ne me voulait pas de mal. Nous étions presque amis la dernière fois que je lui serrai la main. Puis l’heure du destin arriva pour moi. L’air de cette ville était perfide et mortel. J’avais laissé ma bien-aimée avec son père et mon cœur était plein de mille choses, et de paroles prononcées et d’autres simplement senties. Je m’arrêtai longtemps à rêver sur un vieux pont jeté sur la rivière, et le soleil se coucha. Alors la mauvaise fièvre du Sud s’empara de moi, empoisonna mon sang dans mes veines et m’enleva toute connaissance. Des semaines s’écoulèrent, puis la mémoire me revint avec la force de parler. J’appris que celle que j’aimais et son père étaient partis, sans que personne sût pour quelle destination. À peine encore en état de me tenir sur mes jambes, je me levai et quittai cette ville maudite. Ne trouvant nulle trace de ceux que je cherchais, je me mis en route pour leur pays, car je savais où se trouvaient les propriétés de son père. Hélas ! bien du temps s’était écoulé depuis le jour où je l’avais quittée jusqu’à celui où j’avais été en état de sortir de mon lit. Quand j’arrivai aux grilles de sa demeure, on me dit que tout avait été vendu récemment et que d’autres personnes habitaient la maison. Je m’informai auprès de ces nouveaux propriétaires ; mais, ni eux, ni aucun de ceux que je questionnai ne put me dire de quel côté diriger mes recherches. Le père était un homme singulier, aimant les voyages, le changement, le mouvement, d’une nature inquiète et mécontente de tout le monde, riche et libre de se laisser guider dans la vie par son caprice ; en outre, plein de réticence, réfléchi et peu porté à faire connaître ses intentions. Ceux qui administraient ses affaires en son absence étaient des gens honorables, tenus, d’après ses recommandations particulières, à ne jamais révéler ses projets sans cesse changeants. Maintes fois, pendant mon incessante recherche, je rencontrai des personnes qui l’avaient vu, depuis peu, avec sa fille et qui lui avaient parlé. J’étais toujours sur leur trace d’hémisphère en hémisphère, de continent en continent, de pays en pays, de ville en ville, souvent me croyant tout près d’eux, et soudain apprenant qu’un océan m’en séparait. Le père me fuyait-il de propos délibéré, résolument ? Ou bien ignorait-il ma poursuite désespérée, ne m’échappant ainsi que par hasard et par le seul fait de sa nature remuante ? Je ne sais. Un jour, quelqu’un me dit que la jeune fille était morte. Celui qui me dit cela étourdiment, ne sachant pas que je l’aimais, l’avait appris d’un autre, qui l’avait entendu dire par une tierce personne. Nul ne savait dans quel endroit elle avait expiré ; nul ne savait de quel genre de maladie elle était morte. Depuis lors, j’ai entendu dire à d’autres qu’ils avaient appris à leur tour, par d’autres, qu’elle vivait toujours. Il y a une heure, je ne savais encore que penser. Mais je viens de la voir dans une église. J’ai entendu sa voix, si je n’ai pu la rejoindre dans la foule, malgré tous mes efforts. Je l’ai suivie en toute hâte, je l’ai perdue à un détour, je l’ai revue devant moi de nouveau. Enfin, une personne, vêtue comme elle, est entrée dans votre maison. Était-ce elle ?... je n’en suis pas absolument certain ; mais je sais que je l’ai vue dans l’église. Elle ne peut pas être chez vous sans que vous le sachiez ; si elle y est... alors je l’ai retrouvée, mon voyage est terminé, mes courses vagabondes m’ont enfin conduit au port. Si elle n’est pas ici, si je me suis trompé, je vous supplie de me laisser voir celle pour qui je l’ai prise, puis de me pardonner mon inconvenance et mon indiscrétion et de me permettre de me retirer.

Unorna l’avait écouté les yeux à demi clos, mais avec une profonde attention, observant le visage de son interlocuteur de dessous ses paupières baissées, sans faire d’effort pour lire ses pensées, mais pesant ses paroles et gravant les moindres détails de son histoire dans son esprit. Quand il eut fini, il y eut un moment de silence, interrompu seulement par le clapotement et le murmure de l’eau.

– Elle n’est pas ici, dit enfin Unorna. Vous le verrez par vous-même. Il y a, en effet, dans cette maison, une jeune fille à laquelle je suis profondément attachée, qui a grandi à mes côtés et a toujours vécu sous mon toit. Elle est très pâle et très brune, et toujours vêtue de noir.

– Comme celle que j’ai vue.

– Vous allez la revoir. Je vais l’envoyer chercher.

Unorna pressa un bouton d’ivoire sur la boule d’argent posée près d’elle et attachée à un cordon de soie blanche.

– Priez Sletchna Axenia de venir me parler, dit-elle au domestique qui ouvrit la porte cachée derrière la forêt de plantes au fond de la salle.

Dans un milieu moins extraordinaire, Strannick eût repoussé avec dédain les derniers restes de sa croyance dans l’identité de la compagne d’Unorna avec Béatrice. Mais là où il se trouvait, il se sentait incapable de décider entre le possible et l’impossible, entre ce à quoi il pouvait raisonnablement s’attendre et ce qui existait au-delà des bornes de la raison elle-même. L’air qu’il respirait était tellement chargé des lourds parfums des plantes, la femme qu’il avait devant lui ressemblait si peu aux autres femmes, ses yeux étrangement disparates exerçaient sur les siens une attraction si troublante, tout ce qu’il voyait, éprouvait, entendait, était tellement éloigné des banalités de la vie de tous les jours que c’était au point de lui faire sentir qu’il devenait lui-même une partie de l’existence d’un autre, au point qu’il était comme entraîné peu à peu au-dehors de sa propre personnalité et qu’il perdait jusqu’à la faculté de suivre ses pensées propres. Il raisonnait comme raisonnent les ombres dans le pays des rêves, les limites des probabilités ordinaires étaient comme reculées à une distance incommensurable, et il cessait presque de savoir où finissait la réalité et où l’imagination s’emparait de la suite des évènements.

Quelle était cette femme qui s’appelait elle-même Unorna ? Il essaya d’examiner la question et d’amener son intelligence à s’y arrêter. Était-ce une grande dame de Prague, riche, capricieuse, se créant une existence mystérieuse, uniquement pour son bon plaisir ? Son langage, sa voix, son évidente élégance donnaient du poids à cette idée, qui, en elle-même, était séduisante pour un homme qui avait cessé depuis longtemps d’espérer de la nouveauté en ce bas monde. Il l’examinait, les yeux fixés sur elle, méditant et s’étonnant, respirant les douces et enivrantes senteurs des fleurs et écoutant le murmure discret de la fontaine. Elle aussi avait les yeux sur lui et de nouveau, comme par enchantement, le rideau du théâtre de la vie laissa retomber ses plis mystérieux, faisant disparaître le passé, le présent et l’avenir, la réalité, le doute et l’espérance, dans un intervalle de paix parfaite.

Il fut réveillé par un bruit de pas légers sur les dalles de marbre, les yeux d’Unorna se détournèrent des siens, et lui, avec un mouvement ressemblant à de la surprise, tourna son regard vers la nouvelle venue. Une jeune fille se tenait sous l’ombre d’un grand palmier à une très petite distance de lui. Elle était évidemment très pâle, mais non de cette pâleur de mort, qui l’avait glacé quand il avait aperçu l’autre visage. Il y avait une légère ressemblance dans les traits fins et accentués, la robe était noire et la taille de la jeune fille qu’il avait devant lui n’était assurément ni beaucoup plus élevée ni beaucoup plus petite que celle de la femme aimée qu’il cherchait. Mais la ressemblance n’allait pas plus loin, et il fut forcé de reconnaître qu’il s’était complètement trompé.

Unorna échangea quelques paroles indifférentes avec Axenia, puis elle la congédia.

– Vous avez vu, dit-elle, quand la jeune fille fut sortie. Est-ce elle qui est entrée dans la maison tout à l’heure ?

– Oui. J’avais été induit en erreur par une simple ressemblance. Pardonnez-moi mon indiscrétion et permettez-moi de vous remercier très sincèrement de votre extrême bienveillance.

En disant cela, il se leva.

– Ne partez pas, dit Unorna en le regardant d’un air sérieux.

Il demeura immobile et silencieux, comme si son attitude devait parler d’elle-même et, pourtant, espérant qu’Unorna allait encore dire quelque chose. Il sentait qu’elle avait les yeux fixés sur lui et il leva les siens pour soutenir franchement ce regard, comme c’était son habitude. Pour la première fois, depuis qu’il se trouvait en sa présence, il sentit qu’il y avait quelque chose de plus qu’une simple attraction inquiétante dans ce regard fixe ; il y avait une fascination puissante et irrésistible, à laquelle il n’était pas en son pouvoir de se soustraire.

Presque sans s’en douter il se rassit, les yeux toujours fixés sur elle, tout en se disant avec un sérieux effort qu’il ne la regarderait qu’un seul instant, puis qu’il s’éloignerait. Dix, vingt secondes, une demi-minute s’écoulèrent dans un silence complet. Il était confus, troublé, et cependant absolument incapable de se dérober de ce regard pénétrant. Le peu de sang-froid qui lui restait lui permettait simplement de se demander s’il était affaibli par les émotions violentes qu’il avait éprouvées dans l’église ou par les premiers symptômes d’un mal inconnu et soudain. Il se sentait tout à fait faible et énervé. Il ne pouvait ni se lever, ni élever la main, ni fermer les paupières. Il éprouvait la sensation d’une force invincible l’attirant dans les profondeurs d’un tourbillon insondable, toujours plus bas dans ses spirales vertigineuses et infinies, lui enlevant une partie de sa connaissance à chaque tournoiement, de telle sorte qu’il laissait à chaque instant derrière lui quelque chose de son individualité, un peu plus de la conscience de soi-même. Il ne ressentait aucune douleur, mais il n’éprouvait pas, maintenant, cette impression de paix inexprimable qui déjà deux fois était descendue en lui. Il se rendait vaguement compte d’une rapide diminution de toute perception, de tout sentiment, de toute intelligence. La pensée et le souvenir de la pensée quittèrent enfin son cerveau sans qu’il y demeurât rien, comme les eaux d’un étang s’abaissent quand on ouvre les écluses, laissant le vide à leur place.

Les yeux d’Unorna se détournèrent de lui ; elle leva la main un instant, puis la laissa retomber sur ses genoux. Aussitôt l’homme fort fut rendu à lui-même ; sa faiblesse disparut, sa vue redevint claire, son intelligence se réveilla. Aussitôt aussi, il se sentit envahi par la conviction qu’Unorna possédait la puissance d’imposer le sommeil hypnotique, et qu’elle avait exercé cette puissance sur lui, inopinément et malgré lui. Il eût pu volontiers aimer à se dire qu’il avait été victime d’une faiblesse physique momentanée, car l’idée d’avoir été soumis ainsi à l’influence d’une femme, et d’une femme qu’il connaissait à peine, lui était désagréable, et avait en elle quelque chose d’humiliant pour son orgueil, ou du moins pour sa vanité. Il ne pouvait néanmoins échapper à la conviction que lui imposaient les circonstances.

– Ne partez pas, car je puis encore vous aider, dit tranquillement Unorna. Causons et cherchons ce qu’il y a pour vous de mieux à faire. Voulez-vous accepter l’aide d’une femme ?

– Sans hésiter. Mais je ne puis accepter sa volonté comme mienne, ni abandonner à sa garde la conscience de moi-même.

– Pas même dans l’espoir de voir celle que vous aimez ?

Strannick gardait le silence, encore indécis sur ce qu’il devait faire et encore ébranlé par ce qu’il avait éprouvé. Mais il était en état de raisonner et il en profita pour faire appel à son jugement, se demandant quel genre de femme Unorna pouvait être et si elle n’était rien de plus qu’une de ces créatures qui vivent et même s’enrichissent par l’exercice de facultés ou de forces extraordinaires que la nature leur a données. Il en avait vu beaucoup de semblables, et il considérait la plupart d’entre elles comme des demi-fanatiques et des demi-charlatans, adorant en elles-mêmes comme quelque chose de divin ce qui n’était qu’une faculté physique ou une faiblesse hors de la portée de leur compréhension bornée. De ce que les travaux de toute une école de savants sérieux eussent déjà produit de surprenants résultats en faisant passer la vérité au crible si sûr et si fin de leurs expériences logiques, il ne s’ensuivait pas qu’Unorna ou tout autre opérateur, pleins de confiance en eux-mêmes ou en leurs expériences, pussent faire plus que chercher la lumière en tâtonnant comme des aveugles, guidés par l’intuition seule, au milieu des phénomènes variés et sujets à l’erreur de l’hypnotisme. L’idée d’accepter l’aide d’une personne qui, probablement, comme la plupart de ses pareilles, s’illusionnait sur elle-même, et, par cela même, trompait inconsciemment les autres, lui semblait un affront à la dignité de son malheur, une insulte à la sainteté de son amour, une invasion presque sacrilège sur la terre sacrée de l’amour. D’autre part, son passionné désir de retrouver celle qu’il aimait l’engageait à ne pas négliger les moindres chances d’arriver à ses fins ; il avait la certitude que cette ville même abritait sa Béatrice et il savait que les sujets hypnotiques sont quelquefois en état d’indiquer la retraite de personnes que nul autre ne peut découvrir. Demain il pourrait être trop tard. Même avant que le soleil fût couché ce jour-là, Béatrice pourrait encore une fois lui être enlevée, emportée jusqu’aux extrémités de la terre par le caprice éternellement changeant de son père. Perdre un moment pouvait tout perdre.

Il fut tenté de céder, d’abandonner sa volonté entre les mains d’Unorna et sa vision à sa direction, de la laisser lui ordonner de dormir et de voir la vérité. Mais alors, par une réaction subite de son individualité, il se rendit compte qu’il avait une autre marche à suivre plus sûre, plus simple, plus digne. Béatrice était à Prague. Il était peu probable qu’elle fût installée d’une façon définitive dans cette ville et, selon toute vraisemblance, son père et elle étaient logés dans un des deux ou trois grands hôtels de la ville. Se faire conduire de l’un à l’autre serait l’affaire de courts moments.

S’il échouait ainsi, il restait encore à consulter les registres de la police autrichienne dont la vigilance prend note du nom et du domicile de tous les étrangers.

– Je vous remercie, dit-il. Si mes recherches n’aboutissent pas et si vous me permettez de revenir vous voir aujourd’hui, alors ce sera pour vous demander votre aide.

– Vous avez raison, répondit Unorna.

 

 

 

 

III

 

 

Strannick fut déçu dans sa croyance qu’il devait inévitablement trouver les noms de ceux qu’il cherchait sur les registres ordinaires qui constatent l’arrivée et le départ des voyageurs. Il ne perdit pas de temps, il n’épargna aucun effort, se faisant conduire de place en place, aussi vite que pouvaient l’y porter deux robustes chevaux hongrois, se rendant en hâte d’un bureau à un autre, feuilletant sans rémission des pages et des colonnes sans fin qui semblaient contenir tous les noms de la terre, mais dans lesquelles il ne trouvait jamais celui qu’entre tous il lui tardait de lire. L’obscurité devenait déjà plus profonde dans les rues étroites, quoiqu’il fût à peine deux heures de l’après-midi, et l’air lourd commençait à se charger d’une froide brume grise, même dans la large et droite Przikopy, la grande artère qui occupe la place et a pris le nom du fossé qui se trouvait en avant des anciennes fortifications, de sorte que les objets et les figures éloignés perdaient la netteté de leurs contours.

Strannick, plongé dans de profondes réflexions, s’arrêta à l’ombre de l’antique Tour de la Poudrière. Se hâter n’avait plus de but, puisqu’il avait pris toutes les informations possibles, et c’était pour lui un soulagement de sentir le pavé sous ses pieds et de respirer l’air brumeux et glacé, après avoir été si longtemps enfermé dans sa voiture. Il hésitait sur ce qu’il avait à faire, peu désireux de retourner chez Unorna et de s’avouer vaincu, trouvant, pourtant, dur de résister au désir d’essayer de tous les moyens, quelque peu raisonnables, quelque évidemment inutiles, quelque puérils et révoltants qu’ils parussent à son esprit sérieux. Mais la rue qui justement s’ouvrait derrière lui conduisait droit à la maison d’Unorna. S’il se fût trouvé dans un quartier plus éloigné, il serait peut-être arrivé à une conclusion tout autre et plus sage. Si près de la maison à laquelle il pensait, il céda à la tentation. Après avoir pris cette résolution, son esprit se mit à récapituler les évènements de la journée, et il éprouva tout à coup un vif désir de revoir l’église ; de se placer à l’endroit où s’était tenue Béatrice ; de toucher dans le bénitier de marbre la glace épaisse que ses doigts avaient touchée si récemment ; de parcourir encore une fois les sombres passages à travers lesquels il l’avait poursuivie. Pour mettre ce projet à exécution, il n’avait qu’à s’écarter de quelques pas du chemin qu’il avait résolu de suivre. Il quitta donc presque immédiatement la rue, passa sous une arcade basse qui s’ouvrait à main droite, et, un instant après, il se trouva à l’intérieur de la Teyn-Kirche.

Le vaste édifice était moins sombre que dans la matinée. Ce n’était pas encore l’heure des vêpres ; on avait éteint les torches funéraires, ainsi que la plupart des cierges du maître-autel ; il y avait à peine une douzaine de personnes dans l’église ; et, tout en haut, sous la voûte, de grandes flèches de rayons de soleil adoucis, flottant au-dessus des brumes extérieures de la ville, s’infiltraient à travers les étroites fenêtres ogivales. Strannick s’approcha du monument de Tycho-Brahé et s’assit dans le coin du banc noirci. Ses mains tremblaient un peu lorsqu’il les croisa sur son genou, et sa tête retomba lentement sur sa poitrine.

Il pensait à tout ce qui eût pu advenir s’il eût tout risqué dans la matinée. Faisant usage de sa force, il serait parvenu à repousser la multitude à droite et à gauche, et à joindre la jeune femme. Une fois encore, sa destinée l’avait battu au moment du succès.

Il lui sembla que quelqu’un se tenait très près de lui. Il leva les yeux et aperçut un homme très petit, à barbe grise, se livrant à un minutieux examen de la statue de marbre rouge foncé du tombeau de l’astronome. La tête chauve de cet homme, entourée à sa base d’une couronne de cheveux gris, coupés très court, était à demi enfouie, entre de hautes et larges épaules, dans un immense col de fourrure Ainsi vue, la forme du crâne était assez singulière pour faire remarquer son propriétaire. Ce crâne était de conformation tout à fait anormale ; il atteignait une grande hauteur au sommet, puis s’affaissait soudain, puis s’élargissait sur le devant en un développement extraordinaire sur les tempes, et, en même temps, il présentait des protubérances singulières, derrière les oreilles larges et pointues. Quiconque connaissait cet homme ne pouvait manquer de le reconnaître à ces particularités, et Strannick le reconnut aussitôt. Comme s’il se fût rendu compte qu’on l’observait, le petit homme se retourna vivement, montrant son front ridé, large aux sourcils, étroit et élevé au centre, surmontant un nez socratique à moitié caché par les cheveux gris qui descendaient jusqu’aux pommettes saillantes, donnant l’idée d’une boule d’ivoire, posée au milieu d’un nid de laine grise. Effectivement, tout ce qui était visible du visage, au-dessus de la barbe, aurait pu, pour la teinte, être sculpté dans du vieil ivoire, et nulle substance ne se fût mieux prêtée à la reproduction fidèle de la profonde ciselure des traits, à rendre le fin réseau de rides qui les couvraient comme les ombres d’une gravure au trait, et en même temps à donner à tout l’ensemble cet aspect de dureté et de poli particulier à cette peau lisse et dure. La seule couleur positive qui adoucît les demi-teintes du visage résidait dans les yeux brillants et vifs qui étincelaient sous les sourcils touffus comme des trous de ciel bleu entre les épaisseurs d’un rideau de nuages. Toute l’expression, toute la mobilité, toute la vie étaient concentrées dans ces deux points.

Strannick se leva.

– Keyork Arabian ! s’écria-t-il en tendant la main.

Le petit homme la saisit immédiatement dans ses petits doigts, qui, quoique mous et délicatement formés, n’en possédaient pas moins une force que l’on n’aurait dû attendre ni de leur forme, ni des fines proportions de celui à qui ils appartenaient.

– Toujours errant ? demanda le petit homme avec une intonation légèrement sarcastique.

Il s’exprimait avec une voix de basse profonde et caressante, non pas forte, mais riche en qualité et exempte de cette tonalité dure, qui appartient souvent aux voix trop mâles.

Un musicien eût découvert que le diapason était celui de ces choristes russes, dont les gosiers profonds prennent des tons d’orgue, une octave au-dessous du diapason des chanteurs ordinaires dans d’autres pays.

– Vous devez avoir vagabondé aussi, vous, depuis que nous nous sommes rencontrés ? répliqua l’homme à la haute taille.

– Je ne vagabonde jamais, dit Keyork. Quand un homme sait ce qu’il veut, qu’il sait où le trouver, et qu’il va l’y chercher, il ne vagabonde pas. De plus, je ne songe pas à m’éloigner ni à enlever mes affaires de Prague. J’habite ici. C’est une ville pour les vieillards. Elle est taciturne. Les fondations de ses maisons reposent sur la formation silurienne, ce qu’on ne pourrait dire de toutes les autres capitales, que je sache.

– Est-ce un avantage ? demanda Strannick.

– Oui, à mon avis. Je dirais à mon fils, si j’en avais un... tous mes remerciements à une aveugle, mais intelligente destinée de m’avoir préservé d’une telle calamité !... je lui dirais : « Passe ta jeunesse au milieu des fleurs dans le pays où elles sont le plus brillantes et le plus suaves ; passe ton âge mûr dans tous les pays où l’homme lutte avec l’homme, pensée contre pensée, coup pour coup ; choisis pour ta vieillesse le lieu dans lequel, tout étant vieux, tu peux le plus longtemps te croire jeune en comparaison de ce qui t’entoure. » On peut ne se sentir jamais vieux quand on ne médite que sur des choses qui sont incommensurablement plus vieilles que soi. De plus, l’impérissable peut conserver le périssable.

– Vous n’aviez pas l’habitude de parler de la mort quand nous étions ensemble !

– J’ai trouvé cela intéressant, ces dernières années. Ce sujet se lie à une de mes inventions. Avez-vous jamais embaumé un corps ? Non ?... Je pourrais vous apprendre quelque chose de particulier sur le procédé le plus nouveau.

– Quelle est la liaison ?

– Je m’embaume moi-même, et le corps et l’esprit. Ce n’est qu’une expérience, et, à moins qu’elle ne réussisse, ce sera la dernière Embaumement, comme on le comprend à présent, signifie substituer une chose à une autre. Très bien. J’essaye d’expurger de mon esprit son ancien agent de circulation ; les nouvelles pensées doivent toutes être choisies dans une classe qui n’admet pas de décadence. Rien n’est plus simple.

– Il me semble à moi que rien n’est plus vague.

– Vous n’étiez pas autrefois si lent à me comprendre, dit l’étrange petit homme, avec un peu d’impatience.

– Connaissez-vous à Prague une dame qui dit s’appeler Unorna ? demanda Strannick, sans faire attention à la dernière remarque de son ami.

– Oui. Qu’y a-t-il ?

Keyork Arabian lança un coup d’œil plein de finesse à son compagnon.

– Qui est-elle ? Elle a un drôle de nom.

– Quant à son nom, il est facile à expliquer. Elle est née le 29 février, l’année de sa naissance étant bissextile. Unor signifie février, Unorna, adjectif dérivé, appartenant à février. Quelqu’un lui a donné ce nom pour rappeler cette circonstance.

– Ses parents, je suppose.

– Très probablement... quels qu’ils aient pu être.

– Et elle, qu’est-elle ? demanda Strannick.

– Elle se dit sorcière, répondit Keyork d’un air très dédaigneux. Je ne sais ni qui elle est, ni quel nom lui donner... Un sujet impressionnable, hystérique, un médium, une sorcière... une folle, si vous voulez, ou un charlatan, si vous préférez ce terme. Elle est belle, du moins, quoi qu’elle puisse être.

– Oui, elle est belle.

– – Vous l’avez donc vue ?

Le petit homme lança encore un coup d’œil perçant à son grand compagnon.

– Vous avez eu une consultation ?...

– Est-ce qu’elle donne des consultations ? Est-ce une voyante de profession !

Strannick fit cette question d’un ton surpris.

– Voulez-vous dire qu’elle entretient une maison sur un pareil pied en disant la bonne aventure ?

– Je ne veux rien dire de la sorte. Dire la bonne aventure est excellent !

Les yeux brillants de Keyork étincelaient de malin plaisir. Il ajouta vivement :

– Mais que faites-vous là... je veux dire dans cette église ?

– Je poursuis... une idée, s’il vous plaît de l’appeler ainsi.

– Je ne suis pas Œdipe, et votre nature est d’être énigmatique. Sortons-nous ?... Si je reste ici plus longtemps, je serai pétrifié au lieu d’être embaumé. Je serai changé en vieux marbre rouge malpropre, comme l’effigie de Tycho-Brahé, que voici, effroyable avertissement pour les futurs philosophes et exemple pour l’édification des fidèles qui viennent prier ici.

Ils se dirigèrent vers la porte, et le contrasté qui existait entre ces deux hommes amena l’ombre d’un sourire sur les lèvres minces du pâle sacristain, occupé à renouveler les cierges sur l’un des autels latéraux. Keyork Arabian aurait pu poser pour le portrait du roi des gnomes. Sa tête, longue et pointue, son immense barbe, ses membres trapus, mais forts et robustes, ses pas courts et pesants, l’expression hardie, à moitié plaisante, à moitié menaçante de ses yeux brillants, lui donnaient tout l’aspect d’un personnage fantastique de conte de fée, et la petitesse de son corps massif faisait ressortir la noble stature et la démarche gracieuse de son compagnon.

– Ainsi vous êtes à la poursuite d’une idée ?... dit le petit homme, lorsqu’ils se trouvèrent dans l’étroite rue. Mais pourquoi m’entraînez-vous par ce sombre passage ?

– J’y suis passé ce matin, et j’ai perdu mon chemin.

– À la poursuite de l’idée, naturellement. On devait s’y attendre. Prague est construite sur le même principe que le cerveau humain, pleine de voies tortueuses, de ruelles sombres et de voûtes obscures, pouvant toutes conduire quelque part, à moins que ce ne soit... nulle part ! Sa topographie induit continuellement ses habitants en erreur, comme les circonlocutions du cerveau égarent les pensées qui s’y trouvent, les faisant finalement quelquefois sortir bien claires, après une patiente recherche du grand jour, dans une belle et large rue, où elles sont à l’aise, ou les conduisant dans la cour obscure et nauséabonde où le misérable « soi » termine sa malsaine existence dans la chambre nue de son logement terrestre.

– Et c’est là le « moi » que vous proposez de préserver de la corruption ? dit Strannick, qui examinait soigneusement, en passant, chaque pouce des murailles. Puisque vous avez une si mauvaise opinion du locataire et du logement, je m’étonne que vous soyez désireux de prolonger les souffrances de l’un et le bail de l’autre.

– C’est tout ce que je possède, répondit Keyork Arabian.

– Aviez-vous pensé à cela ?

– Cette circonstance peut servir d’excuse, mais elle ne constitue pas une raison.

– Pas une raison ! La plus abjecte pauvreté est-elle une raison pour rejeter le pain quotidien ? Mon « moi » est tout ce que je possède. Dois-je le laisser périr quand un grand effort peut le préserver de la destruction ? D’un côté de la ligne, il y a Keyork Arabian ; de l’autre, flotte l’ombre d’un anéantissement qui menace d’engloutir la personnalité de Keyork, en laissant tout ce qu’il a emprunté à la vie faire la jouissance des autres ou être gaspillé par eux. Peut-on compter que Keyork hésitera tant qu’il espérera rester en possession de cet inestimable trésor, sa propre individualité, qui est le seul moyen qu’il ait de jouir de tous ces biens d’emprunt ?

– Dès que vous parlez de jouissance, la discussion est inutile, déclara le plus grand des deux interlocuteurs.

– Vous avez tort comme de coutume, répliqua l’autre. C’est autre chose. La jouissance est le dissolvant universel de toutes les discussions. Elle doit dissoudre toutes les philosophies qui ne sont pas basées sur elle, et modelées avec sa substance, comme l’Aqua Regia dissout tous les métaux, même l’or. La jouissance !... La jouissance, c’est la protestation de la réalité contre la tyrannie de la fiction.

Le petit homme s’arrêta court dans sa marche, frappant de sa grosse canne sur le trottoir, et levant les yeux pour regarder son compagnon, un géant par rapport à lui.

– La sagesse et l’étude ne vous ont-elles pas conduit plus loin que cette conclusion ?

Les yeux de Keyork étincelèrent soudain, et un éclat de rire, profond et sonore, s’échappa de sa robuste poitrine, répercuté par les échos de la sombre voûte, mélodieux comme un air de chasse, entendu à travers les grands arbres en hiver. Mais ses traits d’ivoire n’étaient pas décomposés, bien que sa barbe blanche tremblât et s’agitât doucement comme un voile de neige soulevé par le vent.

– Si la sagesse peut apprendre à prolonger la durée du bail, quelle étude peut être comparable à celle dont les résultats peuvent embellir l’habitation ? Qu’est-ce qu’un homme peut faire de plus pour lui que de se rendre heureux ? Cette question même est absurde. Qu’essayez-vous de faire pour vous en ce moment même ? Est-ce dans le but d’améliorer la condition physique ou de favoriser le bien-être moral de l’humanité en général, que vous me traînez par les passages, les ruelles et les allées de la plus sombre des villes ? Ce n’est certainement pas pour mon bien-être que vous vous sacrifiez. Vous reconnaissez que vous êtes à la poursuite d’une idée. Peut-être êtes-vous à la recherche d’une nouvelle et curieuse forme de mildew, et quand vous l’aurez trouvée... ou quelque autre chose... vous appellerez votre découverte Fungus Pragensis ou Cryptogamus minor Errantis... « le champignon du voyageur ». Mais je vous connais de longue date, mon bon ami. L’idée que vous poursuivez n’est pas une idée du tout, mais ce spécimen du genus homo, connu sous le nom de « femme », espèce « dame », variété « fidèle amour », désignation vulgaire « maîtresse ».

Strannick regarda froidement son compagnon.

– La vulgarité de cette désignation n’a vraiment d’égale que celle du goût qui vous l’a fait choisir, dit-il lentement.

Puis il s’éloigna dans l’intention de quitter Keyork, toujours arrêté.

Mais le petit homme se repentait déjà de ses paroles ; il s’élança vivement près de son ami, et lui posa une main sur le bras. Strannick s’arrêta, et le regarda encore.

– À quoi bon s’offenser de mes discours ? Suis-je une connaissance d’hier ? Vous imaginez-vous que j’aie jamais l’intention de vous faire de la peine ?

Ces questions furent faites rapidement d’un ton de sincère amitié.

– Vraiment, je ne sais comment j’aurais pu le supposer. Vous avez toujours été cordial avec moi... mais, je l’avoue... votre manière d’appeler les choses n’est pas... toujours...

Strannick n’acheva pas sa phrase, mais regarda gravement Keyork comme s’il désirait lui faire comprendre très clairement ce qu’il avait déjà exprimé par des paroles.

– Si nous étions compatriotes et si nous parlions la même langue, nous nous tromperions moins facilement l’un l’autre, répliqua Keyork. Allons, pardonnez-moi mon manque d’habileté et ne nous disputons pas. Peut-être puis-je vous aider. Il se peut que vous connaissiez bien Prague, mais je le connais mieux encore. Voulez-vous me permettre de vous dire que je sais qui vous cherchez ici ?

– Oui. Vous le savez. Je n’ai pas changé depuis la dernières fois que nous nous sommes rencontrés, et les circonstances ne m’ont pas favorisé.

– Dites-moi... Avez-vous réellement vu cette Unorna et avez-vous causé avec elle ?

– Ce matin.

– Et elle n’a pas pu vous aider ?

– J’ai refusé d’accepter son aide jusqu’à ce que j’aie fait tout ce qu’il était en mon pouvoir de faire.

– Vous avez été inconsidéré. Et, à présent, avez-vous tout fait et avez-vous échoué ?

– Oui.

– Alors, si vous voulez accepter de moi un humble conseil, vous retournerez tout de suite chez elle.

– Je la connais très peu. Je n’ai pas une extrême confiance en elle...

– Confiance ! Puissance d’Eblis... ou n’importe quelle autre puissance ! Qui parle de confiance ? L’homme sage a-t-il confiance en lui-même ? Jamais. Alors comment oserait-il se fier à un autre ?

– Encore votre philosophie sceptique ! s’écria Strannick.

– Ma philosophie !... Je suis misosophiste ! Toute sagesse n’est que vanité et je la déplore ! L’autologie est mon étude, l’autosophie mon ambition, l’autonomie mon orgueil. Je suis le grand Panégoïste, le soi-disant Conservateur du Soi, le prophète inspiré de l’universel Moi, Moi... moi... moi ! Ma foi n’a qu’un mot et ce mot n’a que trois lettres ; ces lettres représentent l’Unité, et l’Unité, c’est la Force. Je suis Moi, un, indivisible, central ! Oh ! Moi !... Vive à jamais le Moi !

Et, encore une fois, la belle voix de basse du petit homme fit entendre un rire mélodieux. Un très léger sourire parut sur le visage triste de son compagnon.

– Vous êtes heureux, Keyork, dit-il ; vous devez l’être, puisque vous pouvez si franchement vous moquer de vous-même.

– De moi ?... Homme vain ! Je me moque de vous, de tous les autres, de tout, excepté de moi. Voulez-vous aller chez Unorna ? Il n’est pas nécessaire d’avoir plus de confiance en elle que l’infirmité naturelle de votre jugement ne vous le conseille.

– Pouvez-vous m’apprendre quelque chose de plus sur elle ? La connaissiez-vous bien ?

– Elle n’offre pas son aide à tout venant. Vous auriez bien fait de l’accepter tout d’abord. Il se peut que vous ne la trouviez plus dans la même disposition.

– Je supposais, d’après ce que vous m’aviez dit d’elle, qu’elle faisait profession de clairvoyance, ou d’hypnotisme, ou de mesmérisme... quel que soit le véritable terme qu’on emploie de nos jours.

– Cela importe peu, répondit gravement Keyork. J’avais l’habitude de m’étonner de l’ingéniosité qu’avait eue Adam pour donner des noms à toutes les choses animées, mais je crois qu’il aurait fait une piteuse figure dans un tournoi de terminologues modernes. Non, Unorna n’accepte pas de rémunération pour son aide quand elle daigne l’accorder.

– Et, pourtant, j’ai été introduit en sa présence sans même donner mon nom.

– C’est son caprice. Elle reçoit tous ceux qui désirent la voir, mendiant, bourgeois ou prince. Mais elle ne répond qu’aux questions auxquelles il lui plaît de répondre.

– C’est-à-dire aux questions auxquelles elle est déjà préparée à répondre, insinua Strannick.

– Voyez par vous-même. Dans tous les cas, c’est une créature très intéressante, et unique, à ma connaissance, du moins.

Keyork Arabian demeura silencieux, comme s’il réfléchissait sur le caractère et les dons particuliers d’Unorna avant de les décrire à son ami. Ses traits d’ivoire s’adoucirent imperceptiblement et ses yeux bleus et vifs perdirent tout à coup leur éclat, comme s’ils ne voyaient plus le monde extérieur. Mais Strannick ne s’occupait pas de cela et n’accordait aucune attention à la physionomie de son compagnon. Il préférait le silence du petit homme à son extravagant bavardage, et était résolu, s’il était possible, à en tirer d’autres renseignements sur Unorna. Quelques secondes ne s’étaient pas écoulées qu’il interrompait les méditations de Keyork par une question.

– Vous me dites de voir par moi-même, dit-il. Je serais bien aise de savoir à quoi je dois m’attendre. Ne voulez-vous pas m’éclairer ?

– Comment ?... demanda l’autre d’un air distrait, comme s’il se réveillait d’un profond sommeil.

– Si je vais chez Unorna et que je lui demande une consultation, comme à une vulgaire somnambule, et si elle daigne mettre ses facultés à ma disposition, quelle espèce d’aide est-il probable que j’en obtienne ?

Ils avaient fait lentement quelques pas, lorsque Keyork s’arrêta de nouveau et, frappant le pavé de sa canne, il leva la tête pour lancer un regard de dessous ses sourcils épais et retombants.

– De deux choses l’une, répondit-il, ou elle tombera d’elle-même dans l’état anormal et répondra nettement à toutes les questions que vous lui ferez, ou bien elle vous hypnotisera et vous verrez vous-même... ce que vous désirez voir.

– Moi-même ?

– Vous-même. La singularité de cette femme est sa dualité, sa double puissance. Elle peut, par un acte de sa volonté, devenir hypnotique, clairvoyante... comme vous voudrez appeler cela. Ou bien, si son visiteur est très impressionnable, elle peut retourner la situation et jouer le rôle d’hypnotiseur. Je n’ai jamais entendu parler d’un cas semblable.

– Après tout, je ne sais pas pourquoi il n’en serait pas ainsi, dit Strannick d’un air pensif. D’ailleurs, tout ce qu’elle peut faire est évidemment dû à l’hypnotisme, et des expériences si extraordinaires ont réussi récemment que...

– Je n’ai pas dit qu’il n’y eût que de l’hypnotisme dans son cas.

– Quoi alors ?... De la magie ?...

La lèvre de Strannick se plissa d’un air dédaigneux.

– Je ne sais, répliqua le petit homme en parlant très lentement. Quel que soit son secret, elle le garde, même en parlant endormie. C’est là tout ce que je puis vous dire. Je soupçonne qu’il y a un autre être ou une autre personne, dans sa vieille et originale maison, qu’elle consulte dans les occasions graves. Embarrassée pour répondre à une difficile question scientifique, je l’ai vue quitter la chambre et revenir au bout de quelques minutes avec une réponse que, j’en suis positivement sûr, elle n’aurait jamais trouvée toute seule.

– Elle peut avoir consulté des livres, suggéra Strannick.

– Je suis vieux, dit tout à coup Keyork Arabian ; je suis très vieux. Il n’y a pas beaucoup de livres que je n’aie lus, au moins en partie, et ma mémoire est étonnamment bonne. J’ai d’excellentes raisons de croire qu’elle ne tire ses connaissances de rien de ce qui a été écrit ou imprimé.

Puis-je vous demander de quelle nature générale étaient vos questions ? demanda l’autre, plus intéressé qu’il ne l’avait été jusque-là par la conversation.

– Elles se rapportaient aux principes de l’embaumement.

– On a écrit beaucoup de choses là-dessus, depuis le temps des Égyptiens.

– Les Égyptiens !... s’écria Keyork d’un ton de grand dédain. Ils embaumaient leurs morts tels quels. Avez-vous jamais appris qu’ils embaumaient les vivants ?

Les yeux du petit homme lançaient des éclairs.

– Non, pas plus que je ne croirai à d’aussi monstrueuses possibilités ! Si c’est là tout, je n’ai pas grande foi dans le mystérieux conseiller d’Unorna.

– La foi qui transporte les montagnes s’acquiert généralement par l’expérience, quand on l’acquiert, et l’ardent désir de l’explication remplace, dans quelques esprits, la disposition à apprendre. Ce n’est pas mon affaire de trouver des explications, ni de hausser mon petit « moi » à votre niveau plus élevé, en montant sur cette borne, afin de faire une conférence, dans la forme populaire, sur des questions qui m’intéressent. Il suffit que j’aie trouvé ce que je cherchais. Allez et faites pareillement. Voyez par vous-même. Vous n’avez rien à perdre et tout à gagner. Vous êtes malheureux et le malheur est dangereux, fatal même dans de rares cas. Si vous me dites demain qu’Unorna est un charlatan, vous ne serez pas dans une position pire qu’aujourd’hui, pas plus que votre opinion n’influencera la mienne. Si elle vous aide à trouver ce que vous désirez... tant mieux pour vous... et quel risque courez-vous ? Ce sont là des questions à poser à votre jugement.

– J’irai, répondit Strannick après un moment d’hésitation.

– Très bien, dit Keyork Arabian. Si vous désirez me revoir, venez chez moi. Connaissez-vous la maison de la Vierge Noire ?

– Oui... il y a une légende au sujet d’un tableau espagnol de la Sainte-Vierge qui s’y trouvait autrefois...

– C’est cela même. Elle tire son nom de ce tableau noir. Elle est au coin du marché aux fruits, tout contre la fenêtre à laquelle fut tuée la princesse Windischgraetz. J’habite l’étage d’en haut. Adieu.

– Adieu.

 

 

 

 

IV

 

 

Après que Strannick l’eut quittée, Unorna avait continué à tenir dans sa main le livre qu’elle avait repris, suivant machinalement des yeux les lignes imprimées de gauche à droite, du haut en bas de la page. Cependant elle ne tourna pas le feuillet. Elle avait vaguement conscience qu’elle n’avait pas compris le sens des mots, et elle retourna à l’endroit où elle avait commencé, en essayant de concentrer son attention sur le sujet, agitant ses lèvres pour former les syllabes. L’effort qu’elle faisait pour comprendre était tel qu’un pli, un court sillon droit se fit, semblable à une coupure verticale, s’étendant entre les yeux jusqu’au milieu de son large front. Elle put comprendre une phrase, puis deux, puis trois ; mais ensuite ses pensées s’égarèrent de nouveau, et les groupes de lettres passèrent sans signification devant ses yeux. Elle, dont la lucide intelligence était d’ordinaire si obéissante à sa volonté, se sentit contrariée d’être ainsi détournée de son occupation malgré elle. Une troisième tentative lui démontra qu’il était inutile de se forcer plus longtemps, et, avec un geste et un regard pleins d’irritation, elle reposa le volume sur la table placée près d’elle.

Pendant quelques minutes, elle resta immobile, le coude appuyé sur le bras du fauteuil, le menton soutenu par le dos de sa main à demi fermée, dont les doigts fermes et purs retombaient, en une courbe classique, sur la dentelle de son corsage. Ses yeux, étrangement disparates, contemplaient, vagues, un horizon imaginaire, que ne bornaient pas les corbeilles de fleurs, que n’assombrissait pas le fantastique feuillage des arbres exotiques.

Soudain, elle releva la tête, sa main retomba sur ses genoux ; elle hésita un instant, puis se leva vivement comme mue par une résolution qu’elle voulait sur-le-champ mettre à exécution. Elle fit un pas, puis s’arrêta de nouveau, en même temps qu’un sourire dédaigneux passait comme une ombre sur son visage. Très lentement, elle se mit à arpenter les dalles de marbre dans l’espace libre devant son fauteuil, revenant sans cesse sur elle-même, et les plis souples de sa robe blanche glissaient derrière elle avec un bruit doux et traînant, comme celui que fait la brise au printemps parmi les fleurs.

– Est-ce lui ?... demanda-t-elle à haute voix du ton joyeux et en même temps plaintif d’une passion qui a longtemps attendu, mais qui sent approcher enfin la réalisation de son rêve.

Aucune réponse ne lui parvint du fond de l’épais feuillage ni du souffle parfumé des violettes et des muguets. Le murmure harmonieux de la petite fontaine et le léger frôlement de sa traîne troublaient, seuls, le silence.

– Est-ce lui ?... est-ce lui ?... est-ce lui ? répéta-t-elle à plusieurs reprises avec des inflexions de voix différentes, exprimant les alternatives de crainte et d’espérance, de certitude et d’hésitation, de tristesse et de joie, d’ardente passion et de doute glacial.

Elle resta immobile, les yeux fixés sur les dalles, les doigts entrelacés, les mains tournées la paume en bas, les bras allongés. Ce n’étaient pas les carreaux de marbre rouge foncé, alternant avec les blancs et les gris, que voyaient ses yeux ; c’étaient un visage et un corps qui se dressaient devant elle, et dans la contemplation desquels se concentrèrent toutes ses facultés. La pâle et noble tête devint très distincte à sa vue intérieure ; les yeux, d’un gris foncé, la regardaient tristement ; les traits ardents avaient pris une expression d’immense douleur.

– Êtes-vous réellement lui ? demanda-t-elle à voix basse d’un air de doute, en projetant toutefois, quoique sans le vouloir, sa forte volonté sur cette vision, comme pour la forcer à donner la réponse à laquelle elle aspirait.

Et la réponse arriva, imposée par l’effort de son imagination sur l’être imaginé. Le visage devint tout à coup lumineux, comme éclairé par un rayonnement intime, les ombres de la douleur disparurent et à leur place trembla la lueur naissante d’un amour qui se lève. Les lèvres remuèrent et la voix parla, non pas comme elle lui avait parlé tout récemment, mais avec des accents qui lui étaient depuis longtemps familiers dans ses rêves de jour et de nuit.

– Oui, je suis lui, je suis cet amour que vous attendiez, vous êtes la femme aimée que j’ai cherchée à travers le monde entier. L’heure du bonheur a sonné pour nous, la nouvelle vie commence aujourd’hui et elle n’aura pas de fin.

Les bras d’Unorna se tendirent pour saisir l’ombre, et, dans son imagination, elle l’attira à elle et embrassa son visage radieux.

Na vèky vèkuv ! Pour les siècles des siècles ! s’écria-t-elle.

Puis elle se couvrit les yeux comme pour graver en elle la vision qu’ils venaient d’avoir, et, cherchant, en tâtonnant, son fauteuil, elle s’y laissa tomber. Mais, malgré son effort de volonté, sa mémoire ne put conserver l’image ; elle eut beau concentrer énergiquement ses pensées, les couleurs s’estompèrent, les contours tremblèrent, s’affaiblirent et s’évanouirent, pour faire place à l’obscurité. La main d’Unorna retomba à son côté et la sensation d’une vive douleur la pénétra toute, cruelle comme la blessure d’un couteau émoussé et ébréché, quoiqu’elle eût disparu presque avant qu’elle eût eu le temps de savoir où elle l’avait sentie. Puis, ses yeux s’enflammèrent de deux feux différents, l’un sombre et passionné comme l’éclat d’un diamant noir, l’autre vif et brillant comme le rayonnement de l’acier bleu au soleil.

– Ah ! je le veux ! s’écria-t-elle. Et ce que je veux... sera !

Satisfaite de la promesse ainsi faite à elle-même, elle sourit ; ses paupières s’abaissèrent, la tension de tout son être cessa et elle reprit l’indolente posture dans laquelle Strannick l’avait trouvée. Quelques instants plus tard, la porte du fond tourna lentement sur ses gonds et un léger bruit de pas se fit entendre. Il n’avait pas été nécessaire qu’Unorna parlât pour que le son de sa voix guidât le nouvel arrivant vers sa retraite. Les pas se succédaient rapides et sûrs. Un jeune homme, d’une beauté extraordinaire, sortant des massifs de verdure, vint se placer devant le fauteuil, dans l’espace resté libre.

Unorna ne témoigna aucune surprise en jetant les yeux sur le visiteur. Elle le connaissait bien. Comme taille et comme traits, ce jeune homme présentait le plus noble type de la race juive. Il était impossible de le voir sans penser à un jeune aigle des montagnes, ardent, vif, sûr, rempli de souplesse native, à la vue perçante et infatigable, fort pour saisir et retenir, beau de la beauté lustrée et correcte d’un plumage continuellement lissé par le contact de l’air libre et pur des hautes altitudes.

Israël Kafka resta immobile, les yeux fixés sur la femme qu’il aimait, respirant à peine, les lèvres entrouvertes. Ses yeux ardents dévoraient chacun des détails du tableau qu’il avait devant lui, en même temps que le sang montait à ses maigres joues bistrées, et que les veines de ses tempes se gonflaient sous le battement accéléré de son pouls.

– Eh bien !

Ce simple mot acquérait toute la valeur d’un long discours par le ton dont il était prononcé et par le regard et le geste qui l’accompagnaient. La voix d’Unorna était douce, moelleuse, exprimant à la fois un peu d’indolence, comme une demi-caresse et une demi-attente, elle-même à demi indifférente. Il y avait quelque chose de presque impertinent dans sa prétention à la supériorité dont témoignait le petit battement plein de défi de deux longs doigts blancs sur le bras du fauteuil. Et cependant, en même temps que l’inflexion élevée de ce monosyllabe, il y avait eu un mouvement des sourcils, un long regard de côté, un sourire lentement élaboré qui avait relevé ses lèvres fraîches, juste assez pour démasquer deux dents parfaites, le tout prêtant à la voix une intention, une familiarité, une facile possibilité d’interprétation favorable, plutôt faite pour flatter un espoir que pour refroidir une passion.

Le sang battit plus vivement dans les veines du jeune homme, ses yeux noirs brillèrent d’un éclat plus vif encore ; ses narines, pâles et bien découpées, frémirent. Les battements de son cœur ébranlaient ses pensées, la passion commandait à ses actes. Poussé par une impulsion irrésistible, il tomba à genoux près d’Unorna, couvrant la petite main d’albâtre de ses doigts maigres et basanés, et la pressant contre son front comme s’il venait de découvrir enfin et de saisir le trésor le plus cher qui fût pour lui dans la vie.

– Unorna !... Mon Unorna adorée !... s’écria-t-il.

Unorna baissa les yeux sur la tête inclinée du jeune homme. Le sourire disparut de son visage, et, pendant un moment, elle prit un air dur qui fit aussitôt place à une expression de douleur et de regret. Elle ferma les yeux comme pour recueillir ses pensées, et, en même temps, essaya de reprendre sa main ; comme il la retenait toujours, elle se renversa en arrière.

– Vous ne m’avez pas comprise, dit-elle aussi tranquillement qu’elle put.

Les doigts vigoureux d’Israël Kafka ne lâchèrent pas les siens ; mais le visage pâle, devenu plus encore décoloré et transparent, se leva vers le sien avec, dans les grands yeux noirs, une expression de crainte, telle qu’elle n’en avait jamais rêvé de semblable.

– Pas... comprise ? répéta-t-il d’une voix tremblante et entrecoupée.

Unorna soupira et détourna les yeux, car ce qu’elle voyait lui faisait mal et l’accusait.

– Non, vous n’avez pas compris. Est-ce ma faute ?... Israël Kafka, cette main n’est pas à vous pour la garder.

– Pas à moi, Unorna !

Elle l’avait dit, mais il ne pouvait pas se décider à la croire.

– Je parle sérieusement, répondit-elle non sans un reste de tendresse dans l’intonation. Croyez-vous donc que je plaisante avec vous ou avec moi-même ?

Un silence suivit, pendant lequel ils ne firent pas un mouvement. Unorna restait assise dans une immobilité absolue, les yeux perdus dans les ombres vagues du feuillage, comme si elle eût craint de rencontrer le regard qu’elle sentait fixé sur elle. Israël Kafka, toujours à genoux, respirant à peine, ressemblait à un dangereux animal sauvage, surpris par un ennemi inattendu et momentanément paralysé, alors qu’il allait s’élancer... s’élancer pour fuir ou pour attaquer... nul n’eût pu le dire.

– Je me suis trompée, continua enfin Unorna. Pardonnez... oubliez...

Israël Kafka se leva et recula d’un pas. Tous ses mouvements étaient souples et gracieux. L’homme parfait est plus beau dans l’action, la femme parfaite est plus belle au repos.

– Comme cela vous est facile ! s’écria le Morave. Comme cela est facile ! Comme cela est simple ! Vous m’appelez, et je viens. Vous laissez vos yeux reposer sur moi, et je tombe à genoux devant vous. Vous soupirez, et je vous dis des paroles d’amour. Vous levez la main, je rampe à vos pieds. Vous froncez le sourcil... et je vous quitte humblement. Comme c’est facile !

– Vous avez tort et vous dites des folies. Vous êtes en colère, et vous ne pesez pas vos paroles.

– En colère ! Ce serait là une folie trop vulgaire ! Non... je suis plus qu’en colère. Pensez-vous que, parce que je me suis soumis aux accès capricieux de vos bonnes ou de vos mauvaises humeurs depuis tant de mois, j’aie perdu toute conscience de moi-même ? Croyez-vous donc que vous puissiez souffler sur moi comme sur une plume, d’ici, de là, de partout, selon l’inspiration de votre inconstante nature ? Ne m’avez-vous rien promis ? Ne m’avez-vous pas donné d’espérance ? N’avez-vous ni rien dit ni rien fait qui vous lie ? Ou bien nul gage ne peut-il vous lier ? Nulle promesse ne peut-elle s’imprimer dans votre peu stable mémoire, aucune de vos paroles n’a-t-elle de signification pour ceux qui les entendent ?

– Je ne vous ai jamais donné aucun gage ni fait aucune promesse, répondit Unorna d’un ton plus dur. Le seul espoir que je vous aie jamais fait entrevoir était qu’un jour je vous répondrais clairement. Je l’ai fait. Vous n’êtes pas satisfait. Y a-t-il encore quelque chose à dire ? Je ne vous ordonne pas de quitter ma maison pour toujours, pas plus que je n’ai l’intention de vous retirer mon amitié.

– Votre amitié !... Ah ! merci, Unorna, je vous remercie très humblement ! Je suis reconnaissant de la charité que vous témoignez en me permettant de rester auprès de vous ! Votre ami, dites-vous ? Oui, véritablement, votre ami et votre serviteur, votre serviteur et votre esclave, votre esclave et votre chien. L’ami est-il impatient et mécontent de son sort ? Une douce parole peut détourner sa colère. Le serviteur est-il trop présomptueux ? Votre dédain lui enseignera bientôt son devoir. L’esclave est-il désobéissant ? Les coups le guériront de ses défauts. Votre chien vous caresse-t-il trop familièrement ? Donnez-lui un coup de pied, et il se couchera en rampant jusqu’à ce qu’il vous voie de nouveau sourire. Votre amitié... je ne trouve pas de mots pour vous en remercier !

– Acceptez-la ou ne l’acceptez pas... comme vous voudrez.

Unorna lança un coup d’œil sur le visage courroucé du jeune homme puis se détourna vivement.

– L’accepter ?... Oui, et plus encore, que vous le donniez ou non, répondit Israël Kafka en s’approchant d’elle. Oui, que vous le vouliez ou que vous ne le vouliez pas... j’aurai tout, votre amitié, votre amour, votre vie, votre souffle, votre âme... tout ou rien !

– Vous faites bien d’admettre cette dernière hypothèse comme une chose possible, dit Unorna froidement et sans s’occuper de son mouvement.

Le jeune homme s’arrêta et croisa les bras. Son visage avait perdu sa pâleur et une vive rougeur se montrait sous sa peau bistrée.

– Savez-vous ce que vous dites ? demanda-t-il lentement. Prétendriez-vous que je n’aurai rien... après ce qui s’est passé entre nous ?

Unorna leva les yeux et le regarda fixement.

– Israël Kafka, ce n’est pas moi qu’on peut menacer.

Mais le regard du jeune homme ne broncha pas. L’expression courroucée de ses traits ne se détendit pas ; il ne recula ni ne baissa la tête. Unorna semblait déployer toute sa force de volonté dans sa tentative pour se dominer, mais sans résultat. Dans l’effort qu’elle faisait pour concentrer sa puissance, son visage avait pâli et ses lèvres s’étaient mises à trembler. Kafka la regardait résolument en face, les yeux en feu, les joues empourprées d’une vive rougeur.

– Où est votre puissance à présent ? demanda-t-il tout à coup. Où est votre sorcellerie ? Vous n’êtes qu’une femme, après tout... Vous n’êtes qu’une faible femme !

Très lentement il se rapprocha d’elle, en inclinant un peu sa taille souple pour la regarder de plus près. Unorna se renversa tout à fait en arrière, éloignant autant qu’elle le pouvait son visage du sien, mais essayant toujours de lui imposer sa volonté.

– Vous ne pouvez pas, dit-il entre ses dents, en réponse à sa pensée. Seuls les hommes qui ont dompté des fauves savent ce qu’est un pareil moment.

Unorna saisit le bras de son fauteuil, comme pour chercher un appui physique dans ce cas extrême. Elle ne pouvait pas céder. Devant ses yeux venait de se dresser une vision différente de la réalité sous tous les rapports. Elle voyait un visage plus âgé, une taille plus élevée, une expression de pensée plus profonde entre elle et l’homme furieux qui essayait de vaincre sa résistance par un regard. Entre elle et son erreur passée se dressait brillante, vivante et forte, l’image de ce qui devait être. Une nouvelle conviction avait fait place à l’ancienne ; une passion réelle brûlait sur l’autel où elle avait entretenu avec des rêves le simulacre d’un feu sacré.

– Vous ne m’aimez pas réellement, dit-elle doucement.

Israël Kafka tressaillit comme un homme frappé à l’improviste. L’assertion monstrueusement fausse que contenaient ces paroles le prenait à l’improviste ; des larmes soudaines voilèrent la force pénétrante de son regard et sa main trembla.

– Je ne vous aime pas ?... Moi !... Unorna... Unorna !

Les premiers mots lui échappèrent comme un cri d’horreur et de stupéfaction. Mais le nom de la jeune femme, quand il le prononça, retentit comme le gémissement d’agonie d’un fauve blessé et hors d’état de se retourner pour faire tête aux chiens.

Il chancela et s’appuya au grand fauteuil sur lequel elle était assise. Il était alors debout derrière elle, mais si penché que son front touchait ses doigts. Il n’aurait pas pu supporter la vue des cheveux d’Unorna, encore moins celle de son visage. Ses mains mêmes étaient pâles et exsangues. Unorna pouvait entendre sa respiration précipitée au-dessus de son épaule. Elle resta immobile, les lèvres souriantes, quoique son front fût pensif et presque triste. Elle savait que la lutte était finie et qu’elle avait eu le dessus, quoique le prix de la victoire pût être un cœur brisé.

– J’ai dit vrai, articula-t-elle à voix basse, les yeux fixés devant elle sur le feuillage épais, sachant bien que son plus faible murmure arriverait jusqu’à lui. Il n’y a dans mes paroles aucune intention malveillante, bien que tout soit de ma faute. Mais c’est vrai... vous ne m’avez jamais aimée comme je voudrais être aimée.

– Unorna !...

– Non... je ne veux pas vous faire de peine. Votre amour est jeune, violent, inconstant ; moitié terrible, moitié enfantin ; tout flamme aujourd’hui, endormi demain ; prêt à se changer en haine un moment, à fondre en larmes le moment d’après, intermittent, mobile comme l’eau, flottant comme l’ombre d’un nuage sur le flanc d’une montagne...

– Il vous plaisait jadis, dit Israël Kafka d’une voix brisée. Dites plutôt que vous êtes lasse de mon amour... et de moi !

– Lasse, dites-vous ? Non, pas lasse... et très sincèrement pas lasse de vous. Vous croyez cela aujourd’hui, demain vous essayerez encore de donner de la vie à votre croyance... puis elle passera et disparaîtra comme toutes les pensées qui n’ont jamais été revêtues des formes de la réalité. Nous ne nous sommes aimés ni l’un ni l’autre. Nous nous sommes seulement imaginé qu’il serait doux d’aimer et le poignard de la vérité a coupé la trame de nos rêves juste par le milieu, de sorte que nous voyons devant nous ce qui est, bien que le fantôme de ce qui aurait pu être soit encore là tout près.

– Qui a tissé cette trame, Unorna ? Vous ou moi ?

Il leva ses yeux appesantis et les fixa sur les cheveux frisés de la jeune femme.

– Qu’importe que ce soit votre œuvre ou la mienne ? Mais nous l’avons tissée ensemble... et ensemble nous devons regarder franchement la vérité...

– Si c’est vrai, ensemble est un mot vide, car il n’y a plus rien de commun entre vous et moi.

– Nous pouvons encore glaner l’amitié dans le champ où l’amour a cru pousser...

– L’amitié... ce mot seul est une blessure ! L’amitié... la lie et le résidu du vin de la vie ! L’amitié... les restes amers de la coupe du cœur laissés pour humecter les lèvres des damnés quand les élus ont étanché leur soif ! Ce mot me fait horreur ; comme j’en déteste la pensée !

Unorna soupira, peut-être surtout pour qu’il entendît ce soupir et lui donnât une interprétation consolante pour sa vanité, mais un peu aussi par regret sincère de devoir lui faire souffrir ce qu’il devait évidemment souffrir. Elle avait presque cru un moment qu’elle l’aimait et lui devait de la pitié. Les cœurs des femmes payent ces dettes à contrecœur, mais elles les payent néanmoins. Elle aurait voulu n’avoir jamais jeté les yeux sur Israël Kafka, elle aurait souhaité ne le revoir jamais ; sa mort même lui eût à peine causé une douleur, et pourtant elle était affligée de sa souffrance. Personne n’est ni tout à fait mauvais, ni tout à fait bon. Nulle femme n’est tout à fait terrestre, nulle déesse tout à fait divine.

– Vous ne voulez pas comprendre... dit Unorna, et cela me désole.

– Oh ! j’ai bien compris... j’ai compris qu’une femme peut avoir deux visages et deux cœurs, deux esprits et deux âmes... Cela suffit : mon intelligence n’a que faire d’aller plus loin. Vous avez soupiré avant de parler. Ce n’était pas pour moi... C’était pour vous. Vous n’avez jamais éprouvé ni douleur ni chagrin pour un autre.

Il faisait de chimériques efforts pour paraître froid et trouver de dures paroles à dire, dans l’espoir de se faire plus fort à Unorna qu’il n’était et capable de maîtriser son chagrin. Mais il était trop jeune, trop bouillant, trop mobile, pour un pareil rôle. En outre, dans sa première et violente explosion, Unorna l’avait dominé et il ne pouvait désormais reprendre le dessus.

– Vous avez tort, Israël Kafka. Vous voudriez faire de moi moins qu’une créature humaine. Si j’ai soupiré, c’était, en effet, pour vous. Voyez... j’avoue que je vous ai offensé, non directement, mais en vous laissant espérer. Sincèrement, moi aussi, j’ai espéré. J’avais pensé que pour nous l’étoile de l’amour tremblait dans le ciel levant, et que vous et moi pourrions être l’un à l’autre... Il n’y faut plus songer. Ma sagesse m’a fait défaut, j’ai mal vu en moi-même... Suis-je la seule femme en ce monde qui se soit trompée ? Ne pouvez-vous pardonner ? Si j’avais promis, si j’avais dit un seul mot... et pourtant, sous ce rapport, j’avoue mes torts, car je vous ai laissé prendre au sérieux ce qui n’avait été qu’un rêve éphémère de ma pensée ! Tout cela a été mal, tout cela a été ma faute... Allons, mettez votre main dans la mienne et dites que vous pardonnez ; car je vous demande pardon.

Il était toujours debout derrière elle, appuyé au dossier de son fauteuil. Sans se retourner, elle leva la main au-dessus de son épaule, comme pour chercher celle du jeune homme. Mais il ne la prit pas.

– Est-ce donc si difficile ? demanda-t-elle avec douceur. Est-il donc encore plus difficile pour vous d’être généreux que pour moi d’implorer ? Nous quitterons-nous ainsi... pour jamais... emportant chacun une blessure qu’un seul mot pourrait guérir ?

– Que vous importe que je pardonne ou non ?

– Puisque je le demande, croyez que cela m’importe beaucoup, répondit-elle en tournant lentement la tête, jusqu’à voir, seules, les mains d’Israël posées sur son fauteuil.

Par-dessus son épaule, elle les toucha et les attira contre sa joue. Il ne fit aucune résistance.

– Nous quitterons-nous sans une bonne pensée ?

Sa voix était plus suave encore, et si basse et si douce qu’il semblait que les mots fussent prononcés par le murmure de la petite fontaine. Il y avait de la magie dans ce lieu, dans l’air, dans les sons, surtout dans le contact de cette jolie femme.

– Est-ce là de l’amitié ? demanda Israël Kafka.

Puis il tomba à genoux devant elle, et plongea ses yeux dans les siens.

– C’est de l’amitié... oui... pourquoi pas ? Suis-je comme les autres femmes ?

– Mors, pourquoi cette obligation de nous séparer ?

– Si vous voulez être mon ami, cela n’est pas nécessaire. Vous m’avez pardonné maintenant... Je le vois dans vos yeux. N’est-ce pas vrai ?

Il était à ses pieds, passif enfin sous la puissance supérieure à laquelle il n’avait jamais été en état de sérieusement résister. La fascination d’Unorna s’exerçait sur lui et il ne pouvait que répéter ses paroles, comme il eût exécuté ses moindres ordres, dans l’absence de libre arbitre ou même d’une pensée personnelle. Il avait suffi qu’Unorna le touchât ainsi, lui parlât avec douceur, pour que ses paupières tremblassent, pour que son regard devînt fixe, pour que sa force fût absorbée par celle de la jeune femme, pour qu’il fût incapable d’agir si ce n’est sous sa direction. Tant que cela plairait à Unorna, le charme durerait.

– À présent, asseyez-vous près de moi et causons, dit-elle.

Comme un homme qui rêve, il se leva et s’assit près d’elle.

Unorna se mit à rire, et il y avait dans le son de ce rire quelque chose de mauvais. Un instant plus tôt, il eût blessé Israël Kafka au vif et lui eût fait monter la fureur au visage. Mais, dominé maintenant, il se mit à rire avec elle, d’un air égaré, comme s’il ne connaissait pas la cause de sa gaieté.

– Après tout, vous n’êtes que mon esclave, dit Unorna d’un ton dédaigneux.

– Après tout je ne suis que votre esclave, répéta-t-il.

– Si je vous touchais de la main, vous me haïriez et vous oublieriez que vous m’avez jamais aimée.

Cette fois le jeune homme garda le silence. Son visage eut une contraction de souffrance comme si une violente lutte mentale se livrait au-dedans de lui. Unorna frappa du pied impatiemment et fronça les sourcils.

– Oui, vous me haïriez et vous oublieriez que vous m’avez jamais aimée, répéta-t-elle en appuyant sur chaque mot comme pour bien le graver dans son intelligence. Dites-le. Je vous l’ordonne.

La contraction des traits d’Israël Kafka disparut.

– Je vous haïrais et j’oublierais que je vous ai jamais aimée.

– Vous ne m’avez jamais aimée.

– Je ne vous ai jamais aimée.

Unorna se mit à rire et il se joignit à elle, inconsciemment, comme il l’avait déjà fait. Elle s’enfonça dans le fauteuil et son visage devint grave. Israël Kafka s’assit immobile sur un siège, la regardant, les yeux fixes. Mais son regard ne la troubla pas. Il ne contenait pas plus d’intelligence que celui d’une statue, beaucoup moins assurément que celui d’un portrait peint. Pourtant cet homme était vivant et dans toute la plénitude de la force de sa splendide jeunesse, souple, actif, violent par nature, capable de l’avoir tuée de ses propres mains dans cette lutte d’un moment. Mais elle savait que sans un mot d’elle il ne pouvait même pas tourner la tête.

Pendant longtemps, Unorna demeura absorbée dans ses réflexions. Encore une fois, la vision d’un nouveau bonheur prit forme devant elle, si nettement qu’elle aurait pu l’entourer de ses bras, la serrer, et croire à sa réalité, comme elle l’avait fait avant qu’Israël Kafka n’entrât. Mais, cette fois, il y avait un doute qui se dressait constamment entre elle et la vision, l’ombre vague et informe d’un raisonnement qu’elle détestait, mais dont elle reconnaissait pourtant la réalité et la puissance.

– Il faut que je le lui demande, dit-elle inconsciemment.

– Il faut que vous lui demandiez, répéta Israël Kafka, de sa place. Pour la troisième fois, Unorna éclata de rire tout haut, en entendant l’écho de ses propres paroles.

– À qui le demanderai-je ? reprit-elle d’un air méprisant, en se levant.

Les yeux mornes et vitreux d’Israël cherchèrent les siens avec une douloureuse anxiété, suivant tous les mouvements de son visage.

– Je ne sais, répondit l’homme privé de volonté.

Unorna s’avança tout près de lui, et lui posa la main sur la tête.

– Dormez, jusqu’à ce que je vous réveille, dit-elle.

Les paupières s’abaissèrent et se fermèrent à son commandement, et aussitôt la respiration du jeune homme devint oppressée et régulière. Les lèvres d’Unorna se relevèrent tandis qu’elle le regardait d’un air de dédain.

– Et vous voulez être mon maître ! s’écria-t-elle.

Puis elle s’éloigna et disparut au milieu des plantes, le laissant seul.

 

 

 

 

V

 

 

Unorna suivit un corridor, ou mieux une longue galerie couverte en arcades, et close par un vitrage, aboutissant à trois marches qui descendaient à une porte sombre, percée dans l’épaisseur d’un mur massif ; à cet endroit, la maison avait été jadis réunie à un autre bâtiment avec lequel elle ne formait plus à présent qu’une seule habitation. Unorna s’arrêta, la clef à la main, hésitant à la mettre dans la serrure. L’objet de sa démarche devait avoir une importance capitale ; car son visage exprimait une anxiété profonde. Une fois même, elle s’éloigna, comme si elle renonçait à son intention ; mais, brusquement, avec un froncement de sourcils résolu, elle ouvrit la porte et entra. Elle traversa un petit vestibule bien éclairé, et pénétra dans une pièce meublée avec luxe, mais dont l’aspect général eût causé à un regard non familiarisé une impression pénible.

L’ameublement était celui d’une chambre à coucher, et soigneusement mis en ordre. Mais presque tous les meubles étaient d’une forme inusitée et extraordinaire, et évidemment destinés, pour une raison inconnue, à rester en équilibre dans toutes les positions et à être transportés de place en place avec le plus léger effort physique possible. Le lit était pourvu de roulettes qui ne touchaient pas le plancher et de leviers disposés de manière à être à la portée d’une personne couchée dans le lit. Chacune des tables n’était supportée à un bout que par une forte colonne, fixée sur une lourde base, posée elle-même sur de larges roulettes, de telle sorte que cette table pouvait être poussée en travers d’un lit ou d’une chaise longue avec la plus grande facilité. Il n’y avait qu’un seul fauteuil fait comme les fauteuils ordinaires ; les autres étaient construits de façon que le moindre mouvement de celui qui l’occupait devait être suivi d’un changement de position correspondant du dossier et des bras ; quelques-uns avaient une étrange ressemblance avec la table d’opération d’un chirurgien ; ils avaient de nombreux accessoires de métal argenté, dont le but n’était pas immédiatement évident. Devant une porte fermée, une espèce de véhicule à roues, tenant à la fois du fauteuil et du podomètre, était posé sur des coulisses vernies, qui disparaissaient sous la porte elle-même, indiquant que ce meuble était destiné à être transporté d’une pièce à l’autre, d’une certaine manière et selon une direction donnée. Si la porte eût été ouverte, on aurait vu que les coulisses descendaient de l’autre côté par un plan légèrement incliné jusqu’au milieu d’un grand bassin de marbre, et permettaient de faire glisser une personne dans un bain, ainsi que de l’en sortir, sans effort ni changement de position du corps. Dans cette chambre à coucher, les fenêtres étaient disposées de façon à régler strictement l’entrée du jour et de l’air. Les murs étaient recouverts d’un fin ouvrage de vannerie, en apparence disposé en panneaux ; mais ces panneaux étaient, en réalité, des plaques mobiles, fermant des cases peu profondes, contenant du charbon et d’autres substances poreuses, destinées à absorber les impuretés de l’air et pouvant être ainsi facilement changées et renouvelées. De légers globes de verre, de couleurs diverses et très douces, avec des abat-jour de soie, que l’on pouvait manœuvrer d’en bas au moyen de baguettes et de poignées de cuivre, étaient fixés sous le plafond. Dans le plafond même, il y avait de grands ventilateurs et tout un curieux système de coulisses et de roues auxquelles était attachée une sorte de balançoire, évidemment disposée pour transporter une personne par toute la chambre sans toucher le plancher. Sur l’une des chaises longues, non loin d’une fenêtre, était couché un vieillard de taille colossale, enveloppé dans une robe flottante d’une chaude étoffe de laine blanche, et profondément endormi.

C’était un homme très vieux, si vieux même, qu’il eût été difficile de deviner son âge, d’après son visage et ses mains, les seules parties de son corps laissées sans voile ; ce géant, endormi, semblait, sous son vêtement, comme sous un lourd linceul blanc. Il n’était guère possible qu’il eût moins de cent ans, mais le nombre des années qu’il pouvait avoir en plus eût été impossible à préciser. Ce que l’on pourrait appeler la période de cire avait commencé pour lui, et les grands traits incolores semblaient modelés dans cette matière molle et à moitié transparente. Le moment était arrivé où les rigides sillons de la vieillesse s’étaient changés en lignes innombrables et minutieusement tracées, si serrées et si fines qu’elles semblaient faire partie du tissu de la peau ; c’étaient comme de simples hachures, uniformément distribuées partout, et n’affectant plus l’expression du visage comme les rides profondes l’avaient fait jadis, à soixante-dix, à quatre-vingts et même à quatre-vingt-dix ans. Le siècle qui s’était écoulé avait emporté avec lui ses marques et ses cicatrices, laissant aux grands traits minces, unis et nettement définis leur pureté de dessin primitive. Ce dernier changement chez un homme vivant est assez rare ; mais, quand on l’a vu une fois, on ne l’oublie pas. Il y a quelque chose dans le visage des personnes extrêmement âgées qui donne à peine l’idée de la vieillesse, et laisse plutôt la vague impression de la possibilité d’un retour de jeunesse. Les mains seules disent la vérité avec leurs énormes jointures luisantes et dépourvues de chair, leurs creux pleins d’ombre et leurs ongles d’un jaune peu naturel.

Le vieillard restait parfaitement immobile, respirant doucement sous sa barbe blanche. Unorna vint à côté de lui. Il y avait comme de l’étonnement et de l’admiration dans ses yeux, tandis qu’elle contemplait ce visage que tant d’autres générations d’hommes et de femmes, tous morts depuis longtemps, avaient considéré et connu. Le problème de la vie et de la mort, à la veille d’être résolu, était devant elle chaque jour quand elle entrait dans cette chambre. La science consommée, acquise à grand-peine dans beaucoup de pays, luttait de toutes ses forces réunies pour conserver cette vie, et les dons rares et subtils que possédait Unorna s’exerçaient, de leur côté et de tout leur pouvoir, à cette œuvre de prolongation vitale. Les inventions les plus ingénieuses d’habiles mécaniciens réduisaient, comme on l’a vu, le travail de vivre au moindre degré concevable d’effort. On tentait la grande expérience. Ce que Keyork Arabian avait décrit comme l’embaumement d’un homme encore vivant avait été entrepris. Et il vivait. Depuis des années, ils le surveillaient et prenaient soin de lui, examinant d’un œil scrutateur le moindre indice de diminution ou d’augmentation de ses forces. Le sujet était alors dans sa cent septième année, et cependant il vivait et n’était pas plus faible : la destruction des tissus était arrêtée sans l’ombre d’un doute, aussi loin du moins que l’indiquaient les épreuves les plus minutieuses. Ne pouvait-il y avoir, dans les lentes oscillations de la nature, un degré de décadence de ce côté-ci de la mort, dont un retour fût possible, pourvu que le moment critique se fût passé dans l’état de sommeil et dans de parfaites conditions physiques. Comment savons-nous que tous les hommes doivent mourir ? Nous supposons que la chose est vraie, par induction, d’après le fait indubitable que jusqu’à présent tous les hommes sont morts arrivés à une certaine limite d’âge. C’est aussi par induction que nos pères et nos grands-pères savaient qu’il était impossible à l’homme de traverser la terre plus vite qu’à la plus grande vitesse d’un cheval au galop. Après plusieurs années d’expérience, ce point de savoir, qui paraissait absolument certain, fut tout à coup dénoncé comme la plus grossière ignorance par un homme qui, étant enfant, avait eu l’habitude de jouer avec une bouillotte à thé. Nous-mêmes, il n’y a pas longtemps encore, nous croyions positivement, comme tout le monde l’avait cru depuis le commencement du monde, qu’il était tout à fait impossible de converser avec un ami au-delà de la distance que fait franchir au son le porte-voix. Aujourd’hui, un petit garçon qui ne sait pas qu’on peut causer très agréablement avec un ami à quelques milliers de kilomètres, est un ignorant, et les expérimentateurs se disent entre eux que, si la théorie ondulatoire de la lumière a quelque fondement, il n’y a pas de véritable raison pour que nous ne voyions pas ce même ami à cette même distance, aussi bien que nous causons avec lui. Il y a dix ans, nous étions parfaitement certains qu’il était au-delà des bornes de la possibilité naturelle de produire une mauvaise brûlure sur un corps humain en touchant la chair avec un morceau de carton ou un crayon de mine de plomb ordinaire. Maintenant, nous savons avec la même certitude que, si nous imprimons une lettre de l’alphabet découpée en bois sur le bras d’un patient hypnotisé en lui disant que c’est du fer rouge, la forme de la lettre se retrouvera le lendemain comme une blessure vive et douloureuse, non seulement à la place que nous avions choisie, mais sur l’autre bras, dans l’endroit correspondant exactement, et renversée comme si on la voyait dans une glace ; nul praticien n’est en droit d’ignorer ce fait et d’autres semblables. Le raisonnement par induction, consacré par tant de milliers d’années, a été mis en pièces dans le siècle dernier par quelques douzaines d’hommes qui ont peu raisonné, mais beaucoup tenté. Il serait téméraire d’affirmer que la mort physique ne puisse, un jour et dans certaines conditions, être évitée. Il est absurde de soutenir que la vie humaine ne puisse pas, et d’ici peu, être considérablement prolongée, et cela par un chemin plus court vers la longévité que la tempérance et une vie saine. Aucun homme ne peut dire que cela sera, mais aucun homme d’une intelligence moyenne ne peut nier que cela puisse être.

Unorna avait hésité à la porte et maintenant elle hésitait de nouveau. Il était en son pouvoir, et au sien seul, d’éveiller le géant blanchi par les ans, ou au moins de modifier son sommeil perpétuel au point d’obtenir de lui des réponses à ses questions. C’était chose bien facile de poser une main sur son front, de lui ordonner de voir et de parler. Mais, d’un autre côté, troubler son sommeil, c’était interrompre la continuité de la grande expérience, enfreindre une promesse formelle récemment faite, courir le risque d’un accident, sinon de la mort même.

Elle recula à cette pensée, comme si elle eût craint de troubler déjà le dormeur ; mais, aussitôt, elle sourit de sa propre nervosité.

Pour l’éveiller, il fallait qu’elle exerçât sa propre volonté. Il n’y avait pas de danger qu’il fût jamais réveillé par un bruit ou un attouchement quelconque ne procédant pas d’elle. Le grondement du tonnerre n’arrivait pas à ses oreilles, le bruit du canon n’aurait pas interrompu sa léthargie. Elle pouvait le toucher, le remuer, même lui parler ; mais, à moins de poser sa main sur son front couleur de cire et de lui ordonner de sentir et d’entendre, il resterait aussi insensible qu’un mort. Elle revint près de lui et contempla ce placide visage. D’étranges facultés étaient endormies dans ce vieux cerveau et une étrange sagesse y était renfermée, recueillie depuis longtemps à de nombreuses sources et rassemblée inconsciemment par la mémoire pour être rappelée à son commandement à elle.

Cet homme avait été, dans son temps, un érudit, un travailleur, un chercheur de grands secrets, un explorateur des labyrinthes de la plus haute pensée. Il avait été malheureux et avait pâti. Le succès vulgaire seul s’engraisse et se porte bien. Il avait survécu au peu qui lui avait été cher ; il avait survécu à la faculté de se nourrir par la pensée ; il avait survécu à des générations d’hommes, à des cycles sociaux, et cependant il était resté de la vie dans ses énormes membres décharnés et de la vue dans ses yeux affaiblis. Il avait survécu même à l’orgueil, car le vieux savant avait mendié son pain. Dans sa centième année, il s’était appuyé un jour, pour se reposer contre la porte d’Unorna ; elle l’avait fait entrer, elle avait pris soin de lui ; et, depuis ce moment, elle lui conservait la vie. L’histoire de ce vieillard était connue dans la vieille cité ; on disait qu’en son temps il avait acquis une grande science, et Unorna savait qu’elle obtiendrait cette science si elle pouvait conserver vivante l’étincelle de vie.

Elle consacrait donc son propre savoir à atteindre ce but. Elle connaissait sa puissance et elle savait que, si, une fois, elle se rendait maîtresse de la volonté du centenaire, il faudrait fatalement et irrésistiblement qu’il lui obéît. Alors elle conçut l’idée d’embaumer, pour ainsi dire, l’être vivant dans une léthargie hypnotique perpétuelle, d’où elle le rappelait de temps en temps à un état intermédiaire, dans lequel elle l’obligeait à faire machinalement tout ce qu’elle jugeait nécessaire pour prolonger la vie.

Devant ses premiers succès, elle finit par s’imaginer que l’état de choses actuel pourrait continuer indéfiniment. Puisque la mort n’était pas aujourd’hui plus proche qu’elle ne l’avait été sept ans auparavant, il n’y avait pas de raison pour qu’elle ne fût pas éloignée encore sept ans de plus, et, si elle lui gagnait ainsi sept années, pourquoi n’arriverait-elle pas à dix, à vingt ou à cinquante ? Elle avait pour aide en son expérience un médecin d’une habileté pratique consommée..., un homme qui apportait au résultat de la commune tentative un intérêt plus vif encore que le sien, un ami en qui elle croyait pouvoir se fier, et qui semblait avoir confiance en elle.

Dans l’intérêt même de leur grande expérience, ils avaient posé d’un commun accord des règles qu’ils s’étaient solennellement engagés à respecter. Le vieillard ne devait être troublé dans son profond repos par aucune question tendant à amener un état d’activité mentale. Le témoignage d’un instrument très sensible avait prouvé que l’intervalle le plus court de lucidité positive était suivi d’une élévation légère, mais distinctement perceptible, de la température du corps correspondant évidemment à une déperdition des précieux tissus si soigneusement conservés par eux. Ils espéraient et croyaient que la grande crise approchait et que, si le corps ne perdait alors ni force ni vitalité pendant un temps considérable, force et vitalité augmenteraient lentement, mais sûrement, par suite des moyens dont ils se servaient pour infuser le nouveau sang dans l’organisme. Or, la période présente était suprême ; troubler la marche de l’expérience était courir un risque dont Unorna et son compagnon pouvaient, seuls, apprécier la gravité.

Elle hésitait donc, sachant bien que son associé s’irriterait de sa tentative, et, toute hardie qu’elle fût, elle redoutait sa colère presque autant qu’elle craignait de compromettre la vie du vieillard. Elle avait, il est vrai, un sérieux motif d’agir ; mais elle savait que le docteur ne pouvait que le mépriser et le condamner. La réponse qu’elle voulait obtenir du vieillard était, pour elle, d’une importance vitale, elle y avait foi et son impatience féminine qui ne pouvait même attendre jusqu’au lendemain supporterait encore moins ce délai de plusieurs mois imposé par l’intérêt de l’expérience. En elle, deux des plus puissants stimulants des actions humaines étaient en jeu : l’amour et une croyance superstitieuse en une destinée de bonheur spécial et à la veille peut-être de se réaliser.

Sa confiance en soi et dans les impulsions de son imagination était si enracinée qu’elle constituait un motif suffisant et absolu d’action. Pendant son étrange jeunesse, des rêves insensés l’avaient hantée et quelques-uns d’entre les plus persistants étaient devenus des réalités. Ses étranges facultés étaient innées ; c’étaient de ces dons qui se rencontrent de temps en temps et qui sont ou qualifiés d’impostures ou acceptés comme des faits, sans d’ailleurs être jamais plus compris par leur possesseur que par les témoins de leurs singuliers effets. Elle avait, depuis son enfance, le pouvoir de dominer, de l’œil et de la main, toutes les créatures vivantes, d’imposer cette fascination qui s’empare de notre être par la vue, le toucher, la parole et le porte au sommeil. C’était de la sorcellerie et on l’appelait sorcière. Au temps des bûchers, on l’eût brûlée, dès le jour où, sous son regard d’enfant, un loup pris vivant, dans la forêt de Bohême, s’était couché, en rampant à ses pieds, de toute la longueur de sa chaîne, et avait posé sa tête farouche, sous sa main, en fermant ses yeux injectés de sang, pour s’endormir invinciblement. Ceux qui avaient été témoins de ce prodige l’avaient emmenée dans un pays lointain et lui avaient appris à se servir des facultés qu’elle possédait selon leurs propres et vagues croyances et leurs obscures traditions de magie. Ils lui avaient rempli le cœur d’aspirations et le cerveau de rêveries et elle avait grandi en croyant qu’un jour l’amour viendrait tout à coup à elle et l’emporterait à travers les enchantements du Paradis terrestre ; cet amour ne devait venir qu’une fois et le suprême danger de sa vie serait d’ignorer le moment où il serait à sa portée.

Et maintenant elle savait qu’elle aimait, elle sentait sans raisonner, elle qui, auparavant, avait tant essayé de raisonner pour éprouver ce sentiment. Le moment était arrivé. Elle avait vu l’homme de qui dépendait son bonheur, et le temps était court, grand le danger, si elle ne saisissait pas la seule occasion que devait lui offrir la destinée. Ah ! Strannick près d’elle, cet interrogatoire devenait inutile ; il eût parlé lui-même ; mais pouvait-elle attendre pendant des heures qu’il revînt quand, à chaque minute, augmentaient son anxiété et sa passion troublante ? Qu’avait-elle besoin qu’une bouche étrangère vînt confirmer cet amour, puisqu’elle n’en doutait pas ?

Mais elle était dans un état où l’âme éprouve l’irrésistible besoin d’entendre un écho de ses propres pensées ; et puis, elle croyait si sincèrement que pour le vieillard, dans ce mystérieux sommeil qu’elle pouvait lui imposer, sa connaissance de l’avenir était aussi certaine que le souvenir du passé et la vue du présent jusqu’aux confins les plus reculés du monde !

Seule, l’avenir lui échappait ; mais, en revanche, jusqu’ici les paroles du vieillard s’étaient accomplies à la lettre. Son savoir plus grand et son immense expérience prêtaient à ses paroles quelque chose de divin, et il était pour elle ce qu’était, pour la Pythonisse de Delphes, la divinité inspiratrice.

Unorna ne put vaincre plus longtemps l’impatience de son désir : elle se pencha sur le dormeur et le regarda fixement en lui posant la main sur le front.

– Vous m’entendez, dit-elle distinctement. Vous avez conscience de la pensée et vous voyez dans l’avenir ?

La grande tête s’agita, les membres remuèrent sous la robe blanche, les longues mains osseuses se contractèrent et les lourdes paupières se soulevèrent lentement. Un regard caverneux et morne rencontra celui d’Unorna.

– Est-ce lui ? demanda-t-elle, parlant plus vite malgré elle. Est-ce lui enfin ?

Il n’y eut pas de réponse. Les lèvres ne s’entrouvrirent même pas. Elle croyait que le nom attendu allait être prononcé sans hésitation ; ce silence la surprit, et elle douta.

– Je vous ordonne de me répondre... Est-ce lui ?

– Il faut m’en dire davantage avant que je puisse répondre.

Ces mots furent prononcés d’une voix faible et languissante, contrastant étrangement avec la taille colossale et les traits imposants du dormeur.

Le visage d’Unorna s’assombrit et un éclat de colère jaillit de ses yeux.

– Ne pouvez-vous pas le voir ? demanda-t-elle avec impatience.

– Je ne le verrai que si vous me conduisez à lui, et me dites ce qu’il est.

– Où êtes-vous ?

– Dans votre esprit.

– Et qu’êtes-vous ?

– Je suis l’image dans vos yeux.

– Il y a un autre homme dans mon esprit, dit Unorna. Je vous ordonne de le voir.

– Je le vois. Il est grand, pâle, noble, il a l’air souffrant. Vous l’aimez.

– Est-ce lui qui sera ma vie et ma mort ? Est-ce lui qui m’aimera comme les autres femmes ne sont pas aimées ?

La voix faible garda le silence un instant et le visage sembla se couvrir comme d’un voile de perplexité.

– Je vois avec vos yeux, dit enfin le vieillard.

– Et, moi, je vous ordonne de voir dans l’avenir avec les vôtres ! s’écria Unorna concentrant sa terrible volonté à mesure qu’elle devenait plus impatiente.

Il y avait une lutte évidente dans l’esprit du géant, un effort pour obéir qui n’arrivait pas à renverser un obstacle. Elle se pencha avidement sur lui, mettant tout son être dans les paroles qu’elle désirait entendre de sa bouche.

Soudain, les traits se détendirent pour faire place à une expression de calme et de satisfaction : un sourire, qui n’avait plus rien de terrestre, voltigea tout à coup sur le vieux visage couleur de cire. C’était aussi étrange, aussi surnaturel que si la froide statue de marbre d’un sépulcre se fût mise à rire tout haut dans l’obscurité d’une église vide.

– Je vois. Il vous aimera ! dit la voix chevrotante.

– Alors, c’est lui ?

– C’est lui !

Unorna releva la tête et se redressa, en poussant un cri de triomphe à moitié étouffé. Puis elle tressaillit violemment et devint très pâle.

Vous l’avez probablement tué et tout est perdu, dit une puissante voix de basse tout près d’elle.

Keyork Arabian était à son côté. Toute à son interrogatoire, elle ne l’avait pas entendu entrer et il avait surpris à la fois son parjure à la promesse jurée et son secret. Autant qu’Unorna pouvait connaître la peur, c’était à l’égard de Keyork Arabian qu’elle l’éprouvait. De tous les hommes qu’elle avait connus dans sa vie, il était le seul qu’elle sentît en dehors de l’influence de ses facultés, le seul qu’elle savait ne pouvoir vaincre ni par la parole, ni par le toucher, ni par le regard. Elle supposait que la forme pointue de sa tête mettait son centre de volonté trop bas pour qu’y pût pénétrer sa troublante puissance. Seul au monde, cet homme avait le pouvoir de faire tressaillir et pâlir Unorna.

– Le mieux est de le rendormir tout de suite, dit le petit homme Vous pourrez vous mettre en colère après et... moi aussi...

– Oubliez, dit Unorna posant de nouveau sa main sur le front de cire. Qu’il soit comme si je n’avais pas parlé avec vous. Buvez dans votre sommeil à la source de vie, prenez de nouvelles forces dans votre corps et du nouveau sang dans votre cœur. Vivez, et, la première fois que je vous réveillerai, vous serez plus jeune d’autant de mois qu’il se sera passé d’heures d’ici là. Dormez !

Un profond soupir trembla dans la barbe blanche. Les paupières s’agitèrent sur les yeux éteints, un léger mouvement se produisit dans les membres et tout redevint tranquille à l’exception de la respiration calme et régulière.

– La patience réunie des sept archanges jointe à celle de Job et de Siméon Stylite ne résisterait pas un seul jour à votre société, s’écria alors Keyork Arabian.

– Est-il à moi ou à vous ? demanda Unorna prête à la lutte, en se tournant vers lui et en montrant le dormeur.

Les petits yeux bleus de Keyork Arabian étincelaient de colère.

– Je connais mal sous ce rapport la loi du royaume de Bohême, répondit-il. Il se peut que vous ayez droit de propriété sur une couple de quintaux, peut-être plus, peut-être moins, de vieux os qui n’en valent pas mieux pour avoir supporté le frottement d’un siècle ; mais j’ai certainement un droit de propriété quelconque sur sa vie. Sans moi vous seriez en ce moment en possession d’un squelette remarquablement beau... et de rien de plus.

Comme il parlait, sa voix extraordinaire parcourait une demi-douzaine de notes d’une profondeur effrayante, semblables au commencement d’une fugue sur les pédales d’un orgue. Unorna fit entendre un rire plein de mépris.

– Il est à moi, Keyork Arabian, vivant ou mort. Si l’expérience ne réussit pas, et qu’il meure, la perte sera pour moi, non pour vous. D’ailleurs, ce que j’ai fait est fait, et je ne veux ni me soumettre à vos reproches ni écouter vos remontrances. Cela vous suffit-il ?

– Oh ! tout à fait. J’élèverai un autel à l’Ingratitude, nous enterrerons notre ami dans le tabernacle et vous servirez dans le temple. Vous pourriez déifier tous les péchés cardinaux, si vous vouliez seulement vous en donner la peine... rien que par les proportions monstrueusement imposantes que vous sauriez leur donner.

– Cela vous soulage sans doute, de crier ainsi ? demanda Unorna ironiquement.

– Immensément. Et, comme notre sujet ne peut entendre, je n’ai pas à me gêner. Vous osez me dire que, s’il meurt, vous seule y perdrez. Cinquante années d’études ne comptent-elles donc pour rien ? Écoutez-moi. Je suis un vieillard, n’ayant plus, devant lui, que peu d’années et, si je ne trouve ici le secret de la vie, il me faudra mourir... mourir, comprenez-vous ? Savez-vous ce que cela signifie, mourir ? Comment pourriez-vous comprendre ce mot-là... vous, jeune fille ; vous enfant ; vous, créature de vingt-cinq printemps !

– Allons donc ! Voilà que vous avouez le mobile égoïste de votre colère, dit Unorna en s’asseyant, très calme, dans son fauteuil.

– Eh qu’y a-t-il de vrai, hors les « moi » ? Vous, phalène, papillon, léger fil d’araignée flottant, vous ne pouvez comprendre l’incalculable valeur de ce « moi » qui, naturellement, n’est rien pour vous... Vous êtes si jeune... Vous croyez encore à ces choses qui, comme les intérêts, le bien et le mal, l’amour et la haine, la vérité et le mensonge, et cent autres, ne sont pas des faits, mais de simples contrastes entre les individualistes ! Que faisiez-vous ici, quand je vous ai trouvée jouant avec la vie et la mort, peut-être avec ma mort, à moi, pour un tour de bohémienne, avec la folle illusion que cette vieille parcelle d’humanité peut voir les ombres des choses qui ne sont pas encore ? J’ai vu, j’ai entendu. Comment pouvait-il répondre autre chose que ce que vous aviez dans l’esprit, quand vous le forciez par vos paroles et par vos yeux à faire une réponse quelconque ou à périr ? Ah ! vous voyez à présent ? Vous comprenez maintenant ? Je vous ai un peu ouvert les yeux. Pourquoi a-t-il hésité et souffert ? Parce que vous demandiez, une chose à laquelle il savait qu’il n’y avait pas de réponse. Et vous l’avez torturé par votre volonté jusqu’à ce que son individualité soit entrée dans la vôtre et ait prononcé vos paroles.

Unorna baissa un peu la tête et se couvrit les yeux. La vérité se faisait jour soudain, apportant avec elle le doute encore une fois. Keyork Arabian s’en aperçut et profita aussitôt de son avantage.

– Et pourquoi ? s’écria-t-il en se mettant à arpenter l’immense chambre. Pour savoir si un homme vous aimera ou non ! Vous semblez avoir oublié ce que vous êtes. Une piètre et sotte chose, comme l’amour, n’est-elle pas à la disposition de ceux qui peuvent dire à l’âme : « Sois ceci ou cela », et qui sont obéis ? Avez-vous donc trouvé un second Keyork Arabian sur qui vos yeux n’ont aucun pouvoir... pas plus celui de droite que celui de gauche ?

Il se mit à rire un peu brutalement à la pensée de l’étrange singularité physique de la jeune femme ; mais soudain il s’arrêta court. Elle avait relevé la tête, et ces mêmes yeux étaient attachés sur lui, le noir et le gris, avec une expression si terrible et si féroce qu’il en fut un peu interdit, sinon épouvanté.

– Ce sont certainement des yeux très remarquables, dit-il avec plus de calme et un certain malaise qu’Unorna ne remarqua pas. Je voudrais bien savoir qui vous avez rencontré qui puisse vous regarder en face sans se perdre, sauf moi. Car je pense que vous jugez trop difficile d’essayer contre moi de votre fascination.

Après un moment d’épreuve, il avait de nouveau constaté qu’il était à l’abri de son pouvoir.

– Oui, c’est difficile, répondit Unorna avec un rire amer.

– Si j’étais l’heureux mortel, vous n’auriez pas besoin de ces moyens-là pour m’amener à vos pieds. C’est dommage que vous ne vouliez pas de moi. Nous ferions un très heureux couple. Oh ! je reconnais que je suis un vieillard, Unorna. Ma taille n’a jamais eu de proportions académiques et, quant à mon visage, la nature l’a formé malgré elle. Je sais tout cela... et cependant j’ai été jeune jadis et éloquent. Je pouvais faire la cour aux femmes alors... Je crois même que je le pourrais encore si cela vous amusait.

– Essayez, dit Unorna qui, comme la plupart des gens, ne pouvait pas être longtemps fâchée contre le petit philosophe à l’aspect de gnome.

 

 

 

 

VI

 

 

– Je pourrais faire la cour aux femmes... oui, et puisque vous me dites d’essayer, j’essayerai, répéta Keyork.

Il s’approcha d’elle, redressant sa taille minuscule d’une façon comique comme s’il voulait imiter un soldat à la parade.

– D’abord, dit-il, afin d’apprécier mon habileté, il faut vous rendre compte des immenses désavantages contre lesquels je lutte. Je suis un nain, ma chère Unorna. En présence de cette impériale ruine d’un homme homérique... (il désignait le dormeur qui était devant eux), je suis un thersite, sinon un pygmée. Pour avoir beaucoup de chances de réussir, il faut que je vous demande de fermer les yeux et de vous imaginer que ma stature égale ma voix. Ce don, du moins je m’en flatte, eût été apprécié dans les plaines de Troie. Mais, sous d’autres rapports, je ne ressemble ni aux Grecs aux longs cheveux, ni aux Troyens en hauts-de-chausses. Je suis vieux et laid, et, extérieurement, je ressemble autant à Socrate que je diffère totalement de lui comme caractère. Admettez, puisque je l’admets moi-même, que je suis l’homme le plus petit et le plus laid de votre connaissance.

– Il n’y a pas à le nier, dit Unorna en souriant.

– Cet aveu rendra la représentation d’autant plus intéressante. À présent, comme dit le prestidigitateur quand il commence, remarquez qu’il n’y a pas de supercherie. C’est la figure du discours appelée mensonge, parce qu’il ne doit y avoir que mensonge depuis le commencement jusqu’à la fin. Avez-vous jamais réfléchi à la nature d’un mensonge, Unorna ? C’est un sujet très intéressant.

– Je croyais que vous alliez me faire la cour.

– C’est vrai... Comme on oublie facilement ces petites choses-là ! Et, pourtant, jamais une femme n’a pardonné à un homme d’oublier de lui faire la cour quand elle s’y attend. La femme vraiment femme est si exigeante. Et maintenant que me voilà mis en demeure, maintenant que je me suis condamné moi-même jusqu’au ridicule, pensez-vous qu’il y ait rien de plus méprisable, de plus risible, de plus désespérément absurde qu’un homme vieux et laid déclarant sa passion méconnue à une femme qui pourrait être sa petite-fille ? Ne ressemble-t-il pas à un vieux hibou blanchi par l’âge, qui abandonne sa chasse aux souris pour venir se percher sur une patte et roucouler des chants d’amour à l’étoile du soir, ou crier des sonnets amoureux à la lune nouvelle ?

– Tout à fait, dit Unorna en riant.

– Et pourtant... mon étoile du soir... chère étoile de mon rapide déclin... mon Unorna adorée... faudra-t-il donc que l’amour me soit refusé à cause de mes nombreuses années ? Ou plutôt, ne vous en aimerai-je pas davantage, parce que le petit nombre d’années qui me restent doit être privé de bien des jouissances ? Votre aurore ne peut-elle donc se mêler à mon déclin et faire avec lui une seule et courte journée ?

– Très joliment dit ! approuva Unorna d’un air songeur.

Il avait le don si rare de donner à sa voix l’accent d’une mélodie douce et pénétrante.

– Car, qu’est-ce l’amour ? poursuivit-il. Est-ce un vêtement, un bijou, un ornement de fantaisie que, seuls, les jeunes gens et les jeunes filles peuvent porter en un jour de fête printanière ? Pouvons-nous le prendre ou le quitter, à notre gré ? Le porter, s’il donne du relief à notre beauté ; ou le rejeter pour le passer aux autres quand nous nous retirons, las de la course, pour faire halte et respirer avant de mourir ? L’amour, est-ce la beauté ; l’amour, est-ce la jeunesse ; l’amour, est-ce des cheveux blonds ou noirs ; l’amour, est-ce la rose sur les lèvres ou le duvet de la pêche sur la joue, pour que les jeunes gens, seuls, prétendent qu’il leur appartienne ? Est-ce une grâce extérieure qui ne peut vivre qu’autant que les autres grâces extérieures sont des compagnes, pour disparaître lorsque le premier cheveu gris se montre parmi les boucles noires ? Est-ce un verre, brisé en morceaux par le premier souci qui vient le choquer, comme un miroir par un coup d’épée ? Est-ce un masque peint, qu’efface et décolore le premier pleur de l’automne ? Est-ce une fleur si tendre qu’elle doive périr misérablement aux premières gelées blanches d’un précoce hiver ? L’amour est-il le hasard de la jeunesse, le complément d’un teint frais, le corollaire d’un pas léger, l’accessoire physique d’un pouls vif et de muscles bien tendus ?

Keyork Arabian se mit à rire doucement. Unorna était sérieuse et le regardait bien en face, le menton appuyé sur sa main.

– Si c’est là l’amour, si c’est là l’idole de votre autel, la vision de vos rêves, le génie familier de votre paradis terrestre, qu’importe, alors, que celui que vous devez appeler à vous soit une poupée sans esprit, s’il porte la chevelure d’Absalon et marche du pas délicat d’Agag, s’il est beau, en un mot ? Qu’importe qu’il soit sot, oublieux, inconstant, changeant comme le mouvement des eaux de la mer ? Il est jeune. Sa jeunesse couvrira toutes ses imperfections et effacera tous ses péchés ! L’amour impérial, monarque et despote de l’âme humaine, est devenu le serviteur des jeunes gens pour le salaire du premier baiser d’une jeune étourdie. Si c’est là l’amour, qu’il disparaisse du monde avec le parfum de la violette des bois au printemps, avec le volettement du brillant papillon de juin, avec le chant du rossignol et l’appel de l’oiseau moqueur, avec tout ce qui n’est beau et charmant que pendant quelques jours ! Si c’est là l’amour, eh bien ! alors, l’amour ne fait jamais de blessure, ne laisse pas de cicatrice, et ne brise pas le cœur dans ce tranquille parterre de roses du monde où tout passe. Les roses poussent, fleurissent, se fanent, se dessèchent, sans rien sentir. Si c’est là l’amour, nous pouvons aussi bien tous nous constituer en calmes promoteurs d’une insipide et vaine République, la terre peut encore se changer en sucreries pour nous nourrir et la mer en limonade sucrée pour nous servir de boisson, comme l’a prédit certain fou de philosophe, et nous pourrons encore tous être heureux après que l’amour nous aura quittés.

Unorna souriait, Keyork riait.

– Bien, dit-elle. Vous me dites ce que l’amour n’est pas... Mais vous ne m’avez pas dit ce qu’il est.

– L’amour est l’essence immortelle de la passion mortelle... Réunis, ils sont, comme l’âme et le corps, un seul être... Séparez-les, et le corps sans l’âme est un monstre ; l’âme sans le corps n’est plus ni humaine, ni terrestre, ni réelle pour nous, quoique toujours divine. L’amour est le créateur du monde, le maître et le destructeur, le magicien dont un mot peut changer l’eau en sang et le sang en feu, la colombe en serpent et le serpent en colombe... oui, et qui peut faire de cette même colombe un aigle, avec un bec, des serres, des ailes terribles pour fendre les airs. L’amour est l’esprit de la vie et l’ange de la mort. Il parle, et le désert, plein d’épines du cœur solitaire, devient un paradis de fleurs. Il se tait, et le jardin n’est plus qu’un désert noirci sur lequel a passé une flamme dévastatrice. L’amour se tient dans le vestibule de toute âme humaine, portant dans ses mains une rose et une épée nue... L’épée est pour tous, la rose pour un seul.

Il soupira et se tut. Unorna le regardait avec curiosité.

– Avez-vous jamais aimé, que vous en parliez ainsi ? demanda-t-elle.

Il se retourna vers elle d’un air presque furieux.

– Aimé ?... Oui, et de telle façon que vous, avec votre cœur de femme, ne pouvez jamais espérer aimer... J’ai aimé avec toutes les pensées, toutes les fibres, tous les spasmes, tous les souffles... d’un amour qui brûle le vieux chêne de part en part, racines et branches, corps et nœuds, et le réduit en cendres impalpables qu’on peut disperser d’un soupir... le seul soupir que vous ne pousserez jamais pour moi, Unorna ! Si j’ai aimé ? Puis-je aimer ? Aimé-je aujourd’hui comme j’aimais hier et comme j’aimerai demain ? Ah ! enfant, pouvez-vous me le demander, avec votre figure d’ange, quand je suis en enfer pour vous ! Quand je vouerais mon corps à la mort et mon âme aux ténèbres pour toucher votre main, pour un mot dit avec cette douceur et cette bonté qui tombent de vos lèvres chéries quand vous parlez aux mendiants des rues ! Quand je m’arracherais le cœur des deux mains pour nourrir le chien même que vous caressez... et qui est plus pour vous que moi... parce qu’il est à vous et que j’aime, que j’adore, que je révère tout ce qui est à vous !

Unorna avait relevé la tête et souri d’abord, croyant que tout cela n’était qu’une comédie, comme il le lui avait dit. Mais, à mesure qu’il parlait et que ses ardentes paroles se succédaient comme les vagues d’un torrent de passion, elle se sentit surprise, puis effrayée. Il y avait une force dans son langage, une énergie fougueuse dans son regard, un accent de demi-espérance dans sa voix de basse qui la bouleversaient étrangement. Son visage aussi était changé et ennobli, son geste était devenu plus large, sa petite stature avait cessé, pour cette fois, de ressembler à celle d’un nain ou d’un gnome.

– Keyork Arabian... est-il possible que vous m’aimiez ! s’écria-t-elle dans son étonnement.

– Possible ?... Vrai ?... Y a-t-il quelque chose de vrai ou de possible pour moi, Unorna ? Mon amour remplit les jours, les nuits et les années de votre pensée ; il emplit le monde entier de vous, me donne le ciel sur la terre, puisque le ciel n’est que l’air rendu brillant par votre souffle, comme le temple de tous les temples n’est que l’endroit où se pose votre pied adoré ! La lumière de la vie est où vous êtes ; les ténèbres de la mort sont partout où vous n’êtes pas. Mais je suis condamné à mourir ; car vous êtes sans pitié, Unorna... Vous ne pouvez vous résoudre à être bonne au pauvre vieillard dont le dernier battement du cœur sera pour vous, dont la dernière parole sera votre nom, dont le dernier regard sur votre beau visage mettra un terme au rêve de sa vie ! Qu’est-ce que cela peut vous faire, que je vous aime ainsi ? Quand j’aurai disparu... avec mon amour pour vous dans le cœur, Unorna... quand on aura enterré ce pauvre vieux corps si laid loin de vos yeux... vous ne vous souviendrez même pas que j’ai été un jour votre compagnon, moins encore que je me suis agenouillé devant vous, que je baisais la terre sur laquelle vous marchiez, que je vous ai aimée comme aiment ceux dont le cœur se brise à force d’aimer ; que j’ai touché de mes lèvres le bord de votre robe et que, pendant un moment, je suis redevenu jeune... que je vous ai suppliée de me serrer la main, ne fût-ce qu’une fois, avec un cœur bienveillant, avec un seul mot, rien qu’un de pitié humaine...

Il s’arrêta brusquement de parler de cette voix chaude où tremblait une inexprimable émotion. Il avait mis un genou à terre près d’Unorna ; mais, comme il tournait le dos à la lumière, elle ne voyait qu’indistinctement sa figure. Elle prit la main qui se tendait, frémissante, vers les siennes.

– Pauvre Keyork ! dit-elle d’une voix douce et tendre. Comment aurais-je jamais pu deviner tout cela !

– Vous y eussiez eu quelque peine, répondit Keyork d’un ton qui la fit tressaillir.

Puis un magnifique éclat de rire de basse taille retentit dans la chambre, tandis que le gnome se relevait prestement.

– Ne vous avais-je pas avertie ? demanda Keyork, en reculant pour contempler avec délice le visage surpris d’Unorna. – Ne vous avais-je pas dit que j’allais vous faire une déclaration d’amour ? Que j’étais vieux, laid, que tout était contre moi, et que tout cela n’était qu’une comédie ? Qu’il ne devait y avoir que supercherie depuis le commencement jusqu’à la fin ? Que je ressemblais à un vieux hibou décrépit criant à la lune et cent autres choses dans le même but ?

Unorna sourit d’un air un peu songeur.

– Vous êtes le plus grand comédien que je sache, Keyork Arabian. Il y a quelque chose de diabolique en vous. Parfois j’ai presque cru que vous étiez le diable en personne !

– Peut-être bien, dit le petit homme gaiement.

– Tenez, tout cela est une horreur !

Unorna se leva. Son sourire avait disparu et elle se sentait envahie par un frisson glacé.

Comme si de rien n’était, Keyork se mit à faire son examen quotidien du malade endormi, appliquant le thermomètre au corps, tâtant le pouls, écoutant les battements du cœur avec son stéthoscope, tirant doucement la paupière inférieure de l’un des yeux pour observer la couleur de la membrane, avec une vivacité et un sans-gêne qui montraient combien peu il craignait que le vieillard ne s’éveillât sous son toucher. Il nota quelques-uns des résultats observés sur un carnet. Unorna, immobile, le regardait.

– Vous n’avez jamais dû ressembler à qui que ce soit au monde, dit-elle après un long silence, pendant qu’il remettait ses notes dans sa poche.

– Je ne crois pas, répondit-il. La nature m’a épargné cette indignité... ou m’a refusé ce bonheur... selon que vous voudrez l’envisager. Non, je ne ressemble pas aux autres, comme vous le remarquez très justement. Je n’ai pas besoin de dire que ce sont les autres qui y perdent.

– Ce qu’il y a d’étrange, c’est que vous puissiez avoir une si bonne opinion de vous-même quand vous avez tant de peine à trouver du bon dans vos semblables.

– Je n’admets pas ce mot de « semblables », repartit vivement Keyork. Je déteste les termes généralisateurs et les formules toutes faites. C’est une femme qui doit avoir inventé la phrase dont vous venez de vous servir dans le but de taquiner un homme qu’elle n’aimait pas.

– Et pourquoi, s’il vous plaît ?

– Parce que personne ne parle jamais de « semblables », en parlant des femmes. La question du devoir de la femme envers l’homme a été amplement discutée depuis le temps de Menès le Thinite... Mais personne n’a jamais entendu parler du devoir d’une femme envers ses semblables ; à moins cependant qu’il ne soit de son devoir d’essayer de les surpasser par tous les moyens loyaux ou déloyaux. Alors, pourquoi parler de l’homme et de ses semblables ? Oh ! moi, je fais tenir la règle de la vie en deux aphorismes.

– Allons, faites-moi profiter de votre sagesse.

– La première règle est : Prenez garde aux femmes.

– Et la seconde ?

– Prenez garde aux hommes, dit en riant le petit philosophe. Observez la simplicité et la symétrie. Chaque règle a quatre mots, dont trois sont les mêmes dans chacune, de façon que vous avez le résultat de l’expérience du monde entier à votre disposition, moyennant la très petite dépense relative d’un verbe, d’une préposition et de deux substantifs.

– Il reste peu de place pour l’amour dans votre système, fit remarquer Unorna, pour un amour tel que celui que vous m’avez décrit tout à l’heure, par exemple.

– Il y a trop de place pour lui dans le vôtre, rétorqua Keyork. Votre système est constamment traversé dans toutes les directions par des corps, quelquefois nébuleux, quelquefois éclatants, qui se meuvent dans des orbites inconnues avec de folles vitesses. En astronomie, on les appelle comètes, et les astronomes seraient beaucoup plus heureux sans elles.

– Je ne suis pas astronome, moi.

– Heureusement pour la paix du système solaire. Vous avez envoyé vos comètes dangereusement près de notre planète malade, ajouta-t-il en désignant le dormeur. Si vous recommencez, il se dissoudra en astéroïdes. Pour me servir du mot particulièrement désagréable et suggestif inventé par les hommes, il mourra.

– Il ne semble pas plus mal, dit Unorna en contemplant le grand et paisible visage.

– Je n’aime pas le mot « semble », répondit Keyork. C’est le refuge des gens inexacts, incapables de distinguer entre les faits et les apparences.

– Vous trouvez des objections à tout, aujourd’hui. Y a-t-il des mots dont je puisse me servir sans offenser votre sentiment de propriété dans le langage

– Aucun, si ce n’est ceux qui abonderont dans mon sens. Je recevrai tous les autres à la pointe de l’épée. Vous avez assez causé de dommage aujourd’hui, sans qu’on vous permette le luxe de mutiler le sens commun. « Semble », dites-vous ! Par tout ce qu’il y a de profane ! Par Eblis, Ahriman, et les Trois Anges Noirs ! Il est plus mal, et ce n’est pas un semblant. La chaleur est plus grande, le pouls est plus faible, le cœur palpite comme celui d’un oiseau malade.

Le visage d’Unorna trahit son anxiété.

– Je suis désolée, dit-elle à voix basse.

– Désolée ! Sans doute vous l’êtes. Il reste à savoir si votre chagrin peut être employé comme un simple, ou macéré en larmes pour composer un tonique, ou sublimé pour produire un corrosif qui détruira le chancre, la mort. Dans tous les cas, soyez désolée. Cela vous occupe l’esprit sans me troubler et sans faire de mal au malade. Soyez sûre que si je trouve une application pratique de votre sentiment, je vous donnerai la rare satisfaction d’être utile.

– Vous avez l’art d’être le plus insupportablement désagréable de tous les hommes, quand cela vous plaît.

– Vous devriez dire quand vous me contrariez. Je vous préviens que, s’il meurt... notre ami qui est là,... je ferai de nouvelles études dans l’art de vous être insupportable. Vous serez certainement surprise du résultat.

– Rien de ce que vous pourriez dire ou faire ne me surprendrait.

– Vraiment ?... Nous verrons.

– Je vais vous laisser à vos études, alors. Je suis, du reste, restée ici trop longtemps.

Elle s’avança vers le lit, arrangea l’oreiller sous la tête du géant endormi, puis les plis de sa robe. Son attouchement était délicat et adroit en dépit de sa colère mal contenue. Puis elle s’éloigna et se dirigea vers la porte. Keyork Arabian la suivit des yeux jusqu’au moment où elle mit la main sur le bouton. Ses yeux vifs étincelaient, comme s’il s’attendait à voir quelque chose d’amusant se produire.

– Unorna ! dit-il soudain, d’une voix altérée.

Elle s’arrêta, et le regarda.

– Eh bien !

– Ne soyez pas fâchée, Unorna. Ne vous en allez pas ainsi.

Unorna se retourna d’un air presque furieux, et s’avança d’un pas.

– Keyork Arabian, croyez-vous pouvoir jouer de moi comme d’un instrument ? Supposez-vous que je veuille aller et venir à votre gré comme un enfant... ou comme un chien ? Croyez-vous donc que vous puissiez me gronder dans un moment et me flatter l’instant d’après, et trouver toujours ma volonté à vos ordres ?

Le petit homme à l’aspect de gnome baissa la tête, et fit une sorte d’inclination avec son corps en posant la main sur son cœur.

– Je n’ai jamais été si présomptueux, ma chère dame. Je n’ai jamais eu l’intention de vous gronder, comme vous dites, et quant à votre volonté... pouvez-vous supposer que j’espère commander quand c’est à moi d’obéir ?

– Trêve de simagrées ! dit Unorna avec hauteur. Je ne suis pas disposée à me laisser tromper une seconde fois par votre comédie.

– Ni moi à en jouer une. Puisque je vous ai offensée, je vous en demande pardon. Pardonnez l’expression à cause de l’intention..., le mot stupide en faveur de la pensée non exprimée...

– Avec quelle habileté vous tournez et tortillez vos pensées et vos paroles !

– Ne soyez pas si cruelle, chère amie.

– Cruelle pour vous ?... Je voudrais avoir le secret d’une cruauté que vous puissiez sentir !

– La connaissance de ce que je puis sentir n’appartient qu’à moi seul, répondit Keyork avec une ombre de tristesse. Je ne suis pas heureux. Le monde, pour moi, ne contient qu’un seul intérêt et qu’une seule amitié. Détruisez l’un et abreuvez l’autre d’amertume, et le reste de vie de Keyork ne sera plus qu’un avant-goût de la mort.

– Et cet intérêt... cette amitié... où sont-ils ? demanda Unorna d’un ton toujours amer, mais moins méprisant qu’auparavant.

– Ensemble dans cette pièce... et tous deux en péril, l’un, à cause de votre trop d’ardeur juvénile ; l’autre, à cause de ma malheureuse faiblesse qui m’a fait mettre en colère... Pardonnez-moi, Unorna, puisque j’implore votre pardon...

– Votre repentir est trop subtil... il sent le lit de mort.

– Ce qui n’a rien d’étonnant, puisque ma vie est en jeu.

– Votre vie ?

Elle posa cette question d’un air incrédule, mais sans curiosité.

– Ma vie... et à cause de votre langage, répondit-il très sérieusement.

Il parlait d’un ton si expressif et d’une voix si solennelle que le visage d’Unorna devint grave. Elle fit un pas de plus vers lui, et posa sa main sur le dos du fauteuil dans lequel elle était précédemment assise.

– Il faut que nous nous comprenions bien... aujourd’hui ou jamais, dit-elle. Ou il faut nous séparer et abandonner la grande expérience... car, si nous nous séparons, il faut l’abandonner...

– Nous ne pouvons nous séparer, Unorna.

– Alors si nous devons rester associés et compagnons...

– Amis, dit Keyork à voix basse.

– Amis ?... Avez-vous posé les bases d’une amitié entre nous ? Vous dites que votre vie est en jeu. C’est là une manière de parler, je suppose, ou votre comédie a-t-elle un autre but ? Je croirais assez volontiers que votre plus grand intérêt dans cette vie se trouve ici, sur ce lit, endormi. Je sais que vous ne pouvez rien faire sans moi, comme vous le savez vous-même. Mais je ne me fierai jamais à votre amitié. Non, jamais... encore moins puis-je croire qu’aucune de mes paroles puisse affecter votre bonheur, à moins que ce ne soit celles dont vous avez besoin pour l’expérience elle-même. Celles-là, du moins, je n’ai pas refusé de les prononcer.

Pendant qu’elle parlait, Keyork s’était mis à se promener dans la chambre, en proie à une agitation évidente, se tordant les mains, et la tête penchée.

– Maudite folie ! s’écria-t-il, comme s’il se parlait à lui-même. Damnable esprit de m’être rendu odieux ! C’est à n’y pas croire ! Qu’un homme de mon âge puisse penser d’une façon et parler d’une autre... comme une fille maussade ou un enfant gâté ! Quelle stupidité !... Et puis voir d’idiotes intempérances de langue interprétées et jugées comme une profession de foi... ou plutôt de manque de foi ! Mais ce n’est que justice... ce n’est que raisonnable l’individualité de Keyork Arabian est encore une fois détruite par les infâmes discours de Keyork Arabian qui n’ont pas plus à voir avec son individualité que les nuages ou la terre avec le soleil qui est au-dessus d’eux ! Ruiné, ruiné... perdu, cette fois ! Séparé du seul être vivant qu’il respecte... du seul être dont il ambitionne le respect... renvoyé pour aller mourir dans sa solitude, pour périr seul comme un animal, ce qu’il est, n’ayant pour toute musique funéraire que son propre et continuel grognement. Disparaissant du monde en rugissant, comme un vieux tigre épuisé dans les jungles, après avoir chassé par des rugissements insensés toute possibilité de paix et de bonheur. Bah ! C’est parfaitement juste, c’est absolument raisonnable et horrible à penser ! Tu seras un imbécile jusqu’à la fin, Keyork, comme tu l’as toujours été... et qui voudrait être l’ami d’un pareil insensé ?

Unorna, appuyée sur le dos du fauteuil, l’observait, se demandant si, en somme, il n’était pas sérieux cette fois-ci. Il lançait ses phrases d’un air tragique, frappant ses mains l’une contre l’autre et balançant ses bras avec des gestes bizarres. Son ton, en prononçant cette incohérente tirade, était rempli d’une sincère conviction et de colère contre lui-même. Il ne semblait pas voir Unorna, ni s’apercevoir de sa présence dans la chambre. Tout à coup, il s’arrêta, la regarda et vint droit à elle. Ses manières devinrent très humbles.

– Vous avez raison, ma très chère dame, dit-il. Je n’ai aucun droit à votre indulgence pour mes furieux caprices. Je vous ai offensée, insultée ; je vous ai parlé comme un homme ne doit jamais parler à une femme. Je ne puis même pas vous demander de me pardonner, et, si je vous dis que je suis fâché, vous ne me croirez pas ! Mais vous avez raison. Cela ne peut continuer. Plutôt que de courir le risque de vous laisser voir de nouveau mon abominable caractère, je partirai.

Sa voix tremblait et ses yeux brillants semblaient devenus tristes et ternes.

– Séparons-nous ainsi, s’écria-t-il comme s’il maîtrisait son émotion. Je n’ai pas le droit de vous rien demander... et pourtant je vous demande ceci. Quand je vous aurai quittée, quand vous serez pour toujours à l’abri de mes mauvaises humeurs et de mes colères, ne gardez pas un mauvais souvenir de Keyork Arabian. Vous aurez vu en lui l’ami qu’il est, sans sa langue indisciplinable.

Unorna hésita un moment. Puis elle tendit la main, convaincue malgré elle de sa sincérité.

– Laissons le passé, Keyork, dit-elle. Il ne faut pas que vous partiez, car je vous crois.

À ces mots, les yeux de Keyork reprirent leur éclat et une expression d’ineffable béatitude se répandit sur son visage, qui pouvait rester si étonnamment privé d’expression.

– Vous êtes aussi indulgente que bonne, Unorna, et aussi bonne que belle, dit-il.

Et avec un geste, qui eût été plein de dignité chez un homme d’une stature plus noble, mais qui n’était que grotesque chez un pareil nain, il porta les mains de la jeune femme à ses lèvres.

Cette fois, aucun éclat de rire ne vint détruire l’impression qu’il avait produite sur Unorna. Elle laissa quelques secondes sa main dans la sienne, puis elle la retira doucement.

– Il faut que je parte, dit-elle.

– Si tôt ? s’écria Keyork d’un air de regret. Il y avait bien des choses que je voulais vous dire aujourd’hui... mais si vous n’avez pas le temps...

– Je puis prendre quelques minutes, répondit Unorna en s’arrêtant. Qu’est-ce que c’est ?

– Voici la première.

Son visage devint de nouveau impénétrable comme un masque de vieil ivoire et son ton énigmatique comme à l’ordinaire.

– J’étais allé à la Teyn-Kirche avant de venir ici.

– À l’église ! s’écria Unorna un peu surprise, et avec un léger sourire.

– Je vais fréquemment à l’église, répondit Keyork gravement. Pendant que j’y étais, j’ai rencontré une de mes anciennes connaissances, un homme étrange que je n’avais pas vu depuis des années. Le monde est très petit. Lui est un grand voyageur... un vagabond à travers le monde.

Unorna releva vivement la tête et une très vive rougeur colora ses joues.

– Qui est-il ? demanda-t-elle en essayant de paraître indifférente. Quel est son nom ?

– Son nom ? C’est étrange, mais je ne puis me le rappeler. Il est très grand... il porte une barbe noire, il a un visage pâle et rêveur. Mais il est inutile de vous le dépeindre ; car il m’a dit qu’il était venu chez vous dans la matinée. Ce n’est pas là ce dont il s’agit.

Il disait tout cela d’un air indifférent, et regardait à peine Unorna pendant qu’il parlait.

– Qu’avez-vous à me dire à propos de lui ? demanda-t-elle en essayant de paraître aussi indifférente que son compagnon.

– Il est un peu fou, le pauvre homme... voilà tout. Ce qui m’a frappé, c’est que, si vous le vouliez, vous pourriez le sauver. Je connais un peu son histoire. Il a aimé autrefois une jeune fille, sans doute morte à présent, mais qu’il continue à croire encore vivante, et il passe... ou gaspille... sa vie à la chercher en vain. Vous pourriez le guérir de son illusion.

– Comment savez-vous que cette jeune fille est morte ?

– Elle est morte en Égypte il y a quatre ans, répondit Keyork. On l’y avait conduite dans l’espoir de la sauver ; car elle était déjà aux portes du tombeau, la pauvre enfant.

– Mais si vous le convainquiez...

– Il n’y a pas à le convaincre, et, s’il était réellement convaincu, il mourrait. Je m’intéresse beaucoup à cet homme, et je sais que vous pourriez le guérir de la manière la plus simple et la plus sûre. Mais, naturellement, cela dépend de vous.

– Si vous le désirez, j’essayerai, répondit Unorna détournant sa tête de la lumière du jour. Mais reviendra-t-il ?

– Il reviendra. Je lui ai très fortement conseillé de revenir. Ai-je eu tort ?

– Pas du tout !

Unorna rit un peu nerveusement.

– Et s’il revient, comment dois-je m’y prendre pour le convaincre qu’il est dans l’erreur et que la jeune fille est morte ?

– C’est très simple. Vous l’hypnotiserez... il se soumettra très facilement... et vous lui suggérerez très puissamment d’oublier l’existence de cette jeune fille. Vous pouvez lui inspirer de revenir demain et après-demain, ou aussi souvent qu’il vous plaira, et vous pouvez renouveler cette suggestion chaque fois. Dans huit jours il aura oublié... comme vous savez qu’on peut oublier... entièrement, totalement, sans espoir de jamais se rappeler.

– C’est vrai, dit Unorna à voix basse. Mais êtes-vous sûr que l’effet sera durable ? ajouta-t-elle avec une angoisse soudaine.

– Un cas de ce genre s’est produit en Hongrie, l’année dernière. La guérison eut lieu à Pest. Je ne l’ai appris qu’il y a un mois. L’oubli était encore aussi complet six mois après le traitement, et il n’y a pas de raison pour supposer que l’état du malade puisse changer. J’ai pensé que cela vous intéresserait peut-être d’essayer cela.

– Cela m’intéressera extrêmement. Je vous suis très reconnaissante de m’avoir parlé de lui.

Unorna avait observé attentivement son compagnon pendant la conversation, espérant qu’il laisserait voir qu’il connaissait une relation entre la visite de Strannick et l’étrange question qu’elle avait faite au dormeur quand Keyork l’avait surprise. Cependant, elle fut agréablement désappointée sous ce rapport. Il parlait avec un calme et une aisance de manières qui détournaient tout soupçon.

– Je suis ravi d’avoir bien fait, dit-il.

Il vint se placer au pied du lit de repos sur lequel le dormeur était étendu et examina attentivement et d’un air pensif ses traits calmes.

– Nous ne réussirons jamais de cette manière-là, dit-il à la fin. Cet état peut durer indéfiniment, jusqu’à ce que vous soyez vieille, et moi... jusqu’à ce que je sois plus vieux que je ne suis de bien des années. Il peut ne pas devenir plus faible, mais il ne peut devenir plus vigoureux. Des théories ne renouvelleront pas des tissus.

Unorna leva la tête.

– Cela a toujours été la question, répondit-elle ; du moins, vous me l’avez dit. Un repos prolongé et une alimentation parfaite seuls peuvent-ils donc donner une nouvelle impulsion au développement ou ne le peuvent-ils pas ?

– Ils ne le peuvent pas. J’en suis sûr maintenant. Nous avons arrêté le dépérissement, ou nous l’avons rendu si lent qu’il est à peine perceptible. Mais nous avons fait de nombreux essais pour renouveler le vieux corps et nous ne sommes pas plus avancés qu’il y a quatre ans. Des théories ne feront pas des tissus.

– Qu’est-ce qui le fera ?

– Du sang, répondit Keyork Arabian d’une voix très douce.

– J’ai entendu dire que cela se faisait pour de jeunes malades, dit Unorna.

– Cela n’a jamais été fait comme je voudrais le faire, répliqua le gnome en secouant la tête et en rassemblant sa longue barbe dans sa main, tout en regardant le dormeur.

– Que voudriez-vous donc faire ?

– Je voudrais établir pendant une journée, ou pendant une semaine si je pouvais... une circulation régulière... Le jeune cœur et le vieux cœur battraient ensemble... Cela pourrait se faire pendant le sommeil léthargique... une veine et une artère... une artère et une veine... j’y ai souvent songé... cela ne pourrait échouer. Le sang jeune et nouveau créerait de nouveaux tissus, parce qu’il serait lui-même constamment renouvelé dans le jeune corps qui est capable de le renouveler, ne se dépensant lui-même que dans le vieux. Le vieux sang redeviendrait jeune à mesure qu’il passerait dans l’homme plus jeune...

– Un homme s’écria Unorna.

– Naturellement. Un animal ne conviendrait pas, parce qu’on ne peut produire la léthargie ni faire usage de la suggestion comme moyens curatifs...

– Mais cela le tuerait...

– Pas du tout, de la manière dont je le ferais, surtout si l’homme jeune était très fort et plein de vie. Le résultat obtenu, une ligature antiseptique, suggestion de complète guérison pendant le sommeil, alimentation appropriée, comme ce que nous faisons à présent, puis rappeler le malade à l’état hypnotique, et ainsi de suite... dans quarante-huit heures, votre jeune homme se réveillerait et ne saurait jamais ce qui lui est arrivé... à moins qu’il ne se sente un peu plus vieux, par sympathie nerveuse, ajouta le philosophe, en riant tout bas.

– Êtes-vous parfaitement sûr de ce que vous dites ? demanda vivement Unorna.

– Absolument. Il y a des années que j’étudie cette question. La nourriture peut conserver la vie... Le sang seul peut la renouveler.

– Avez-vous ici tout ce qui vous est nécessaire ? s’informa Unorna.

– Tout. Il n’y a pas en Europe d’hôpital organisé pour les expériences délicates comme l’est cette maison.

Il la regarda d’un air curieux. Elle était effroyablement pâle. La pupille de son œil noir était tellement dilatée que l’iris paraissait noir, tandis que l’ouverture du gris était contractée au point d’en être réduite à la grosseur d’une tête d’épingle ; son œil en prenait presque l’aspect de boule blanche de celui d’un aveugle.

– Vous paraissez très intéressée, dit le gnome.

– Un homme comme... un homme comme Israël Kafka fera-t-il l’affaire ? demanda-t-elle.

– Admirablement, répliqua l’autre commençant à comprendre.

– Keyork Arabian, dit tout bas Unorna en s’approchant de lui et se penchant tout près de son oreille, Israël Kafka est seul sous le palmier où je m’assieds toujours. Il dort et ne s’éveillera pas.

Le gnome leva les yeux et fit signe de la tête d’un air grave. Mais Unorna était partie presque avant d’avoir prononcé ces mots.

– Allons, je puis jouer de vous comme d’un instrument, dit le petit homme répétant les paroles de colère d’Unorna. Mais c’est une étrange musique.

Une demi-heure après, Unorna revint prendre sa place au milieu des fleurs, mais Israël Kafka était parti.

 

 

 

 

VII

 

 

L’intention de Strannick, après que Keyork Arabian l’eut quitté, avait été de retourner chez Unorna sans retard ; mais à peine avait-il fait quelques pas dans la direction de sa maison qu’il se détourna de son chemin, et entra dans une rue déserte qui conduisait à la rivière. Il marchait lentement, en serrant étroitement son pardessus de fourrure contre lui, car le froid était très vif.

Il se trouvait à l’un de ces instants de la vie dans lesquels le pressentiment du mal paralyse presque l’esprit de décision, même chez les plus résolus. En général, un pressentiment n’est que l’impression sur la conscience d’une crainte tangible ou latente. Cette crainte est très souvent la conséquence naturelle de la réaction qui, chez les natures mélancoliques, suit presque inévitablement une satisfaction morale soudaine ou bien une période pendant laquelle les espérances de l’individu ont été momentanément avivées par une circonstance imprévue.

Strannick, en s’avançant sur le trottoir de la rue déserte, éprouvait cette cruelle indécision. Il ne voulait pas reculer, et quelque chose l’empêchait d’avancer. Son cœur était rempli de pressentiments que sa raison méprisait, en même temps que sa passion leur donnait à chaque minute plus de consistance.

Il avait vu de ses yeux et entendu de ses oreilles. Béatrice avait été devant lui, et sa voix était arrivée jusqu’à lui au milieu des milliers de voix ; mais maintenant, depuis que les heures s’étaient écoulées sans qu’il la retrouvât, c’était comme s’il se fût trouvé près d’elle dans un rêve, et la profonde conviction s’emparait de lui qu’elle était morte, et que c’était son fantôme qui lui était apparu dans la sombre église.

C’était un homme énergique, nullement habitué à se défier de ses sens, et sa raison s’opposa aussitôt à la pensée du surnaturel. Bien des fois, en entrant dans une nouvelle ville, il s’était senti soudain saisi par l’irrésistible persuasion que sa recherche touchait à sa fin, et que dans quelques heures il devrait inévitablement trouver celle qu’il cherchait depuis si longtemps. Souvent, après avoir franchi les portes de quelque vaste champ de repos, il avait presque hésité à s’avancer le long des allées silencieuses, se sentant tout à coup convaincu que, sur la première tombe qu’il rencontrerait, il allait voir le nom qui était toujours dans son cœur. Mais l’attente d’une défaite suprême – de même que l’espoir d’un succès final – avait toujours été déçue. Jamais, vivante ou morte, il ne l’avait retrouvée.

Le dilemme était précis : ou il avait vu Béatrice ou il ne l’avait pas vue. Si c’était réellement elle qui était dans la Teyn-Kirche, elle se trouvait dans la ville et non loin de lui. Si ce n’était pas elle, il avait été trompé par une ressemblance accidentelle, mais extraordinaire. Donc, sa ligne de conduite était parfaitement claire : il devait continuer ses recherches jusqu’à ce qu’il retrouvât la personne qu’il avait vue, et le résultat serait concluant ; car il reverrait le même visage et entendrait la même voix.

La raison lui disait bien que, selon toute vraisemblance, il avait dû être trompé ; elle lui rappelait que l’église était sombre, les fidèles en foule serrée, les voix presque innombrables et absolument impossibles à distinguer les unes des autres ; la raison faisait donc pencher la balance vers l’erreur probable des sens.

Mais le pressentiment irraisonné se refusait à admettre cette froide logique. Sans doute, il ne voulait pas croire à une apparition surnaturelle, et pourtant l’inexplicable certitude d’avoir vu un esprit l’emportait malgré lui sur la raison et tous ses arguments. Béatrice était morte. Son esprit avait passé à cette heure solennelle où Strannick se trouvait dans la sombre église ; il avait eu sous les yeux son fantôme entouré d’ombre et avait entendu l’écho d’une voix qui venait d’au-delà des étoiles et dont les accents purs vibraient des célestes harmonies.

L’impression fut si forte d’abord qu’elle faillit devenir conviction. L’ombre d’un immense deuil s’étendit sur lui, l’étreignant d’une douleur trop terrible pour être exprimée par des paroles, trop solennelle pour les pleurs, forte comme la mort elle-même. Il marchait d’un pas lourd, la tête baissée, les yeux à demi clos, le visage contracté, comme s’il souffrait d’une douleur physique. Le trottoir résonnait comme du fer sous ses talons, l’air glacial le transperçait, comme son chagrin lui perçait le cœur, l’obscurité d’un jour d’hiver à son rapide déclin s’épaississait en même temps que les ténèbres de son âme. Lui, qui était toujours seul, comprenait seulement maintenant ce que c’était que la solitude. Tant qu’elle avait vécu, elle avait toujours été avec lui, vivante et visible pour les yeux de son âme, parlant à son cœur, veillant dans son amour sans sommeil. Il l’avait cherchée en vain, avec une énergie et une activité infatigables, dans le monde entier, et pourtant il n’avait jamais été séparé d’elle un seul instant ; jamais pendant les années qu’avaient duré ses pérégrinations, il n’était descendu dans le temple de son cœur sans la trouver à l’endroit le plus saint. Des hommes lui avaient dit qu’elle était morte ; il avait regardé au-dedans de lui-même et il avait vu qu’elle était toujours vivante ; la crainte de lire son nom sacré, sculpté dans une pierre tombale, l’avait fait frissonner ; il était entré dans le sanctuaire de son âme et l’y avait retrouvée, respectée par la mort, non changée par les années, vivante, toujours aimée et aimante. Mais à présent, lorsqu’il détournait sa vue de la rue lugubre, pour entrer dans l’intime sanctuaire, s’agenouillant sur le seuil, il n’avait plus que la vague vision de quelque chose étendu sur un autel dans l’ombre, enveloppé dans un blanc linceul, informe, et ayant cependant une forme, de quelque chose qui avait été et qui n’était plus.

Il arriva au bout de la rue, mais il éprouva de la répugnance à la quitter et revint sur ses pas, marchant plus lentement et plus pesamment encore qu’auparavant. Autant qu’il était possible de dire qu’un objet ou une circonstance extérieurs étaient en harmonie avec sa disposition d’esprit, la rue déserte, comme sait en montrer Prague en hiver, le jour défaillant, l’air âpre, sympathisaient avec l’état de son âme. Dans la certitude de la suprême et de la plus désolée des infortunes, Strannick revenait se plonger dans l’obscur chemin détourné, ainsi que les fantômes pâles et frissonnants, craignant la vive clarté du jour et les voix éloignées des hommes, rentrant à l’aube dans les tombeaux dont ils étaient lentement sortis dans le silence de la nuit.

Strannick était de ceux qui ne craignent rien pour eux, mais qui tremblent pour l’unique objet d’une tendre passion et qui, lorsque cette crainte est une fois éveillée par un danger réel ou imaginaire, peuvent souffrir en un court instant l’angoisse qui suffirait à la part d’une existence entière. La grandeur de sa passion pouvait donner à la moindre pensée ou au moindre pressentiment qui s’y rattachait la force d’un fait et le poids accablant d’une calamité réelle.

Pour éprouver une passion grande ou noble, il faut avoir une imagination à la fois grande et impressionnable. L’exécution d’une belle mélodie exige un instrument d’ample et délicate construction. Une main habile peut tirer une gamme de blocs de bois posés sur des cordes de paille, mais le grand musicien doit tenir le violon ou sentir les touches de l’orgue sous ses doigts pour interpréter dignement l’immortelle pensée du compositeur.

De même, aussi, l’amour, le musicien en chef de ce monde, doit trouver un instrument digne de lui avant de pouvoir montrer tout son pouvoir, et faire vibrer le cœur et l’âme des accords superbes d’une passion sublime. Ils sont si peu, dans le monde, ceux qui, dans sa plénitude, comprennent l’amour. La plupart, comme à travers un voile, voient la ligne de beauté qu’il ne leur est pas donné de suivre ; comme dans un rêve, ils entendent la succession de doux accords ; ils écoutent le chant du poète, s’étonnent, admirent, mais essaieraient en vain de faire vibrer le grand instrument de la pensée et de la parole humaines.

Penser, créer, agir, sentir n’est que le fait du petit nombre. L’homme qui pense déjà quand les autres ont à peine commencé à sentir, qui crée avant que les pensées de ses contemporains aient achevé d’éclore, qui agit soudain, d’une façon terrible et irrésistible, avant que leurs créations aient reçu la vie, est un grand homme, peut-être un meneur de peuples ; et, cependant, le plus grand et le plus riche héritage de tous n’est pas pour lui, mais pour l’homme de cœur, et cet héritage est celui du royaume de l’amour.

Dans tous les siècles, la raison du monde a été à la merci de la force brutale. Le règne de la loi n’a jamais eu qu’une réalité passagère, et il en sera toujours ainsi tant que l’homme ne sera qu’humain. La grande, l’unique loi de l’humanité, c’est la passion. Qu’on regarde où on voudra, au fond de tout ce qui composait le monde il y a cinq mille ans ou il y a cinq cents ans ; partout la passion a balayé devant elle la pensée, la croyance et la raison. Et nous aussi, avec notre raison et nos pensées, nous serons balayés à notre tour. Ce siècle est-il celui de la raison et sommes-nous sous le règne de la justice ? Au milieu de notre civilisation trois millions d’hommes se couchent, tous les soirs, à côté de leurs armes, des hommes qui ont appris à manier sabre et fusil, qui ont été dressés à s’entre-détruire et n’attendent qu’un signal pour quitter leurs foyers et rejoindre les rangs. Et on répète souvent que nous sommes à la veille d’une guerre universelle. Au commandement de quelques individus, au toucher de quelques fils, plus de cinq millions d’hommes dans toute la fleur de la jeunesse et de la force, armés comme les hommes n’ont jamais été armés depuis le commencement des temps, se lèveront et tueront la civilisation et la pensée, comme elles ont été déjà tuées, toutes les deux, par des mains moins nombreuses et par des armes moins dangereuses. Est-ce la raison ou est-ce la justice ? Non, la passion seule gouverne le monde !

Or, l’amour est la première, la plus grande, la plus douce, la plus cruelle, la plus irrésistible des passions.

Le temps de l’amour n’est pas passé et l’homme ne s’est pas encore élevé au-dessus de l’amour de la femme.

Mais le pouvoir d’aimer pleinement est un don, très différent par la nature, sinon par l’intensité, de l’inspiration du poète, du génie de l’artiste ou de l’instinct infaillible et du coup d’œil d’aigle du conquérant ; car, conquérant, artiste et poète sont mus par la passion et non par la raison, qui n’est que leur esclave en tant qu’il faut lui commander de faire agir les autres, et leur plus mortelle ennemie quand elle doit les faire agir eux-mêmes. Que la passion et l’instrument se rencontrent, s’ils se conviennent bien, et tout doit s’incliner devant eux. Il y a peu de gens, du reste, à qui soit accordé ce riche héritage, et eux seuls connaissent toute leur richesse et toute leur misère, toutes les possibilités de bonheur illimité qui leur appartiennent et tous les dangers et les terreurs qui entourent leur chemin. Celui qui l’a emporté près d’une femme sur des rivaux audacieux, à la suite d’énormes épreuves et de gigantesques obstacles, sait bien ce que c’est que l’amour ; celui qui l’a perdue, après l’avoir aimée a seul mesuré l’amertume de la douleur terrestre, la profondeur de la solitude absolue, l’immensité du désert du désespoir. Et celui qui a souffert longtemps, qui a longtemps été seul, mais qui a guetté le petit rayon tremblotant qui brûle toujours, faible étoile, sur la limite lointaine de son désert, celui-là seul peut dire ce que peuvent être les ténèbres répandues sur la surface de la terre quand cette dernière étoile a disparu pour toujours. Pour lui, la mort elle-même est morte, laissant derrière elle un homme vivant oublié pour la pleurer comme un ami perdu, pour prier qu’un nouveau destructeur à la main plus sûre que la mort elle-même puisse venir à grands pas à travers l’épouvantable silence pour mettre fin à l’âme tourmentée, pour la porter rapidement à l’endroit où la dernière étoile a cessé de briller, pour la laisser retomber dans les paisibles profondeurs d’une éternité sans souvenir. Mais dans ce lieu, qui est l’âme de l’homme, nul destructeur ne peut pénétrer : ni l’épée, ni la peste, ni la vieillesse, ni l’éternité ne peuvent anéantir cette vie solitaire ; il n’y a pas de nuit qui puisse obscurcir cet immortel souvenir. Il y a eu certainement un commencement, mais il ne peut y avoir de fin.

Tel était Strannick, tandis qu’il arpentait la rue déserte par le froid âpre et noir de la fin du jour. Entre sa vue et l’étoile de son unique espérance, une ombre impénétrable s’était élevée, qui la lui masquait impitoyablement. Le souvenir de Béatrice était plus que jamais distinct à son sens intime ; mais le soudain pressentiment de sa mort, aigu comme une certitude, avait emprunté sa réalité au terrain même d’où il avait surgi. Car ce lien unique avait toujours existé entre eux. Partout, de près ou de loin, pendant toutes ces années, elle, aussi, avait foulé la terre de ses pas légers, la même terre, mère universelle sur laquelle tous deux erraient et vivaient. Le monde était sien puisqu’elle le touchait, et, pour lui, le toucher à son tour, c’était sentir sa présence. Qui pourrait dire quels courants cachés coulent dans les secrètes profondeurs, ou quel mystérieux échange de sympathie réunit les êtres séparés ? L’air lui-même n’était-il pas à elle, puisqu’elle le respirait quelque part ; les étoiles, car elle les regardait ; le soleil, car il la réchauffait ; le froid de l’hiver, car il la faisait aussi grelotter ; les brises du printemps, car elles effleuraient ses joues pâles et rafraîchissaient son front sombre. Tout avait été à elle ; et à la pensée qu’elle avait disparu, un cri de deuil universel était parti du monde qu’elle avait laissé derrière elle, et les ténèbres étaient descendues sur toutes choses, comme un drap mortuaire.

Froide, obscure, triste lui avait semblé auparavant la vieille ville, mais elle était cent fois plus mélancolique à présent, plus noire, plus saturée par l’obscurité des siècles. De temps en temps Strannick relevait ses paupières alourdies, voyant à peine ce qui était devant lui, ne sentant rien, si ce n’est l’horreur qui avait si subitement envahi toute son existence. Puis, tout à coup, il sentit que quelqu’un était là, devant lui. Une femme se tenait immobile dans la rue, une femme enveloppée de riches fourrures, les traits couverts d’un voile épais qui ne pouvait cependant cacher le feu inégal de deux yeux dissemblables ardemment fixés sur les siens.

– L’avez-vous trouvée ? demanda la douce voix.

– Elle est morte ! répondit Strannick pâlissant de plus en plus.

 

 

 

 

VIII

 

 

Pendant le court silence qui suivit et tandis qu’ils demeuraient tous deux face à face, l’attitude du malheureux Strannick ne changea pas. Unorna comprit qu’il était certain de ce qu’il disait, et un tressaillement de triomphe, plein d’autant de joie que le désespoir de Strannick était profond, agita tout son être. Si elle eût pris la peine de raisonner sincèrement ses sensations, elle eût reconnu que, seule, une passion véritable, bonne ou mauvaise, pouvait avoir prêté à l’assurance de la mort de sa rivale un semblable pouvoir d’illuminer ainsi pour elle la sombre rue. Mais il y avait déjà longtemps qu’elle n’avait plus de doute à cet égard. L’enchanteur avait capté son cœur dès le premier coup d’oeil, et cette nature ardente et sauvage était déjà la proie d’une flamme dévorante. Un instant, ses yeux lancèrent des éclairs ; mais ces lueurs d’incendie s’éteignirent presque aussitôt. C’est qu’en dehors de l’amour elle possédait de subtils dons de perception qui la condamnaient à connaître la vérité en dépit de la plus complète illusion. Lui aussi se trompait, et elle le voyait. Il se pouvait que Béatrice fût morte depuis longtemps. Elle n’aurait su le dire. Mais en cherchant dans les replis du cœur de Strannick, elle vit qu’il n’en avait pas la certitude, elle vit le noir pressentiment se placer entre lui et l’image ; car elle pouvait aussi voir l’image. Elle voyait la rivale qu’elle haïssait déjà, non pas comme une vision de la réalité ; mais elle l’apercevait à travers l’esprit de l’homme, telle qu’elle lui était toujours apparue à lui. Pendant un moment, elle hésita encore, sentant que toute sa vie, à elle, était suspendue dans la tremblante balance de cette hésitation. Pendant un moment, son visage ne fut plus qu’un masque impénétrable, ses yeux devinrent ternes comme des diamants bruts, sa respiration s’arrêta, ses lèvres restèrent rigides et froides comme le marbre. Puis le masque de pierre reprit de la vie, la vue redevint perçante et un doux soupir agita l’air glacé.

– Elle n’est pas morte.

– Pas mortel.

Strannick tressaillit, mais au moins deux secondes après qu’elle eut parlé, comme un soldat frappé par un boulet pendant la bataille, chez qui la soudaineté du coup a suspendu un instant la sensibilité nerveuse. – Elle n’est pas morte ! Vous l’avez rêvé ! dit Unorna en le regardant attentivement.

Il pressa sa main sur son front, puis l’agita, comme pour en chasser quelque chose qui le troublait.

– Pas morte ?... Pas morte ?... répéta-t-il, avec des intonations différentes.

– Venez avec moi. Je vais vous la faire voir.

Il la regarda fixement, saisi de vertige. Les paroles de la jeune fille avaient résonné comme une délicieuse musique à son oreille ; au milieu des ténèbres de son cerveau une douce lumière commençait à se répandre.

– Venez ! dit Unorna d’une voix plus douce encore.

– Est-ce possible ?... Ai-je été trompé ?... demanda-t-il à voix basse, comme se parlant à lui-même.

– Venez ! redit Unorna.

– Où ?... Avec vous ?... Comment pouvez-vous me conduire à elle ?... Quelle puissance possédez-vous donc pour mener le vivant à la morte ?

– À la vivante. Venez.

– À la vivante... Oui... j’ai eu un mauvais rêve... un rêve de mort... elle n’est pas... non, je le vois maintenant... elle n’est pas morte. Elle est seulement très loin de moi... très loin... très loin. Et pourtant c’était ce matin encore... mais j’ai été trompé, déçu par une faible ressemblance. Ah ! Dieu ! je croyais que je connaissais son visage... Mais que voulez-vous donc de moi ?

Il fit cette question comme s’il s’apercevait tout à coup de la présence d’Unorna. Elle avait relevé son voile et ses yeux attiraient son âme dans leurs mystérieuses profondeurs.

– Elle vous appelle. Venez.

– Elle ?... Elle n’est pas ici. Que pouvez-vous savoir d’elle ? Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

Il éprouvait un indicible malaise sous son regard, comme une sorte d’avertissement d’un danger prochain. Le souvenir de sa rencontre avec elle le matin même n’était pas précis en cet instant ; mais il n’avait pas oublié le trouble étrange de ses facultés, qui l’avait inquiété sur le moment. Il était disposé à résister à tout retour de cet état douteux et à combattre l’influence d’Unorna. Il sentait la fascination de son regard et se raidissait fièrement et froidement comme pour s’y soustraire. Il était certain qu’Unorna – ou la surprise de la rencontrer – avait momentanément éloigné le sombre pressentiment qui lui avait causé une si terrible souffrance. Et, dans cet état troublé et anxieux, il trouvait plus qu’étrange qu’elle pût ainsi le presser de l’accompagner et de lui promettre si résolument de le conduire auprès de l’objet de sa recherche. Il lui résistait et comprenait combien cette résistance lui était difficile.

– Et cependant, dit-elle en baissant les yeux et semblant abandonner sa tentative, vous aviez dit que, si vous ne réussissiez pas aujourd’hui, vous reviendriez me trouver. Avez-vous donc réussi, que vous n’ayez pas besoin d’aide ?

– Je n’ai pas réussi.

– Alors... si je n’étais pas venue à vous... si je ne vous avais pas trouvé ici, vous auriez échoué pour la dernière fois. Vous eussiez emporté avec vous la conviction de sa mort au moment de la vôtre.

– C’était une horrible illusion ; mais, puisque c’était une illusion, elle eût passé avec le temps.

– Avec votre vie, peut-être. Qui donc vous aurait réveillé, si je ne l’avais pas fait ?

– Je ne dormais pas. Pourquoi raisonnez-vous ainsi ? Que voudriez-vous prouver ?

– Beaucoup de choses, si je savais comment. Voulez-vous marcher avec moi ? Il fait très froid.

Ils étaient restés à l’endroit où ils s’étaient rencontrés. Tout en parlant, Unorna releva la tête, et son visage avait une expression absolument différente de celle qu’il lui avait vue quelques instants auparavant. Son énergique volonté se cachait maintenant sous les allures les plus gracieusement féminines, et un léger frisson, réel ou simulé, parcourut tout son être, tandis qu’elle serrait plus étroitement autour d’elle les plis de son manteau. Strannick, qu’elle avait devant elle, pouvait résister à la manifestation agressive de son pouvoir ; mais il était beaucoup trop courtois pour repousser la prière d’une femme.

– De quel côté ? demanda-t-il tranquillement.

– Vers la rivière, répondit-elle.

Pendant quelques instants ils marchèrent en silence. C’était déjà presque le crépuscule.

– Comme les jours sont courts ! s’écria Unorna un peu à l’improviste.

– Comme ils sont longs, même dans leur brièveté ! répliqua son compagnon.

– Ils pourraient être courts... si vous vouliez.

Il ne lui répondit pas quoiqu’il lui eût lancé un rapide coup d’œil. Elle baissait les yeux sur le trottoir devant elle, comme pour choisir son chemin, car il y avait un peu de verglas. Elle paraissait très calme. Il ne pouvait pas deviner que son cœur battait à se rompre et qu’elle avait eu tant de peine à dire ces quelques mots d’un ton naturel.

Quant à lui, il n’était pas d’humeur à parler. Il avait vu presque tout ce qu’il y avait à voir dans le monde ; il avait lu ou entendu presque tout ce que le genre humain a à dire. Les rues de Prague n’avaient rien de nouveau pour lui, et il ne trouvait pas assez de charme dans la connaissance fortuite de cette jolie femme pour éprouver le besoin de parler. Très librement, il garda le silence.

Unorna, pour la première fois de sa vie, sentait qu’elle n’avait pas un entier contrôle sur les facultés de son compagnon. Elle qui était toujours si calme, si complètement maîtresse d’elle-même, elle, dont Keyork Arabian pouvait tromper le jugement, mais dont il ne pouvait émouvoir la ferme volonté, si ce n’est pour provoquer sa colère, elle se sentait à la fois faible et déséquilibrée ! Dix minutes auparavant, elle s’était figuré que ce serait pour elle la chose la plus facile du monde de jeter d’un regard le voile d’un demi-sommeil sur les sens de Strannick, déjà à moitié assoupi. Elle s’était figuré qu’il suffirait de dire : « Venez », et qu’il la suivrait. Elle avait formé le hardi projet de se l’attacher par des visions de la femme qu’il aimait, comme elle désirait être aimée par lui. Elle croyait que, s’il était une fois dans cet état, elle pourrait détruire à jamais l’ancien amour ou même le changer en haine à son gré. Le matin, lorsqu’il était venu pour la première fois chez elle, et qu’elle avait attaché son regard sur lui, ne l’avait-elle pas vu pâlir, n’avait-elle pas remarqué l’abaissement de ses paupières et le relâchement de ses mains ? Elle était donc venue le chercher dans la rue, guidée par quelque chose de plus sûr que l’instinct ; elle l’avait trouvé, avait lu ses pensées et avait senti qu’il cédait à sa résolution arrêtée. Puis, soudain, son pouvoir l’avait abandonnée, et tandis qu’elle marchait près de lui, elle avait reconnu que, si elle le regardait en face, elle rougirait et serait confuse comme une jeune fille timide Elle eût presque désiré qu’il la quittât brusquement sans un mot, sans même une excuse.

Il n’était cependant pas possible de prolonger ce silence plus longtemps. Une crainte vague s’empara d’elle. Avait-elle donc réellement perdu toute sa force de domination dès les premiers moments de la première passion sincère qu’elle eût jamais éprouvée ? Était-elle réduite à l’impuissance par la présence de l’homme aimé, et incapable même de soutenir une conversation à bâtons rompus, quand il s’agissait de suggérer à son esprit le tour qu’il devait prendre ? Elle était honteuse de sa soudaine pauvreté d’esprit. Il ne la regardait pas, mais elle ne pouvait s’empêcher de se figurer qu’il devinait son secret embarras. Elle baissa la tête et tira son voile, de façon à ce qu’il lui cachât même la bouche.

Son trouble augmentait à chaque instant ; car chaque seconde rendait plus difficile de rompre le silence. Elle cherchait fiévreusement quelque chose à dire et elle sentait que ses joues étaient en feu. Tout aurait été bon, n’importe quoi. Le son de sa propre voix, prononçant le plus vulgaire des lieux communs, lui eût rendu le calme. Mais cette phrase si simple, presque insignifiante, elle ne la trouvait pas. Pourquoi ne lui venait-il pas en aide en rompant lui-même son silence obstiné, au lieu de marcher ainsi tranquillement à son côté, accommodant son pas au sien, changeant de place, afin qu’elle pût marcher sur les parties les plus unies de la rue mal pavée, la protégeant, pour ainsi dire contre les passants ! Il y avait dans tous ses mouvements cette prévoyance courtoise à laquelle une femme sent toujours la présence d’un homme vraiment bien élevé ; car l’homme réellement attentif pour la femme, véritablement respectueux de la femme en général, se trahit dans les plus petites actions.

En même temps grandissait sa secrète confusion. Elle concevait, pour la première fois, la notion d’un monde où les hommes sont des hommes et les femmes des femmes, et dans lequel les conventions sociales ont une puissance qu’elle ne soupçonnait pas. Elle commença à s’effrayer, elle qui était accoutumée à tout voir plier sous son bon plaisir. La promenade prendrait fin, et alors ils se sépareraient donc ?... Et, puisqu’elle avait perdu son pouvoir sur lui, il pouvait s’éloigner, sans que rien puisse ensuite le ramener à elle ? Elle n’osait lever les yeux, de crainte de découvrir qu’il la regardait.

Bientôt ils sortirent de la rue et se trouvèrent près de la rivière, dans un endroit solitaire, où il faisait plus clair. Un tardif rayon de soleil, oublié par le jour disparu, dorait les vastes murailles et les tourelles du vénérable Hradschin, bien au-dessus d’eux, sur la rive opposée, et teintait les sombres clochers pointus de la cathédrale à demi-construite qui couronne la forteresse. Le bruit lointain et vif des patineurs rompait seul le silence.

– Êtes-vous fâché contre moi ? demanda Unorna presque humblement et sachant à peine ce qu’elle disait.

Cette question s’était échappée de ses lèvres soudainement, presque inconsciemment.

– Je ne comprends pas. Fâché ?... De quoi ?... Pourquoi croyez-vous que je suis fâché ?

– Vous êtes silencieux ! répondit-elle reprenant courage au seul bruit de ses propres paroles. Nous avons marché longtemps et vous n’avez rien dit. Je pensais que vous étiez mécontent.

– Il faut me pardonner. Je garde souvent le silence.

– Je pensais que vous étiez mécontent, répéta-t-elle. Je crois même que vous l’étiez, quoique vous le sachiez à peine. Je serais désolée d’en être la cause.

– Pourquoi seriez-vous désolée ? demanda Strannick avec une indifférence polie qui blessa Unorna plus que n’eût pu le faire un aveu de mauvaise humeur contre elle.

– Parce que je vous aiderais, si vous vouliez me le permettre.

Il la regarda avec une fixité soudaine. Malgré elle, elle rougit et détourna la tête. Il s’en aperçut à peine, et, s’il l’eût mieux constaté, il n’en eût assurément pas tiré de conclusion approchant de la vérité. Il supposait qu’elle était échauffée par la promenade.

– Personne ne m’a jamais aidé, et surtout de la manière dont vous voulez parler, dit-il. Les conseils des savants... des plus savants... ont été inutiles, tout aussi bien que les rêves des femmes qui s’imaginent avoir le don de seconde vue.

– Qui s’imaginent ?... s’écria Unorna presque heureuse de se trouver encore assez forte pour relever un manque d’égards.

– Je vous demande pardon. Je ne veux pas dire que je doute de votre pouvoir, dont je n’ai pas fait l’expérience.

– Je n’ai pas offert de voir pour vous. Je ne vous ai pas offert un rêve.

– Voudriez-vous me montrer ce que j’ai déjà vu, éveillé et endormi ? Apporteriez-vous à mon oreille le son d’une voix que je puis entendre même à présent ? Je n’ai pas besoin d’aide pour cela.

– Je puis faire plus que cela... pour vous.

– Et pourquoi pour moi ? demanda-t-il avec une certaine curiosité.

– Parce que... parce que vous êtes l’ami de Keyork Arabian.

Elle lui lança un coup d’œil, mais il ne témoigna aucune surprise.

– Vous l’avez vu tantôt, naturellement ? demanda-t-il.

Un étrange sourire passa sur le visage d’Unorna.

– Oui. Je l’ai vu cet après-midi. C’est un de mes amis et le vôtre... comprenez-vous ?

– C’est le plus sage des hommes, dit Strannick. Et aussi le plus fou, ajouta-t-il, d’un air pensif.

– Et vous croyez que c’est dans sa folie plutôt que dans sa sagesse qu’il vous a conseillé de venir chez moi ?

– C’est possible. Dans sa foi en vous, au moins.

– Et vous croyez que cette foi est de la folie ?

Elle reprenait courage.

– Que ce soit sagesse ou folie, il croit en vous. Cela est certain.

– Il ne croit à rien. Ne le connaissez-vous pas depuis longtemps, et ne le savez-vous pas ? Pour lui, il n’existe rien entre le savoir et l’ignorance.

– Et il sait, bien entendu, par expérience ce que vous pouvez faire et ce que vous ne pouvez pas faire.

– Par une très longue expérience, comme je le sais moi-même.

– Ni vos dons, ni la connaissance qu’il en a ne peuvent changer des rêves en faits.

Unorna sourit encore.

– Vous pouvez produire un rêve... rien de plus, continua Strannick poussé enfin à discuter. Moi aussi, je me connais un peu à ces choses-là. La science des Égyptiens n’est pas encore totalement perdue. Il se peut que vous en possédiez quelque parcelle, en même temps que la faculté non développée qui pourrait mettre toute leur magie à votre portée, si vous saviez comment vous en servir. Pourtant un rêve est un rêve.

– Les philosophes ont discuté cela, répondit Unorna. Je ne suis pas philosophe, mais je puis mettre à néant toutes leurs discussions.

– Vous le pouvez. Si je vous abandonne ma volonté, vous pouvez me faire rêver. Vous pouvez évoquer devant moi d’une façon vivante les scènes de ma vie, dont je ne me souviens pas. Vous pouvez me faire voir nettement les scènes imprimées dans votre propre mémoire. Vous le pouvez et, pourtant, vous ne pourriez rien me montrer que je ne voie en ce moment devant moi... rien de ce que je désire voir.

– Mais admettons que vous vous trompiez et que j’aie non un rêve, mais une réalité à vous montrer.

Elle prononça ces mots très sérieusement, le regardant enfin sans crainte dans le blanc des yeux.

– On n’a pas besoin de sommeil pour voir des réalités, dit-il.

– Je n’ai pas dit qu’il y en eût. Je vous ai seulement demandé de venir avec moi à l’endroit où elle est.

Strannick tressaillit légèrement, et sentit tout à coup fondre tout esprit de résistance contre elle.

– Voulez-vous dire que vous savez... que vous pouvez me conduire à elle...

II ne pouvait trouver de mots. Un étrange et invincible étonnement s’empara de lui, et en même temps le fol espoir et le désir plus fou encore d’arriver à sa réalisation.

– Quelle autre intention pouvais-je avoir ?

Et ses yeux commencèrent à briller au milieu des ténèbres croissantes. Strannick n’évita pas plus longtemps leur regard ; mais il passa la main sur son front, comme s’il s’était ébloui.

– Je vous ai seulement demandé de venir avec moi, répéta-t-elle doucement. Il n’y a rien là de surnaturel. Quand j’ai vu que vous ne me croyiez pas, je n’ai pas essayé de vous conduire alors, quoiqu’elle vous attende. Elle m’a prié de vous amener à elle.

– Vous l’avez vue ?... Vous lui avez parlé ?... Elle vous a envoyée ?... Oh ! pour l’amour de Dieu, venez vite... venez... venez !

Il tendit la main comme pour prendre celle de la jeune femme, et l’entraîner. Elle la saisit vivement. Il n’avait pas remarqué qu’elle avait ôté son gant. Il était perdu. Les yeux d’Unorna le tenaient, et ses doigts touchaient son poignet nu. Ses paupières se refermèrent, et sa volonté cessa de lui appartenir. Dans l’intolérable angoisse du moment, il avait oublié de résister, il n’avait pas même pensé à résister.

Il y avait de gros blocs de pierre dans ce lieu désolé, débarqués là, avant que la rivière ne fût gelée, pour la construction d’un grand bâtiment, dont la sombre masse inachevée attendait la chaleur du printemps pour être complétée. Elle le conduisit par la main, passif et obéissant comme un enfant, vers un endroit abrité, et le fit asseoir sur l’une de ces pierres. Il commençait à faire nuit.

– Regardez-moi, dit-elle, se tenant debout devant lui, et lui touchant le front.

Il obéit.

– Vous êtes l’image dans mes yeux, dit-elle, après une pause d’un moment.

– Oui. Je suis l’image dans vos yeux, répondit-il d’une voix sourde.

– Vous ne me résisterez jamais plus, je vous l’ordonne. Désormais, il me suffira de vous toucher la main ou de vous regarder, et si je dis : « Dormez », vous redeviendrez instantanément l’image. Comprenez-vous cela ?

– Je comprends.

– Promettez !

– Je promets, répéta-t-il sans effort perceptible.

– Vous rêvez depuis des années. À partir de ce moment, il faut oublier tous vos rêves.

Le visage de Strannick n’exprimait pas qu’il comprît ce qu’elle disait. Elle hésita un moment, puis elle se mit à marcher lentement de long en large devant lui. Son regard à demi vitreux suivait tous ses mouvements. Elle revint et lui posa la main sur la tête.

– Ma volonté est la vôtre. Vous n’avez pas de volonté à vous. Vous ne pouvez penser sans moi.

Elle parlait d’un ton résolu, concentré, et un léger frisson agita Strannick.

– Il est inutile de résister, car vous avez promis de ne plus jamais me résister, continua-t-elle. Tout ce que je vous ordonne doit se faire immédiatement dans votre esprit, sans opposition. Comprenez-vous ?

– Oui, répondit-il, en s’agitant d’un air gêné.

Pendant quelques secondes, elle tint encore la paume de sa main ouverte sur la tête de Strannick. Elle paraissait évoquer toute sa force pour un grand effort.

– Écoutez-moi, et que tout ce que je dis prenne à tout jamais possession de votre esprit. Ma volonté est la vôtre, vous êtes l’image dans mes yeux, ma parole est votre loi. Vous savez ce qu’il me plaît que vous sachiez. Vous oublierez ce que je vous ordonnerai d’oublier. Vous avez été fou pendant toutes ces années, et je veux vous guérir. Il faut oublier votre folie. Maintenant, vous l’avez oubliée. J’en ai effacé le souvenir avec ma main. Il n’y a plus rien à se rappeler.

Les yeux mornes, profondément enfoncés sous les ombres du front proéminent, semblaient chercher le visage de la jeune femme dans les ténèbres, et, pour la troisième fois, il y eut comme un tressaillement nerveux dans les épaules et dans les membres. Unorna connaissait bien ce symptôme, mais ne l’avait jamais vu revenir si souvent, comme une protestation du corps contre l’asservissement de l’intelligence. Elle se sentait émue, en dépit de son succès. Les résultats immédiats de la suggestion hypnotique ne sont pas exactement les mêmes dans tous les cas, même dans les premiers moments ; ses conséquences peuvent être extrêmement différentes selon les individus. Certes, Unorna possédait un pouvoir extraordinaire, mais d’un autre côté elle avait affaire à une organisation extraordinaire. Elle le reconnaissait instinctivement, et elle entreprit d’amener progressivement l’esprit endormi à l’état dans lequel elle désirait qu’il restât.

Le tressaillement réitéré du corps était le signe extérieur d’une résistance mentale qu’il ne serait pas facile de vaincre. Le parti le plus sage était de rester sur le terrain déjà gagné. Elle se décida à le faire au moyen d’une sorte de catéchisme.

– Qui suis-je ? demanda-t-elle.

– Unorna, répondit l’homme sans force, promptement, mais avec un air étrange de soulagement.

– Êtes-vous endormi ?

– Non.

– Éveillé ?

– Non.

– Dans quel état êtes-vous ?

– Je suis une image.

– Et où est votre corps ?

– Assis sur cette pierre.

– Pouvez-vous voir votre visage ?

– Je le vois distinctement. Les yeux du corps sont vitreux.

– Le corps est parti, à présent. Vous ne le voyez plus. Est-ce vrai ?

– C’est vrai. Je ne le vois pas. Je vois la pierre sur laquelle il était assis.

– Vous êtes toujours dans mes yeux. À présent...

Elle lui toucha de nouveau la tête.

– À présent, vous n’êtes plus une image. Vous êtes mon esprit.

– Oui. Je suis votre esprit.

– Eh bien ! mon Esprit, vous savez que j’ai rencontré aujourd’hui un homme appelé Strannick, dont vous avez vu le corps quand vous étiez dans mes yeux. Le savez-vous ou ne le savez-vous pas ?

– Je le sais. Je suis votre esprit.

– Vous savez, Esprit, que cet homme était fou. Il a souffert pendant bien des années par suite d’une illusion. Il a erré sur la surface du globe à la poursuite d’une idée fixe. Savez-vous où l’ont conduit ses voyages ?

– Je ne sais pas. Ce n’est pas dans votre esprit. Vous ne le saviez pas quand je suis devenu votre esprit.

– Bien. Dites-moi, Esprit, quelle était l’illusion de cet homme ?

– Il s’imaginait qu’il aimait une femme qu’il ne pouvait pas retrouver.

– Il faut que cet homme soit guéri. Il faut qu’il sache qu’il était fou et qu’à présent il a l’esprit sain. Eh bien ! mon Esprit, il faut que vous voyiez que c’était véritablement une illusion. Vous le voyez maintenant.

– Oui, je le vois.

Unorna surveillait attentivement le dormeur éveillé. Il faisait tout à fait nuit alors, mais le ciel s’était éclairci et la clarté des étoiles, tombant sur la neige dans ce lieu solitaire et découvert, rendait possible de très bien voir. Unorna semblait s’apercevoir aussi peu de l’âpreté du froid que son sujet, dont le corps était dans un état d’insensibilité absolue. Jusque-là, elle s’était tirée avec succès du procédé familier des demandes et des réponses, mais ce n’était pas tout. Elle savait que si, lorsqu’il s’éveillerait, le nom qu’il aimait restait encore dans son souvenir, le résultat pourrait ne pas être obtenu. Il fallait qu’elle produisît un oubli complet, et pour ce faire, il lui fallait effacer toutes associations d’idées une à une. Elle rassembla sa force pendant une courte pause. Elle se sentait extrêmement encouragée par cela seul que l’aveu de l’illusion n’avait été suivi d’aucune réaction convulsive dans le corps. Elle était à deux doigts d’un triomphe complet, et la concentration de sa volonté pendant quelques moments encore pouvait assurer la victoire.

Elle n’aurait pas pu choisir un lieu plus propice à son dessein. À quelques centaines de pas seulement des rues animées et mouvantes, la scène qui l’entourait était désolée et presque sauvage. Le bâtiment inachevé se dressait comme une ruine derrière elle ; les blocs grossièrement taillés ressemblaient à des fragments de rocs dans un désert de pierres ; la large surface de glace grise s’étendait devant elle comme un plancher de fer dépoli à la lueur incertaine des étoiles. Un peu plus loin, tout en haut du majestueux Hradschin, des lumières brillaient çà et là aux fenêtres, preuves lointaines de la vie humaine. Tout était calme. Le bruit d’acier des patins avait même cessé.

– Ainsi donc, continua-t-elle, la vie entière de cet homme a été une illusion, depuis qu’il a commencé à se figurer, dans la fièvre d’une maladie, qu’il aimait une certaine femme. Est-ce clair pour vous, mon Esprit ?

– C’est parfaitement clair, répondit la voix étouffée.

– Il était si complètement fou qu’il avait même donné un nom à cette femme... un nom qui n’avait jamais existé que dans son imagination.

– Que dans son imagination, répéta le dormeur sans résistance.

– Il l’appelait Béatrice. Ce nom lui avait été suggéré parce qu’il était tombé malade dans une ville du Midi où une femme nommée Béatrice avait vécu jadis et avait été aimée par un grand poète. Tel avait été le cours de sa propre suggestion dans son délire. Esprit, comprenez-vous ?

– Il s’était suggéré ce nom à lui-même pendant sa maladie.

– De la même façon qu’il s’était suggéré l’existence de la femme que plus tard il avait cru aimer.

– Exactement de la même manière.

– Tout cela était un cas curieux et très intéressant de suggestion auto-hypnotique. Cela l’avait rendu complètement fou. Il est guéri à présent. Voyez-vous qu’il est guéri ?

Le dormeur ne répondit pas. Les membres raidis ne bougèrent pas, pas plus que les yeux vitreux ne reflétaient la lueur des étoiles. Mais il ne répondit pas. Les lèvres n’essayèrent même pas de former des mots. Si Unorna avait été moins entraînée par la surexcitation de ses propres pensées, ou moins absorbée par la terrible concentration de sa volonté sur son sujet passif, elle eût remarqué ce silence et serait revenue sur l’ancien terrain. Comme elle n’y fit pas attention, elle ne s’arrêta pas.

– Donc, vous comprenez, mon Esprit, que cette Béatrice était entièrement la créature de l’imagination de cet homme. Béatrice n’a jamais été un être réel. Comprenez-vous ?

Cette fois, elle attendit encore la réponse qui ne vint pas.

– Il n’y a jamais eu de Béatrice, répéta-t-elle d’une voix ferme, en posant sa main sur la tête inconsciente et en se penchant pour regarder dans les yeux sans vision.

La réponse n’arriva pas, mais un frisson semblable à celui d’un accès de fièvre parcourut les membres.

– Vous êtes mon Esprit, dit-elle violemment. Obéissez-moi ! Il n’y a jamais eu de Béatrice, il n’y a pas de Béatrice maintenant, et il ne pourra jamais y en avoir.

Le beau front se contracta avec un air d’indicible douleur et tout le corps frissonna comme une feuille de bouleau agitée par le vent. La bouche remuait avec des mouvements spasmodiques.

– Obéissez-moi !... Dites-le !... s’écria Unorna avec une énergie passionnée.

Les lèvres se crispèrent et le visage devint aussi gris que la neige grise.

– Il n’y a... pas... de Béatrice...

Les mots sortirent lentement et cependant peu distinctement, comme s’ils eussent été arrachés du cœur par la torture.

Unorna sourit enfin, mais le sourire n’avait pas encore disparu de ses lèvres, que l’air fut déchiré par un cri terrible.

– Par le Dieu éternel du ciel, s’écria une voix sonore. C’est un mensonge... un mensonge... un mensonge !

Celle qui n’avait jamais eu aucune crainte ni terrestre ni surnaturelle recula. Elle sentit son épaisse chevelure se dresser véritablement sur sa tête.

Strannick était debout. L’énormité et l’horreur du mensonge proféré avait comme frappé l’âme assoupie et provoqué un réveil soudain et terrible. La silhouette de sa haute taille se dessinait parfaitement distincte sur le fond gris de neige et de glace. Il se redressait de toute sa hauteur, les bras levés au ciel, le visage lumineusement pâle, ses yeux profonds enflammés et fixés sur le visage d’Unorna, forçant sa volonté dominatrice à rentrer en elle-même. Mais il n’était pas seul.

– Béatrice ! s’écria-t-il dans un long cri d’angoisse.

Entre lui et Unorna, quelque chose passa, quelque chose de sombre, d’effacé et de silencieux qui prit forme lentement... Une femme en noir, avec un voile relevé sur le front, son pâle visage tourné vers Strannick, et ses mains blanches pendantes à son côté. Elle se tenait immobile, tourna la tête, et ses yeux rencontrèrent ceux d’Unorna, et Unorna reconnut que c’était Béatrice.

Elle était là, entre eux, immobile comme une statue, impalpable comme l’air ; mais réelle comme la vie elle-même. Cette vision, si c’était une vision, dura toute une minute. Jamais, jusqu’au jour de sa mort, Unorna ne devait oublier ce visage, avec sa pureté de contours semblable à celle de la mort, avec son indicible noblesse de traits.

La figure s’évanouit aussi subitement qu’elle était apparue. Un sourd gémissement de douleur s’échappa des lèvres de Strannick et les bras toujours étendus il tomba en avant. Unorna le retint et il s’affaissa doucement par terre dans ses bras, la tête appuyée sur son épaule, lorsqu’elle tomba agenouillée sous ce poids trop pesant.

Un bruit de pas précipités se fit entendre sur la neige glacée. Un garde de ville bohémien, alarmé par ce grand cri, accourait.

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-il se baissant pour examiner le couple.

– Mon ami s’est évanoui, dit Unorna avec calme. Il y est sujet. Il faut m’aider à le ramener chez lui.

– Est-ce loin ? demanda l’homme.

– À la Maison de la Vierge Noire.

 

 

 

 

XI

 

 

La vaste pièce d’entrée de la demeure de Keyork Arabian était bien en rapport avec l’homme qui l’habitait. C’était, à première vue, une confusion fantastique qui déconcertait l’œil du visiteur et ne lui permettait qu’au bout d’un certain temps de découvrir les limites de cet endroit. Seuls, le plafond voûté et de faibles portions du plancher étaient à peu près libres. Plusieurs fenêtres, qui auraient pu être grandes, si elles avaient rempli les embrasures cintrées dans lesquelles elles étaient encastrées, laissaient passer la lumière du jour lorsque le ciel de Prague était assez clément pour ne pas imposer d’éclairage factice. De la rue, ces fenêtres sans volets, avec de doubles châssis vitrés pour préserver du froid, semblaient normales ; mais de l’intérieur, il était visible que les hautes baies percées dans les épaisses murailles, avaient été partiellement remplies d’une légère maçonnerie construite pour recevoir les croisées modernes. Deux portes seulement : l’une, masquée par une épaisse portière faite avec un tapis de Perse, ouvrait directement sur l’escalier de la maison ; l’autre, exactement en face, donnait accès dans les appartements intérieurs. C’est là que le savant avait installé son cabinet de travail et entassé une incroyable collection de débris humains, à l’étude desquels il consacrait la plus grande partie de sa vie.

Les meubles, à proprement parler, se réduisaient à deux grandes tables, trois fauteuils et un divan. Les tables étaient massives, noires et de forme ancienne, aux pieds s’élargissant à chaque extrémité jusqu’à la largeur totale et reliés par de fortes traverses grossièrement chevillées. Les sièges étaient d’antiques tabourets pliants à dossiers mobiles avec des coussins usés de velours fané. Le divan ne différait en rien des divans orientaux ordinaires comme aspect et était recouvert d’un grand tapis de Boukhara très sombre et sans nulle valeur ; mais les monceaux de livres et de papiers en désordre dont il était chargé montraient que Keyork s’en servait bien plutôt comme bibliothèque que comme lit de repos.

Ce qui donnait à cette pièce son caractère étrange, ce n’était, certes, ni le plafond voûté, ni les profondes embrasures des fenêtres, ni l’antique ameublement ; c’était, cachant les murs et encombrant le plancher, le macabre amoncellement de squelettes et de cadavres d’hommes, de femmes, d’enfants, d’animaux auxquels le vieillard s’était efforcé de donner tour à tour l’apparence de la vie, et il faut avouer que, sur ce point, il avait obtenu des résultats surprenants. L’ostéologie humaine et animale était là largement représentée ; une grande armoire, couvrant tout un pan de muraille, était remplie jusqu’en haut de plusieurs centaines de crânes de toutes les races de l’humanité et servait de hideuse toile de fond aux corps debout, assis ou couchés dans des cercueils et dans les états divers de conservation, obtenus par les différentes méthodes d’embaumement connues. De tous côtés, on voyait épars de nombreux squelettes, dans des attitudes fantastiques et dans la blancheur spectrale de leur nudité misérable ; c’étaient des ossements d’êtres humains, des ossements d’orangs-outangs gigantesques, de créatures grandes et petites, jusqu’à la délicate petite carcasse d’une grenouille vulgaire, attachée à des fils de laiton, fins comme des cheveux, confortablement établie sur un vieux livre près du bord de la table, comme si elle venait de sauter jusque-là, à la poursuite d’une mouche fantastique, et s’y était arrêtée pour guetter une nouvelle proie. L’œil, s’accoutumant à ce lugubre pêle-mêle, découvrait dans un angle, solennels, silencieux, bizarrement expressifs, de sveltes Égyptiens, aux bandelettes de toile détachées des têtes, des bras et des épaules, aux cheveux noirs de jais, peignés, arrangés et tressés par la main de Keyork, au visage ayant repris presque la douceur et l’expression de la vie, et aux articulations si miraculeusement assouplies par les secrets procédés du savant, que leurs bras avaient repris des poses naturelles, posés sur les bords de ces sarcophages où ils avaient dormi dans l’immobilité pendant trente siècles. Car cet homme avait poursuivi son idée sous toutes ses formes, et prouvé, pour ainsi dire, l’impérissabilité virtuelle de la charpente animale, en parvenant ainsi à lui rendre fraîcheur et souplesse après une momification de trois mille ans. Ces momies avaient été les sujets des premières expériences de Keyork, mais étaient loin d’être les seuls. Là, un groupe de cannibales de l’Amérique du Sud, trouvés desséchés dans le creux d’un vieil arbre, paraissaient maintenant se quereller à propos des restes d’un repas, aussi vieux qu’eux, aussi revivifié et non moins humain. Ici, appuyé sur un bâton noueux, se dressait le corps d’un Africain gigantesque, féroce, hideux auquel il ne manquait qu’un regard dans les yeux vides pour être terrible. Puis, là encore, s’élevant au-dessus d’une forme couchée, enveloppée dans de riches étoffes, souriait le calme et gracieux visage d’une Malaise, décapitée pour ses péchés, si merveilleusement conservée que les doux yeux noirs regardaient encore sous les paupières alourdies et à demi baissées, et que les lèvres pleines, richement colorées, s’entrouvraient un peu pour laisser voir des dents d’ivoire. Et tant d’autres preuves de conservation, de presque résurrection, preuves des incroyables triomphes remportés par le vieux savant, et cependant des échecs à ses propres yeux. Ce que tout cela représentait d’efforts insensés, d’une habileté presque surnaturelle et d’une science surhumaine, est inouï, et, pour arriver là, il avait osé de bien étranges et de biens effroyables expériences, de nombreux et grands sacrifices, et des offrandes de sang répandu sur ces morts dans l’espoir de voir ce spasme unique, qui prouverait que la mort pouvait encore être vaincue. Combien innombrables n’avaient pas été les instruments, les machines, les cœurs artificiels, les applications de l’électricité par lui inventés, et les puissants réactifs, distillés dans l’espoir de réveiller des nerfs, refroidis d’hier comme depuis des siècles ! Mais l’essence de vie était encore à découvrir, le mot suprême de l’énigme échappait à ses études les plus approfondies, à ses recherches les plus subtiles. Le corps mourait, et pourtant on pouvait encore faire agir les nerfs, comme s’il était encore vivant l’espace de quelques heures, exceptionnellement pendant tout un jour. Il avait vu de ses yeux un mort s’élancer à travers la moitié d’une chambre, par suite de l’effet de quelques gouttes de musc... le premier jour ; il avait vu de ses yeux des morts se tordre, s’agiter et grimacer sous l’influence du courant électrique... pourvu qu’il ne fût pas trop tard. Mais ce « trop tard » l’avait dérouté, et de sa primitive croyance qu’on pouvait rappeler la vie envolée, il en était venu à se contenter d’essayer de conserver indéfiniment l’essence magique de la vie existant dans la chair et le sang. Or, il avait la presque certitude que le succès était proche. Ah ! combien plus terriblement proche qu’il ne le supposait lui-même.

Cet après-midi-là, alors que Strannick tombait inanimé devant l’ombre de Béatrice, Keyork Arabian était assis, seul, dans son effroyable laboratoire. La brillante lumière de deux lampes puissantes éclairait tout dans la pièce, car Keyork aimait la lumière, comme tous ceux qui sont fortement attachés à la vie pour la vie elle-même. Les rayons jaunes inondaient les visages en apparence vivants de tous ces morts, et s’étendaient jusque sur les objets hétérogènes qui garnissaient des tablettes presque jusqu’en haut de la voûte : amas sans fin d’armes barbares, de vêtements de cuir et de peau de phoque, ayant appartenu à des Arméniens, à des Sibériens, à des Goths, à des Mexicains et à des Péruviens ; masques d’Africains et d’Indiens Peaux-Rouges, modèles de bateaux et de canots, tambours sacrés, idoles libériennes, tableaux runiques, violons faits avec des crânes humains, ornements bizarres et barbares, produisant tous ensemble une étonnante richesse de coloris, toutes choses auxquelles cet homme n’avait pris qu’un intérêt relatif, mais qui, compagnons d’innombrables existences éteintes, se reliaient indirectement à l’objet de son étude unique : la vie sous toutes ses formes.

Il était seul. Le géant africain considérait sa taille de nain du haut de sa grandeur, comme s’il méprisait cet échantillon à moitié venu de la race humaine ; la tête, sans corps, de la Malaise, tournait vers lui son visage souriant ; des rangées d’êtres morts semblaient contempler avec compassion et mépris celui qui avait essayé de les ressusciter. Keyork Arabian était habitué à leur compagnie et à leur silence. Bien loin d’éprouver l’horreur humaine ordinaire pour l’humanité morte, si l’un d’eux lui avait tout à coup fait un signe et lui avait parlé, il eût tressailli de joie et écouté avec ravissement. Mais tous ils étaient bien morts, toujours dans le silence et l’immobilité. Une pensée qui renfermait plus d’espérance qu’aucune de celles qui lui avaient traversé l’esprit pendant bien des années l’occupait et l’absorbait alors. Un gros volume était ouvert sur la table près de lui, et de temps en temps il jetait un regard sur une phrase qui semblait l’attirer. C’était toujours la même phrase, et deux mots seuls suffisaient pour le ramener à sa contemplation. Ces deux mots étaient : Immortalité et Âme. Il se mit à parler tout haut à lui-même, aimant par nature à discourir.

– Oui, l’âme est immortelle. Je suis tout disposé à le reconnaître. Mais il ne s’ensuit en aucune façon qu’elle soit la source de la vie ou le siège de l’intelligence. Les bouddhistes la distinguent même de l’individualité. Et pourtant la vie la retient et, quand la vie cesse, elle s’en va. À quel moment ? Je n’en sais rien. Ce n’est pas une condition de la vie, mais la vie est une de ses conditions. Quitte-t-elle le corps lorsque la vie est prolongée artificiellement dans un état d’inconscience, par l’hypnotisme, par exemple ? Est-elle plus étroitement liée à la vie animale ou à l’intelligence ? Si elle est unie à l’une et à l’autre, a-t-elle une place définie dans le cœur ou dans le cerveau ? Puisque sa présence dépend absolument de la vie, autant que je puisse le savoir, elle appartient au corps plutôt qu’au cerveau. J’ai fait vivre jadis un lapin sans tête pendant une heure. Avec un homme, cette expérience exigerait une soigneuse manipulation... J’aimerais à l’essayer... Tout cela ne serait-il pas plutôt qu’une question de ce fantôme qu’on appelle la Vitalité ? Alors la présence de l’âme dépendrait de l’excitabilité virtuelle des nerfs, et, autant que nous pouvons le savoir, elle ne doit quitter le corps que vingt-quatre heures après la mort, et elle ne quitte certainement pas le corps au moment où il meurt. Mais si cela tient aux nerfs, alors quel est l’état de l’âme dans l’état hypnotique ? Unorna hypnotise là-bas notre vieil ami... et le jeune aussi. Pour elle, ils ont des nerfs. À son toucher, ils s’éveillent, ils dorment, ils agissent, ils sentent, ils parlent. Mais, pour moi, ils n’ont pas de nerfs. Je puis les couper avec des couteaux, les brûler, faire passer le sang vital de l’un dans les artères de l’autre... Ils ne sentent rien. Si l’âme est dans les nerfs... ou dans la vitalité, alors ils ont des âmes pour Unorna, et pas pour moi. C’est absurde. Où est l’âme de ce vieillard ? Il dort depuis des années. Son âme n’a-t-elle pas été quelque part ailleurs pendant ce temps ? Si nous pouvions le garder endormi pendant des siècles ou pendant des vingtaines de siècles comme cette grenouille trouvée vivante dans un rocher, son âme... capable par hypothèse de traverser des rochers et des univers... resterait-elle avec lui ? Un criminel ingénieux trouverait-il moyen d’échapper à la damnation pendant mille ans en étant hypnotisé ? En réalité, l’âme est une chose inexplicable, et ce qui est plus inexplicable encore, c’est que j’y croie : supposons le cas de l’ingénieux criminel, supposons qu’il ne puisse pas échapper par l’habileté de son tour de main. Alors son âme doit inévitablement goûter à l’état des damnés pendant son sommeil Mais, une fois qu’il est éveillé et qu’il a repris vie, son âme doit revenir à lui, tout embrasée des flammes éternelles. Déplaisante pensée. Keyork Arabian, tu ferais beaucoup mieux de ne pas aller te coucher à présent. Puisque tout cela n’est qu’une absurdité fantastique, je suis disposé à croire, en face de cela, que la présence de l’âme est en quelque sorte une condition exigée pour la vie, plutôt qu’elle n’en dépend. Je voudrais pouvoir acheter une âme. Il est absolument certain que la vie n’est pas un simple procédé mécanique ou chimique. Je suis allé beaucoup trop loin pour le croire. Prenez l’homme à l’instant même de la mort... ayez tout prêt, faites ce que vous voudrez... mon cœur artificiel est un instrument très parfait, mécaniquement parlant... et combien faut-il de temps pour lancer la circulation artificielle dans l’artère carotide ? Pas la centième partie du temps qu’il faut souvent aux noyés pour être retirés de l’eau sans une pulsation, sans un souffle. Pourtant je n’ai jamais réussi, quoique j’aie fait usage du cœur artificiel sur un lapin narcotisé, et le lapin mourut à l’instant même où j’arrêtai la machine, ce qui prouve que c’était la machine qui le conservait en vie. Peut-être que, si on l’appliquait à un homme, un peu avant la mort, il pourrait continuer à vivre indéfiniment, engraisser et prospérer tant que le cœur de verre agirait. Où serait son âme alors ? Dans le cœur de verre, qui serait devenu le siège de la vie ? Tout ce que je puis exprimer par des mots, raisonnable ou absurde, fait que l’âme me paraît être une impossibilité... et pourtant il y a quelque chose que je ne puis traduire en mots, mais qui prouve l’existence de l’âme au-delà de toute espèce de doute. Je voudrais pouvoir acheter l’âme de quelqu’un et faire des expériences sur cette âme.

Keyork cessa de parler et se mit à contempler ses modèles, repassant dans sa mémoire les expériences infructueuses de toute une existence. Un coup retentissant le tira de sa rêverie. Il s’empressa d’ouvrir la porte et se trouva en face d’Unorna. Elle était plus pâle que d’habitude, et il vit à son expression que quelque chose allait mal.

– Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il presque durement.

– Il est en bas, dans la voiture, répondit-elle vivement. Il lui est arrivé quelque chose. Je ne puis l’éveiller... il faut que vous le fassiez monter...

– Pour mourir entre mes mains ?... Non ! dit en riant Keyork de sa voix la plus profonde. Ma collection est assez complète.

Elle le saisit soudain par les deux bras et approcha son visage tout près du sien.

– Si vous osez parler de mort...

Elle était horriblement pâle, en proie à une frayeur qu’elle n’avait jamais connue de sa vie. Keyork se mit encore à rire et essaya de se dégager de son étreinte.

– Vous paraissez un peu nerveuse, observa-t-il avec calme. Que désirez-vous de moi ?

– Votre aide, mon ami, et promptement. Appelez vos gens, faites-le monter... ranimez-le... faites quelque chose pour le faire revenir.

La voix de Keyork changea.

– Est-il réellement en danger ? demanda-t-il. Que lui avez-vous fait ?

– Oh ! je ne sais ce que j’ai fait ! s’écria Unorna d’un ton désespéré. Je ne sais pas ce que je crains...

Elle le lâcha et s’appuya au montant de la porte, en couvrant son visage de ses deux mains. Keyork la regardait. Jamais il ne l’avait vue témoigner tant d’émotion. Alors, il se décida. Il l’attira dans sa chambre et elle le vit mettre divers objets dans ses poches et jeter sur son dos sa pelisse fourrée.

– Restez ici jusqu’à ce que je revienne, dit-il d’un ton d’autorité, en sortant.

– Mais vous allez le ramener ici ? cria-t-elle, s’apercevant tout à coup de son départ.

La porte était déjà fermée. Elle essaya de l’ouvrir afin de le suivre ; elle n’y parvint pas. La serrure était d’un genre inusité, et, soit intentionnellement, soit accidentellement, Keyork l’avait refermée. Pendant quelques instants, elle tenta de forcer les ressorts, tous ses efforts n’arrivant qu’à ébranler à peine la lourde boiserie. Comprenant l’inanité de ses tentatives, elle se dirigea lentement vers la table, et s’assit dans le fauteuil de Keyork.

Elle était déjà venue dans cet endroit qui ne lui causait pas plus de crainte qu’à Keyork lui-même. Pour elle, comme pour lui, ce n’étaient que des modèles, chacun ayant un intérêt particulier, comme chose, mais tous privés de cette individualité, de cette sinistre et latente malignité, de ce pouvoir fatal, surnaturel, physique, de faire mal, que les imaginations timides attribuent aux corps morts.

Elle leur jeta peut-être un regard, mais ne leur accorda certainement pas une pensée. Assise devant la table, soutenant sa tête dans ses mains, elle essaya de rassembler ses idées. Elle savait bien que Strannick était resté étendu sur la terre gelée, la tête soutenue sur son genou, pendant que le garde de ville était allé chercher une voiture. Elle se rappelait avoir rassemblé toutes ses forces pour aider à le soulever. Elle se souvenait de chaque détail, même d’avoir ramassé son chapeau et sa canne et de les avoir emportés dans la voiture. Elle refaisait le court trajet par les rues mal éclairées. Elle sentait encore la pression de son épaule lorsqu’il l’avait appuyée lourdement sur elle, et elle revoyait son pâle visage à la lueur incertaine des réverbères devant lesquels passait la voiture. Elle se souvenait exactement de ses efforts pour le réveiller, d’abord réguliers en la confiante certitude du succès, puis de plus en plus affolés à mesure qu’elle se rendait compte que quelque chose avait mis cet homme hors de la sphère de sa puissance, pour le moment, sinon pour toujours ; sa pâleur mortelle, ses mains glacées, son immobilité extraordinaire, elle se rappelait tout cela, avec la précision du souvenir immédiat des évènements. Mais il lui restait aussi un autre souvenir et, pour celui-là, tout son être avait été à la merci d’une impression si vive qu’il lui était impossible d’en mesurer la durée. Elle, qui pouvait évoquer des visions dans les esprits des autres, dans l’état d’extase, qui possédait la faculté de fermer les yeux corporels pour voir des personnes et des lieux éloignés ; elle, si inaccessible à la surprise en sa propre action, avait vu quelque chose qu’elle ne pouvait croire une réalité et qu’elle ne pouvait cependant pas mettre sur le compte d’une révélation de la seconde vue. Cette sombre et mystérieuse figure qui était venue se placer corporellement, et pourtant sans corps, entre elle et l’homme qu’elle aimait n’était ni une femme réelle, ni la création de son propre cerveau, ni un rêve vu dans l’état hypnotique. Elle n’avait pas la moindre idée du temps que cette personne était restée là ; cela pouvait tout aussi bien être une heure qu’une seconde. Mais cette chose incorporelle avait une vie et un pouvoir à elle. Jamais jusque-là elle n’avait senti ce frisson surnaturel parcourir tout son être, ni cette étrange sensation dans ses cheveux. C’était une chose de mauvais augure et le présage était déjà sur le point de s’accomplir. L’esprit de la femme brune s’était levé aux paroles qui niaient son existence ; elle était venue réclamer ce qui était à elle, enlever à Unorna ce qui lui semblait le plus digne d’être envié sur la terre... et qu’elle voulait sûrement emmener dans l’inconnu d’où elle était venue. Comment Unorna aurait-elle pu dire qu’il n’était pas déjà parti, lui, que son esprit n’était pas déjà mort, au moment où elle avait soulevé son corps de terre ?

À cette pensée désespérante, elle tressaillit et leva la tête. Elle s’attendait presque à voir encore cette ombre près d’elle. Mais il n’y avait rien. Les corps sans vie restaient immobiles dans leur simulacre de vie sous l’éclatante lumière des lampes. Le nègre à la peau basanée fronçait le sourcil, le visage de la Malaise conservait sa douce expression. Au loin, dans le fond, les rangées de crânes luisants ricanaient, comme au souvenir de leurs quatre cents existences ; le squelette de l’orang-outang étendait ses longs bras osseux devant lui, les sauvages morts se disputaient toujours les restes de leur repas. Le calme était accablant.

Unorna se leva, saisie d’une soudaine anxiété. Elle ne savait pas depuis combien de temps elle était seule. Elle écouta anxieusement à la porte, dans l’espoir d’entendre un bruit de pas dans l’escalier, mais tout était silencieux. Bien certainement, Keyork n’avait pas emmené Strannick chez lui, où nul n’aurait pris soin de lui. C’était impossible. Elle aurait d’ailleurs entendu le bruit des roues lorsque la voiture se serait éloignée. Elle jeta les yeux sur les fenêtres et s’aperçut que les châssis étaient recouverts de petits rideaux épais, propres à étouffer le son. Elle s’approcha de la fenêtre la plus voisine, souleva le rideau, ouvrit le vitrage intérieur, puis le second châssis, et regarda au-dehors. Quoique la rue fût obscure, elle distinguait assez pour s’apercevoir que la voiture n’était plus là. C’était la soirée la plus froide de l’année, et l’air lui coupait le visage ; mais elle ne voulait pas se retirer. Elle forçait sa vue dans toutes les directions, cherchant dans l’obscurité des lanternes mouvantes, mais elle ne voyait rien. Enfin, elle ferma la fenêtre et retourna à la porte. Ils devaient être dans l’escalier ou encore en bas, peut-être, attendant de l’aide pour monter Strannick. Mon Dieu ! le froid pouvait le tuer dans son état actuel. File se mit à secouer furieusement la porte. Ce fut en vain. Elle chercha autour d’elle quelque chose pour s’aider à sortir de sa prison... Mais rien !... Ah ! si !... Il y avait la massue en bois de fer du géant noir. Elle s’approcha et la lui ôta de la main.

Le mort se mit à trembler, se balança comme s’il allait tomber, et agita sa grosse tête devant elle, mais elle n’eut pas peur. Elle leva la lourde massue et frappa sur la porte, sur la serrure, sur les panneaux, de toute sa force. Ces terribles coups renvoyaient leurs échos jusqu’au bas de l’escalier ; mais rien ne céda. – La porte est donc de fer et la serrure de granit ? se demandait-elle. Elle entendit alors un bruit étrange et subit derrière elle. Elle se retourna et regarda. Le nègre mort était tombé de son piédestal sur le plancher avec un bruit sourd et lugubre. Elle ne s’arrêta pas et recommença à frapper et à frapper encore les planches de chêne à toute volée. Puis ses bras s’engourdirent et elle laissa tomber la massue. Tout était inutile. Keyork l’avait enfermée et avait emmené Strannick.

Elle retourna à son siège et s’y laissa tomber, désespérée, anéantie. Il lui sembla que la seule raison de Keyork pour emmener Strannick était qu’il devait être mort. Sa tête s’égara et ses yeux commencèrent à la brûler. La grande passion s’était emparée d’elle et lui faisait éprouver une souffrance telle qu’elle n’en avait jamais imaginé de pareille. Son horreur était trop profonde pour qu’elle versât des larmes : cette femme, du reste, ne pleurait jamais. Elle pressa sa poitrine de ses deux mains et se balança doucement en avant et en arrière. Sa raison s’égarait. Elle n’admettait pas qu’il pût en être autrement si celui qu’elle aimait était perdu. Et si Keyork Arabian ne pouvait le sauver, qui le pourrait ? Elle comprenait maintenant la signification de l’ancienne prophétie : l’amour ne viendrait qu’une fois et le danger capital de sa vie serait de se tromper en ce jour définitif. L’amour était effectivement venu à elle comme un tourbillon, il avait brillé sur sa vie comme l’éclair, elle avait essayé de le saisir et de le garder, et il avait disparu... pour toujours. Disparu par sa propre faute, par sa folle extravagance d’avoir voulu obtenir par art ce que l’amour aurait fait de lui-même. Aveugle, insensée, folle ! Elle proféra contre elle-même les blasphèmes les plus impies et son beau visage devint livide et se contracta. De ses doigts inconscients elle dénoua son épaisse chevelure qui retomba autour d’elle comme un manteau. Ivre d’angoisse et de désespoir, elle se meurtrissait la poitrine, se déchirait le visage, frappait la lourde table placée devant elle de son front pâli, se serrait la gorge comme si elle eût voulu s’arracher la vie. Puis, de nouveau, sa tête retomba en avant et son corps se balança régulièrement, et des paroles amères et âpres, prononcées à voix basse, s’échappèrent de ses lèvres tremblantes en une langue rude et sauvage, qui semblait faite pour les imprécations et les malédictions. Chez cette femme qui ignorait la crainte, la crainte pour un autre opérait une effrayante révolution. Sa fureur contre elle-même était aussi terrible que sa crainte pour celui qu’elle aimait était douloureuse. L’instinct d’agir, la terreur qu’il ne fût trop tard, l’impossibilité absolue d’agir tant qu’elle serait emprisonnée dans cette chambre, tout cela se présentait tumultueusement à sa pensée affolée. Le temps s’écoula sans qu’elle s’en aperçût ou s’en inquiétât.

À bout de souffrance et de désespoir, elle se leva enfin, et cria tout haut :

– Je donnerais mon âme pour savoir qu’il est en lieu sûr !

Ces mots étaient à peine prononcés qu’un sourd gémissement passa, pour ainsi dire, autour de la salle. Le son était distinct et appartenait à une voix humaine ; mais il semblait venir de tous les côtés à la fois. Unorna demeura immobile et écouta.

– Qui est dans cette salle ? demanda-t-elle d’une voix claire et sonore.

Pas un souffle ne s’éleva. Elle regarda tous les modèles les uns après les autres, comme si elle soupçonnait que parmi ces morts quelque être vivant se fût glissé. Mais elle les connaissait tous. Elle n’eut pas peur. Sa passion reprit le dessus.

– Oui, mon âme ! cria-t-elle encore, en s’appuyant pesamment sur la table, je la donnerais pour le savoir sauvé... et ce serait encore bien peu que mon âme pour un tel bonheur !

Encore une fois, le son étrange remplit la salle, et il s’éleva presque comme une plainte, puis s’évanouit.

Le front d’Unorna se fronça. Droit en face de son regard, se trouvait la tête de la Malaise, tenant ses doux yeux embaumés fixés sur elle.

– S’il y a ici des gens cachés, s’écria-t-elle avec colère, qu’ils se montrent. Je le répète encore... je donnerais mon âme immortelle !

Cette fois, Unorna vit et entendit. Le gémissement résonna de nouveau, et la plainte se changea en un cri général qui l’assourdit. Puis elle vit le visage de la Malaise changer ; elle le vit remuer à la lueur de la lampe, elle vit la bouche s’ouvrir. Terrifiée, elle détourna la tête. Ses yeux tombèrent sur les sauvages accroupis. Leurs têtes étaient toutes tournées vers elle ; elle avait la certitude de voir leurs poitrines déprimées se soulever pour reprendre haleine avant de pousser de nouveau ce terrible cri... Le corps même de l’Africain tombé sur le plancher s’agitait, à peine à cinq pas d’elle. Leurs effroyables clameurs ne s’arrêteraient donc jamais ? Tous, même jusqu’aux crânes blanchis placés en haut de la vitrine, squelettes et corps embaumés, faisaient de hideuses grimaces et poussaient sans relâche des cris et des gémissements.

Unorna se couvrit les oreilles de ses mains pour ne plus entendre ce bruit sinistre et surnaturel. Elle ferma les yeux de peur de voir tous ces morts remuer. Puis vint un autre bruit. Allaient-ils donc tous descendre de leurs piédestaux, sortir de leurs cercueils pour s’avancer sur elle, de leurs pas graves de cadavres ?

Sans peur jusqu’à la fin, elle laissa retomber ses mains et ouvrit les yeux.

– Malgré vous tous, s’écria-t-elle d’un air de défi, je donnerais mon âme pour le savoir en sûreté !

Elle sentit quelque chose remuer tout près d’elle. Elle se retourna et aperçut Keyork Arabian. Un singulier sourire errait sur son visage habituellement sans expression.

– Alors, donnez-la-moi, votre âme, si vous voulez bien, dit-il. Strannick est sain et sauf et paisiblement endormi. Vraiment, ma chère, je crois que vous êtes devenue un peu nerveuse depuis mon départ.

 

 

 

 

X

 

 

Unorna se laissa tomber dans un fauteuil et promena, de Keyork aux modèles immobiles, un regard inquiet et égaré.

– Oui, dit-elle enfin. Peut-être ai-je été un peu nerveuse. Pourquoi m’avez-vous enfermée ? J’aurais voulu partir avec vous. Je vous aurais aidé !

– Oh ! c’est bien par hasard, répondit Keyork en ôtant sa pelisse. La serrure est à secret et, dans ma hâte, j’ai oublié de vous montrer la manière de l’ouvrir.

Unorna eut un rire forcé.

– J’ai essayé de briser la porte avec une massue, dit-elle, et j’ai peur d’avoir abîmé un de vos modèles.

Elle jeta un regard autour de la chambre. Sauf celui de l’Africain, tous les corps étaient dans leurs postures normales. Elle était bien sûre, cependant, d’avoir vu, au moment du cri surnaturel, tous ces visages se tourner vers elle.

– Peu importe, répliqua Keyork d’un ton d’indifférence, parfaitement sincère, du reste. Je voudrais que quelqu’un me débarrassât de ma collection. J’aurais de la place pour aller et venir sans me heurter à chaque pas à la preuve matérielle d’un échec.

– Moi, je voudrais que vous les fissiez tous enterrer, dit Unorna avec un léger frisson.

Keyork la regarda vivement.

– Voulez-vous dire que toutes ces créatures mortes vous ont fait peur ? demanda-t-il avec incrédulité.

– Non. Ce n’est pas cela. Je ne suis pas facile à effrayer. Mais il est arrivé quelque chose d’étrange... la seconde chose étrange qui me soit arrivée cet après-midi. Y a-t-il quelqu’un de caché dans cette chambre ?

– Pas un rat... encore moins un être humain. Les rats n’aiment ni la créosote ni le sublimé corrosif, et, quant aux êtres humains...

Il haussa les épaules et sourit.

– Alors j’ai rêvé, dit Unorna s’efforçant de paraître soulagée. Parlez-moi de lui... Où est-il ?...

– Dans son lit... à son hôtel. Il ira parfaitement bien demain.

– S’est-il éveillé ? demanda-t-elle avec anxiété.

– Oui. Nous avons causé.

– Et il était dans son bon sens ?

– En apparence. Mais il semblait avoir oublié quelque chose.

– Oublié ?... Quoi ?... Que je l’avais fait dormir ?

– Oui. Il a oublié cela aussi.

– Au nom du ciel, Keyork, expliquez-vous ! Ne voyez-vous pas à quel point vos réticences m’affolent ?...

– Que les femmes sont impatientes ! s’écria Keyork avec un calme exaspérant. Que souhaiteriez-vous qu’il ait oublié surtout...

– Voudriez-vous dire...

– Oui. Il a oublié Béatrice. Ah ! vous êtes une très remarquable sorcière, Unorna ; mais comme femme d’affaires...

Il hocha la tête.

– Que voulez-vous dire encore ?

Ses questions étaient faites d’un ton saccadé et elle semblait avoir de la peine et à concentrer son attention et à vaincre son émotion.

– Je dis que vous avez payé les renseignements un gros prix, fit Keyork.

– Quel prix ?... De quoi parlez-vous ?... Je ne comprends pas.

– Votre âme, répondit-il en riant. C’est là ce que vous avez offert à quiconque vous dirait que Strannick était sain et sauf. J’ai immédiatement adhéré à votre offre. Elle était excellente pour moi.

Unorna frappa sur la table avec impatience.

– Il est singulier qu’un homme aussi savant que vous ne puisse jamais être sérieux, dit-elle.

– Je supposais que vous étiez sérieuse. D’ailleurs, ajouta-t-il, un marché est un marché, et il y avait là de nombreux témoins de la transaction.

Du regard il indiqua l’étrange assemblée qui peuplait la chambre.

Unorna s’efforça de rire avec lui.

– Vous ne savez pas ? J’étais si nerveuse que je me figurais que toutes ces créatures-là gémissaient, criaient, et me faisaient des grimaces quand vous êtes entré.

– C’est très probable, dit Keyork Arabian dont les petits yeux clignotèrent.

– Et je m’imaginais que la Malaise avait ouvert la bouche pour crier et que les sauvages péruviens tournaient la tête... C’était très singulier... D’abord ils ont gémi, puis ils se sont plaints, et enfin ils se sont mis à me hurler aux oreilles.

– Il n’y a rien là qui me surprenne.

Unorna le regarda presque avec colère. Il plaisantait, évidemment, et elle avait rêvé ou elle avait été, dans sa surexcitation, victime d’une hallucination. Néanmoins, il y avait quelque chose de désagréable dans la gravité simulée de sa plaisanterie.

– Je suis fatiguée de votre genre d’esprit, dit-elle.

– Le genre d’esprit qu’on appelle sagesse est, dit-on, fatigant, prononça-t-il gravement.

– Que ne me fatiguez-vous de cette manière-là, alors ?

– Commencez donc par ouvrir les yeux aux faits. C’est vous qui essayez de plaisanter. C’est moi qui parle sérieusement. Avez-vous ou n’avez-vous pas offert votre âme pour un certain renseignement ? Avez-vous ou n’avez-vous pas entendu ces morts gémir et crier ? Les avez-vous ou ne les avez-vous pas vus remuer ?

– Mais, c’est absurde ! s’écria Unorna. Vous pourriez tout aussi bien demander si, lorsqu’on a le vertige, la chambre tourne réellement ! Il n’y a pas, que je sache, de différence, au point de vue sensible, entre une momie et un morceau de bois ?

– Cela, ma chère amie, est précisément ce que nous ne savons pas et ce que nous voudrions le plus savoir. La mort n’est pas le changement qui se produit à un moment nettement défini, quand le cœur cesse de battre, quand l’œil se ternit et que le visage change de couleur. La mort arrive quelque temps après cela, mais nous ne savons pas exactement quand. Cela varie beaucoup selon les différents individus. On peut seulement la définir comme la cessation totale et finale de la perception et de l’aperception, deux fonctions dépendant des nerfs. Dans les cas ordinaires, la nature commence d’elle-même à détruire les nerfs par une progression sûre. Mais comment savoir ce qui se passe quand la destruction est non seulement arrêtée, mais empêchée avant qu’elle ne soit commencée ? Comment prévoir ce qui peut arriver quand une main habile a rendu aux tissus du corps leur flexibilité primitive ou les a conservés dans l’état dans lequel ils étaient sensibles en dernier lieu ?

– Rien ne me fera jamais croire qu’une momie puisse tout à coup entendre et comprendre, dit Unorna. Encore moins qu’elle puisse remuer et produire un son. Je sais bien que cette idée s’est emparée de vous depuis de longues années ; mais, je le répète, rien ne m’y fera croire.

– Rien ?

– Rien, si ce n’est voir et entendre.

– Mais vous avez vu et entendu.

– Je rêvais.

– Quand vous avez offert votre âme ?

– Pas alors, peut-être. Je n’étais que folle dans ce moment-là.

– Et sous prétexte de démence momentanée vous voudriez résilier le marché ?

Unorna haussa les épaules avec impatience, et ne répondit pas. Keyork renonça à cette escrime.

– Cela n’a pas d’importance, dit-il en changeant de ton. Votre rêve... ou ce que vous appelez ainsi... semble n’avoir été que le second des phénomènes qui nous occupent aujourd’hui. Quel a donc été le premier ?

Unorna garda le silence pendant quelques instants, comme pour rassembler ses pensées. Keyork, qui ne trouvait jamais qu’on y voyait assez clair, alluma une autre lampe. La pièce fut alors plus éclairée qu’elle ne l’était en plein jour.

Unorna le suivait des yeux. Elle n’avait nulle envie de lui faire des confidences, et pourtant elle se sentait irrésistiblement poussée à parler. C’étaient, dans le mélange de sagesse et de légèreté de cet homme, ses allures dégagées qui lui déplaisaient souverainement. Manquait-il seulement de tact ou était-il franchement brutal ? Elle penchait vers cette dernière hypothèse, et en trouvait la preuve dans l’habileté suprême qu’il déployait à s’excuser lorsqu’il était allé trop loin. Ni sa philosophie, ni son amour du paradoxe ironique ne lui expliquaient la puissante attraction qu’il exerçait sur elle, et dont elle était honteuse en quelque sorte. Elle ne le voyait pas sans le quereller, et ne pouvait s’empêcher de désirer ardemment sa présence. Elle ne pouvait admettre qu’elle l’aimât parce qu’il la dominait, et elle lui en voulait d’être le seul à agir sans souci de sa toute-puissante volonté, à se moquer, en ce qui le concernait personnellement, de son mystérieux pouvoir. Sa sympathie n’était pas basée non plus sur le moindre sentiment d’obligation. S’il l’avait aidée de son mieux dans la grande expérience du centenaire endormi, c’était évidemment qu’il y trouvait un égoïste intérêt : sa passion insensée pour la vie. C’était là que tendaient tous les désirs, tous les raisonnements compliqués de son esprit et la sagesse nous invite à nous défier de l’homme que hante une idée fixe. Il faut le craindre pour sa cruauté sans pitié, pour sa concentration, pour la force singulière qu’il a acquise dans la centralisation de sa puissance intellectuelle, et parce qu’il a fondu, pour ainsi dire, le métal brut de nombreuses passions et de nombreux talents en une seule arme mortelle qu’il manie dans un unique dessein. Là, peut-être, se trouvait le secret de la crainte indéfinie d’Unorna pour Keyork et peut-être aussi de son étrange attachement pour lui.

Elle appuya un coude sur la table et abrita ses yeux de l’éclat de la lumière...

– Je ne sais pas pourquoi je vous le dirais, dit-elle enfin. Vous ne feriez que vous moquer de moi, je me mettrais en colère, et nous nous disputerions comme d’ordinaire.

– Je puis être utile, observa sérieusement le petit homme. D’ailleurs, je suis bien décidé à ne jamais plus me disputer avec vous, Unorna.

– Voilà un sage parti. Quant au cas actuel, le plus que je puisse espérer de vous, c’est que vous trouviez l’explication d’un fait que je ne puis comprendre.

– Vous savez que j’explique bien des choses.

– Keyork, croyez-vous que les âmes des morts puissent revenir et être visibles pour nous ?

Keyork Arabian garda le silence pendant quelques secondes.

– Je ne sais rien là-dessus, répondit-il.

– Mais qu’en pensez-vous ?

– Rien. Ou c’est possible, ou cela ne l’est pas, et, avant que l’une ou l’autre hypothèse soit prouvée, je suspends mon jugement. Avez-vous vu un esprit ?

– Je ne sais pas. J’ai vu quelque chose...

Elle s’arrêta, comme si les souvenirs lui étaient pénibles.

– Alors, dit Keyork, il est probable que vous avez vu une personne vivante. Vous résumerai-je ma théorie des esprits ?

– Oui, si vous voulez parler de manière que je puisse comprendre.

– Voyez-vous, nous en sommes absolument au même point par rapport à la croyance aux esprits qu’à celui, par exemple, de l’abolition de la mort. L’argument, dans les deux cas, n’est qu’une induction et pas du tout concluant. Nous ne connaissons, dans les deux cents générations d’hommes environ, dont nous savons à peu près l’histoire, aucun individu ayant échappé à la mort. Nous en concluons que tous les hommes doivent mourir. De même, nous ne savons pas d’une manière certaine – du moins d’après des preuves réelles et irréfutables – que l’âme d’aucun homme ou d’aucune femme soit jamais revenue d’une façon visible sur terre après sa mort. Nous concluons, par conséquent, qu’aucune ne le fera jamais. Il y a toutefois entre ces deux questions une différence qui met une légère probabilité du côté des possibilités immatérielles. Beaucoup de gens ont affirmé avoir vu des esprits, et personne n’a jamais dit que les hommes ne meurent pas. Pour mon compte, j’ai eu des relations très suivies et très intimes avec les morts – quelquefois dans les lieux les plus bizarres –, mais je n’ai jamais rien vu qui ressemblât, même faiblement, à un esprit. Donc, ma chère amie, je vous conseille de considérer comme certain que vous avez vu une personne vivante.

– Je n’ai jamais eu de frisson, ni senti mes cheveux se dresser sur ma tête à la vue d’un être vivant, dit Unorna d’un air rêveur en se couvrant toujours les yeux avec la main.

– Mais ne pourriez-vous éprouver cela s’il vous arrivait de voir quelqu’un que vous détesteriez particulièrement ? demanda Keyork avec un doux sourire.

– Que je détesterais ?... répéta Unorna d’une voix dure.

Elle le regarda fixement.

– Oui, cela peut être possible. Je n’y avais pas pensé. Et, pourtant, j’aurais mieux aimé que ce fût un esprit.

– Plus intéressant, certainement, et plus nouveau, observa Keyork en passant lentement sa main sur son crâne luisant.

– J’étais debout devant lui, dit Unorna. L’endroit était solitaire et il faisait déjà nuit. Les étoiles brillaient sur la neige et je pouvais voir distinctement. Alors elle... cette femme... a passé doucement entre nous. Il a poussé un cri, en l’appelant par son nom, puis il est tombé la face contre terre. Après cela, la femme avait disparu. Qu’est-ce que c’est donc que j’ai vu ?

– Êtes-vous bien sûre que ce n’était pas réellement une femme ?

– Une femme et surtout celle-là serait-elle venue et aurait-elle disparu sans dire un mot ?

– Non, à moins d’être une personne tout à fait réservée, répondit Keyork en riant. Mais il est inutile d’aller jusqu’à la théorie des esprits pour trouver une explication. Vous étiez hypnotisée, ma chère amie, et c’est lui qui vous a fait voir cette femme. C’est la clarté même.

– Mais c’est impossible... parce que...

Unorna s’arrêta et changea de couleur.

– ... parce que vous l’aviez déjà hypnotisé, lui ? observa Keyork d’un air grave.

– Je vous dis que c’est impossible !

– Je crois pourtant que c’est la seule explication naturelle. Vous l’aviez endormi. Vous aviez essayé de faire entrer dans son esprit quelque chose de contraire à ses plus fermes croyances. Je vous l’ai vu faire. C est un sujet très énergique. Son esprit s’est révolté, a cédé, puis a fait un effort final et désespéré, et a enfin succombé. Cet effort a été si terrible qu’il a momentanément fait reculer votre volonté sur elle-même, et a empreint sa vision sur votre vue. Il n’y a pas d’esprits, ma chère collègue. Il n’y a que des âmes et des corps. Si l’âme peut être définie comme tout le reste, on ne peut la définir comme un Pur Être sous la forme de l’Individualité, mais tout à fait différente de la forme de la Matière. Quant au corps... eh bien ! le voilà devant vous, sous des formes variées et dans divers états de conservation, aussi incapable de produire un esprit qu’un tableau ou une statue. Vous êtes vraiment d’une grande nervosité aujourd’hui. En somme, il est tout à fait indifférent que cette dame soit vivante ou morte...

– Indifférent !... s’écria Unorna avec feu.

Mais elle redevint aussitôt silencieuse.

– Indifférent pour la valeur de la théorie : si elle est morte, vous n’avez pas vu son esprit, et, si elle vit, vous n’avez pas vu son corps, parce que, si elle avait été là en chair et en os, elle serait entrée en explication... pour le moins. L’hypnotisme expliquera tout... sans vous causer un moment d’anxiété pour l’avenir.

– Alors je n’ai entendu ni cris ni gémissements, ni vu vos modèles remuer quand j’étais seule ici, tout à l’heure ?

– Certainement non ! Encore l’hypnotisme. L’auto-hypnotisme, cette fois. C’est votre état de surexcitation qui est cause de tout. Vous avez probablement fixé la lampe sans vous en rendre compte. Vous savez que tout objet brillant produit cet effet-là, si on n’y prend garde. Et remarquez comme cette lampe est puissante. Effet instantané... Les corps paraissent remuer et vous entendez des cris surnaturels... vous offrez de vendre votre âme, et, moi, je l’achète, en entrant sur ces entrefaites ! Si votre état avait duré dix secondes de plus, vous m’auriez pris pour Sa Majesté le Diable, et vous auriez vécu, en imagination, pendant une douzaine d’années ou plus d’un traitement sulfureux et purificatoire sous ma surveillance personnelle, et vous vous seriez réveillée aussi peu roussie et aussi peu rachetée qu’à cette heure.

– Vos explications sont bien réconfortantes, Keyork, dit Unorna avec un léger sourire. Et que je voudrais pouvoir croire à tout ce que vous me dites !

– Il faut me croire ou renoncer à toute prétention à l’intelligence, répondit le petit homme en escaladant sa chaise pour venir s’asseoir sur la table, presque contre le bras d’Unorna.

Tandis qu’il balançait ses jambes courtes et vigoureuses à une hauteur considérable au-dessus du plancher, il s’arc-boutait fortement des deux mains sur le bord de la table. Cette attitude d’enfant paresseux contrastait si singulièrement avec son âge et sa physionomie qu’Unorna éclata presque de rire en le regardant.

– Dans tous les cas, continua-t-il, vous ne pouvez douter de ma sincérité absolue. Vous venez me demander une explication. Je vous donne la seule raisonnable qui soit et la seule qui puisse faire l’effet d’un calmant sur votre imagination surexcitée. Naturellement, si vous avez un motif particulier pour croire aux esprits... si c’est pour vous un plaisir de vous associer mentalement avec des spectres, des fantômes et autres ombres malfaisantes de l’air, je n’irai pas à l’encontre de votre fantaisie. Pour une personne aux nerfs solides, un farfadet peut être un compagnon amusant, et une apparition drapée dans un linceul peut être un charmant joujou. D’après tout ce que je vois, vous me paraissez trouver plaisant de sentir vos cheveux se dresser sur votre tête à l’apparition inopinée d’une morte en manteau noir. Tout cela est parfait, comme simple passe-temps. Mais si vous êtes assez folle pour estimer que vous touchez là à un mystère capable de mettre votre jugement en déroute, vite, fermez la lanterne magique, et donnez-vous la peine d’étudier le phénomène au point de vue rationnel.

– Vous avez peut-être raison.

– Voulez-vous me permettre de dire quelque chose de très franc, Unorna ? demanda Keyork.

– Oui, si vous pouvez arriver à être franc sans être brutal.

– Je serai bref en tout cas. Voilà. Je crois que vous devenez superstitieuse.

Il l’observait attentivement pour voir quel effet produirait sa phrase. Elle leva vivement la tête.

– Vraiment ?... Et qu’est-ce que la superstition ?

– Un croyance bénévole en des choses non prouvées.

– J’attendais de vous une autre définition.

– Que croyiez-vous que j’allais dire ?

– Que la superstition est la croyance.

– Je ne suis pas un païen, observa Keyork d’un air dévot.

– Loin de là, dit Unorna en riant. J’ai entendu dire que les diables croient et tremblent.

– Et vous me classez parmi ces êtres intéressants, ma chère amie ?

– Quelquefois : quand je suis fâchée contre vous.

– Deux ou trois fois par jour, alors ? demanda le savant en balançant ses talons et en caressant du regard les rangées de crânes de ses étagères.

– Toutes les fois que nous nous querellons. Il vous est facile de compter.

– Facile, mais interminable. Sérieusement, Unorna, je ne suis pas le Diable. Je puis vous le prouver d’une façon décisive en me basant sur les principes théologiques.

– Vraiment ? On dit que le Diable est un avocat, et un avocat très en vogue et ayant une bonne clientèle.

– Qu’est-ce qui a causé la chute de Satan ? L’orgueil. Donc, l’orgueil est son caractère principal. Suis-je orgueilleux, moi, Unorna ? Cette question est absurde, je n’ai rien dont je puisse être fier, moi, un vieux petit bonhomme à barbe grise, dont personne n’a jamais su rien de remarquable. Comment pourrais-je être orgueilleux de quoi que ce soit, si ce n’est de votre connaissance, chère Madame ? ajouta-t-il galamment, en posant sa main sur son cœur et en s’inclinant vers elle.

Unorna éclata de rire en entendant ce discours et rejeta en arrière ses cheveux dénoués, d’un mouvement gracieux. Keyork réfléchit.

– Vous êtes bien belle, dit-il, d’un ton pensif, les yeux fixés sur elle et sur les reflets dorés qui se jouaient dans ses cheveux emmêlés.

– De mal en pis ! s’écria-t-elle en riant toujours. Allez-vous recommencer la comédie que vous avez si bien jouée tantôt et me faire encore une déclaration ?

– Si cela vous fait plaisir. Mais je n’ai que faire de gagner votre affection maintenant.

– Et pourquoi ?

– N’ai-je pas acheté votre âme avec tout ce qu’elle contient... comme une maison meublée ? demanda-t-il gaiement.

– Alors, vous êtes le Diable ?

– Ou un ange. Pourquoi le mauvais esprit aurait-il le monopole sur le marché aux âmes ? Mais vous me faites souvenir de mon argument. Vous auriez donné des distractions à Démosthène dans la chaleur d’une péroraison ou à Socrate au milieu de sa défense, si vous aviez fait briller ces cheveux-là devant leurs yeux. J’allais avouer avec la plus grande franchise et la plus sincère vérité que mon seul et unique crime envers le ciel est l’amour le plus parfait et le plus inébranlable pour mon Moi particulier. En cela, je n’ai jamais varié, du moins jusqu’ici... car je ne sais vraiment pas ce qu’il adviendra de Keyork Arabian, s’il vous regarde plus longtemps.

– Il pourrait devenir un être humain, insinua Unorna.

– Comment pouvez-vous être aussi cruelle pour faire allusion à une éventualité aussi horrible ? s’écria le gnome avec un tressaillement réel ou extrêmement bien joué.

– Vous vous trahissez vous-même, Keyork. Il faut contenir mieux vos sentiments, ou je découvrirai le vrai de votre âme au fond de vous.

Il la regarda fixement, et resta silencieux pendant quelques moments. Unorna se leva lentement, et, debout près de lui, se mit à relever ses cheveux en une grande torsade autour de sa tête.

– Pourquoi les avez-vous dénoués ? demanda Keyork d’un air curieux, tout en la regardant faire.

– Je ne sais pas trop, répondit-elle, en achevant de les rattacher. Je crois que j’étais nerveuse, comme vous dites.

– Nerveuse au sujet de notre ami ?

Elle ne répondit pas et s’éloigna de lui avec un mouvement de tête, et prit ses fourrures.

– Vous ne vous en allez pas, dit Keyork tranquillement et d’un ton convaincu.

Elle tressaillit légèrement, laissa retomber la pelisse, et se rassit.

– Non, dit-elle, je ne pars pas encore. Je ne sais pas ce qui m’a fait prendre mon manteau.

– Vous n’avez vraiment pas de raison d’être nerveuse à présent que tout est fini, remarqua le savant, qui n’était pas descendu de son perchoir sur la table. Il va très bien. C’est un de ces cas qui sont intéressants parce qu’ils sont nouveaux, ou du moins parce qu’ils n’ont été que partiellement étudiés. Maintenant, Unorna, nous pouvons bien causer en toute confiance, car nous nous comprenons parfaitement, n’est-ce pas ?

– Cela dépend de ce que vous avez à dire.

– Pas grand-chose... et rien qui doive vous offenser.

Il prit un ton d’onction toute paternelle.

– Je pourrais, ma chère enfant, être votre père, et j’ai à cœur votre tranquillité, aussi bien que votre bonheur. Vous aimez cet homme... non, ne vous fâchez pas, ne m’interrompez pas. Vous ne pourriez faire mieux ni pour vous, ni pour lui. Je le connais depuis des années. Il est de ce genre d’hommes dont j’aurais voulu être. Voilà qui est bien. Vous le trouvez souffrant d’une illusion, ou d’un souvenir, comme vous voudrez. Non seulement cette illusion... donnons-lui ce nom... détruit son bonheur et use sa force ; mais tant qu’elle durera, il lui sera impossible d’éprouver pour vous... ce que vous éprouvez pour lui. Votre intérêt personnel coïncide exactement avec les inspirations de la véritable charité humaine. Et, en réalité, vous avez une nature charitable, chère Unorna, quoique vous soyez quelquefois un peu vive avec ce pauvre Keyork. Voilà qui est bien encore. Mue par le désir de faire du bien à cet homme, vous faites avec beaucoup de bonté et de sagesse des efforts pour le guérir de sa folie. L’illusion est forte, mais votre volonté est plus forte. L’illusion cède après une lutte violente pendant laquelle elle s’est même empreinte sur vos propres sens. Le malade est ramené chez lui, convenablement soigné et disposé au repos. Puis il s’éveille, en apparence de son propre mouvement, et, voilà, il est complètement guéri. Tout a réussi, tout est parfait, tout a suivi la marche ordinaire de semblables cures mentales au moyen de l’hypnotisme. Ce que je ne comprends absolument pas, c’est le réveil. C’est la seule chose qui m’inquiète pour l’avenir jusqu’à ce qu’elle soit convenablement expliquée. Il n’avait pas le droit de s’éveiller sans votre suggestion, s’il était encore dans l’état hypnotique, et, s’il était déjà sorti de l’état hypnotique par une réaction naturelle, il était à craindre que la guérison ne fût pas durable.

Unorna avait écouté attentivement, comme elle le faisait toujours lorsque Keyork émettait une opinion sérieuse sur un cas de psychiatrie. Ses yeux brillèrent de satisfaction lorsqu’il eut fini.

– Si c’est là tout ce qui vous embarrasse, dit-elle, vous pouvez laisser votre esprit en repos. Après qu’il fut tombé et pendant que le garde de ville allait chercher la voiture, je renouvelai ma suggestion, et lui ordonnai de marcher sans souffrir au bout d’une heure.

– Parfait !... Splendide !... s’écria Keyork frappant bruyamment ses mains l’une contre l’autre. J’étais injuste envers vous, ma chère Unorna. Vous n’êtes pas aussi nerveuse que je le pensais, puisque vous n’oubliez rien. Quelle femme ! Indifférente aux esprits et capable de penser d’une façon suivie même dans un pareil moment ! Mais, dites-moi, n’avez-vous pas saisi l’occasion pour suggérer quelque autre chose ?

Ses yeux clignotèrent d’un air malin comme il posait cette question.

– Que voulez-vous dire ? demanda Unorna avec une subite froideur.

– Oh ! rien d’aussi sérieux que vous semblez le penser. Je me demandais seulement si une suggestion de réciprocité n’eût pas été raisonnable...

Elle le regarda d’un air farouche.

– Taisez-vous, Keyork Arabian ! s’écria-t-elle.

– Pourquoi ? demanda-t-il avec un sourire suave, en balançant ses petites jambes et en caressant sa longue barbe ?

– Il y a des bornes ! Essayerez-vous donc toujours de me pousser, de me diriger, de me guider dans tout ce que je fais ? C’est intolérable ! C’est à peine, vraiment, si vous voudriez me permettre de dire que mon âme est à moi !

– À peine... vu la récente acquisition que j’en ai faite, répondit Keyork d’un ton calme.

– Cette misérable plaisanterie est usée...

– Une plaisanterie ?... Misérable ?... Et usée, encore ?... Pauvre Keyork ! Son esprit faiblit à la fin.

Il secoua la tête d’un air de fausse tristesse sur son affaiblissement mental supposé. Unorna s’éloigna, bien résolue cette fois à le quitter.

– Je suis fâché si je vous ai offensée, dit Keyork très humblement. Qu’ai-je donc dit de si impardonnable ?

– Si l’ignorance est impardonnable, comme vous le dites toujours, alors vos paroles sont au-dessus de tout pardon, dit Unorna s’adoucissant par la force de l’habitude, mais n’en mettant pas moins son manteau. Si vous connaissiez les femmes...

– Ce que j’ignore... observa le gnome, interrompant à voix basse.

– Ce que vous ignorez, parfaitement... Vous sauriez combien peu de valeur a, aux yeux d’une femme, un amour comme celui que vous me conseillez d’inspirer à force de suggestion. Vous sauriez qu’une femme veut être aimée pour elle-même, pour sa beauté, pour son esprit, pour ses qualités, pour ses défauts, pour son propre amour, si vous voulez, et par un homme ayant conscience de tous ses actes et libre de son cœur... mais non par un simple malade réduit à l’état convenable de sentiment par un tour d’hypnotisme ou de psychiatrie, enfin par l’effet de ce pouvoir que je possède et que ni vous, ni moi, ni personne ne peut expliquer. Je veux être librement aimée, pour moi-même ou pas du tout.

– Je vois... je vois, dit Keyork d’un ton pensif, quelque chose ressemblant à la manière dont Israël Kafka vous aime.

– Oui, comme Israël Kafka m’aime, je ne crains pas de le dire. Comme il m’aime de son plein gré, et pour sa propre perte... comme je l’aurais aimé, si le destin l’eût voulu.

– Ainsi vous êtes fataliste, Unorna. Moi pas ! fit le petit vieillard en caressant toujours sa barbe. Il est même singulier que, différant d’opinion sur tant de questions fondamentales, nous soyons vous et moi de si bons amis.

– Le plus singulier, c’est que je me soumette à vos façons exaspérantes.

– Remarquez que ce n’est pas moi qui cherche querelle, cette fois, dit Keyork.

– Je l’avoue ; mais c’est la faute de votre imperturbable froideur. Est-ce une nouvelle manière ? Vous n’avez pas l’habitude d’être ainsi. Vous devez méditer quelque méchanceté, j’en suis sûre.

– Voilà donc tout ce que j’ai gagné à garder mon sang-froid ? Ne vous ai-je pas dit tout à l’heure que je ne voulais plus jamais me disputer avec vous ?

– Vous l’avez dit, mais...

– Mais vous ne vous attendiez pas à ce que je tienne ma parole, dit Keyork en se laissant glisser de la table avec une extrême agilité et en venant soudain se placer devant elle. Ne savez-vous donc pas encore que, lorsque je dis une chose, je la fais, et que, lorsque j’ai obtenu une chose, je la garde.

– Si vous me regardez de cet air féroce, je vais croire que vous voulez manquer à votre parole et me chercher querelle.

Keyork laissa soudain retomber sa voix à son diapason le plus profond et le plus vibrant.

– Je désire seulement vous rappeler ceci, dit-il. Vous n’êtes pas une femme ordinaire, pas plus que je ne suis moi-même un homme ordinaire, et l’expérience que nous poursuivons ensemble n’est pas moins extraordinaire que nous deux. Je vous ai dit la vérité. Je ne m’occupe que de mon Moi individuel et je ne cherche que la prolongation de la vie. Si vous compromettez encore le succès de la grande épreuve, comme vous l’avez fait aujourd’hui, et si elle échoue, je ne vous le pardonnerai jamais. Vous vous ferez de moi un ennemi et vous le regretterez tant que vous vivrez, et plus longtemps encore peut-être. Tant que vous serez fidèle au pacte, il n’est rien que je ne fasse pour vous obliger, rien dans les limites de votre imagination. Et je puis beaucoup. Comprenez-vous ?

– Je comprends que vous avez peur de perdre mon concours.

– C’est cela... de perdre votre concours. Je n’ai pas peur de vous perdre... vous... à la fin.

Unorna sourit un peu dédaigneusement d’abord, en baissant les yeux pour regarder l’étrange visage du petit homme et le fixer intrépidement. Mais, aussitôt, son sourire s’évanouit et le sang se retira lentement de ses joues. À mesure qu’elle se sentait perdre de plus en plus courage, en présence de quelque chose qu’elle ne pouvait comprendre, les yeux de Keyork devenaient de plus en plus brillants au point d’étinceler comme des gouttes de métal en fusion. Un bruit comme celui de nombreuses voix gémissant et se plaignant s’éleva, trembla, et frémit dans l’air. Unorna pressa ses mains sur ses oreilles en poussant un cri sauvage et se précipita vers la porte.

– Vous êtes décidément très nerveuse ce soir, observa Keyork en ouvrant la porte.

Puis il descendit silencieusement l’escalier à côté d’elle et l’aida à monter dans la voiture, qui attendait depuis son retour.

 

 

 

 

XI

 

 

Un mois s’était écoulé depuis le jour où Unorna avait vu Strannick pour la première fois, et depuis la soirée où elle avait eu une si longue conversation avec Keyork Arabian. La neige étendait son épais manteau sur tout le pays marécageux qui entoure Prague, faisant paraître la sombre cité plus rude, plus noire et plus glacée que jamais.

Pendant ce temps, l’amour qui avait si subitement pris racine dans le cœur d’Unorna avait atteint les extrêmes limites d’intensité douloureuse des amours vraies et grandes qui sont méconnues. Car elle n’était pas aimée. Elle avait détruit l’idole et déraciné son souvenir, mais elle n’avait pu prendre sa place. Elle avait dit la vérité à Keyork en proclamant qu’elle voulait être aimée pour elle-même ou pas, et elle refusait de se servir de sa secrète puissance pour inspirer un simulacre d’amour qu’elle méprisait.

Elle voyait Strannick presque chaque jour. Comme un homme qui rêve, il venait s’asseoir près d’elle pendant des heures, causant de tout, calme, en apparence, et jouissant auprès d’elle d’une satisfaction singulièrement apathique et indifférente. Jamais une seule fois, elle n’avait vu son pâle visage s’éclairer de plaisir, ni ses yeux sombres montrer une lueur d’intérêt ; jamais le ton de sa voix n’avait perdu de son uniformité monotone ; jamais sa main, quand ils s’abordaient et se séparaient, n’avait frémi au contact du tressaillement qui agitait les siennes.

Et, cruellement, l’orgueil dominateur d’Unorna en souffrait à l’égal de son cœur. Elle appelait à son aide toute l’habileté dont elle disposait avec lui, lui parlait d’elle, cherchait à attirer sa confiance, l’attaquait de mille manières ; elle essayait de fasciner son imagination avec des récits d’une existence faite pour étonner même un nomade comme lui ; elle lui chantait ces vieilles chansons populaires aux poignantes mélodies, souvenirs de son enfance, et qui ont survécu à l’envahissant et mortel silence sous lequel s’est anéantie cette grande nation bohémienne qui n’a peut-être pas sa pareille dans l’histoire. Il écoutait, souriait, témoignait un léger plaisir et une intelligence ouverte à toutes ces choses et il revenait chaque jour causer et écouter encore. Mais c’était tout. Elle comprenait qu’elle l’intéressait sans le charmer.

Et Unorna souffrait horriblement. Ses joues se creusaient et ses yeux s’animaient d’éclats soudains. Elle était agitée et ses belles mains, au lieu de paraître sculptées dans le marbre, commençaient à avoir l’air d’être ciselées dans de l’albâtre délicatement transparent. Elle dormait peu, songeait sans cesse ; et, si elle ne versait pas de larmes, c’est qu’elle était pour cela trop énergique et trop fière. Malgré tout, sa résolution n’en demeurait pas moins ferme, soutenue, d’une part, par l’orgueil et, de l’autre, par une inaltérable croyance aux arrêts du destin.

Ce jour-là, ils étaient assis l’un près de l’autre, comme ils l’avaient été si souvent, au milieu des fleurs et des arbustes, dans la grande serre, elle dans son fauteuil, et lui sur un siège plus bas, devant elle. Dans ce lieu délicieux, on se serait cru en une perpétuelle aurore de quelque île enchantée des mers du Sud, tant la lumière était douce, tant l’air était frais et parfumé, tant était paisible le murmure de la petite fontaine. Depuis de longues minutes, tous deux étaient silencieux. C’était avec une expression d’indicible tristesse qu’Unorna contemplait celui qu’elle aimait. De ce mâle visage, quelque chose avait disparu, depuis qu’elle l’avait vu pour la première fois, et, pour l’y revoir encore, elle eût donné sa vie et son âme.

Soudain, ses lèvres s’agitèrent et une mélodie pleine de tristesse trembla dans l’air. Unorna chantait, presque comme si elle avait chanté pour elle-même. Les yeux profonds de Strannick rencontrèrent ceux de la jeune femme, et il écouta.

 

        « C’est l’heure, hélas ! de tristesse profonde

        Où sur le cœur pèse le chagrin noir...

        Ma voix s’envole au-delà de ce monde,

        Seule et priant dans le calme du soir.

        Des mots sacrés, la divine harmonie

        Endort ma peine, apaise mon tourment ;

        D’eux se dégage une paix infinie...

        Dont le mystère émeut étrangement !

        Du doute, alors, les mortelles alarmes

        Quittent mon âme en dissipant sa nuit...

        Ô ciel je crois... Enfin je crois aux larmes !

        Tout luit en moi !... De quel éclat tout luit ! »

 

Elle s’arrêta, lui avait toujours les yeux fixés sur elle, calme, pensif, sans passion. Le rouge monta aux joues d’Unorna. Elle baissa les yeux et se mit à frapper le bras du fauteuil, avec un petit geste d’impatience qui lui était familier.

– Et quelle est cette prière ? demanda Strannick. Il y a longtemps que je connais la chanson ; mais je n’ai jamais deviné quelle pouvait être cette prière magique.

– Ce doit être la prière d’une femme... je n’en sais pas dire plus.

– Êtes-vous donc si triste aujourd’hui, Unorna, que vous ayez choisi cette chanson ?

– Triste ? Non... je ne suis pas triste, répondit-elle avec effort, mais ces paroles me sont venues aux lèvres et j’ai chanté.

– Ce sont de jolies paroles, dit-il avec indifférence. Et vous avez une très belle voix.

– Vraiment ? On me l’a dit quelquefois.

– Oui. J’aime à vous entendre chanter, et parler aussi. Ma vie est si vide... je ne sais ce qu’elle serait sans vous.

– Je suis bien peu de chose... pour ceux qui me connaissent, dit Unorna en pâlissant et en respirant à peine.

– Pouvez-vous dire cela, puisque vous êtes beaucoup pour moi ?

Il y eut un long silence. Il regardait les plantes, et son regard allait de l’une à l’autre, comme s’il ne les voyait pas, perdu dans une profonde méditation. Sa voix était restée claire et calme, comme toujours ; mais c’était la première fois qu’il en avait tant dit et le cœur d’Unorna s’était arrêté, à la fois brûlant et glacé. Elle était incapable de parler.

– Vous êtes beaucoup pour moi, reprit-il enfin. Depuis que je suis venu ici, un changement s’est opéré en moi. Je me fais l’effet d’être un homme sans but, n’ayant plus même de pensée. Keyork m’a dit qu’il me manquait quelque chose, que ce quelque chose est une femme, et que je devrais aimer. Je ne saurais dire. Je ne sais pas ce qu’est l’amour et ne l’ai jamais su. Peut-être est-ce l’absence d’amour qui m’a fait ce que je suis... un corps et une intelligence sans âme. Je commence même à douter de mon intelligence. Quel sens ont jamais eu mes courses sans fin ? Pourquoi suis-je allé dans tant de pays ? Qu’allais-je y voir ? Pas même un roseau agité par le vent ! J’ai parlé toutes les langues, lu des milliers de livres, connu des hommes de toutes les races... et pourquoi ? J’allais, évidemment, comme si j’eusse eu partout un but, et, pourtant, il n’y en avait pas. C’est depuis que je suis venu ici, que je me suis rendu compte de l’inutilité de ma vie. Peut-être est-ce parce que vous me l’aurez fait voir. Comment ? Je ne sais. Je ne cesse de me demander à quoi tout cela servait, et je me le demande en vain. Je suis seul, il est vrai, dans le monde ; mais c’est parce que je l’ai voulu. Je me souviens d’avoir eu autrefois des amis, quand j’étais plus jeune ; mais je ne puis dire ce qu’est devenu l’un d’eux. Ils m’ont ennuyé, peut-être, dans ce temps-là, et ce sera l’ennui qui m’aura chassé de ma propre maison. Car j’ai une demeure, Unorna, de vieilles tours, là-bas, près de la mer du Nord, et je m’imagine que, lorsque la vieillesse sera venue à la fin, j’y retournerai pour mourir. J’y suis né, voyez-vous, et c’est là que sont morts ma mère et mon père, avant que je les eusse connus... C’est un endroit bien triste ! D’ici là, je puis avoir trente ou quarante ans, et même plus à vivre. Continuerai-je à mener cette existence errante et sans but ? Sinon, que ferai-je ? Aimer, dit Keyork Arabian... qui n’a jamais rien aimé que lui. Oh ! cela lui suffit, à lui chez qui l’amour du Moi surpasse l’amour de la femme !

– C’est bien vrai, dit Unorna à voix basse.

– Et ce qu’il dit pourrait aussi être vrai, si j’étais capable d’aimer. Mais je sens que j’en suis tout aussi incapable que de tout le reste au monde. Je devrais me mépriser, n’est-ce pas ? Eh bien ! non. Je suis parfaitement satisfait, et, si je ne suis pas heureux, je ne me rends pas compte de ce qu’est le malheur. N’ai-je pas toujours la même égalité d’humeur ?

– Oui.

Il y avait une amertume involontaire, mais profonde, dans le ton dont elle prononça ce seul mot, et il en fut frappé.

– Ah ! je vois, dit-il. Vous me méprisez un peu à cause de mon apathie. Oui, vous avez raison. L’homme n’est pas fait pour l’inaction et doit être honteux de s’y complaire. C’est méprisable... et, cependant, je suis là.

– Je n’ai pas voulu dire cela ! s’écria Unorna avec une chaleur subite. Et, quand même je l’eusse fait, quel droit ai-je pour m’ériger en juge de votre vie ?

– Le droit de l’amitié, répondit Strannick très tranquillement. Vous êtes ma meilleure amie, Unorna.

Le sang d’Unorna bouillonnait de colère. Elle se souvenait comment en ce même lieu, un mois auparavant, elle avait offert son amitié à Israël Kafka, de la colère du jeune homme, de son refus méprisant, de sa tentative insensée et vaine pour secouer le joug de la volonté tyrannique dont le poids l’écrasait. Elle se souvenait combien cruellement elle s’était vengée de sa rébellion en le livrant endormi au scalpel de Keyork Arabian. Ah ! qu’elle eût voulu, comme lui, pouvoir se garantir de la blessure d’une parole par une insensibilité léthargique de corps et d’esprit !

Elle comprenait maintenant ce qu’il avait souffert, par ce qu’elle souffrait elle-même. Lui, du moins, avait été libre de dire sa pensée, de s’emporter, d’essayer de lutter. Elle, il lui fallait rester calme et dissimuler ses angoisses, sous peine de tout perdre. Elle mordit ses lèvres pâles, détourna la tête et garda le silence.

– Oui, vous êtes ma meilleure amie, répéta Strannick d’une voix calme, et chaque syllabe la perçait comme une aiguille rougie au feu. Et l’amitié ne donne-t-elle pas des droits dont on doit se servir ? Si, comme je le pense, Unorna, vous me considérez comme un oisif, comme un être nul, n’est-il pas tout naturel que vous me méprisiez un peu, quand bien même vous auriez de l’affection pour moi ?

Unorna le regarda un moment avec une étrange expression.

– Oui... j’ai de l’affection pour vous ! s’écria-t-elle presque durement.

Puis elle se mit à rire. Mais ni le ton singulier ni le rire qui sonnait faux ne parurent faire impression sur lui.

– Je n’avais jamais su auparavant ce que c’était que l’amitié, continua-t-il. Naturellement, comme je vous l’ai dit, j’ai eu des amis, d’abord au sortir de la première enfance, puis jusque vers l’adolescence. C’étaient des petits garçons et des petits jeunes gens comme moi... et notre amitié se bornait à rire, à nous chamailler, en prenant nos ébats ensemble, et nos querelles, sitôt finies, étaient oubliées. Alors, je ne pouvais, pour établir une comparaison, deviner l’amour... que du reste je n’ai jamais compris autant que je puis m’en souvenir. Mais combien ces amitiés enfantines ressemblaient peu à la nôtre, Unorna ! Je crois même que c’est une affection plus grande que l’amitié que nous éprouvons l’un pour l’autre.

C’était, à son insu, brûler d’un nouvel espoir le cœur de la jeune femme, comme l’on plonge la sonde dans une blessure douloureuse.

– Vous croyez ? dit-elle dans un souffle, et en détournant la tête.

– Quelque chose de plus... un lien plus fort, un attachement plus étroit. Unorna, croyez-vous à la migration de l’âme, à travers les siècles, d’un corps dans un autre ?

– Quelquefois, parvint-elle à dire.

– Moi, je n’y crois pas, continua-t-il. Mais je comprends très bien qu’on y croie depuis que je vous connais. Nous sommes devenus si intimes pendant ces quelques semaines, nous semblons si bien nous comprendre l’un l’autre, avec si peu d’effort, nous passons ensemble des heures si heureuses et si paisibles chaque jour, que je puis presque m’imaginer que nos deux êtres ont été réunis pendant toute une existence antérieure, vivant ensemble, pensant ensemble, inséparables depuis la naissance et remplis d’un accord instinctif et mutuel. La même idée ne vous a-t-elle jamais traversé l’esprit ?

Elle dit, ou plutôt elle essaya de dire quelque chose, mais les mots sortirent inintelligibles de ses lèvres. Il les interpréta comme un acquiescement et continua d’un ton rêveur, comme s’il parlait autant pour lui que pour elle.

– Et voilà la raison qui me fait croire que nous devons être plus que des amis, quoique nous nous connaissions depuis bien peu de temps. Peut-être vais-je trop loin ?

Il hésita et s’arrêta. Unorna respirait à peine, n’osant penser à ce qui allait suivre. Il parlait avec tant de calme, d’un ton si dégagé, qu’il était impossible qu’il eût l’intention de parler d’amour. Elle se souvenait des vibrations de sa voix quand, un mois auparavant, il lui avait raconté son histoire. Elle se souvenait du cri passionné qu’il avait poussé quand il avait vu l’ombre de Béatrice se glisser entre eux ; elle connaissait l’accent de sa voix quand il l’aimait, car elle l’avait entendu. Ce n’était plus cela maintenant. Mais, malgré tout, elle voulait croire à l’approche de l’aveu follement attendu. Elle s’écria :

– Rien de ce que vous pourriez dire...

Elle s’arrêta.

– ... ne me ferait de peine, ajouta-t-elle en désespoir de cause, en s’efforçant de compléter sa phrase.

Il parut un peu surpris, puis il sourit.

– Non. Je ne dirai jamais rien, je ne ferai jamais rien qui puisse vous faire de la peine. Voici ce que je voulais dire. J’éprouve, pour vous et avec vous, ce que j’imagine qu’on éprouverait pour une sœur très chérie. Pouvez-vous comprendre cela ?

Elle tressaillit douloureusement. Et il venait de dire qu’il ne lui ferait jamais de mal. Il ne devinait pas quelles horribles tortures il lui infligeait.

– Vous êtes surprise, dit-il avec un intolérable sang-froid. Je le comprends. Je me souviens d’avoir très souvent pensé qu’il y a peu de formes de sentimentalité plus absurde que celle qui induit un homme dans l’erreur de croire qu’il peut impunément jouer le rôle de frère près d’une jeune et jolie femme... Et je crois que je le pense encore... Et, pourtant, il me semble que nous jurer une fraternelle amitié... nous donnerait une délicieuse sécurité à tous deux.

Le trait avait porté juste et ne pouvait aller plus à fond. Le caractère impatient d’Unorna prit le dessus, à cette calme affirmation de son absolue sécurité. Le rouge remonta à ses joues, un peu vivement ; ses yeux lancèrent des éclairs sous les paupières baissées.

– Et croyez-vous que ce serait aussi sûr que cela ? demanda-t-elle.

– Pour vous, naturellement, il ne peut y avoir de danger possible, dit-il avec une parfaite simplicité de bonne foi. Pour moi... eh bien ! je l’ai dit. Je ne puis m’imaginer que l’amour vienne à moi sous aucune forme, ni progressivement, ni à l’improviste. C’est un étrange défaut de ma nature ;... mais j’en suis enchanté, puisqu’il me rend possible cette vie agréable.

– Et pourquoi croiriez-vous qu’il n’y a pas de danger pour moi ? demanda Unorna en lui lançant un rapide coup d’œil, accompagné d’un rire argentin. Elle avait repris possession d’elle-même.

– Pour vous ?... Pourquoi y en aurait-il ? Comment cela se pourrait-il ? Aucune femme ne m’a jamais aimé... Alors pourquoi m’aimeriez-vous ? D’ailleurs... il y a mille raisons, toutes meilleures les unes que les autres.

– J’avoue que je serais bien aise d’en connaître quelques-unes, mon ami. Vous avez été assez bon tout à l’heure pour me dire que j’étais jeune et belle. Vous êtes jeune aussi, vous, et certes votre extérieur n’a rien de repoussant. Vous êtes bien doué, vous avez mené une vie intéressante ;... vraiment, je ne puis m’empêcher de rire quand je songe combien il y a de raisons pour que je m’éprenne de vous. Mais vous êtes très rassurant ;... vous me dites qu’il n’y a pas de danger. Je suis désireuse de le croire.

– Il est prudent de le faire, répondit Strannick en souriant, à moins que vous n’arriviez à trouver une raison au moins qui soit de beaucoup plus forte que celles que vous donnez. Les hommes jeunes et d’un physique passable ne sont pas rares, et quant aux hommes de génie qui ont mené des existences intéressantes, on m’en a montré des milliers. Alors pourquoi, par une chance inconcevable, votre choix tomberait-il sur moi ?

– Peut-être parce que j’ai beaucoup d’affection pour vous, dit Unorna, en détournant la tête de peur que ses yeux ne trahissent un sentiment bien autrement brûlant. On dit que les passions les plus durables naissent en un instant ou sont le résultat d’une sympathie croissante. Prenons le dernier cas. Pourquoi est-ce impossible pour vous ou pour moi ? Nous glissons d’une simple sympathie à l’amitié, et, d’après tout ce que je sais, nous pouvons un beau jour tomber tête baissée de l’amitié dans l’amour. Ce serait très sot, sans doute, mais cela me paraît tout à fait possible. Et à vous ?...

Strannick sourit. Il y avait des années qu’il n’avait pas ri, jusqu’à ce que cette amitié commençât.

– Que puis-je dire ? fit-il gaiement. Si vous, la femme, vous vous reconnaissez vulnérable, comment, moi, l’homme, puis-je être assez discourtois pour vous assurer que je suis à l’abri ? Et, cependant, je sens qu’il n’y a nul danger pour nous deux.

– Vous en êtes encore sûr ?

– Et, après tout, s’il y avait péril, je n’y verrais pas de mal pour ma part, dit-il en riant encore. Nous n’avons pas de parole donnée à rompre, et, moi, du moins, j’ai le cœur singulièrement libre. La terre ne cesserait pas de tourner, parce que nous nous aimerions, et le monde n’aurait rien à dire.

– Pour moi, non, dit Unorna, les yeux baissés sur ses mains jointes. Mais, pour vous... que dirait le monde s’il apprenait que vous êtes amoureux d’Unorna, que vous épousez la Sorcière.

– Le monde ?... Qu’est-ce que le monde pour moi ou que suis-je pour lui ? Si c’est quelque chose, cela se borne à une vingtaine d’hommes et de femmes à qui le hasard a permis de passer le temps qui leur est alloué sur la terre, dans le coin du globe où je suis né, qui m’ont vu grandir et arriver à l’âge d’homme, et très illogiquement s’arrogent le droit de critiquer mes actions, comme ils se critiquent les uns les autres. Si c’est cela le monde, je n’ai pas peur de ses jugements,... bien entendu, dans le cas très improbable où je deviendrais amoureux de vous.

Unorna hocha la tête. Il y avait un soulagement momentané à discuter les conséquences d’un amour qui n’était pas encore né en lui.

– Ce ne serait pas tout, dit-elle. Vous avez un pays, vous avez un intérieur, vous avez des obligations..., vous avez toutes ces choses que je n’ai pas...

– Et pas une de celles que vous avez.

Elle le regarda de nouveau, car il y avait une vérité dans ces paroles qui la froissait. L’amour, au moins, elle l’avait en abondance et lui ne l’avait pas.

– Qu’il est absurde de parler de tout cela ! s’écria-t-elle. Après tout, quand on aime, on s’inquiète peu de ce que le monde en pense. Moi, si j’aimais quelqu’un...

Elle s’efforça de rire avec insouciance.

– ... je suis sûre que je serais indifférente à tout et à tout le monde.

– Oui, j’en suis certain, repartit Strannick.

Elle se retourna subitement vers lui.

– Pourquoi en êtes-vous certain ?

– D’abord, parce que vous le dites, et, ensuite, parce que votre genre de nature est de ceux qui s’embarrassent peu de l’opinion commune.

– Et quel genre de nature ai-je ?

– Enthousiaste, passionnée, brave.

– Ai-je donc tant de qualités ?

– Je vous le dis toujours.

– Cela vous fait-il plaisir de dire ce que vous pensez de moi ?

– Cela vous fait-il de la peine de l’entendre ? demanda Strannick un peu surpris de l’indécision de son humeur, et involontairement curieux de connaître la cause de ce trouble.

– Oui, quelquefois, répondit Unorna.

– Cela me donne à penser que je suis devenu maladroit et sans tact pendant ma vie solitaire. Il faut me pardonner si je ne comprends pas ma méprise. Je vois que je vous ai contrariée, et j’en suis désolé. Peut-être n’aimez-vous pas ce genre de conversation parce que vous croyez que je veux vous flatter et vous faire des compliments. Vous auriez tort de le penser. Je vous suis sincèrement attaché, et je vous admire beaucoup. Ne puis-je donc pas le dire ?

– Quel bien cela fait-il de le dire ?

– S’il m’est permis de parler de vous, je puis bien exprimer des vérités aimables.

– Les vérités ne sont pas toujours aimables. Mieux vaut ne jamais parler de moi.

– Comme vous voudrez, répondit Strannick avec soumission, en baissant la tête.

Et il se tut.

Il se demandait ce qui se passait dans l’esprit de la jeune femme, et ses réflexions ne le conduisaient pas à une conclusion bien définie. Si l’idée qu’elle l’aimait s’était présenté à son imagination, il l’eût repoussée, d’abord à cause de son peu de probabilité apparente, et peut-être surtout parce que, devenu depuis peu réellement indolent, il eût mal accueilli une passion qui eût menacé de troubler le cours paisible et sans but de ses journées. Il attribuait les brusques changements d’humeur d’Unorna à un caprice soudain, qu’il était tout prêt à excuser.

– Pourquoi êtes-vous si silencieux ? demanda Unorna au bout de quelques instants.

– Je pensais à vous, répondit-il avec un sourire. Et, puisque vous m’avez défendu de parler de vous, je ne dis rien.

– Que vous êtes excessif ! s’écria-t-elle avec impatience.

Ah ! vous ne me comprenez pas... ; jamais vous ne me comprendrez...

Elle s’interrompit soudain, et le regarda.

Elle était fâchée contre lui, contre elle-même, contre tout, et, dans sa colère, elle l’aimait cent fois plus qu’auparavant. S’il n’eût été aveuglé par sa froideur absolue, il aurait dû deviner l’état de son cœur dans son regard, car leurs yeux s’étaient rencontrés. Mais il ne vit rien. Le regard avait été involontaire ; et Unorna était trop femme pour ne pas savoir tout ce qu’il avait exprimé et ce qu’il aurait dû faire naître dans l’esprit de quelqu’un qui n’eût pas été tout à fait incapable d’aimer, tout ce qu’il aurait dû trahir même pour l’homme qui était son ami et qui parlait d’être son frère. Elle se rendit compte avec une netteté terrible de l’étendue de sa propre passion et de l’effroyable indifférence de celui qui en était l’objet. Un flot de désespoir inonda son cœur. Sa vue s’obscurcit, et elle ressentit une vive souffrance physique. Elle n’essaya même pas de parler : qu’eût-elle pu dire ? Elle se renversa dans son fauteuil, et s’efforça de respirer, fermant les yeux, prise d’un immense désir d’être seule.

– Qu’avez-vous, demanda Strannick en l’observant avec surprise.

Elle ne répondit pas. Il se leva, vint se placer près d’elle, et il lui toucha légèrement la main.

– Êtes-vous malade ? demanda-t-il encore.

Elle le repoussa presque brutalement.

– Non, répondit-elle d’un ton bref.

Puis, tout à coup, comme si elle se repentait de son mouvement, sa main chercha celle de Strannick, la pressa fortement un instant, puis la laissa retomber.

– Ce n’est rien, dit-elle. Cela va passer. Pardonnez-moi.

– Aurais-je dit quelque chose qui ?... commença-t-il.

– Non... non..., c’est absurde !

– Dois-je partir ? Oui..., vous aimeriez mieux être seule...

Il hésita.

– Non..., oui..., oui..., partez et revenez plus tard. C’est la chaleur peut-être... Ne fait-il pas très chaud ici ?

– Je crois que oui, répondit-il d’un air distrait.

Il lui serra la main, et prit congé d’elle, très étonné des résultats d’une conversation qui lui paraissait des plus naturelles.

Il se passa quelque temps avant qu’Unorna se rendît compte qu’il était parti. Elle avait éprouvé un choc terrible. Ainsi, il lui avait proposé, à elle, une amitié fraternelle ! Ainsi, elle serait toujours impuissante à toucher son cœur ! Et plus que tout, la passion qui la dévorait n’allait-elle pas emporter jusqu’à son orgueil à elle, son intraitable orgueil dont elle était si fière, dans sa course irrésistible !

Une fois seule, elle se sentit plus calme, mais peut-être plus désespérée encore. Bientôt une résolution se forma dans son esprit, résolution qu’elle eût méprisée et chassée de sa pensée quelques heures plus tôt ; résolution destinée à amener d’étranges résultats. Elle se prit à songer à recourir une fois encore à un moyen surnaturel pour forcer à l’aimer l’homme qu’elle aimait.

Sa passion commandait, impérieuse, et elle ne pouvait plus ne pas lui obéir. Se levant brusquement de son grand fauteuil, elle s’écria d’un ton de résolution violente.

– Qu’importe comment, pourvu qu’il soit à moi !

 

 

 

 

XII

 

 

Israël Kafka était assis au fond d’une bonne voiture ; Keyork Arabian était à côté de lui. Le jeune homme ouvrit les yeux, très naturellement ; et, après avoir regardé par la portière, il s’étendit autant que les étroites limites de la voiture le lui permettaient. Il se sentait très faible et très fatigué. Toute chaude couleur avait disparu de ses joues olivâtres, ses lèvres étaient pâles, ses yeux alourdis.

– Que c’est fatigant de voyager ! dit-il en lançant un coup d’œil à Keyork.

Le vieillard se frotta vivement les mains, et se mit à rire.

– Moi, je suis aussi dispos que jamais, répondit-il. Il est vrai que je jouis de la commode faculté de dormir quand l’occasion s’en présente et qu’aucune préoccupation ne trouble mon appétit.

Keyork Arabian était dans une disposition d’esprit très joyeuse. Il avait le sentiment d’avoir fait un grand pas vers l’heureuse réalisation de ses rêves. L’ignorance d’Israël Kafka l’amusait aussi et lui donnait une nouvelle preuve encourageante de la merveilleuse puissance d’Unorna.

Par le simple exercice d’une volonté supérieure, cet homme, dans toute la fleur de la jeunesse, avait été privé d’un mois de vie, et, pendant ce mois, le cours du temps avait laissé trace dans son esprit d’une manière qui eût passé pour surnaturelle il y a vingt ans, mais qui de nos jours est admise dans la pratique, sinon en théorie. Pendant trente jours, il était resté dans une même pièce, presque immobile, docile instrument entre les mains habiles de Keyork, simple réservoir de vitalité duquel le savant avait impitoyablement tiré jusqu’à la dernière goutte possible. Il avait été nourri et soigné pendant son insensibilité, avait, sans s’en douter, ouvert les yeux à des intervalles réguliers, et enfin s’était assimilé, par les oreilles, une série de vives impressions destinées à détourner ses soupçons, quand il lui serait permis de s’éveiller et de reprendre sa place normale au soleil. Avec une infaillible prévoyance, Keyork avait tracé en détail toute une liste de réminiscences artificielles, et, au moment où Kafka revint à lui dans la voiture, le mécanisme du souvenir commença à se mouvoir exactement, selon les intentions du savant.

Israël Kafka s’appuya sur les coussins, et passa en revue sa vie pendant le mois précédent. Il se souvenait très bien de l’après-midi où, après une entrevue orageuse avec Unorna, il s’était laissé persuader par Keyork de l’accompagner dans un rapide voyage dans le Midi. Il se souvenait d’avoir emballé à la hâte quelques objets nécessaires pour cette expédition, guidé dans son choix par le bon sens pratique d’un voyageur aussi expérimenté que l’était Keyork ; et il aurait pu répéter presque mot pour mot les quelques lignes par lui laissées pour expliquer son absence subite, tous les gens de la maison se trouvant absents quand il avait fait ses malles. Puis, c’était la précipitation du départ, la foule à la gare Franz-Josef, son sentiment de repos en se trouvant seul avec Keyork dans un compartiment de l’express, et le sommeil qui s’était emparé de lui pour durer presque tout le temps du voyage jusqu’à l’arrivée dans une ville du Tyrol, couverte de neige. Avec une netteté suffisante, il se rappelait les sites qu’il avait eus sous les yeux et des fragments de conversation – puis un nouveau départ, encore vers le Sud, la traversée des Alpes, l’Italie, Venise –, un rêve d’eau, de soleil et de beaux édifices, dans lequel la conversation érudite de son compagnon trouvait de constants éléments. Par le fait, Kafka constatait que cette conversation était ce qui avait fait sur son esprit l’impression la plus vive, à mesure qu’il se rappelait le rapide passage d’une ville à une autre, et qu’il se rendait compte du nombre d’endroits qu’il avait visités pendant le court espace d’un mois. À partir de Venise, ils étaient descendus toujours plus vers le sud : Florence, Rome, Naples, la Sicile, puis ils avaient gagné, par mer, Athènes et Constantinople – qui lui étaient déjà familières en raison de voyages antérieurs – et avaient remonté le Bosphore, par la mer Noire, jusqu’à Varna. Ce fut ensuite une longue période de sommeil paisible pendant l’interminable voyage en chemin de fer jusqu’à Pest et Vienne, rapidement revisitées, et enfin le retour à Prague, au froid, à la neige grise et au ciel sombre. Il n’était pas singulier, pensait-il, que ses souvenirs de tant de villes fussent un peu confus. Il faudrait qu’un homme eût une fameuse mémoire pour cataloguer les myriades de spectacles qu’un pareil voyage offre à les innombrables bruits, familiers et non familiers, qui frappent l’oreille, les incalculables sensations de bien-être, de désagrément, de plaisir, d’ennui et d’admiration qui occupent les nerfs sans interruption. Il y avait quelque chose qui n’était pas tout à fait désagréable dans le caractère brumeux de cet examen rétrospectif, surtout pour une nature comme celle de Kafka, remplie d’instincts artistiques non développés et d’un amour passionné du beau, animé ou inanimé. Les tableaux aux couleurs vives se dressaient les uns après les autres dans son imagination, et satisfaisaient une aspiration dont il sentait qu’il avait eu vaguement connaissance avant de commencer le voyage. Aucun d’eux ne manquait de réalité, pas plus que Keyork lui-même, bien qu’il semblât étrange au jeune homme qu’il pût réellement avoir vu tant de choses dans un temps aussi court.

Mais Keyork et Unorna comprenaient leur art, et savaient combien il est plus facile de produire une fiction de continuité là où un élément de confusion est introduit par la multiplicité et la variété d’impressions se succédant rapidement. Or, le voyage imaginaire de Kafka était plein de semblables impressions et presque dénué d’incidents. Il y avait cependant une circonstance dont il se souvenait avec une netteté extraordinaire, et qu’il aurait pu affirmer sous serment dans tous ses détails. Cela s’était passé à Palerme. La chaleur avait semblé intense par le contraste avec l’âpre Nord qu’il venait de quitter. Keyork était sorti, et il était resté seul dans un hôtel étranger. L’étouffant sirocco lui donnait le vertige. Il avait envoyé chercher un médecin du pays, et le docteur, à l’ancienne mode, lui avait tout de suite pratiqué une saignée au bras. Il avait perdu tant de sang qu’il s’était évanoui. Le docteur était parti lors du retour de Keyork, et le vieux savant s’était mis très en colère, traitant avec les termes les plus violents l’ignorant qui pouvait encore employer une pareille méthode. Israël Kafka savait que la lancette avait fait une blessure à son bras, et que la cicatrice était encore visible. Il se rappelait qu’il s’était souvent trouvé fatigué depuis, et que Keyork lui avait invariablement remis cette circonstance en mémoire, y attribuant la fatigue dont il se plaignait et se livrant chaque fois à une nouvelle diatribe contre l’arriéré docteur.

Toute l’histoire avait été très habilement et minutieusement élaborée dans tous ses détails, attentivement méditée et rédigée en forme de journal avant d’être imprimée dans l’esprit assoupi de Kafka, avec toute la force tyrannique et l’énergique volonté d’Unorna. Il n’était donc guère probable que le jeune homme apprît jamais ce qui lui était véritablement arrivé, tandis qu’il s’imaginait voyager rapidement à travers l’Italie, la Grèce, la Turquie et la Russie. Il pouvait se demander encore, certes, pourquoi il avait cédé si facilement à la pressante invitation de Keyork de l’accompagner dans une fugue aussi extraordinaire ; mais il se souvenait alors de sa dernière entrevue avec Unorna, et il lui semblait presque naturel que dans son désespoir il se fût décidé à partir. Non que sa passion pour cette femme fût éteinte. Intentionnellement ou par oubli, Unorna n’avait pas touché à la question de son amour pour elle pendant le cours de ses suggestions. Peut-être avait-elle cru que la déclaration qu’elle avait arrachée de ses lèvres suffisait et qu’il l’oublierait sans aucune autre action de sa part.

Peut-être, aussi, Unorna était-elle satisfaite de le laisser souffrir, croyant que son amour pourrait encore être utilisé. Quoi qu’il en soit, quand Israël Kafka ouvrit les yeux la voiture, il l’aimait toujours, bien qu’il n’ignorât pas qu’un changement s’était opéré dans sa façon d’aimer, changement dont il était destiné à subir les conséquences avant la fin du jour.

Lorsque Keyork eut répondu à sa première remarque, il tourna la tête et regarda le vieillard.

– Je crois que vous êtes plus vigoureux que moi, dit-il d’un ton languissant. Vous me croirez si vous voulez, mais j’ai déjà dormi, ici, dans la voiture, depuis que nous avons quitté la gare.

– Il n’y a pas de mal à cela. Le sommeil est un puissant reconstituant, dit Keyork en riant.

– Vous êtes donc bien content d’être revenu à Prague ? C’est une ville mélancolique. Mais vous riez comme si vous aimiez véritablement la vue des maisons noires, de la neige grise et des gens silencieux.

– Comment une ville peut-elle être mélancolique ? Le siège de la mélancolie est le foie Imaginez-vous une ville avec un foie... de briques et de mortier, ou de pierre et de ciment, une grosse masse de maçonnerie enfouie dans son centre, comme un énorme fétiche, exerçant une mystérieuse influence sur la santé de la ville, alors vous pourrez vous imaginer une ville souffrant de mélancolie.

– Quelle absurdité !

– Mon cher enfant, je dis rarement des choses absurdes, répondit imperturbablement Keyork. Vous venez simplement de suggérer à mon imagination une idée fantastique. Le foie de briques n’est pas une mauvaise conception. Tout au fond des entrailles de la terre, dans une sombre caverne creusée sous les plus basses fondations de la plus ancienne église, le foie de briques a été construit par les magiciens du temps jadis, pour durer toujours, pour purifier le sang de la cité, pour régulariser sa vie, et en quelque sorte exercer de l’autorité sur ses destinées au moyen de ses passions. Quelques rares savants se sont transmis la connaissance du foie de briques les uns aux autres, de génération en génération ; mais le reste des habitants ignorent son existence. Eux seuls savent que toute vicissitude de l’état de la cité remonte à cette source : sa tristesse, sa gaieté, ses carnavals et ses carêmes, sa santé et sa maladie, sa prospérité et les maux hideux qui, à des intervalles éloignés, détruisent un dixième de sa population. N’est-ce pas là une jolie pensée ?

– Je ne vous comprends pas, dit Kafka.

– C’est une idée très pratique, continua Keyork s’amusant de ses propres fantaisies, et elle sera pourtant mise en œuvre. Les grandes villes du siècle prochain auront chacune un foie de briques et de mortier, de fer et de machine, un énorme épurateur mécanique. Vous souriez ! Ah ! mon cher enfant, la vérité et la fiction vous sont tout à fait indifférentes ! Vous êtes trop jeune. Comment peut-on espérer que vous vous intéressiez au grand problème des problèmes, à l’immense question de la prolongation de la vie ?

Keyork se mit encore à rire, mais avec une intention sous-entendue qui échappa complètement à son compagnon.

– Comment peut-on espérer que vous vous y intéressiez ? répéta-t-il. Et pourtant on avait coutume de dire que c’était le devoir de la jeunesse vigoureuse de supporter les pas chancelants de la vieillesse débile.

Ses yeux étincelaient d’une gaieté diabolique.

– Non, dit Kafka. Cela ne m’intéresse pas. Il est convenu que la vie doit être courte. Il est convenu que la vie doit être une tempête ininterrompue par les rayons du soleil de l’amour. Pourquoi la prolonger ? Si elle est malheureuse, on ne ferait que prolonger indéfiniment le malheur ; et le bonheur dont elle jouit n’est bonheur que parce qu’il est rapide, soudain, violent. Je voudrais concentrer toute une existence dans un instant, si je le pouvais, et puis mourir content après avoir tout souffert, joui de tout, et tout osé dans l’espace d’un grand éclair entre deux obscurités complètes. Mais traîner son existence à travers des chagrins vulgaires ou ramper à travers un siècle de satisfaction... jamais ! Mieux vaut être fou ou dormir et ne pas avoir conscience du temps.

– Vous êtes un terrible personnage ! s’écria Keyork. Si vous aviez le gouvernement de ce monde mal équilibré, vous en feriez un endroit très agité et très nerveux. Nous deviendrions tous des éphémères flamboyants, voltigeant autour du cratère d’un volcan toujours en activité. Je préfère le système du foie de briques. Il est plus calme et plus durable.

La voiture s’arrêta devant la porte de l’habitation de Kafka. Keyork en descendit avec lui et resta sur le trottoir, tandis que le concierge portait le léger bagage dans la maison. Il sourit en jetant un coup d’œil sur la valise de cuir qui était supposée avoir fait un aussi long voyage, tandis qu’elle était restée en réalité pendant tout un mois dans un coin de la grande chambre de Keyork derrière un groupe de modèles. Il l’avait ouverte une ou deux fois pendant ce temps, en avait dérangé le contenu, et y avait jeté quelques objets de sa collection hétérogène, comme souvenirs des lieux visités en imagination par Kafka et de l’acquisition desquels celui-ci avait été persuadé dans l’état de sommeil. Ils constitueraient une preuve palpable de la réalité du voyage, dans le cas où la suggestion eût réussi moins complètement qu’on ne l’espérait et Keyork s’enorgueillit de cette suprême adresse.

– Et maintenant, dit-il, en prenant la main de Kafka, je vous conseille de vous reposer aussi longtemps que vous le pourrez. Je crois que ce voyage a dû être très fatigant pour vous, quoique, moi, je sois aussi reposé qu’un matin de mai. Il n’y a aucun mal en vous, mais vous êtes fatigué. Reposez-vous, mon cher enfant, reposez-vous bien. C’est cet infernal médecin sicilien ! Je ne lui pardonnerai jamais de vous avoir saigné à blanc, comme il l’a fait. Il n’y a rien d’aussi affaiblissant. Adieu... je ne vous reverrai guère aujourd’hui, j’imagine.

– Je ne sais, répondit le jeune homme d’un air distrait. Mais laissez-moi vous remercier, ajouta-t-il avec un sentiment subit d’obligation, pour votre agréable compagnie et pour m’avoir emmené avec vous. Je suis persuadé que cela m’a fait du bien, quoique je me sente incroyablement fatigué... je me sens presque vieux.

Ses yeux fatigués et son visage hagard attestaient que ceci, du moins, n’était pas une illusion. Le voyage imaginaire avait ajouté dix années à son âge en trente jours, et ceux qui le connaissaient le mieux eussent eu de la peine à reconnaître l’alerte, ardent et brillant Israël Kafka dans le pâle jeune homme épuisé qui montait péniblement l’escalier, le pas incertain, la poitrine haletante, et serrant la rampe pour se soutenir.

– Il ne mourra pas cette fois, se dit Keyork Arabian, après avoir renvoyé la voiture, et s’être mis à marcher dans la direction de sa maison. Mais l’effort a été rude, et il ne serait pas prudent de le renouveler.

Il fourra ses mains gantées dans les poches de sa pelisse, de sorte que la canne qu’il tenait se trouva posée toute droite contre son épaule d’une façon un peu militaire Le bonnet de fourrure était incliné un peu de côté sur son étrange tête ; ses yeux étincelaient, le vent froid agitait sa longue barbe blanche, et il avait bien vraiment l’apparence d’un jovial roi des gnomes, très satisfait de l’inspection de sa salle aux trésors.

Et il avait lieu d’être satisfait, car il avait fait faire des progrès énormes à sa grande expérience. Le prix auquel ils avaient été obtenus ne comptait pas. Si Israël Kafka eût succombé au cours de la longue et effroyable opération, Keyork Arabian n’eût accordé d’attention à la catastrophe qu’en raison du souci de protéger contre ses conséquences sa chère personne et celle d’Unorna. Dans ce duel avec la mort, la vie d’un seul homme était de minime importance, et Keyork en eût sacrifié, sans sourciller, des milliers pour arriver à son but. Une telle hécatombe n’eût même fait qu’augmenter dans le même rapport son intérêt à l’ceuvre entreprise. Il était, en cela, terriblement, mais absolument logique ; la vie étant un trésor d’une valeur inestimable et la mort, créée par la Puissance Suprême comme un moyen certain de limiter l’activité et l’intelligence de l’homme, étant la destructrice de ce trésor, vaincre la Mort sur son propre terrain c’était remporter une grande victoire sur cette Puissance, et reculer jusqu’à une distance indéfinie les bornes de la suprématie humaine.

Ce n’était assurément pas par amour de l’humanité qu’il agissait, mais par égoïsme, avoué, d’ailleurs, et de la meilleure grâce, en toute occasion, comme plus facile à défendre qu’à nier. Il n’était pas davantage douteux que la Puissance Suprême n’occupât que la seconde place bien après lui-même dans l’estime de Keyork Arabian, et que, comme cette Puissance ne pouvait que lui être hostile, il avait pris les armes, comme Lucifer, affirmant son droit individuel de vivre malgré Dieu, l’Homme et la Nature, convaincu que le secret pouvait être découvert, et résolu à le trouver et à s’en servir, à n’importe quel prix. Il n’y avait en lui ni ambition ni orgueil, ni vanité dans le sens ordinaire de ces mots. La passion n’existe que par le fait de la comparaison entre l’homme et ses semblables ; or, Keyork Arabian n’admettait pour lui aucune comparaison de ce genre. Passant au-dessus de l’humanité, il se mesurait avec l’unique et actif représentant de la Puissance Suprême sur la terre, c’est-à-dire avec la Mort. On disait de lui avec raison qu’il ne croyait à rien, car il ne connaissait pas de position intermédiaire entre la suspension totale du jugement et la certitude d’un savoir direct. Il était également vrai qu’il n’était pas athée, comme il l’avait déclaré de lui-même d’un air pénétré, puisqu’il admettait l’existence de cette Puissance, en réclamant le droit de l’attaquer. Il était donc aux prises avec le plus grand, le plus terrible, le plus universel et le plus prodigieux des Faits, la Mort ! À moins de vaincre, il devait mourir aussi. Il était au-dessus des théories, comme il était au-dessus de la plupart des autres faiblesses humaines, et les faits seuls, débarrassés de leurs oripeaux d’idéal, avaient pour lui de la valeur, valeur, par suite, absolue.

Il avait trouvé dans Unorna l’instrument qu’il avait cherché pendant la moitié de sa vie. Il avait, avec elle, tenté la grande expérience, et, lorsqu’il avait reconduit Israël Kafka à sa demeure, il savait déjà que l’expérience avait réussi. Son plan était simple. Il attendrait quelques mois encore le résultat final, il choisirait sa victime, et, avec le concours d’Unorna, il redeviendrait jeune lui-même.

– Et qui peut dire, se demandait-il, si la vie rétablie par de pareils moyens n’est pas plus résistante et plus forte qu’auparavant contre les influences mortelles ? N’est-il pas vrai que, plus nous sommes vieux, plus nous vieillissons lentement ? Le gouffre qui sépare l’enfant de l’homme de vingt ans n’est-il pas plus vaste que celui qui existe entre la vingtième et la quarantième année, et encore plus rempli de changements rapides que celui de la troisième vingtaine ? C’est de toute évidence !

Tout en monologuant, il suivait le trottoir d’un pas allègre. Rentré chez lui, il s’assit dans sa grande salle, près de la table, et s’absorba dans une longue méditation sur les conséquences les plus immédiates de son succès si habilement obtenu. Ses yeux parcouraient la pièce, allant d’un modèle à un autre, et de temps en temps un petit rire dédaigneux faisait trembler sa barbe blanche. Comme il l’avait dit une fois à Unorna, ces êtres morts lui rappelaient de nombreux échecs ; mais, jusqu’alors, il n’avait jamais été en droit de se moquer d’eux, c’est-à-dire de ses infructueux efforts. Ce jour-là, c’était différent. Sans lever la tête, il leva ses yeux brillants sous leurs épaisses paupières, aux rides finement dessinées, comme pour élever ses regards vers cette Puissance contre laquelle il luttait. Ce regard était plein de malice et de défi, humain et à la fois diabolique. Puis il baissa les yeux et se replongea dans ses profondes réflexions.

– Et s’il en doit être ainsi, dit-il enfin, en se levant tout à coup, et laissant retomber sa main ouverte sur la table, même, alors, je suis prêt. Elle ne peut pas se dégager de ce marché en tout cas.

Il remit alors sa pelisse, et sortit. À une centaine de pas à peine de la demeure d’Unorna, il rencontra Strannick. Il leva les yeux sur ce calme et froid visage, et tendit la main, en saluant.

– Vous avez l’air d’être dans une disposition d’esprit des plus paisibles, observa Keyork.

– Pourquoi en serait-il autrement ? demanda l’autre. Je n’ai rien qui me trouble.

– C’est vrai... c’est vrai... Vous avez une très belle organisation. Je vous envie votre magnifique constitution, mon cher ami. Je voudrais en avoir une petite partie et redevenir jeune.

– D’après votre principe d’embaumer les vivants, n’est-ce pas ?

– Exactement, répondit le savant avec un rire sonore et retentissant. À propos, venez-vous de chez notre amie Unorna ? J’aime à croire que c’est une question permise, quoique vous me disiez toujours que je manque de tact.

– Parfaitement permise, mon cher Keyork. Oui, je la quitte à l’instant. Cela ressemble à la brise d’une matinée de printemps d’y aller ces jours-ci.

– Vous trouvez cela rafraîchissant ?

– Oui, il y a quelque chose en elle que j’appellerais un calmant, si j’avais la sensation de pouvoir jamais devenir irritable, ce que je crois impossible.

Keyork souriait et baissait les yeux, en essayant de détacher un fragment de glace du trottoir avec le bout de sa canne.

– Calmant... oui. Voilà bien la vraie expression. Ce n’est pas tout à fait la qualité qu’envient les jeunes et jolies femmes, n’est-ce pas ? Mais enfin, c’est une bonne qualité tout de même, quand elle se montre au bon moment. Comment va-t-elle aujourd’hui ?

– Elle paraissait avoir la migraine... ou bien elle était oppressée par la chaleur. Rien de sérieux, j’imagine ; mais je suis parti, car j’ai idée que je la fatiguais.

– Peu probable, remarqua Keyork. Connaissez-vous Israël Kafka, demanda-t-il soudain.

– Israël Kafka ?... répéta Strannick d’un ton pensif, comme s’il cherchait dans sa mémoire.

– Alors, vous ne le connaissez pas, dit Keyork. Vous auriez seulement pu le voir depuis que vous venez ici. C’est l’un des plus intéressants malades d’Unorna et le mien aussi. Il est un peu original.

Keyork frappa son front d’ivoire avec un doigt d’un air significatif.

– Fou ? suggéra Strannick.

– Fou, si vous préférez cette expression. Il a des idées fixes. D’abord, il s’imagine qu’il vient de voyager avec moi en Italie, et il ne cesse de parler de ce que nous avons fait. Laissez-le dire, si vous le rencontrez. Il serait dangereux pour lui d’être contrarié : cela empirerait son état.

– Est-il probable que je le rencontre ?

– Oui. Il vient souvent ici. Son autre idée fixe est qu’il est amoureux fou d’Unorna. Il vient d’être dangereusement malade pendant ces dernières semaines ; mais il est mieux à présent, et il peut paraître à tout instant. Soyez patient avec lui, s’il vous ennuie avec ses histoires. C’est tout ce que je vous demande. Unorna et moi, nous nous intéressons beaucoup à son cas.

– Et Unorna ne l’aimerait-elle pas ? demanda l’autre d’un air indifférent.

– Non, certes. Au contraire, elle est ennuyée de son entêtement, mais elle ne voit là qu’une des phases de sa folie, et elle espère le guérir d’ici peu.

– Je comprends. Comment est-il ? Je suppose que c’est un israélite.

– De Moravie... oui. Les restes d’un beau garçon, dit Keyork avec insouciance. Cette folie est l’ennemie d’une bonne mine. Les nerfs cèdent... puis la vitalité... le teint disparaît... et des hommes de vingt-cinq ans paraissent vieux. Adieu. Je vais entrer et voir ce qu’a Unorna.

Ils se séparèrent, Strannick continuant son chemin le long de la rue avec la même expression calme, froide et paisible qui avait excité l’admiration de Keyork, et Keyork se dirigea vers la porte d’Unorna. Le visage du gnome était grave. Il entra dans la maison par une petite porte latérale, et monta par un escalier tournant directement à la chambre d’où, une heure auparavant, il avait emporté Israël Kafka, encore soumis au sommeil hypnotique. Tout était comme il l’avait laissé, ce qui donnait la satisfaisante certitude qu’Unorna n’avait pas dérangé le vieillard endormi durant son absence. Au lieu d’aller la trouver tout de suite, il s’occupa à faire quelques observations et à mettre en ordre certains de ses instruments et de ses médicaments. Ce ne fut qu’ensuite qu’il se rendit près de la jeune femme. Elle faisait les cent pas au milieu des plantes, et du premier coup d’œil il comprit qu’il s’était passé quelque chose. Les quelques mots dits par Strannick lui avaient fait craindre une crise, et il s’était attardé à dessein dans l’appartement intérieur pour donner à Unorna le temps de reprendre son sang-froid. Lorsqu’il entra, elle tressaillit légèrement, et ses sourcils se contractèrent ; mais elle devina immédiatement à l’expression de Keyork qu’il n’était pas dans un de ses moments d’humeur agressive.

– Je viens de réparer une erreur qui aurait pu avoir de sérieuses conséquences, dit-il, en s’arrêtant devant elle, et parlant sérieusement et tranquillement.

– Une erreur ?

– Nous nous sommes souvenus de tout, excepté que notre ami Strannick et Kafka devaient très vraisemblablement se rencontrer et que Kafka voudrait, selon toute probabilité, revenir sur son délicieux voyage dans le Sud en ma compagnie.

– C’est vrai ! s’écria Unorna avec une expression inquiète. Eh bien ! qu’avez-vous fait ?

– J’ai rencontré Strannick dans la rue. Que pouvais-je faire ? Je lui ai dit qu’Israël Kafka était un peu fou, et que ses inoffensives illusions portaient sur un voyage qu’il était censé avoir fait avec moi et sur une passion également imaginaire qu’il croit avoir pour vous.

– C’était prudent, dit Unorna encore pâle. Comment avons-nous pu commettre un pareil oubli ? Un seul mot, et il aurait pu soupçonner...

– Il n’aurait pas pu soupçonner tout, répondit Keyork. Personne ne le soupçonnera jamais !

– Néanmoins, je crois que ce que nous avons fait n’est pas tout à fait... permis.

– Pas tout à fait. Il est vrai que la justice criminelle ne s’est pas encore mise en mesure d’envisager des questions de suggestion et d’influence psychique... mais elle doit, très certainement, tracer quelque part la limite entre ces questions et l’extrémité à laquelle nous sommes allés. Heureusement, la justice est à une distance incommensurable de la science, et ici, comme généralement dans de semblables expériences, personne ne pourrait rien prouver, grâce à la complète inconscience du principal témoin.

– Je n’aime pas à penser que nous nous soyons trouvés si près d’un pareil embarras, dit Unorna.

– Moi non plus. Il est heureux que j’aie rencontré Strannick.

– Et l’autre ? S’est-il éveillé comme je lui avais ordonné de le faire ? Tout va-t-il bien ? Il n’y a pas de danger qu’il soupçonne rien.

On eût dit qu’Unorna avait momentanément oublié qu’une semblable éventualité pût être possible, et son inquiétude revenait avec le souvenir. Le rire sonore de Keyork retentit parmi les plantes, et remplit l’immense salle tout entière de ses échos.

– Pas de danger là, répondit-il. Votre pouvoir magique est au-dessus de la critique. Rien de ce que vous avez entrepris dans ce genre n’a jamais échoué.

– Excepté contre vous, dit pensivement Unorna.

– Excepté contre moi, naturellement. Comment avez-vous jamais pu espérer que rien de ce genre réussirait contre moi, ma chère amie ?

– Et pourquoi pas ? Après tout, malgré vos plaisanteries, vous n’êtes pas un être surnaturel.

– Cela dépend absolument de la signification que vous donnez au mot surnaturel. Mais, ma chère amie et collègue, ne nous trompons pas l’un l’autre, bien qu’entre nous nous soyons capables de tromper les autres en leur faisant presque tout croire. Il n’y a autre chose dans toute votre sorcellerie qu’une très puissante influence morale... en dehors, bien entendu, de la simple double vue que possèdent des centaines de somnambules vulgaires, et qui, chez vous, est un pur hasard. Le reste, cet hypnotisme, cette suggestion, cette direction des volontés des autres, est une affaire morale, une question d’impression directe produite par des paroles. Dans des cas très rares, la suggestion morale peut réussir, quand la personne qui doit être influencée est elle-même naturellement clairvoyante. Mais ces cas-là ne méritent pas d’être pris en considération. Votre influence est une influence directe ; elle s’exerce principalement au moyen de vos paroles et par l’impression de puissance que vous savez leur donner. C’est merveilleux, j’en conviens. Mais cette définition même me met en dehors de votre pouvoir.

– Pourquoi ?

– Parce que je ne crois pas qu’il ait jamais existé un être humain qui ait une individualité plus indépendante que la mienne. Qu’un homme ait le plus léger doute à l’égard de sa propre indépendance... que ce doute soit passager ou produit par un accident quelconque... il est à votre merci.

– Et vous êtes certain qu’aucun accident ne pourrait ébranler votre foi en vous-même ?...

– Ma conscience de moi-même, vous voulez dire ? Non. Je n’en suis pas sûr. Mais, ma chère Unorna, j’ai grand soin de me tenir en garde contre les accidents de tous genres, car j’ai essayé de ressusciter un grand nombre de morts, et je n’ai jamais réussi ; je sais également qu’un faux pas sur un escalier glissant peut être aussi fatal qu’une petite cuillerée d’acide prussique... ou qu’une passion non payée de retour. J’évite toutes ces choses-là et beaucoup d’autres encore. Si je ne le faisais pas, et que vous eussiez un motif quelconque de me faire subir votre influence, vous réussiriez tôt ou tard. Peut-être le jour n’est-il pas très éloigné où je m’endormirai volontairement sous votre main.

Unorna lui lança un rapide coup d’œil.

– Et dans ce cas-là, ajouta-t-il, je suis sûr que vous me feriez croire tout ce que vous voudriez.

– Qu’essayez-vous de me faire entendre par-là ? demanda-t-elle d’un ton méfiant, car il n’avait jamais parlé d’une semblable possibilité.

– Vous paraissez inquiète et triste, dit-il d’un ton sympathique, dans lequel Unorna ne put découvrir la moindre modulation fausse, quoiqu’elle se figurât, d’après la fixité de son regard, qu’il avait l’intention de lui faire comprendre quelque chose qu’il ne voulait pas dire. Vous paraissez fatiguée, continua-t-il, et quoique cela aille bien à votre beauté d’être pâle... – je l’ai toujours dit – je ne veux pas vous ennuyer. Je voulais seulement dire que, si j’étais sous votre influence, vous pourriez facilement me faire croire que vous n’êtes pas vous-même, mais une autre femme... pour le reste de ma vie.

Ils se regardèrent quelque temps en silence. Puis Unorna parut comprendre ce qu’il voulait dire.

– Croyez-vous réellement que ce soit possible ? demanda-t-elle vivement.

– Oui. Je connais un cas dans lequel cela a très bien réussi.

– Peut-être... dit-elle d’un ton rêveur. Allons le regarder.

Tous deux se dirigèrent vers la chambre du vieillard endormi.

 

 

 

 

XIII

 

 

Unorna était superstitieuse, comme le lui avait dit une fois Keyork Arabian. Elle ne se comprenait pas tout à fait elle-même, et elle n’avait qu’une très faible compréhension véritable de la méthode à l’aide de laquelle elle produisait de si remarquables résultats. Elle était douée d’une imagination impressionnable et vive, qui lui procurait des formules de pensées et de paroles sema-mystiques à la place d’explications raisonnées, et elle attribuait incontestablement beaucoup de sa puissance à des influences surnaturelles. Sous ce rapport, du moins, elle n’était pas plus avancée que les sorcières d’autrefois, et si ses convictions les plus intimes prenaient une forme qui eût semblé incompréhensible à ses devancières, il fallait attribuer cela en partie à la supériorité innée de sa nature, et en partie, aussi, au degré élevé de culture, grâce auquel ses facultés mentales avaient atteint leur développement.

Keyork Arabian pouvait passer des heures à lui donner de savantes explications sur ce qu’elle faisait, mais il n’arrivait jamais à la convaincre. Il est possible qu’il ne fût pas convaincu lui-même, et qu’il hésitât encore, peut-être, entre les deux grandes théories mises en avant pour expliquer les phénomènes de l’hypnotisme. Il lui avait dit qu’il ne considérait son influence que comme une influence purement morale, exercée au moyen du langage, et soutenue par la concentration extraordinaire de sa volonté. Mais il ne s’ensuivait pas de là qu’il crût ce qu’il lui disait, et il n’était pas improbable qu’il eût des doutes à ce sujet, doutes qu’Unorna n’avait pas tardé à soupçonner, et qui détruisaient pour elle toute la force de son raisonnement. Elle s’était rabattue sur une sorte de mysticisme grossièrement déraisonnable, combiné avec une foi aveugle dans les forces naturelles cachées et les vertus secrètes des objets privilégiés qui formaient le fond des recherches scientifiques du moyen âge. Ce champ est fertile pour l’imagination et possède un étrange attrait pour certains esprits. Il existe de notre temps des hommes pour lesquels la transmutation des métaux ne semble pas plus une impossibilité que la préparation de l’élixir de vie. Le monde est plein de gens qui, dans leur for intérieur, ont foi dans les vertus cachées des pierres précieuses et des amulettes, qui croient que leur fortune, leur bonheur et leur existence sont directement influencés par un objet insignifiant qu’ils portent toujours sur eux. Nous n’en savons pas assez pour affirmer avec assurance que le maniement constant d’un métal particulier ou d’une certaine pierre précieuse ne puisse pas produire un effet correspondant réel et invariable sur les nerfs. Mais nous savons très positivement que, lorsque la croyance dans ces sortes de talismans est une fois fermement établie, l’influence morale qu’ils exercent sur les hommes par l’imagination est énorme. De cet état d’esprit à celui dans lequel on tire des augures de circonstances extérieures et en apparence accidentelles, il n’y a qu’un pas. Si Keyork Arabian penchait vers l’école psychique plutôt que vers l’école physique dans son appréciation du pouvoir magique d’Unorna et dans ses études sur l’hypnotisme en général, son opinion résultait naturellement de sa grande connaissance de l’humanité et des convictions non reconnues et souvent non soupçonnées qui, en réalité, dirigent l’activité de l’espèce humaine. C’étaient aussi cette expérience et la certitude à laquelle elle l’avait conduit qui le mettaient hors de la portée d’Unorna, tant qu’il lui plairait de ne pas céder à sa volonté. La position d’Unorna était en réalité diamétralement opposée à la sienne, et, bien qu’il lui réitérât de temps en temps ses raisonnements, il était complètement indifférent à la nature de ses idées, et ne se donnait jamais véritablement aucune peine pour la lui faire changer. Le point important était qu’elle ne perdît rien des dons qu’elle possédait, et Keyork était assez sorcier pour voir que leur emploi dépendait, dans une large mesure, des convictions superstitieuses de la jeune femme à l’égard de leur nature exceptionnelle.

Unorna croyait à tout ce qui renforçait et développait cette conviction et surtout à l’influence du temps et du lieu. Cela lui parut être une circonstance heureuse, quand elle se fut enfin résolue à vaincre son orgueil, que cette résolution eût été prise un mois juste après qu’elle avait chassé avec tant de succès le souvenir de Béatrice de l’esprit de l’homme qu’elle aimait. Elle se sentait sûre de produire un effet aussi efficace si, cette fois, elle pouvait opérer le second changement dans le même endroit et dans les mêmes conditions que le premier. Et, pour atteindre ce but, tout semblait la favoriser. Elle n’eut pas besoin de fermer les yeux pour s’imaginer que trente jours ne s’étaient pas réellement écoulés entre ce moment-là et le temps présent, lorsqu’elle quitta sa maison dans l’après-midi, Strannick marchant à côté d’elle.

Il était revenu et l’avait trouvée remise, calme, recueillie, ayant conscience de sa puissance. Aucun soupçon sur la cause véritable du trouble dont il avait été témoin ne lui traversa l’esprit ; moins encore pouvait-il deviner ce qu’elle méditait, tandis qu’elle dirigeait leur promenade vers cet endroit solitaire, voisin de la rivière, qui avait été le théâtre de son premier grand effort. Tout en marchant, elle parlait d’un ton léger, et lui, dans l’étrange disposition d’indifférence paisible et satisfaite dans laquelle il se trouvait, lui répondait sur le même ton. L’après-midi était à peine commencé, mais il y avait déjà un avant-goût du soir dans l’air glacé.

– J’ai pensé à ce que vous m’avez dit ce matin, dit-elle tout à coup, changeant le cours de la conversation. Vous ai-je remercié de votre bonté ?

Elle sourit en lui posant doucement la main sur le bras pour traverser une rue encombrée, et leva les yeux pour considérer le calme visage de son compagnon.

– Me remercier ?... Pourquoi ?... Au contraire... je me figurais que je vous avais ennuyée.

– Peut-être n’ai-je pas bien compris tout d’abord, répondit-elle d’un ton pensif. Il est difficile pour une femme comme moi de se rendre compte de ce que ce serait d’avoir un frère... ou une sœur, ou quelqu’un lui appartenant. J’avais besoin de réfléchir à cette idée. Savez-vous que je suis absolument seule au monde ?

Strannick l’avait acceptée telle qu’il l’avait trouvée : une jolie femme singulièrement intéressante dans son étrange isolement, sa farouche indépendance du monde, faisant le bien, autant qu’il pouvait en juger à sa manière propre, séparée de l’existence commune par des circonstances particulières, et mise au-dessus des dangers ordinaires par l’énergie et l’orgueil de son caractère. Et pourtant, indolent et indifférent comme il l’était devenu depuis peu, il éprouvait comme un vague sentiment de curiosité à l’égard de son passé. Ou bien Keyork ne savait réellement rien ou il faisait semblant de ne rien savoir de son origine.

– Je vois que vous êtes seule, dit Strannick. Avez-vous toujours été ainsi ?

– Toujours. J’ai eu une vie singulière. Vous ne pourriez pas la comprendre, si je vous la racontais.

– Et pourtant, moi aussi, j’ai été isolé... et je crois même que jadis j’ai été malheureux, quoique je ne puisse en trouver la raison.

– Vous avez été isolé..., oui. Mais votre isolement était un autre isolement plus limité, moins fatal, plus volontaire. Cela doit vous sembler étrange... je ne sais même pas positivement de quelle race je suis issue.

Son compagnon la regarda avec surprise, et sa curiosité s’accrut.

– Je ne sais rien de moi, continua-t-elle. Je ne me souviens ni d’un père ni d’une mère. J’ai grandi dans la forêt, au milieu de gens qui ne m’aimaient pas, mais qui m’instruisaient et me respectaient comme si je leur avais été supérieure, et qui, parfois, me craignaient. Quand je regarde en arrière, je suis étonnée de leur savoir et de leur sagesse...., et honteuse d’avoir appris si peu.

– Vous êtes injuste envers vous-même.

Unorna se mit à rire.

– Personne ne m’a jamais accusée de cela, dit-elle. Le croiriez-vous ? Je ne sais même pas où était situé cet endroit ; je ne saurais même pas dire dans quel royaume il se trouve. J’avais appris à lui donner un nom ainsi qu’à la forêt ; mais ces noms-là ne se trouvent sur aucune carte qui me soit jamais tombée entre les mains. Je sens quelquefois que j’aimerais à retourner dans cet endroit-là si je pouvais le découvrir.

– C’est très étrange. Comment êtes-vous venue ici ?

– On m’a dit que le moment était venu. Nous partîmes la nuit. Ce fut un long voyage, et je me souviens de m’être sentie fatiguée comme je ne l’ai jamais été, ni avant, ni depuis. On m’amena ici, et on m’y laissa dans une maison religieuse au milieu des nonnes. Puis on me dit que j’étais riche et noble. Ma fortune avait été apportée avec moi. Cela, du moins, je le sais. Mais ceux qui la reçurent et qui s’en occupent pour moi ne connaissent pas plus que moi son origine. L’or ne parle pas, et le secret a été bien gardé. Je donnerais beaucoup pour savoir la vérité..., quand l’idée m’en prend.

Elle soupira, puis elle se mit de nouveau à rire.

– Vous voyez pourquoi je trouve l’idée d’un frère si difficile à comprendre, ajouta-t-elle.

Puis elle garda le silence.

– Vous n’en avez que plus besoin de la comprendre, ma chère amie, répondit Strannick, en la regardant d’un air rêveur.

– Oui..., peut-être. Je puis comprendre ce que c’est que l’amitié. Je puis presque comprendre ce que ce serait d’avoir un frère.

– N’avez-vous donc jamais pensé à quelque chose de plus que cela ?

Il posa cette question de son ton le plus calme et le plus amical, avec une sorte de déférence, comme s’il craignait d’outrepasser les limites permises et d’être mal reçu.

– Oui. J’ai pensé aussi à l’amour, répondit-elle à voix basse.

Mais elle ne dit rien de plus, et ils marchèrent quelque temps en silence.

Ils arrivèrent à l’endroit découvert qu’elle se rappelait si bien près de la rivière. Unorna regarda autour d’elle, et son visage exprima un vif désappointement. L’endroit était le même, mais la solitude en était troublée. Ce n’était pas un dimanche, comme le jour où ils étaient venus un mois auparavant. Tout autour des énormes blocs de pierre, des groupes d’ouvriers étaient occupés avec de grands ciseaux et de lourds marteaux à tailler, à couper, à modeler les matériaux pour qu’ils fussent prêts à être mis en place au commencement du printemps. La rivière elle-même était changée. Il y avait sur la glace des hommes qui la coupaient en longues bandes symétriques, pour la tirer sur le bord. Quelques-uns de ces grands morceaux étaient déjà séparés de la glace principale, et de robustes gaillards, tout habillés de laine noire, les poussaient sur l’eau noire jusqu’au pied du chemin en pente douce, où ils en chargeaient de lourds chariots. La sombre ville tirait une grande provision de sa propre froidure hivernale pour adoucir les rudes chaleurs des mois d’été.

Tandis qu’Unorna se dépitait en secret, les yeux de Strannick allaient curieusement des tailleurs de pierre aux casseurs de glace.

– Il y a bien longtemps que je n’avais vu autant d’animation à Prague, observa-t-il.

– Partons ! répondit Unorna d’un air agacé. Je n’aime pas cela. Je ne puis supporter la vue du monde aujourd’hui.

Ils s’éloignèrent dans une autre direction, Unorna guidant son compagnon du geste. Ils étaient près du quartier israélite et bientôt ils suivirent des rues étroites et infectes, encombrées de juifs curieux et remplies du murmure de voix causant ensemble en sourdine, non pas dans la langue du pays, mais en un abominable patois allemand. Ils étaient au cœur de Prague, dans ce quartier obscur qui est une des forteresses du judaïsme, centre des grandes entreprises et des gigantesques plans financiers, où Israël se tient, comme une grande araignée, au milieu d’une sombre toile, dominant toute la capitale de son regard d’aigle et tissant la destinée du peuple bohémien, selon qu’il convient à ses spéculations compliquées. Car partout, dans l’Autriche entière, qu’elle soit slave ou allemande, le juif gouverne et gouverne seul.

Unorna serra plus étroitement ses fourrures autour d’elle, avec un dégoût évident pour ce qui l’entourait, mais elle n’en continua pas moins son chemin. Son compagnon, à peine moins familiarisé qu’elle avec les divers aspects de Prague, marchait à côté d’elle, regardant les passants d’un œil insouciant, les enseignes juives, les sombres entrées qui conduisaient dans des cours intérieures que suivaient d’autres cours et dans des labyrinthes de ruelles et de passages lugubres, examinant tout avec la même indifférence sereine et se demandant indolemment ce qui avait fait choisir ce chemin à Unorna. Il s’aperçut alors qu’elle se dirigeait vers le cimetière. Ils arrivèrent à la porte ; ils furent introduits et se trouvèrent seuls dans cette vaste solitude.

Au milieu de la ville se trouve l’ancien champ de repos, qui ne sert plus maintenant depuis longtemps, mais où rien n’a encore été dérangé. Ce cimetière occupe plusieurs acres de terre mal nivelée, tellement couverte de tombes, garnie de tant de dalles de granit et de grès étroitement serrées, que les allées permettent à peine à deux personnes de marcher côte à côte. Les pierres sont placées dans toutes les positions imaginables, celles-ci droites, celles-là inclinées à tous les angles, d’autres couchées sur la terre ou sur d’antiques dalles funéraires écroulées, indiquant ainsi que plusieurs générations d’hommes ont été ensevelies les unes après les autres – pierres grandes et petites couvertes d’inscriptions hébraïques profondément creusées, portant, sculptées, soit deux mains levées en l’air, pour les Kohns, ou enfants de la tribu d’Aaron, soit l’aiguière gracieusement ciselée des Lévites. Là sont couchés des milliers de milliers de juifs morts, grands et petits, riches et pauvres, savants et ignorants, individuellement négligés, mais gardés en masse avec la tenace détermination de cette race à conserver ce qui lui appartient et à respecter le caractère sacré de ses morts. Il semble, à voir cet amoncellement, par un sombre jour d’hiver, que l’on est en présence d’une armée anéantie dont chaque soldat tué aurait été aussitôt changé en pierre. Ils sont couchés sur un rang, avec cette irrégularité qui provient de la symétrie détruite, semblables à des colonnes et à des files de fantassins frappés pendant l’attaque. Au-dessus de tout cela, un inextricable fouillis de broussailles et d’arbres rabougris entrelacent leurs branches dépouillées formant un réseau d’un gris clair et lugubre, qui voile la vue du lointain sans l’interrompre, une véritable forêt de squelettes couverts d’ombre étendant des mains décharnées et osseuses se tenant les unes les autres, de tombe à tombe, aussi loin que l’œil peut pénétrer.

Le calme de ce lieu est profond. Pas un murmure de vie lointaine venant de la ville environnante n’y trouble le silence. À de rares intervalles une forte bouffée de vent glacé agite les branches mortes et les fait craquer et se heurter contre les pierres tombales ou bien les unes contre les autres comme dans une danse macabre. C’est un endroit sauvage et lugubre. En été, il est vrai, l’épais feuillage lui prête une couleur et une douceur momentanées ; mais en plein hiver, quand une épaisse couche de neige recouvre la terre et que les branches entrelacées et les troncs tordus jettent à peine un réseau d’ombre sous le ciel sans soleil, la désolation et la solitude absolues de ce lieu ont un caractère d’horreur qui leur est propre, qu’il est difficile de décrire, mais qu’il est impossible d’oublier.

Unorna s’avançait en silence, ayant choisi une allée si étroite que son compagnon était obligé de marcher derrière elle et de la suivre pas à pas. Dans la partie la plus sauvage de cette solitude de mort, il y a une petite élévation du terrain. Là, les pierres tombales et les arbres rabougris sont plus épais, et la solitude plus complète encore qu’ailleurs, s’il est possible. Lorsqu’elle atteignit le point le plus élevé, Unorna s’arrêta, se tourna vivement vers Strannick, et lui tendit ses deux mains.

– J’ai choisi cet endroit parce qu’il est tranquille, dit-elle avec un doux sourire.

Sans presque savoir pourquoi il le faisait, il mit ses mains dans celles de la jeune femme et jeta un regard bienveillant sur son visage qu’elle tenait levé.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il en rencontrant ses yeux.

Elle garda le silence et ses doigts ne se desserrèrent pas. Il la regarda et se dit pour la centième fois qu’elle était fort belle. Une légère rougeur colorait ses joues, et ses lèvres pleines à demi entrouvertes semblaient avoir laissé échapper un mot d’amour qu’elle ne se souciait pas de reprendre. Sur ce fond de teintes neutres, sa figure se détachait comme une incarnation de jeunesse et de vitalité. Si, ces derniers temps, elle avait souvent paru pâle et défaite, sa force et sa fraîcheur semblaient lui être rendues alors dans toute leur richesse. Strannick s’aperçut qu’il l’observait, qu’il était absorbé par sa beauté, dont il constatait le charme radieux ainsi qu’il ne l’avait jamais fait jusqu’alors ; mais ses pensées ne pouvaient pas aller au-delà. Il se rendait bien compte qu’il était fasciné par ses yeux et il sentait qu’il lui devenait plus difficile à tout moment de fermer les siens ou de détourner sa vue de la jeune femme ; puis, un instant plus tard, il reconnut que c’était impossible. Pourtant, il ne fit aucun effort. Il restait passif, indifférent, sans volonté, et le regard d’Unorna le charmait de plus en plus. Il était absolument comme dans un rêve et il s’imagina voir la belle figure rayonner d’une douce lumière rosée qui lui était propre au milieu de cette vaste et sombre désolation. En regardant ses yeux lumineux, il vit deux images jumelles de sa propre personne, qui l’attiraient doucement et sûrement à elles jusqu’à ce qu’il y fût absorbé et qu’il sentît qu’il n’était plus une réalité, mais un reflet. Puis une complète inconscience envahit tous ses sens et il s’endormit ou plutôt il passa à cet état qui semble être un compromis entre le sommeil et la catalepsie.

Cette fois Unorna n’eut pas besoin de le questionner, car elle comprit qu’il était complètement sous son influence. Cependant, elle hésitait au moment suprême, et puis, bien que selon toute probabilité elle fût absolument seule, une brûlante rougeur de honte lui monta au visage et son cœur battit dans sa poitrine. Elle n’avait pas le courage d’aller plus loin.

Elle lâcha les mains de Strannick, qui retombèrent au long de lui comme si elles eussent été de plomb ; puis elle s’éloigna et appuya sa tête souffrante contre une grande pierre rongée par le temps et qui s’élevait plantée droite au milieu du monticule.

Sa nature de femme se révoltait contre la tromperie. C’était ce qu’il y avait de plus sincère en elle, et peut-être de meilleur, qui protestait si violemment contre ce qu’elle avait l’intention de faire. Serait-ce même de l’amour, au fond, cette création artificielle de sa suggestion réagissant sur l’esprit de cet homme ? Durerait-il ? Serait-il sincère, fidèle, tendre ? Par-dessus tout, serait-il réel, même pendant un moment ? Elle se posa mille questions dans l’espace d’une seconde.

Puis l’excuse toute prête se présenta à elle... le prétexte que trouve toujours le cœur quand il veut agir à sa guise. N’était-il pas possible, après tout, qu’il commençât à l’aimer même à présent ? Ne se pourrait-il pas que cette explosion d’amitié qui l’avait surprise et blessée si profondément fût le prélude d’une passion plus forte ? Elle releva vivement la tête et rencontra le regard vague de Strannick.

– M’aimez-vous ? demanda-t-elle presque avant de savoir ce qu’elle allait dire.

– Non.

Cette réponse fut faite de cette voix lointaine qui trahissait son insensibilité, un simple monosyllabe peu harmonieux soupiré dans l’air sombre. Mais elle frappa Unorna comme la pointe émoussée d’un couteau. Un long silence suivit et Unorna resta appuyée contre la grande dalle de grès sculpté.

Même pour elle, il y avait quelque chose d’effrayant dans l’attitude de Strannick impuissant et immobile. Ce noble visage, pâle et rigide comme sous un masque, ce front pensif, ces traits imposants n’étaient pas ceux d’un homme né pour être le jouet de la volonté d’une femme. Cette taille majestueuse s’élevait au milieu du lugubre décor comme une sombre statue, droite, immobile et forte, malgré tout. Et cependant elle savait qu’elle n’avait qu’a parler et que tout ce corps s’agiterait, les lèvres formeraient des mots, la voix frapperait son oreille. Il lèverait une main ou l’autre, ferait un pas en avant ou en arrière, à son commandement, il affirmerait ce qu’elle lui ordonnerait d’affirmer et nierait tout ce qu’il lui plairait d’entendre nier. Pendant un moment, elle souhaita qu’il pût être, comme Keyork Arabian, plus fort qu’elle ; mais bientôt la passion prit le dessus et entraîna toute autre pensée. Elle oubliait presque que, pour le moment, il ne fallait pas le compter parmi les vivants. Elle se rapprocha de lui, posa ses mains jointes sur son épaule, et plongea son regard dans ses yeux à demi éteints.

– Il faut m’aimer, dit-elle, il faut m’aimer, parce que je vous aime. Ne voulez-vous donc pas m’aimer, mon ami ? Il y a si longtemps que je vous attends !

Ces douces paroles vibrèrent dans l’oreille endormie de Strannick, mais n’amenèrent ni aveu ni réponse. Semblable à une statue de marbre, il resta immobile et elle s’appuya sur son épaule.

– Ne m’avez-vous pas entendue ? s’écria-t-elle d’un ton plus passionné. Ne me comprenez-vous pas ? Pourquoi votre amour est-il si difficile à obtenir ? Regardez-moi ! Tout homme ne serait-il pas fier de m’aimer ? Ne suis-je pas assez belle pour vous ? Ou bien avez-vous honte parce qu’on m’appelle sorcière ? Eh bien ! alors je ne le serai plus jamais, pour l’amour de vous ! Ah ! mon amour... Ne soyez pas si cruel !

Strannick ne bougea pas. Son visage était aussi calme qu’une pierre sculptée.

– Me méprisez-vous parce que je vous aime ? demanda-t-elle encore avec une rougeur soudaine.

– Non. Je ne vous méprise pas.

Quelque chose dans la voix d’Unorna avait percé à travers sa stupeur et avait amené une réponse. Elle tressaillit au son de voix. C’était comme s’il se fût réveillé et qu’il eût compris l’importance de ce qu’elle avait dit ; aussi sa colère se ranima devant cette froide réplique.

– Non... vous ne me méprisez pas et vous ne me mépriserez jamais ! s’écria-t-elle d’une voix passionnée. Vous m’aimerez, comme je vous aime... je le veux, avec toute ma volonté ! Nous avons été créés pour être tout l’un pour l’autre et vous ne vous affranchirez pas de la destinée de l’amour. Aimez-moi comme je vous aime... Aimez-moi de tout votre cœur, aimez-moi de toute votre âme, aimez-moi comme aucun homme n’a jamais aimé une femme depuis le commencement du monde ! Je le veux, je l’ordonne... Il en sera comme je le dis... N’essayez pas de me désobéir... Vous ne le pourriez pas quand même vous le voudriez.

Elle s’arrêta, mais cette fois aucune réponse ne vint. Il n’y eut pas même une contraction sur ces traits de pierre.

– Entendez-vous tout ce que je dis ? demanda-t-elle.

– J’entends.

– Alors comprenez et répondez-moi, dit-elle.

– Je ne comprends pas. Je ne peux pas répondre.

– Il le faut. Vous le ferez. Je le veux. Vous ne pouvez pas résister à ma volonté et je le veux de toutes mes forces. Vous n’avez pas de volonté... Vous m’appartenez ; votre corps, votre âme, et toutes vos pensées sont à moi, et vous devez m’aimer avec eux depuis ce moment-ci jusqu’à ce que vous mouriez, jusqu’à ce que vous mouriez ! répéta-t-elle violemment.

Il resta de nouveau silencieux. Elle sentait qu’elle n’avait de prise ni sur son cœur ni sur son esprit, en voyant qu’il n’était pas même troublé par ses efforts réitérés.

– Êtes-vous donc de pierre, que vous ne savez pas ce qu’est l’amour ? s’écria-t-elle en lui saisissant la main et en le regardant en face avec des yeux désespérés.

– Je ne sais pas ce qu’est l’amour, répondit-il lentement.

– Alors, je vais vous dire ce qu’est l’amour, dit-elle.

Elle lui prit la main et la pressa sur son front.

Strannick tressaillit à ce contact, comme s’il eût voulu reculer. Mais elle le tenait bien et il lui était entièrement soumis. Son front se rembrunit et son visage pâlit.

– Lisez-le là ! s’écria-t-elle. Entrez dans mon âme et apprenez ce qu’est l’amour, c’est écrit en gros caractères. Apprenez-y comment il s’insinue subitement dans l’endroit sacré, s’en empare, met en pièces les anciens dieux et substitue sa chère image aux leurs... Apprenez-y comment il soupire, parle, pleure, et aime... et ne pardonne pas, mais finit par se venger. Êtes-vous vraiment de pierre et avez-vous une pierre au lieu de cœur ? L’amour peut fondre même les pierres, ayant été placé dans l’homme comme le grand foyer central dans la terre pour réduire les choses les plus dures en flots de feu liquide ! Voyez encore comme il peut être paisible et doux ! Voyez comme je vous aime voyez comme c’est doux... Quelle charmante chose d’aimer comme une femme peut le faire ! Là... Avez-vous senti maintenant ? Avez-vous pénétré dans les profondeurs de mon âme et dans les replis cachés de mon cœur ? Qu’il en soit donc ainsi dans le vôtre, alors, et qu’il en soit ainsi pour toujours ! Vous comprenez à présent. Vous savez tout ce que c’est... comme c’est violent, comme c’est passionné, comme c’est doux et comme c’est grand ! Prenez pour vous mon amour... N’est-il pas tout à vous ? Prenez-le et plantez-le avec de solides racines et des semences de vie impérissables dans votre poitrine endormie ; laissez-le croître de plus en plus jusqu’à ce qu’il devienne plus grand encore qu’il n’était dans la mienne, jusqu’à ce qu’il nous enveloppe tous les deux ensemble, étroitement enlacés dans ses liens immortels pour être deux en un seul, pendant la vie et au-delà de la vie, pour toujours et toujours, pour l’éternité !

Elle s’arrêta et vit que le visage de Strannick n’était plus froid et sans expression. Une étrange clarté illuminait ses traits, la radieuse et passagère clarté d’un suprême bonheur entrevu à travers la vision d’un rêve. Elle posa encore ses mains jointes sur son épaule, comme elle l’avait déjà fait. Elle comprenait que ses paroles l’avaient touché et elle était confiante dans le résultat, confiante comme quelqu’un qui aime au-delà de toute raison. Déjà, en imagination, elle se le figurait revenant à la conscience de lui-même, ne sachant pas qu’il avait dormi, mais s’éveillant avec une douce parole tremblante sur les lèvres, cette parole qu’elle aspirait tant à entendre.

– Encore un moment, pensa-t-elle. Il était bon de voir sa physionomie ainsi éclairée, de se figurer quel serait le son de cette première parole, de sentir que la lutte était finie et qu’il n’y avait plus à attendre dans l’avenir que du bonheur, un bonheur complet, débordant, accablant, allant de la terre au ciel et, à travers le temps, jusqu’à l’éternité. Encore un moment avant de le laisser s’éveiller... c’était un tel ravissement d’être aimée enfin ! Et toujours la même lueur, toujours le même délicieux sourire demeuraient sur les lèvres de Strannick – Ils y seraient toujours maintenant, pensait-elle.

Elle parla enfin.

– Alors, mon amour, puisque vous êtes à moi et que je suis à vous, éveillez-vous du rêve à la vie elle-même... Éveillez-vous sans savoir que vous avez dormi, sachez seulement que vous m’aimez à présent et pour toujours... Éveillez-vous, mon amour, éveillez-vous !

Elle agita sa main délicate devant les yeux de Strannick, et, l’autre restant toujours posée sur son épaule, elle suivit le retour de l’éclat dans les sombres pupilles, vitreuses et fixes un instant auparavant. Et, tandis qu’elle le regardait, sa propre beauté devint radieuse de la splendeur d’une joie plus grande même qu’elle ne l’avait rêvée. Comme il l’avait cru quand il avait perdu la conscience de son être, de même, à son tour, elle s’imagina que le lugubre et vaste désert grisâtre était rempli d’une douce lueur rosée. Le champ de la mort était devenu le palais de la vie ; la grande solitude était peuplée comme le monde entier n’aurait jamais pu l’être pour elle ; les tombes broyées étaient changées en piliers polis dans le temple d’un immortel amour et les arbres sans feuilles, semblables à des spectres, étaient couverts des fleurs éternelles du paradis terrestre.

Un moment encore et tout disparut. Le changement se fit, calme, rapide et cruel. Pendant qu’elle regardait, il s’opéra, graduellement, passant par tous les degrés, mais subit aussi, comme la chute d’un bel et majestueux édifice, qui, miné dans ses fondations, passe en une rapide minute par tous les changements d’un complet état de perfection à une ruine totale et sans espoir.

Tout cet éclat radieux, toute cette clarté, toute cette beauté disparurent en un instant. L’expression de suprême amour n’avait pas disparu, les lèvres d’Unorna étaient encore suavement entrouvertes, comme pour former le mot qui devait répondre à celui de Strannick, et le calme et indifférent visage de l’homme réveillé était déjà devant elle.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il de sa voix bienveillante et dénuée de passion. Qu’alliez-vous me demander, Unorna ?

C’était fini. L’appel si chaleureux et si ardent avait été vain. Pas une trace de cette courte vision d’amour ne restait empreinte sur le cerveau de Strannick.

Unorna s’appuyait à la grande dalle de pierre placée derrière elle et se couvrait les yeux en poussant un cri étouffé et plein d’angoisse. L’obscurité du soir tombait sur elle et l’enveloppait d’une honte brûlante.

Puis un cri éclatant et cruel retentit dans l’air glacé, un rire comme les démons de l’enfer en font entendre à la vue de la honte d’une âme orgueilleuse qui reconnaît sa misère infinie. Unorna tressaillit et découvrit ses yeux, sa douleur se changea en un seul instant en une insurmontable et impitoyable colère. Elle fit un pas en avant, puis s’arrêta court, respirant à peine. Strannick, lui aussi, s’était retourné, plus rapidement qu’elle. Entre deux hautes pierres funéraires, à peine à une douzaine de pas d’eux, se tenait un homme au visage hagard et les yeux en feu, ses traits fins fatigués et contractés par un sourire dans lequel une satisfaction indicible luttait avec l’expression d’un profond désespoir.

Cet homme était Israël Kafka.

 

 

 

 

XIV

 

 

Les yeux de Strannick se portèrent alternativement d’Unorna à Kafka avec une profonde surprise. Il n’avait jamais vu cet homme et ne pouvait deviner ni ce qui l’avait amené en ce lieu solitaire, ni la cause de son rire strident dont l’éclat dur et sauvage semblait se répercuter encore dans le vaste cimetière. Strannick, en effet, n’avait aucune notion de tout ce qui lui était arrivé en l’état hypnotique pendant le quart d’heure précédent ; il était donc privé de tout point de repère pour se rendre compte de la situation. Il ne comprenait que ce qui, tout à coup, frappait son entendement reconquis, c’est-à-dire la brusque apparition d’un étranger profondément irrité contre Unorna et dont la fureur, au mobile inconnu, était telle qu’il n’avait plus aucun empire sur lui-même.

Israël Kafka, lui, restait à la même place, entre les deux grandes pierres tombales, une main crispée sur chacune d’elles, le corps penché en avant, les yeux noirs et profondément enfoncés, injectés de sang, et fixés, avec autant de trouble que de colère, sur le visage d’Unorna. Il était prêt à bondir, mais indécis, hésitant entre l’attaque et la fuite, comme un tigre maigre et affamé s’accroupit devant le chasseur au moment de l’atteindre, surpris de voir un homme armé où il croyait n’avoir qu’une proie à broyer, et un moment incertain entre le bond qui le mettra aux prises avec son adversaire et celui qui le déroberait à son plomb meurtrier.

L’indolence de Strannick n’était que mentale et tout artificielle. La commotion ressentie dissipant momentanément le charme, son énergie naturelle reprit sa vigueur normale. Lorsqu’il vit Unorna s’avancer, il se plaça rapidement entre elle et Israël Kafka et les regarda tour à tour.

– Quel est cet homme ? demanda-t-il. Et que vous veut-il ?

Unorna eut l’air de vouloir passer devant lui. Mais il lui posa la main sur le bras, l’arrêtant d’un geste qui trahissait son anxiété pour la sécurité de la jeune femme. À ce contact, la figure de celle-ci s’altéra et une légère rougeur monta à ses joues.

– Vous pouvez lui demander qui je suis, dit le Morave d’une voix à demi étouffée par la lutte intime entre sa passion et sa colère. Elle vous dira qu’elle ne me connaît pas... Elle niera mon existence devant moi. Mais c’est faux, entendez-vous ! Elle me connaît de longue date. Je suis Israël Kafka.

Strannick le regarda avec plus de curiosité encore. Il se souvenait de ce qu’il avait entendu dire, il n’y avait que quelques heures, par Keyork Arabian au sujet de la folie du jeune homme. Pour lui, la situation s’expliquait dès lors d’elle-même.

– Je comprends, dit-il en regardant Unorna. Il paraît dangereux. Que ferai-je de lui ?

Il parlait avec autant de calme que s’il se fût agi d’écarter un caillou du chemin de sa compagne, et non de la protéger contre la fureur exaspérée d’un aliéné.

– Ce que vous ferez de moi, s’écria Kafka en s’avançant hors de l’abri des deux tombes. Ce que vous ferez de moi ?... Me prenez-vous pour un chien..., une brute que l’on repousse du pied ?... Ah ! vous voulez voir si je...

Sa voix s’étrangla dans sa gorge, il étouffait et ne pouvait finir sa phrase. Une tache rouge et fiévreuse couvrit sa joue et un tremblement convulsif secoua son corps frêle et gracieux. Incapable de parler pour le moment, il agita la main d’un geste menaçant. Strannick hocha la tête un peu tristement.

– Il semble très malade, dit-il d’un ton de sincère compassion.

Mais Unorna fut impitoyable. Elle savait ce que son compagnon ne pouvait pas savoir, c’est-à-dire que Kafka devait les avoir suivis à travers les rues jusqu’au cimetière, qu’il avait certainement surpris l’appel passionné d’Unorna, en même temps que vu et compris les moyens qu’elle employait pour obtenir l’amour de Strannick. Aussi une ardente colère brûlait-elle son âme intraitable. N’était-ce pas assez déjà de la honte secrète de s’être abaissée jusqu’à employer en vain le sortilège dans l’espoir de soumettre ce cœur de glace à son amour ? Ah ! certes, jamais elle n’avait connu de plus grande lutte dans sa vie, ni de plus poignante amertume que la désespérante constatation de son insuccès ! Cela seul dépassait presque sa capacité de souffrance ; cela lui avait fait endurer le maximum de douleur qu’elle pouvait supporter. Mais découvrir alors tout à coup que son humiliation, que ses paroles brûlantes, que son échec, et jusqu’à l’expression d’angoisse et de désespoir impuissant de son visage avaient été vus et entendus par Israël Kafka, c’était plus que sa fierté et sa rage n’en pouvaient tolérer. L’arrivée inopinée de Keyork Arabian n’eût pas à ce point enflammé sa colère, car, si Keyork n’eût pas manqué de se moquer d’elle par la suite, l’échec constaté n’eût pas été pour lui un motif de triomphe. Keyork, d’ailleurs, n’était-il pas son complice, prêt, par intérêt, à l’aider en tout, par des paroles ou des actes ? Mais non, l’homme qui était là était Kafka, celui qu’elle avait si outrageusement blessé, celui qui, avant tous, eût dû toujours ignorer sa défaite et sa honte !

– Partez, s’écria-t-elle avec un geste de commandement.

Ses yeux lançaient des éclairs et sa main étendue tremblait. Il y avait tant de fureur concentrée dans ce seul mot que Strannick tressaillit de surprise, en son ignorance de la situation.

– Vous êtes inutilement cruelle, dit-il gravement. Le pauvre garçon est fou. Laissez-moi l’emmener.

– Laissez-le-moi, répondit-elle impérieusement. Il m’obéira.

Mais Israël Kafka ne s’éloigna pas. Il posa une main sur la dalle et regarda Unorna en face. De même que plusieurs forces inégales, agissant en sens différents sur un même point, produisent parfois une résultante inattendue, de même les diverses et puissantes passions en jeu au fond de son être se traduisirent sur le visage de Kafka par une contraction des lèvres, qui devint un sourire.

– Oui, dit-il d’un ton bas, mais nullement soumis. Laissez-moi à elle ! Laissez-moi à la sorcière et à sa merci. Ce sera la fin, cette fois ! Regardez comme, enivrée d’amour pour vous, elle est affolée de haine pour moi !

Unorna pâlit brusquement, ses jarrets ployèrent en un mouvement félin... Elle allait s’élancer. Mais Strannick la retint fortement par le bras, en même temps que, du regard et du geste, il ordonnait à Kafka le silence.

– Taisez-vous ! lui cria-t-il.

– Et si je parle, eh bien ! demanda le Morave avec un mauvais sourire.

– Je vous ferai taire, répondit froidement Strannick. Votre folie vous excuse, peut-être ; mais elle ne m’excuserait pas de vous laisser insulter une femme.

La colère de Kafka prit une nouvelle direction. Les fous sont souvent calmés par la tranquille opposition d’un homme fort et se possédant bien. Mais Kafka n’était pas fou. Il n’était pas lâche non plus, mais il avait en lui toute la finesse de sa race. De même que de l’huile jetée par-dessus bord, dans une violente tempête, sans calmer les vagues, empêche momentanément leurs crêtes furieuses de se briser, de même le calme de Strannick força l’Israélite au tact subtil à adoucir la rude apparence de sa dangereuse fureur.

– Je n’insulte personne, dit-il presque avec déférence, et moins que toute autre celle que j’ai si longtemps adorée et qui me repousse maintenant. Vous m’accusez injustement, et, bien que mon langage ait été un peu brutal, il faut me le pardonner à cause de tout ce que j’ai souffert. Car j’ai beaucoup souffert.

Voyant celui qu’il considérait comme un fou prendre un ton plus courtois, Strannick se croisa les bras et laissa Unorna libre de ses mouvements ; il se réservait, soit d’attendre ses ordres, soit d’agir selon les évènements. Il constatait bien, à l’expression de sa physionomie, que la colère de la jeune femme ne s’apaisait pas, mais il s’en étonnait moins depuis qu’il avait entendu les insultantes paroles de Kafka. S’il estimait qu’elle prenait vraiment un peu trop au sérieux les propos d’un fou, il était néanmoins résolu à s’opposer à ce qu’ils se renouvelassent. Il savait, étant donné sa puissance musculaire, combien ce lui serait chose facile, si cet homme outrepassait encore les bornes des convenances, de l’emmener de force hors de la présence d’Unorna.

– Auriez-vous la folle prétention de charmer nos oreilles du récit de vos souffrances ? demanda Unorna d’un ton si cruel que Strannick s’attendit à une violente explosion de colère de la part de Kafka.

Mais le sourire du Morave demeura le même et le jeune homme, de sa voix expressive, qui, n’étant plus étouffée par la colère, avait retrouvé toute son harmonieuse douceur :

– Ce n’est pas à moi de charmer, dit-il. Il ne m’est pas donné de faire des esclaves de tous les êtres vivants d’un geste, d’un regard et d’un mot. La nature ne donne pas à tous un semblable pouvoir ; je n’ai pas de philtre pour obtenir l’amour d’Unorna,... et, si j’en avais, est-ce que je voudrais, moi, d’un amour ainsi obtenu ?

Il s’arrêta, et, Unorna pâlit encore. Elle tressaillit profondément, mais se contint. Les paroles de Kafka l’avaient blessée au vif ; mais elle tremblait surtout que Strannick n’en comprît le sens caché. Elle se mordit les lèvres et garda le silence ; elle attendait, maîtrisant sa colère, l’occasion vengeresse.

– Non, continua Kafka, je n’ai pas été ainsi favorisé à ma naissance. L’étoile d’amour ne gravissait pas vers le zénith sa courbe enflammée, l’astre des charmes magiques ne tremblait pas sur mon horizon, le soleil du bonheur terrestre ne triomphait pas en sa souveraine splendeur, au milieu de mon ciel. Comment amour, magie, bonheur aurait-ils pu être mon partage, puisqu’elle avait tout pris, cette Unorna que voici, puisque la nature, en un moment de délire injustement généreux, a prodigué à elle seule tous ses dons ? Car, sachez-le, elle a tout, aussi vrai que nous n’avons rien ; je l’ai appris, hélas ! et vous l’apprendrez, vous aussi, avant de mourir.

Il regardait fixement Strannick en disant cela. Et ses yeux creux paraissaient presque calmes et rien dans son attitude abattue ni dans sa voix contenue ne faisait prévoir le retour d’un orage. Strannick écoutait, à demi intéressé et à demi ennuyé de son insistance. Unorna, en une immobilité de statue, continuait à se contraindre en silence.

– Le rossignol chantait ce soir-là, continua Kafka. Ce fut par une nuit délicieuse de printemps, dans l’air très doux, tout humide de rosée qu’Unorna entra dans la vie. Le monde ne dormait pas, mais il rêvait quand les yeux d’Unorna s’ouvrirent pour le regarder. Le ciel s’était revêtu de toutes ses splendeurs ; il avait noué autour de ses silencieux abîmes sa blanche écharpe d’étoiles ; son aigrette était ornée des joyaux de la couronne de Dieu, les grandes étoiles du Septentrion ; sa majestueuse immensité s’était drapée dans le manteau d’azur sombre, piqué de tous les diamants des soleils et des mondes ; l’éther était si pur que pas même la moindre petite étincelle de toutes ces myriades de millions de pierreries ne s’obscurcissait de la plus légère nuée chassée par le vent. La terre était tranquille, tout enveloppée de paix en un bercement d’amour. Les grands arbres, au temple des forêts, élevaient leurs sombres aiguilles vers le firmament, ce grand temple de l’Infini. Sous la clarté des étoiles, les premières roses de l’année exhalaient les parfums dont les avaient nourries pendant le jour les caresses du soleil et chaque gouttelette de rosée suspendue à l’herbe courte était, en sa sphère minuscule, tout un monde infiniment petit reflétant, sans en rien perdre, toute l’immense splendeur des cieux. Seul, au milieu du silence universel, le rossignol chantait le chant des chants, et enchaînait l’ange de l’amour sous les liens enchanteurs de ses mélodies, plus forts encore que les chaînes qui asservissent les cœurs.

Israël Kafka parlait comme dans un rêve, appuyé contre une tombe et les paroles tombaient comme inconscientes de ses lèvres, avec toute la poésie imagée des paroles orientales. Jadis Unorna avait écouté avec délice ces cascades d’images pittoresques, et, quelquefois, pour l’amour d’elles seules, elle eût voulu pouvoir aimer le poète et sentir son cœur battre à l’unisson de celui de l’Israélite. Même en cet instant, le ton et les mots de rêve ne furent pas sans effet sur elle. Ce qui aurait semblé extravagant, d’un sentimentalisme outré, peut-être aux autres femmes, trouvait un écho dans ses souvenirs d’enfance et une sympathie dans sa croyance en sa propre et mystérieuse nature. Strannick avait entendu parler comme parlait Israël Kafka, dans ces lointains pays, où l’art d’exprimer la pensée est apprécié non pour sa force et sa vigueur, mais pour la richesse de ses fleurs.

– Et l’amour fut son premier captif, dit le Morave, et son premier esclave. Oui, je vous raconterai l’histoire de la vie d’Unorna. Elle est en colère contre moi maintenant. Soit. C’est ma faute... ou la sienne. Qu’importe ? Elle ne peut pas tout à fait m’effacer de son esprit,... et moi ? Oh ! moi... Lucifer a-t-il oublié Dieu ?

Il soupira, et un éclat passager brilla dans ses yeux. Tout indifférent que fût Strannick, il y avait dans le ton de ce dernier cri, lancé comme un blasphème, une force qui attira son attention, et lui fit comprendre qu’il y avait, dans ce jeune homme, quelque chose de plus que de la folie. Il se surprit à se demander quel encouragement Unorna avait donné à son évidente passion pour qu’elle eût atteint une pareille énergie, et il fit remonter la folie à l’amour, au lieu d’attribuer l’amour à la folie. Mais il ne dit rien.

– C’est ainsi qu’elle naquit, continua Kafka rêvant toujours. Elle naquit au milieu du parfum des roses, sous la clarté des étoiles, tandis que le rossignol chantait. Et tout ce qui avait de la vie l’aimait et se soumettait à sa voix et à sa main, à ses yeux et à sa volonté inexprimée, comme l’eau courante suit le cours qu’on lui donne, serpentant et se glissant, tombant et se précipitant, remplissant souvent l’air d’un fracas de révolte, mais coulant, malgré lui, dans le canal qui la conduit au but déterminé Et rien ne lui résistait. Hommes, femmes, enfants subissaient son influence magique. Les chiens-loups léchaient ses pieds, les loups eux-mêmes se couchaient en tremblant sur son chemin. Car elle est sans crainte,... comme elle est sans pitié. Et c’est bien naturel : que peut craindre celle qui tient le sommeil dans une main et la mort dans l’autre, celle dont le regard pénètre l’avenir ? Qui peut quelque chose contre elle ?... Et n’y a-t-il rien de ce qu’elle désire sur cette terre qui ne puisse être à elle ?

La voix de Kafka n’avait pas cessé d’être aussi douce ; mais son mauvais sourire avait reparu, et le regard dont il enveloppait Unorna semblait demander pourquoi elle tardait tant à le fixer, à l’anéantir, à le forcer à dormir, comme il savait trop qu’elle en avait le redoutable pouvoir. Autant qu’elle, mais par seule hauteur d’âme, il était au-dessus de la crainte. Et puis il avait tant souffert que peu lui importait ce qui, de lui, pouvait advenir. Ce qu’il voulait, c’était lui bien montrer qu’il savait tout, dût-il achever de le lui dire dans son dernier souffle. Le désespoir lui avait donné un étrange empire sur sa colère et sur ses paroles ; la jalousie lui avait appris l’art des blessures rapides et sûres, frappées d’une main légère. Il savait bien que, tôt ou tard, elle se retournerait contre lui et l’annihilerait dans un rêve d’inconscience ; il savait aussi qu’il n’était même plus capable des faibles résistances qu’il lui avait jadis opposées. Mais tant qu’elle voudrait bien l’écouter, il se donnerait la joie cruelle de la torturer avec l’aiguillon de sa propre honte ; quand la patience d’Unorna serait à bout ou quand changerait son caprice, il espérait bien trouver quelques mots de suprême amertume à lui lancer, avant de perdre la faculté de penser et la force de parler. Avec sa cruauté aiguë et fine de faible, résolu à infliger à son bourreau la plus grande somme de souffrance possible, il continua :

– Tout ce qu’elle désire, elle l’obtient. Nul n’échappe à son charme terrible ; nul ne résiste longtemps à l’enchantement. Et cependant il est écrit dans le livre de sa destinée qu’un jour elle goûtera au fruit amer du désespoir. Il est écrit aussi que quiconque frappera avec l’épée périra par l’épée. Elle a tué avec l’amour ; elle périra par l’amour. Je l’ai aimée..., je sais ce que je dis.

Il s’arrêta de nouveau. Strannick jeta un regard à Unorna comme pour lui demander s’il ne devait pas mettre brusquement fin à ce singulier monologue. Elle était pâle, et ses yeux brillaient, mais elle secoua la tête.

– Laissez-lui dire ce qu’il veut dire, répondit-elle, comme si la question eût été formulée. Qu’il parle,... c’est peut-être pour la dernière fois.

– Ainsi donc, vous m’accordez gracieusement la permission de parler, dit Israël Kafka ; vous me laisserez même dire tout ce que j’ai sur le cœur... et devant cet autre homme... et puis, vous en finirez avec moi ? Je comprends. J’accepte cette offre. Je puis même vous remercier pour votre patience. Vous êtes bonne aujourd’hui,... je vous ai connue plus cruelle. C’est bien. Je parlerai. Je raconterai mon histoire, non pas que personne puisse juger entre vous et moi. Il n’y a ni juge ni justice pour ceux qui aiment en vain. Donc, je vous ai aimée. Voilà toute l’histoire. Me comprenez-vous, Monsieur ? J’ai aimé cette femme ; mais elle n’a pas voulu m’aimer. Voilà tout. Et puis après ? Regardez-la et regardez-moi,... le commencement et la fin.

À la manière familière aux Orientaux, le malheureux jeune homme mit un doigt sur sa poitrine, et, de l’autre main, montra le jeune et beau visage d’Unorna. Les yeux de Strannick obéirent à l’indication de ce geste, et il les regarda l’un après l’autre, et la même pensée lui traversa de nouveau l’esprit qu’il y avait moins de folie chez Israël Kafka que Keyork avait voulu le lui faire croire. En essayant de deviner la vérité dans les yeux d’Unorna, il s’aperçut qu’ils évitaient les siens et il se figura découvrir des symptômes d’inquiétude dans sa pâleur et ses lèvres contractées. Et cependant il se disait que si tout cela était vrai, elle imposerait silence à Kafka et que la seule raison de sa patience devait être dans sa complaisance à se prêter aux égarements de ce cerveau malade. Dans l’un ou l’autre cas, il plaignait profondément Israël Kafka et sa compassion augmentait d’un moment à l’autre.

– Je l’ai aimée. Il y a toute une histoire dans ces trois mots qu’aucune voix n’est assez éloquente, ni aucune plume assez habile pour raconter. Voyez comme je parle froidement, comme je suis maître de mes paroles ; je puis chercher et choisir parmi des milliers de mots et de phrases et décrire l’amour à mon gré. Elle m’accorde du temps... elle est très charitable aujourd’hui. Que voulez-vous que je dise ? Vous savez ce qu’est l’amour ?... Songez ce qu’un amour comme le vôtre peut avoir été, et prenez-en deux fois, trois fois, cent mille fois autant et jetez-le tout brûlant, tout enflammé, tout en fusion dans votre cœur prêt à éclater... Alors vous connaîtrez la dixième partie de ce que j’ai connu. L’amour, vraiment ?... Qui peut avoir connu l’amour, si ce n’est moi ? Je suis seul. Depuis que ce triste monde a souffert, tremblé et commencé à s’agiter, pas un homme n’a souffert comme j’ai souffert, pas un homme n’a été autant que moi écrasé, déchiré et jeté de côté pour mourir, sans même la pitié d’un coup mortel. Décrire l’amour ?... Le raconter ?... Regardez-moi ! Je suis à la fois la description de l’amour et l’épitaphe de sa tombe. Il a vécu en moi et il m’a torturé, il meurt avec moi pour ne jamais revivre comme il a vécu cette seule fois. Il n’y a pas de justice, il n’y a pas de pitié ! Ne croyez pas qu’il suffise d’aimer pour être payé de retour. Ah ! ne vous égarez pas jusqu’à seulement rêver cela ! Ne savez-vous pas que la plus ardente sécheresse est comme une pluie printanière pour les rochers, car les rochers ignorent la soif et le besoin d’une onde rafraîchissante ?

Il fixa de nouveau son regard sur le visage d’Unorna et sourit légèrement. Elle paraissait mécontente.

– Qu’est-ce que vous avez voulu dire ? demanda-t-elle froidement. Que venez-vous nous parler de rochers, de pluie, de coups mortels et tout le reste ? Vous dites que vous m’avez aimée autrefois... C’était de la folie. Vous dites que je ne vous ai jamais aimée... cela, du moins, est la vérité. Est-ce toute votre histoire ? Elle est vraiment courte, et j’admire que vous ayez trouvé tant à parler pour dire si peu !

Elle rit d’un rire strident. Mais les yeux d’Israël Kafka s’obscurcirent et un feu sombre les remplissait lorsqu’il reprit la parole. Le sourire fatigué et forcé quitta ses lèvres blêmes et son pâle visage devint rigide.

– Riez, riez, Unorna ! cria-t-il. Vous ne rirez pas seule. Et pourtant..., je vous aime encore, je vous aime tant, malgré tout, que mon ironie ne pourrait pas vous punir comme je le voudrais, même si je vous voyais encore attachée au rocher et le suppliant de prendre votre soif en pitié ! Et à celui qui meurt pour vous, Unorna..., vous ne lui demandez rien, si ce n’est de se traîner ailleurs, de mourir tout seul, et de ne pas troubler votre vie délicate par un spectacle aussi malséant.

– Vous parlez de mort ! s’écria Unorna dédaigneusement. Vous parlez de mourir pour moi parce que vous êtes malade aujourd’hui. Demain, Keyork Arabian vous aura guéri et alors, d’après ce que je sais, vous parlerez de me tuer à la place. C’est là le langage d’un enfant. Si vous voulez que nous vous écoutions, il faut que vous soyez plus éloquent. Il faut nous donner une histoire de malheurs telle qu’elle nous tire des larmes des yeux et des sanglots du cœur... Alors nous vous applaudirons et nous vous laisserons partir. Ce sera votre récompense.

Strannick la regarda avec surprise. Il y avait dans son ton une amertume dont il n’eût pas cru capable sa douce voix.

– Pourquoi le haïssez-vous tant, s’il est fou ? demanda-t-il.

– Il ne faut pas chercher la raison bien loin, dit Kafka. Cette femme-là... Dieu lui a donné un cœur pervers ! Aimez-la, et elle vous haïra, comme seule elle a appris à haïr. Montrez-lui un froid visage et elle vous aimera tant qu’elle mettra son orgueil à vos pieds pour que vous marchiez dessus... Oui, que vous marchiez dessus, si vous daignez avoir cette bonté. Elle a un cœur d’une espèce rare, allez ; glacé si vous brûlez et qui se fond si vous êtes de glace.

– Êtes-vous fou, vraiment ? demanda Strannick se plantant tout à coup devant Kafka. On me l’a dit... Je suis presque tenté de le croire.

– Non... je ne suis pas encore fou, répondit le jeune homme en le regardant bien en face. Il est inutile que vous vous mettiez entre elle et moi. Elle peut se protéger elle-même. Vous le sauriez si vous saviez ce que je lui ai vu faire avec vous tout à l’heure, quand je suis venu ici.

– Qu’a-t-elle fait ?

Strannick se retourna vivement et regarda Unorna.

– N’écoutez pas ses divagations, dit-elle.

Ces mots paraissaient faibles et assez mal choisis, et son visage avait une étrange expression, où la peur semblait le disputer au désespoir.

– Elle vous aime, dit Israël Kafka avec calme ; et vous ne le savez pas. Elle a du pouvoir sur vous, comme sur moi ; mais elle n’a pas le pouvoir de se faire aimer de vous. Elle vous perdra, et votre position ne sera pas meilleure que la mienne aujourd’hui. Nous aurons marché du même pas, car je serai mort et vous serez fou, et elle en aura trouvé un autre à aimer et à torturer. Le monde est rempli de ceux-là. Son autel ne manquera jamais de victimes.

Le visage de Strannick était sérieux.

– Je ne sais vraiment si vous êtes fou ou non, dit-il ; mais vous dites des choses monstrueuses et vous ne les répéterez pas !

– N’a-t-elle pas dit que je pouvais parler ? demanda Kafka avec un rire amer.

– Je tiendrai ma parole, dit Unorna. Vous cherchez votre perte. Trouvez-la à votre manière. Ce ne sera pas la moins sûre. Parlez... dites ce que vous voulez. Vous ne serez pas interrompu.

Strannick recula. Il ne comprenait pas ce qui se passait, et ne s’expliquait pas qu’Unorna fût si patiente.

– Dites tout ce que vous avez à dire, répéta-t-elle en s’avançant de façon à se trouver juste en face d’Israël Kafka. Et vous, ajouta-t-elle en s’adressant à Strannick, laissez-le-moi. Il a parfaitement raison... je puis me protéger moi même, si j’ai besoin de protection.

– Vous vous souvenez comment nous nous sommes quittés, Unorna, dit Kafka, il y a aujourd’hui un mois ? Je ne m’attendais pas, au retour, à un bon accueil de votre part, ou, si j’y comptais, j’étais un sot et un étourdi. J’aurais dû mieux vous connaître. J’aurais dû savoir qu’il y a une moitié de votre parole à laquelle vous ne manquez jamais... la moitié cruelle, et une chose que vous ne pouvez pardonner... mon amour pour vous. Et pourtant, c’est la seule chose que je ne peux oublier. Je suis revenu pour vous le dire. Il vaut mieux que vous le sachiez.

L’expression d’Unorna devint froide en voyant qu’il abandonnait le ton des reproches et qu’il recommençait à parler de son amour pour elle.

– Oui, je vois votre intention, dit-il très tranquillement. Vous voulez me montrer par l’expression de votre visage que vous ne me donnez aucun espoir. C’est inutile après les choses que j’ai entendues et vues ici. Comment se fait-il que j’en aie été témoin ? C’est bien simple : je suis allé chez vous, pensant vous trouver seule ; je vous ai vue sortir, je vous ai suivie, je suis entré ici... j’ai tout entendu... et j’ai compris, car je connais votre pouvoir comme cet homme ne peut le connaître. Vous étonnez-vous que je vous aie suivie ? Me méprisez-vous ? Que m’importent maintenant votre étonnement et votre mépris ? L’amour est plus fort que la femme aimée et pour elle nous commettons sans rougir des bassesses qui nous font encourir sa haine si nous ne sommes pas aimés, et aimer plus tendrement si nous le sommes déjà. Vous me haïssez... alors méprisez-moi aussi, si vous voulez. Il est trop tard pour que je m’en soucie. Je vous ai suivie comme un espion, j’ai vu ce que je m’attendais à voir, j’ai souffert ce que je savais que je souffrirais. Vous savez que j’ai été absent pendant tout le mois dernier et que j’ai fait des milliers de lieues dans l’espoir de vous oublier.

– Et, pourtant, je me figurais vous avoir vu pendant tout ce mois, dit Unorna avec un cruel sourire.

– On dit que les esprits hantent les endroits où ils ont aimé, répondit Kafka sans s’émouvoir. Si cela est vrai, j’ai peut-être troublé vos rêves, et il se peut que vous m’ayez vu. Je suis revenu, brisé de corps et de cœur. Je crois que je suis revenu pour mourir ici. La vie me quitte ; mais avant qu’elle ne m’ait quitté tout à fait, je puis dire deux choses : d’abord que je vous connais enfin, et ensuite que, malgré l’horreur de savoir ce que vous êtes, je vous aime toujours.

– Voudriez-vous dire que je suis infâme ? demanda-t-elle avec un superbe dédain.

– Vous savez ce que vous êtes, mieux que je ne puis l’exprimer, mais non pas mieux, je vous le jure, que je ne le comprends. Je sais même la signification secrète de vos fureurs et de vos caprices. Je sais pourquoi vous êtes disposée à m’écouter avec tant de patience en cette entrevue suprême, en vous contentant de rire méchamment au récit de mes mortelles angoisses.

– Pourquoi ?

– Pour me faire souffrir davantage. Vous ne me pardonnerez jamais à présent, car vous savez que je sais, et cela seul est un péché irrémissible. Et je suis plus coupable encore, puisque j’ai l’audace de vous aimer alors que vous n’avez pas d’amour pour moi.

– Et vous n’avez rien trouvé de mieux que de venir récapituler devant moi vos méfaits ? C’est certainement original, si c est peu spirituel.

– L’esprit s’efface lorsque grandit l’amour, Unorna. Je ne mesure pas la grandeur de ma folie quand je considère la profondeur de mon amour, où se sont absorbés tout mon être et toute ma vie. À la dernière heure j’ai appris à le connaître, lui, puisque je sais ce que j’ai pu supporter. Oh ! je ne me plains pas ! N’ai-je pas dit bien des fois que je mourrais de bon cœur pour vous... et n’est-ce pas mourir pour vous que mourir par vous ? Une autre mort eût été trop facile pour vous prouver ma foi. Quand je vous regarde, je comprends qu’il y a en moi le cœur qui faisait les grands martyrs chrétiens...

Unorna se mit à rire.

– Voudriez-vous être martyr ? demanda-t-elle.

– Pas pour votre foi... mais pour la foi que j’ai eue autrefois en vous, et pour l’amour qu’aucun martyre ne saurait détruire. Oui... pour prouver cet amour, je souffrirais mille morts... et, pour obtenir le vôtre, j’accepterais la mort éternelle.

– Et vous l’auriez méritée. N’avez-vous pas déjà mérité de souffrir le martyre pour m’avoir guettée aujourd’hui, pour m’avoir suivie furtivement comme un voleur et comme un espion ?

– Je vous aime, Unorna.

– Et c’est pour cela que vous me soupçonnez d’un crime inimaginable..., que vous sortez de votre retraite et m’accusez de choses que je n’ai jamais faites et que je n’ai jamais songé à faire, entassant faussetés sur mensonges dans le but de me perdre aux yeux de quelqu’un qui a toute mon amitié et qui est mon ami ! Vous êtes insensé de vous mettre ainsi à ma merci, Israël Kafka.

– Insensé ?... Oui, et fou aussi ! Et ma folie est tout ce que vous m’avez laissé... Prenez-la... elle est à vous ! Vous ne pouvez pas détruire mon amour. Déclarez donc fausses mes paroles, niez donc vos actes ! Que tout soit faux en vous... ce n’est qu’une souffrance de plus et mon cœur n’est pas encore brisé. Il en supportera d’autres. Dites-moi que ce que j’ai vu n’était pas réel... que vous ne le faisiez pas dormir... là, dans cet endroit, devant mes yeux... que vous ne versiez pas votre amour dans ses oreilles endormies, que vous ne commandiez pas, n’imploriez pas, ne suppliiez pas... sans réussir ! Qu’est-ce que tout cela me fait, que vous disiez ou non la vérité ? Dites-moi qu’il n’est pas vrai que j’endurerais mille martyres pour l’amour de vous, telle que vous êtes, et si vous étiez mille fois pire que vous êtes ! Votre injustice, votre droiture, votre vérité, vos mensonges, vous-même enfin, tout est englobé dans l’amour que j’ai pour vous. Je vous aime toujours et je le dirai et ne cesserai de le dire... Ah ! vos yeux ! Je les aime aussi ! Conservez-moi en eux, Unorna... soit par haine, soit par amour... mais que ce soit par amour... oui... par amour... Unorna... Unorna adorée !

Ce cri sur ses lèvres... avec le même nom qu’il lui avait donné en d’autres temps... il fit un pas en avant, les bras étendus comme pour l’attirer à lui. Mais il était trop tard. Même pendant qu’il parlait encore, la mystérieuse influence d’Unorna l’avait subjugué.

Elle saisit les deux mains qu’Israël Kafka levait en l’air, le fit reculer et l’appuya contre la grande pierre. Tout ce qu’il y avait d’impitoyable dans la nature d’Unorna éclairait comme d’une froide lumière son visage pâle.

– Il y a eu jadis un martyr de votre race, dit-elle d’un ton cruel. Il se nommait Simon Abelès. Vous parlez de martyre ! Vous apprendrez ce que cela veut dire... quoique ce soit encore trop bon pour vous, qui espionnez la femme que vous dites aimer.

La rougeur fiévreuse de la passion disparut des joues d’Israël Kafka. Rigide, les bras tendus et la tête inclinée, il resta appuyé contre l’antique tombeau. Au-dessus de lui, comme levées vers le ciel pour une silencieuse supplication, se trouvaient les mains sculptées qui indiquaient le dernier lieu de repos d’un Kohn.

– Vous le saurez maintenant, dit Unorna. Car vous allez vraiment souffrir.

 

 

 

 

XV

 

 

La voix d’Unorna tomba du ton de la colère à un diapason plus bas. Elle parlait tranquillement et très distinctement comme pour imprimer chaque mot dans l’oreille de l’homme qui était en son pouvoir. Strannick écoutait aussi, ne comprenant pas bien d’abord, mais cédant lentement à l’influence qu’exerçait l’étrange créature. Enfin et soudain la vision apparut également devant lui, avec toutes ses scènes émouvantes, dans toute sa vérité et dans toute son horreur. Comme dans un rêve, les faits du passé défilèrent devant lui. Le lugubre champ de repos se peuplait de corps et de visages d’autres temps, les pierres tumulaires se levaient de terre et s’entassaient les unes sur les autres pour former de sombres maisons aux cours profondes, des rues obscures et de vénérables églises ; les arbres dénudés et tordus se rapetissaient, s’élargissaient, balançaient leurs branches comme des bras, retiraient leurs racines du sol pour s’en servir comme de pieds et se mettaient à marcher de tous côtés. Puis les nœuds, les bosses et les fentes qu’ils portaient devenaient des visages sombres, avides, à nez d’aigle, et le craquement et le mugissement des branches et des rameaux agités par la bise glaciale semblaient à ses oreilles des voix de vieillards parlant tous à la fois avec colère. Il y avait des changements soudains du jour à la nuit et de la nuit au jour. Dans de nombreuses salles, des hommes accroupis tenaient des conseils de sang, sous les faibles rayons d’une lampe vacillante. À l’incertain crépuscule d’hiver, des silhouettes enveloppées de manteaux guettaient des victimes au coin des rues. Aux yeux de Strannick, regardant et écoutant, Israël Kafka s’était transformé. Ce n’était plus l’homme aux bras étendus, le dos appuyé contre une tombe brisée, les yeux vitreux fixés sur le visage d’Unorna. C’était un jeune garçon de treize ans à peine, pâle, sérieux, et tout enveloppé d’un doux nimbe de lumière qui ne quittait pas sa personne. Il parcourait en compagnie d’autres enfants les vieilles rues familières de la ville, vêtu à la mode d’autrefois, parlant dans une langue compréhensible, mais ne ressemblant en rien au langage de nos jours, agissant dans une vie obscure et lointaine qui avait été jadis.

Strannick regardait, et, comme dans les rêves, il savait bien que ce qu’il voyait n’était pas réel ; il savait que les murailles, les rues, les maisons et les places publiques étaient construites avec des pierres funéraires qui, en réalité, étaient profondément enfoncées dans la terre, inébranlables, et incapables d’un mouvement spontané ; il savait que ces foules d’hommes et de femmes n’étaient pas des êtres humains, mais des arbres noueux et tordus enracinés dans la terre, et que le murmure de voix qui arrivait à son oreille n’était que le bruit des branches sèches secouées par le vent ; il savait qu’Israël Kafka n’était pas le jeune homme pâle qui glissait de place en place avec son halo lumineux ; il savait qu’Unorna était la source et l’origine de cette vision, que les conversations entrecroisées des personnages, tantôt du ton aigu des altercations orageuses, tantôt sifflantes en un chuchotement bas et animé, sortaient en réalité des lèvres d’Unorna et étaient rendues intelligibles par son accent, de même que le chœur de voix indistinctes provenait de l’agitation des arbres. C’était pour lui une hallucination dont il comprenait l’illusion et pénétrait le secret, mais elle était merveilleuse dans son genre et il était resté confondu dès le premier moment où elle avait commencé à se dérouler. En outre, il comprenait qu’Israël Kafka se trouvait dans un état différent de son état propre, qu’il souffrait toute la réalité d’une autre vie qui, pour Strannick, n’était qu’un rêve. Pour le moment, toutes ses facultés avaient une double perception des êtres et des sons, faisant clairement la distinction entre le fait et le mirage qui l’altérait et l’obscurcissait. Pour le moment, il comprenait que sa raison était éveillée, bien que ses yeux et ses oreilles pussent être endormis. Alors la lutte inégale entre les sens et l’intelligence cessait et, tout en conservant encore le sentiment vague que la source de tout ce qu’il voyait et entendait était dans le cerveau d’Unorna, il se laissait conduire rapidement d’une scène à l’autre, absorbé et mis hors de lui par l’horreur des actes qui s’accomplissaient devant lui.

Tout d’abord, en effet, la vision, bien qu’animée, avait paru sans but et sans signification définie. Les sombres profondeurs du quartier des Juifs de la ville s’étaient ouvertes, et c’était vers le soir. Des groupes nombreux d’hommes, vêtus de robes, courbés, barbus, malpropres, aux yeux de vautours, se pressaient les uns contre les autres sur une étroite place publique, parlant avec des voix brèves et stridentes, gesticulant des mains, des bras, de la tête et du corps, riant, s’épanouissant, babillant, des hommes au nez crochu, aux lèvres tombantes, tenant des bourses bien garnies dans des doigts osseux, secouant des mèches de cheveux gras qui sortaient de bonnets de fourrure graisseuse, lançant des regards à droite et à gauche avec des yeux vifs et brillants qui perçaient les ténèbres comme des lueurs d’éclair, se tirant les uns les autres par la manche, et avançant de longs doigts aux ongles crochus, deux, trois, quatre à la fois, totaux de comptes complexes rapidement établis, masse grouillante d’espèce humaine, rapace, grisée par le miroitement de l’or, et affolée par la crainte de le perdre, timide et pourtant dangereuse, empoisonnée d’avarice jusqu’aux moelles, redoutable par l’intelligence, infâme par le cœur, méprisable au point de vue esthétique, mais irrésistible par l’unité de son avidité,... les juifs de Prague, enfin, tels qu’ils étaient il y a deux cents ans.

Dans un coin de cette place obscure brillait comme une lueur au sein de laquelle était un jeune garçon, auprès d’une femme voilée, et la lumière, qui semblait s’attacher à lui, n’était pas le reflet de l’or. Il était très jeune. Son pâle visage rayonnait de toute l’antique beauté perdue de la race juive : les lèvres bien dessinées, unies, aux contours purs et fermes, le front aux larges pensées, les traits nobles, aquilins sans rappeler en rien, eux, ceux du vautour. Un visage, en un mot, comme celui que saint Etienne, diacre et premier martyr, aurait pu tourner vers les jeunes hommes qui déposaient leurs vêtements aux pieds de Saül, non encore converti.

Il restait là, contemplant la scène de la place du Marché, sans s’étonner, car rien de tout cela n’était nouveau pour lui ; sans montrer de mépris, car il n’éprouvait pas de haine ; sans colère, car il rêvait de paix. Il aurait seulement voulu que les choses fussent autres, voilà tout ; voir le courant remonter vers sa source et prendre de lui-même une nouvelle direction, voir l’énergie de sa nation dirigée vers de plus nobles buts. Il détestait l’or, il méprisait la basse poursuite dont cet or était l’objet et son poison lui faisait horreur ; mais il n’avait ni horreur, ni mépris, ni haine pour les hommes mêmes. Il voulait penser qu’en eux le vautour immonde se transformerait en une mue régénératrice, et purifié, enlevé sur de nobles ailes, redeviendrait comme autrefois l’aigle des montagnes.

Silencieux, il observa un long moment ce tableau populaire, puis il soupira et s’éloigna. Il portait des livres sous le bras, car il venait de l’école de la synagogue où, durant les jours courts de l’hiver, les rabbins enseignent à la jeunesse studieuse les mystères de la langue sacrée. La femme qui l’accompagnait était une des servantes de la maison paternelle chargée de protéger ses pas jusqu’au jour prochain où, sorti de l’enfance, il serait affranchi de cette surveillance domestique.

– Allons, dit-il à voix basse. L’air est lourd et chargé d’or. Je ne puis le respirer. Viens vite... là-bas !

– Où ? demanda la femme.

– Tu le sais bien, répondit-il.

Et tout à coup la légère lueur qui l’enveloppait devint plus vive et s’étendit derrière lui, en forme de croix.

Ils reprirent leur marche, côte à côte, rapidement et regardant souvent en arrière, comme s’ils craignaient d’être suivis. Il semblait à Strannick que c’était moins eux qui se déplaçaient que le décor de la ville qui successivement changeait. La foule des juifs affairés s’effaça et disparut, leurs voix aiguës se perdirent dans le lointain. Il y avait d’autres passants dans la rue, avec d’autres traits et des costumes différents, au port plus fier, aux manières plus dégagées, aux épaules larges, à la démarche martiale, avec des éperons aux talons et une épée au côté. La silhouette de la vieille synagogue se fondit dans l’air épais et changea d’aspect, puis reparut de nouveau sous de nouvelles formes constamment renouvelées. Tantôt ils passaient devant les murs d’un noble palais, tantôt sous une longue succession de voûtes basses, puis ils traversaient la vaste Grosse Ring au milieu de la ville – et tout à coup se trouvaient devant le porche richement sculpté de l’église de la Nativité, ce même portail que Strannick franchissait un mois auparavant à la poursuite de l’ombre fugitive qui ressemblait à Béatrice. Puis ils s’arrêtaient, regardaient à droite et à gauche et sondaient les coins obscurs d’un œil inquisiteur.

– Ta vie est dans ta main, dit la femme parlant tout près de l’oreille de l’enfant. Il est temps encore. Reviens avec moi. Allons-nous-en.

La mystérieuse clarté brilla sur le beau visage du jeune homme et, dans l’ombre, illumina sur ses lèvres un doux mais intrépide sourire.

– Que puis-je craindre ? demanda-t-il.

– La mort, répondit la femme d’une voix tremblante. Ils te tueront et ton sang retombera sur ma tête.

– Qu’est-ce que la mort ! fit-il en son lumineux sourire.

Et il se mit à gravir les marches du portail.

La femme inclina la tête en signe de soumission douloureuse, s’assura que son voile la cachait étroitement et le suivit. Ils entrèrent dans l’église, plus sombre, plus lugubre, moins riche dans ce temps-là que maintenant. Le jeune homme s’arrêta près du bassin de pierre taillée dans lequel était l’eau bénite, toucha la surface gelée du bout de ses doigts qu’il tendit vers sa compagne.

– Est-ce ainsi ? demanda-t-il.

Et le sourire céleste devint plus radieux encore, tandis qu’il faisait le signe de la croix.

La femme acquiesça de nouveau de la tête.

– Que cela ne retombe pas sur moi ! s’écria-t-elle avec ferveur. Pourtant, je voudrais qu’il pût en être ainsi pour toi et pour toujours.

– C est pour toujours, répondit le jeune homme.

Il s’avança et se prosterna devant le grand autel, et la douce lueur mystique s’étendit en nimbe au-dessus de sa tête. La femme s’agenouilla à quelque distance, les mains jointes et les yeux levés au ciel. L’église était sombre et silencieuse.

Un vieillard en robe de moine sortit de l’ombre du chœur et vint se placer derrière la balustrade de marbre d’où il considéra avec étonnement le jeune homme prosterné. Puis il ouvrit la grille basse et il descendit les trois marches.

– Que veux-tu ? demanda-t-il en se penchant vers l’enfant.

Simon Abelès, demeurant à genoux, se redressa à demi et leva ses yeux purs vers le visage du vieillard.

– Je suis juif. Je voudrais être chrétien. Je voudrais être baptisé.

– Ne crains-tu pas tes coreligionnaires ? demanda le moine.

– Je ne crains pas la mort, répondit simplement Simon.

– Viens avec moi.

Toute tremblante, la femme les suivit et tous trois se perdirent dans les ténèbres de la maison de Dieu. Après un long moment de silence une voix claire retentit soudain, disant :

Ego baptizo te in nomine Patris, et Filii, et Spiritus Sancti.

Bientôt la femme et le jeune homme reparurent sur le parvis, et, dans l’air glacial, le vieux moine se tenait sur le seuil, sous le porche sculpté ; ses mains amaigries, blanches au milieu de l’obscurité, se levèrent pour les bénir et ils continuèrent leur chemin.

Dans la vision mouvante, la lueur brillait plus vive encore et éclairait les rues sur leur passage. Alors, un nuage opaque masqua l’apparition, et Strannick comprit que des jours et des semaines s’écoulaient. De nouveau il vit le jeune homme s’acheminant rapidement vers l’église. La femme n’était pas avec lui, et il se croyait seul, ignorant que derrière lui deux sombres figures s’agitaient dans l’ombre, silencieuses, marchant sans bruit, enveloppées de longs vêtements. Il avançait toujours, dédaigneux de toute précaution, inaccessible à la crainte, insouciant du péril. Il entra dans l’église et les deux hommes se parlèrent vivement à voix basse, puis allèrent se cacher dans l’ombre des contreforts des murailles.

La vision s’obscurcit et un calme plein d’angoisse régna dans la nuit où s’estompait vaguement le portail clos de l’église. Attente longue et remplie de la muette horreur qu’inspire la certitude du drame imminent. L’étroite rue semblait déserte et, cependant, on y sentait la présence du mal, sous la forme invisible de ces deux hommes guettant dans l’ombre leur jeune victime pour la conduire au lieu de l’expiation. L’oppression de cette attente dans le silence et la solitude augmentait d’instant en instant au point de devenir insupportable.

Mais la porte s’ouvrit et le jeune homme parut avec le moine sous la sombre voûte. Le vieillard l’embrassa, le bénit, et, comme le néophyte s’éloignait, le suivit un moment des yeux. Puis il rentra et la lourde porte se referma.

Aussitôt les deux hommes quittèrent leur cachette et s’élancèrent sur le pavé inégal. Le jeune homme s’arrêta et se retourna ; il comprit. Ceux qui le saisissaient, chacun par un bras, étaient Lazare, son père, et Lévi, surnommé Courte-Main, le plus fort, le plus cruel et le plus implacable des jeunes rabbins. Leur étreinte était brutale et Lazare brandissait un grossier bâillon d’étoffe de laine, prêt à étouffer les cris du jeune homme s’il essayait d’appeler au secours. Mais celui-ci, très calme, ne songeait pas à leur résister.

– Que voulez-vous ? demanda-t-il.

– Et toi, que vas-tu faire dans une église chrétienne ? demanda Lazare d’une voix sourde et farouche.

– Ce qu’y font les chrétiens, puisque je suis chrétien, répondit l’adolescent sans s’émouvoir.

Lazare, sans un mot, frappa de sa rude main l’enfant au visage, si violemment que le sang jaillit.

– Pas ici ! s’écria Lévi en jetant autour de lui des regards inquiets.

Ils l’entraînèrent rapidement par des ruelles sombres et étroites. Simon, loin de se révolter, faisait de son mieux pour suivre le large pas du brutal Lévi et n’exhalait même pas un murmure aux coups que, dans les passages sombres, lâchement et sournoisement, lui portaient les deux juifs. Et pourtant, comme il fallait encore de longues minutes avant de quitter les quartiers chrétiens de la ville, un seul appel à l’aide et quelques mots aux libérateurs survenus eussent ameuté une foule de gens furieux qui auraient fait payer de leur vie aux bourreaux leurs atroces projets. Mais Simon Abelès ne proféra pas un cri. Il ne redoutait pas la mort, et allait héroïquement au-devant du supplice, quel qu’il dût être. Les deux hommes et l’enfant avançaient toujours, et, dans la vision, le chemin qu’ils suivaient semblait marcher plus rapidement qu’eux, de sorte que, malgré la hâte de leur marche, ils restaient toujours en vue. Le quartier chrétien fut enfin franchi, et devant eux pendait la chaîne d’une des portes qui donnent accès dans la cité israélite. La sentinelle barbue regarda passer, avec un ricanement et un juron, le martyr et ses bourreaux. Même alors, sur un seul mot de merci, le soldat chrétien, du bout de sa lourde hallebarde, eût brisé le bras de Lévi et couché le père infâme dans la poussière. Ce mot, l’enfant ne le prononça pas. Ils continuèrent leur interminable course, passant par des chemins nauséabonds, par des cours étroites et des passages tortueux jusqu’à une porte cochère basse et sombre. Encore une fois la vision s’obscurcit, ne laissant plus voir qu’une rue déserte, sur laquelle, dans le vague de la nuit presque close, pesa un moment un lourd et pénible silence.

Puis la maison s’éclaira, mais ce ne fut qu’un instant, car, l’une après l’autre, chaque fenêtre fut fermée, verrouillée et barrée à l’intérieur. Le silence reprit encore au point que l’oreille s’y accoutuma et put percevoir des sons lointains provenant des profondeurs de la maison ; mais les murs ne s’ouvrirent pas, et la scène ne changea pas. Un bruit sourd, horrible à entendre, sembla monter d’une cave, bientôt suivi d’un autre, puis d’un autre encore... C’était bien là le bruit mat de coups violents frappés sur un corps humain. Alors, un temps d’arrêt.

– Veux-tu renier ? demanda la voix de Lazare.

Kyrie eleison, Christe eleison !

Telle fut la réponse vaillante et nette.

– Frappe donc, Lévi, et que ton bras soit fort.

Et, de nouveau, le bruit des coups réguliers, impitoyables, monta des entrailles de la terre.

– Te repens-tu ?... Renies-tu ?... Renonces-tu ?...

– Je me repens de mes péchés... Je renonce à vos voies... Je crois au Seigneur...

Le nom sacré ne fut pas prononcé. Un gémissement étouffé, comme celui de quelqu’un qui perd connaissance au milieu d’atroces tortures, et ce fut tout.

– Frappe, Lévi, frappe !

– Non, répondit le vigoureux rabbin, cet enfant va mourir. Laissons-le là cette nuit. Il se peut que le froid et la faim soient plus puissants que les coups, quand il sera revenu à lui.

– Soit, puisque tu le veux, répondit le père comme à contrecœur.

Tout redevint silencieux. Bientôt les rayons de lumière cessèrent de briller à travers les fentes des volets intérieurs et le sommeil tomba sur le quartier des juifs. Cependant, pour Strannick, la scène virtuelle ne changea pas. Après un long silence, une voix jeune et claire se fit entendre.

– Seigneur, si c’est votre volonté que je meure, accordez-moi la grâce de tout supporter en votre nom, faites que moi, indigne, je puisse endurer dans ce corps d’argile les châtiments que mérite mon âme pécheresse. Et si c’est votre volonté que je vive, faites que ma vie serve à votre gloire.

La voix se tut et le nuage du temps qui s’écoulait descendit sur la maison, puis se releva à diverses reprises. Et chaque fois la même voix se faisait entendre, ainsi que le bruit des coups, les horreurs de la torture, mais la voix de l’enfant, toujours aussi vaillante, était plus faible chaque nuit.

– Je crois, répétait-elle invariablement. Faites ce que vous voudrez. Mon corps est à vous ; mais, contre ma foi, vous ne pouvez rien.

Ainsi passaient les jours, ainsi passaient les nuits ; et, quoique la voix du martyr devînt de plus en plus faible, sa prière montait vers Dieu d’une âme toujours plus haute dont les angéliques accents dominaient les efforts des bourreaux impuissants à les réprimer, et en appelait d’eux au tribunal de Dieu Tout-Puissant.

Tous les jours aussi, les rabbins et les anciens se rassemblaient le soir devant la maison de Lazare, discutant avec lui des moyens à employer pour briser la miraculeuse résistance à la douleur de cet enfant et le ramener, soumis, à la synagogue. Lévi Courte-Main, de qui la voix faisait autorité, affirmait qu’il n’était pas à court d’interventions nouvelles pour torturer ce corps si frêle et se vantait que la puissance de son bras arriverait à triompher de cette opiniâtreté sans exemple. Quelques-uns des rabbins hochaient la tête.

– Il est possédé du démon, disaient-ils. Il mourra et ne se repentira pas.

Mais d’autres approuvaient d’un signe de tête en caressant leurs barbes malpropres et disaient que, lorsque cet insensé aurait été bien châtié, le mauvais esprit sortirait de lui.

Une fois encore, le nuage du temps écoulé descendit et se releva. Puis les murs de la maison s’ouvrirent et laissèrent voir, dans une salle basse et voûtée, une table noire autour de laquelle sept rabbins étaient assis. Il faisait nuit et une unique lampe fumeuse était allumée, suspendue à la voûte par des fils de fers noircis. Au premier rang des rabbins était Lazare. Leurs mains crochues aux ongles longs comme des griffes s’agitaient avec inquiétude, et dans leurs yeux de vautour couvait un feu sinistre. Penchés en avant et se parlant à voix basse, les mèches de leurs cheveux luisants pendaient de leurs bonnets graisseux et se balançaient à chaque mouvement de leurs têtes. Lévi Courte-Main n’était pas parmi eux. De temps en temps, le murmure de leurs voix était scandé par le bruit de coups de marteau accompagné des plaintes du bois travaillé dans une salle voisine.

– Il ne s’est pas repenti, dit Lazare sans bouger de sa place. Ni les coups répétés, ni le froid, ni la faim, ni la soif ne l’ont ramené dans le droit chemin. Il est écrit qu’il sera retranché de sa nation.

– Il en sera exclu, répondirent les rabbins d’une seule voix.

– Il est juste et raisonnable qu’il meure, continua le père. Allons-nous le livrer aux chrétiens pour que sa vie au milieu d’eux proclame notre honte dans le monde entier ?

– Nous ne le leur livrerons pas ! dit l’homme noir.

Un mauvais sourire erra de visage en visage, ainsi qu’une mouche lumineuse voltige d’arbre en arbre dans la nuit, comme si l’esprit du mal les avait touchés tour à tour.

– Nous ne le leur livrerons pas, répétèrent-ils encore.

Lazare sourit aussi, en signe d’assentiment, et inclina un peu la tête avant de parler.

– J’obéis à votre jugement. C’est à vous de commander et à moi d’obéir. Si vous dites qu’il faut qu’il meure, il mourra. C’est mon fils. Prenez-le. Notre père Abraham n’a-t-il pas mis Isaac sur l’autel pour l’offrir en sacrifice au Seigneur ?

– Qu’il meure ! dirent les rabbins.

– Qu’il meure donc, répéta Lazare. Je suis votre serviteur. C’est à moi d’obéir.

 

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– Et c’est ici qu’il repose, acheva Unorna, le jeune enfant de votre race qui a été fidèle jusqu’à la mort. Avez-vous souffert ? Avez-vous pendant cette heure compris la signification de ces grands mots dont vous avez osé vous servir avec moi ? Savez-vous à présent ce que c’est que d’être martyr, de souffrir pour ce que l’on croit, de périr dans les souffrances ? Vous êtes debout sur le lieu même où il repose, vous avez éprouvé à un faible degré une partie de ce qu’il a dû éprouver. Vous vivez. Prenez garde. Si vous me mettez encore une fois en colère, votre vie ne sera pas épargnée.

Toutes les visions avaient disparu. De nouveau le désert de tombes, les arbres rabougris et tordus reparurent, sauvages et désolés comme avant. Strannick se réveilla et vit Unorna debout près du corps étendu inanimé d’Israël Kafka. Comme délivré soudain d’un charme magique, il s’élança d’un bond et s’agenouilla pour essayer de rappeler à la vie le jeune homme privé de connaissance en lui frottant les mains et en lui frictionnant les tempes.

 

 

 

 

XVI

 

 

Strannick jeta un regard sur Unorna et ne comprit rien à l’expression de haine implacable empreinte sur ses traits. Puisque Israël Kafka était un fou, c’était un être digne de pitié, dont il fallait prendre soin, que l’on devait surveiller sans doute, mais que l’on n’avait assurément pas le droit de maltraiter. Quoique les souvenirs de la scène dont il avait été témoin fussent bien confus dans sa mémoire de demi-inconscient, Strannick commença à se rendre compte que le jeune Hébreu s’était vu imposer de souffrir presque au-delà de ce que la nature humaine pouvait endurer. Autant qu’il lui était possible d’en juger, la faute d’Israël Kafka consistait en son amour pour une femme qui ne le lui rendait pas, et son plus grand méfait paraissait avoir été son intervention subite dans une entrevue dont Strannick ne se rappelait cependant rien qui ne pût être répété devant tout le monde.

Pendant le dernier mois, il avait vécu d’une vie d’indolence physique et mentale où s’étaient endormis et ses facultés sensitives et ses plus puissants instincts. À son insu, la source principale de toute pensée et de toute action avait été supprimée de son existence en même temps que le souvenir. Pendant des années il avait vécu, agi et erré sur la terre pour obéir à une idée dominante. Par une magie à laquelle il ne comprenait rien, cette idée avait été annihilée, momentanément, sinon pour toujours, et la conséquence immédiate avait été la cessation de tout intérêt à quoi que ce soit et de tout désir d’action personnelle. La brusque suspension de son ancien état oublié d’anxiété, d’inquiétude, de souffrance mentale avait profité à l’homme physique, mais, en revanche, plongé l’intelligence dans une apathie presque complète.

Or, la soudaine sensation d’une grande cruauté et d’une injustice plus grande encore avait réveillé cet homme qui, pendant tant de jours, avait vécu dans le détachement absolu de tout ce qui concernait l’humanité au sein et, pourtant, en dehors de laquelle il respirait. Comprenant qu’Israël Kafka ne pouvait être immédiatement rappelé à lui, il se releva et s’interposa entre Unorna et sa victime inanimée.

– Vous tuez cet homme au lieu de le sauver, dit-il. Son crime est de vous aimer, dites-vous ?... Est-ce une raison pour employer toutes vos forces pour le perdre de corps et d’esprit ?

– Peut-être, répondit Unorna d’un ton calme, quoiqu’un éclat dangereux brillât dans ses yeux étranges.

– Non. Ce n’est pas une raison, répondit Strannick d’un air décidé auquel Unorna n’était pas habituée. Keyork m’a dit que cet homme est fou. Cela se peut. Mais il vous aime et mérite votre pitié.

– Ma pitié ! s’écria Unorna avec un rire cruel. Vous avez entendu ce qu’il a dit... Vous-même vouliez lui imposer silence. Vous ne l’avez pas pu. Je l’ai fait... et efficacement encore.

– Quel que soit réellement votre art, vous vous en servez mal et cruellement. Il n’y a qu’un instant j’ai été moi-même aveuglé. Si j’avais compris clairement pendant que vous parliez, que vous faisiez souffrir intérieurement à ce pauvre garçon l’horrible agonie que vous avez dépeinte, je vous aurais empêchée de poursuivre. Vous m’avez fermé les yeux, de même que vous l’avez dominé. Mais je ne suis plus aveuglé à présent, et je vous déclare que vous ne le tourmenterez pas davantage.

– Et comment m’en auriez-vous empêchée ? Comment pourriez-vous encore le faire maintenant ? demanda Unorna.

Strannick la considéra en silence pendant quelques instants. Il y avait sur son visage une expression qu’elle n’y avait encore jamais vue. Debout devant elle, il la regardait du haut de sa grande taille. Ses sourcils épais étaient froncés, ses yeux froids et impénétrables et tous ses traits exprimaient la puissance.

– Par la force, s’il le faut, répondit-il très tranquillement.

La femme qu’il avait devant lui n’était pas de celles qui ont peur ou qui cèdent. Elle soutint hardiment son regard. N’y avait-il pas une demi-heure à peine qu’elle l’avait tenu, esclave inconscient, sous l’effort de sa volonté ? Elle était prête à recommencer la lutte, tout en se rendant très bien compte, cependant, qu’un changement s’était opéré en lui.

– Vous parlez d’employer la force contre une femme ! s’écria-t-elle dédaigneusement. Voilà qui est bien brave, en vérité !

– Vous n’êtes pas une femme Vous êtes l’incarnation de la cruauté. Je l’ai vu.

Ses yeux étaient froids et sa voix rude. Unorna éprouva une vive douleur et se mit à trembler comme si un frisson glacé l’eût saisie. Si tout était mauvais, cruel, et faux dans sa nature sauvage, son amour pour cet homme était sincère, passionné et patient. Elle ne l’aimait que davantage pour l’énergie qu’il commençait à montrer et pour son opposition résolue. Les paroles qu’il avait prononcées l’avaient blessée comme il ne s’en doutait guère, ignorant que, seul entre tous les hommes, il avait le pouvoir de la blesser.

– Qu’en savez-vous si je suis cruelle ? répondit-elle. Et comment le sauriez-vous ?

– J’en sais assez, dit-il.

Le regard d’Unorna s’éteignit en voyant Strannick s’éloigner d’elle froidement et s’agenouiller de nouveau auprès d’Israël Kafka.

Il souleva cette tête pâle et la soutint sur son genou ; puis, examinant anxieusement le visage, il souleva les paupières avec son doigt comme pour se convaincre que le jeune homme n’était pas sur le point de rendre l’âme. Il semblait, en effet, bien bas, le malheureux, avec ses bras étendus, ses doigts crispés, et sa respiration qui n’était plus qu’un souffle spasmodique. Hélas ! en un tel lieu, sans secours, sans un cordial à lui verser entre les lèvres, comment Strannick pouvait-il espérer le rappeler à la vie ?

Unorna se tenait à l’écart sans un regard pour les deux hommes. Que lui importait que Kafka vécût ou mourût ? Ne souffrait-elle pas, elle aussi, et plus qu’elle n’avait jamais souffert ? Strannick lui avait dit qu’elle n’était pas une femme, elle dont toute la nature de femme l’adorait. Il lui avait dit qu’elle était l’incarnation de la cruauté et c’était vrai ; mais c’était son amour pour lui qui la rendait ainsi cruelle pour les autres. Pouvait-il deviner, cet homme, adoré à son insu, la rage qui s’était emparée d’elle contre cet Israël Kafka, témoin de ses transports passionnés et vains et qui l’avait insultée de son mépris ? Quelle femme, en un pareil moment, ne se fût transformée en lionne ? Était-il possible que sa haine pour l’homme qui l’aimait ne s’affolât pas de tout son amour pour celui qui ne l’aimait pas ? Si elle eût possédé quelque moyen de torture pour l’âme, plus terrible que ceux inventés contre le corps aux âges de la barbarie, n’eût-elle pas été excusable d’en faire usage ? Israël Kafka, odieux déjà par son importun amour, n’était-il pas coupable vis-à-vis d’elle du plus grand de tous les crimes, celui d’avoir été témoin de sa honte et de sa défaite ? Elle détournait obstinément le regard dans sa peur de se perdre à jamais aux yeux de Strannick, car elle sentait que la seule vue de sa victime la ferait se jeter sur elle pour essayer de l’achever de ses propres mains.

Elle entendit alors des pas sur le sentier glacé et, s’étant vivement retournée, elle aperçut Strannick qui, le corps de Kafka dans les bras, se dirigeait rapidement vers l’entrée du cimetière. La quitter ainsi, lui, sans un mot ! File devint plus blanche que la neige qui couvrait les pierres des tombes, hésita, puis s’élança pour le rejoindre. Strannick, l’entendant, pressa le pas, sans paraître gêné par son fardeau. Mais Unorna était aussi agile que forte.

– Arrêtez ! s’écria-t-elle en posant la main sur le bras de Strannick... Arrêtez !... Écoutez-moi !... Ne me quittez pas ainsi !...

Mais il ne s’arrêta pas et se dirigea avec plus de hâte encore vers la porte. Elle se cramponnait à son bras et le suppliait, haletante. Elle sentait que, s’il parvenait à la quitter, alors, ce serait pour toujours.

Ah ! comme, en ce moment même, sa haine pour Kafka lui paraissait peu de chose. Il allait la quitter, celui qu’elle aimait si éperdument, et elle était prête à tout... à tout, plutôt que de le perdre.

– Attendez ! cria-t-elle encore. Je le sauverai... Je vous obéirai... Je serai bonne pour lui... Ne comprenez-vous pas qu’il mourra dans vos bras si vous ne me laissez pas vous aider ? Oh ! pour l’amour du ciel, attendez une minute..., rien qu’une minute !

Elle s’était jetée en travers du chemin de Strannick et essayait de lui arracher Kafka des bras, afin qu’il fût obligé de s’arrêter.

– Laissez-moi passer, s’écria-t-il en faisant un nouvel effort pour avancer. Mais elle s’attacha à lui avec tant de sauvage énergie qu’elle parvint à l’immobiliser.

– Non... je ne vous laisserai pas partir. Vous ne pouvez rien faire pour lui sans moi, vous ne ferez que le tuer, comme je l’aurais fait il y a un instant...

– Et comme vous le feriez encore à présent, si je vous laissais agir à votre gré, dit-il durement.

– Par tout ce qu’il y a de plus sacré dans le ciel, je le sauverai... il ne se souviendra même plus... je le jure...

– Ne jurez pas. Je ne vous croirais pas.

– Vous me croirez quand vous me verrez... Vous me pardonnerez... Vous comprendrez...

Sans lui répondre, étreignant plus fermement encore le corps insensible du jeune juif, Strannick fit un violent effort qui lui permit d’avancer d’un ou deux pas. Le pied d’Unorna glissa sur le sol gelé, et elle serait tombée si ses mains crispées n’eussent été attachées à lui de toute la force de son désespoir. La voyant en danger de se blesser, il n’osa pas user, pour se dégager, de toute sa force, et s’arrêta indécis.

Unorna bondit devant lui, palpitante, le visage aussi blanc que celui d’un mort.

– Il faudra me tuer, dit-elle, car, moi vivante, vous ne l’emporterez pas ainsi. Tenez-le dans vos bras, si vous voulez, mais laissez-moi lui parler.

– Et qui me garantit que vous ne lui ferez pas de mal, le haïssant comme vous le haïssez ?

– Ne suis-je pas à votre discrétion ? Si je vous abuse, ne pouvez-vous faire de moi ce que vous voudrez, même si j’essaye de vous résister, ce que je ne ferai pas ? Retenez-moi, si vous voulez, de peur que je ne vous échappe, et si Israël Kafka ne reprend pas ses forces et sa connaissance, alors emmenez-moi avec vous et livrez-moi à la justice comme sorcière... comme assassin, si vous voulez.

Strannick garda un instant le silence. Puis il se rendit compte que ce qu’elle disait était vrai. Elle était en son pouvoir.

– Faites-le revenir à lui si vous pouvez, dit-il.

Unorna posa ses mains sur le front de Kafka et, se penchant sur lui, murmura à son oreille des paroles inintelligibles, même pour l’homme qui le portait. Le mystérieux changement d’état du sommeil hypnotique à la vie normale fut presque instantané. Le jeune homme ouvrit les yeux et regarda d’abord Unorna, puis Strannick. Il n’y avait ni douleur ni colère dans son regard, mais seulement une expression de profond étonnement. Un moment après, ses membres reprirent leur vigueur, il se mit debout et passa sa main sur ses yeux comme s’il eût essayé de se rappeler ce qui s’était passé.

– Comment suis-je venu ici ? demanda-t-il très surpris. Que m’est-il arrivé ?

– Vous vous êtes évanoui, dit Unorna tranquillement. Vous vous souvenez que vous étiez très fatigué après votre voyage ? La course a été trop longue pour vous. Nous allons vous ramener chez vous.

– Oui... oui... je dois m’être évanoui. Pardonnez-moi... cela m’arrive quelquefois.

Il avait évidemment repris la complète possession de lui-même, et c’est avec une curiosité à peine inquiète que ses regards allaient de l’un à l’autre de ses compagnons, tandis que tous les trois se dirigeaient vers la sortie de la nécropole. Unorna évitait ses yeux et paraissait très attentive à regarder les pierres tumulaires irrégulières qui se trouvaient sur leur chemin.

L’intention de Strannick avait été de se débarrasser d’elle dès que Kafka aurait repris ses sens ; mais il n’était pas préparé à un changement si soudain. Il se voyait tout à coup dans l’impossibilité d’échanger un seul mot avec elle sans éveiller les soupçons du jeune homme et il n’était nullement sûr que la première émotion ne produirait pas brusquement un effet dangereux. Il ne se doutait même pas de l’étendue du changement opéré par les paroles d’Unorna. Que Kafka eût oublié à la fois et sa propre conduite et l’effroyable vision qu’Unorna lui avait imposée, c’était évident, mais il ne s’ensuivait pas qu’il eût cessé de l’aimer. Effectivement, pour quiconque n’est qu’insuffisamment initié aux lois étranges de l’hypnotisme, une semblable modification de l’être semblait complètement impossible. Lui, à qui dans un moment on avait fait totalement oublier la passion dominante de toute sa vie, eût été le dernier à admettre la possibilité de la chose, tant était absolue son ignorance de la transformation morale qu’il avait subie.

En présence du dilemme posé par la soudaine résurrection du jeune Israélite, Strannick ne pouvait faire autrement que de se laisser guider par les circonstances. Il ne voulait pas abandonner Kafka seul avec son ennemie, et il ne voyait aucun moyen d’échapper à la société de celle-ci tant qu’il lui plairait de la leur imposer à tous deux. Il supposait qu’Unorna s’en rendait compte comme lui, et il se préparait à saisir la première occasion propice, pour sortir de cette situation tendue.

Mais Unorna s’absorbait en des pensées bien différentes. De temps en temps, elle lui jetait un regard à la dérobée, et constatait toujours la même sévérité et la même froideur. Elle avait tenu parole pourtant, mais lui ne s’était pas attendri. Une terrible anxiété s’empara d’elle. Il était possible, même probable, qu’il l’éviterait désormais. Elle était allée trop loin. Elle n’avait pas assez compté avec une nature comme la sienne, capable d’être poussée à une colère implacable par pure sympathie pour la souffrance d’autrui. Lorsqu’elle l’avait senti enfin, elle avait pensé qu’il suffirait que ces souffrances fussent oubliées par celui auquel elles avaient été infligées, pour que se calmât cette colère, et elle ne pouvait comprendre l’horreur qu’il éprouvait pour elle et pour son odieuse cruauté. Elle était entrée dans le cimetière avec la conscience de son énergique volonté et de ses mystérieuses facultés, sûre de la victoire, certaine qu’ayant sacrifié son orgueil et s’étant assez abaissée pour commander ce qui aurait dû venir de lui-même, elle verrait le visage de Strannick changer, et entendrait l’accent de la passion dans sa voix calme. En cela, elle avait complètement échoué. De plus, non seulement elle avait essuyé la honte d’être surprise et méprisée par Kafka, mais voilà qu’elle perdait jusqu’à cette amitié de l’homme aimé, sur laquelle elle avait tenté follement de bâtir un amour artificiel. En arrivant à la porte du cimetière, Unorna n’était pas loin de s’abandonner sans retour au désespoir.

Un petit garçon juif, aux lèvres rouges et bouffies et au nez déjà busqué, musait près de cette porte. Strannick lui commanda d’aller chercher une voiture.

– Deux voitures, dit vivement Unorna.

Le petit garçon partit en courant.

– Je retournerai seule chez moi, ajouta-t-elle. Vous pouvez vous en aller ensemble.

Strannick inclina la tête en signe d’assentiment ; mais il ne dit rien. Les yeux noirs d’Israël Kafka s’arrêtèrent un moment sur Unorna.

– Pourquoi ne pas partir ensemble ? demanda-t-il.

Unorna tressaillit légèrement, et se retourna comme pour répondre vertement. Mais elle se contint, car Strannick avait les yeux fixés sur elle. C’est à lui qu’elle s’adressa au lieu de répondre à Kafka.

– C’est le meilleur arrangement... ne trouvez-vous pas ? demanda-t-elle.

– Tout à fait.

– Je serai contente que vous m’apportiez de ses nouvelles, dit-elle en regardant Kafka.

Strannick garda le silence comme s’il n’avait pas entendu.

– Avez-vous souffert ?... Avez-vous senti que vous souffriez ?... demanda-t-elle au jeune homme d’un ton de sympathie et de sollicitude.

– Non. Pourquoi me demandez-vous cela ?

Unorna sourit et regarda Strannick avec intention. Il n’eut pas l’air de la voir. Au même moment, deux voitures parurent et s’arrêtèrent au bout de l’étroite allée qui conduit de la rue à l’entrée du lieu de repos. Tous trois s’avançaient ensemble. Kafka prit les devants et ouvrit la portière d’une des voitures pour y faire monter Unorna. Strannick, toujours inquiet pour la sécurité du jeune homme, eut l’air de vouloir prendre sa place ; mais Kafka se tourna vivement vers lui, et presque d’un ton de défi :

– Permettez, dit-il. J’étais là avant vous.

Strannick se retira poliment et souleva son chapeau. Unorna lui tendit la main. Ne pouvant publiquement la refuser, il la prit d’un air froid.

– Vous me donnerez des nouvelles, n’est-ce pas ? dit-elle. Je suis inquiète pour lui.

Il leva un peu les sourcils, et laissa retomber la main de la jeune femme.

– Vous en aurez, dit-il.

Kafka aida Unorna à monter en voiture. Elle le retint par la main, et, de façon que Strannick ne pût entendre :

– Je suis inquiète pour vous, dit-elle tout bas avec beaucoup de bienveillance. Faites qu’il vienne lui-même me dire comment vous vous portez.

– Certainement... si vous le lui avez demandé...

– Il me déteste, murmura vivement Unorna. À moins que vous ne l’obligiez à venir, il ne m’enverra pas de message.

– Alors, laissez-moi venir moi-même... je vais parfaitement bien...

– Chut... Non !... répondit-elle avec précipitation. Faites comme je dis... Cela vaudra mieux pour vous... et pour moi. Adieu.

– Vos paroles sont ma loi, dit Kafka en se retirant.

Ses yeux étaient brillants et ses joues amaigries s’étaient subitement colorées. Il y avait longtemps qu’elle ne lui avait parlé avec tant de bonté. Un rayon d’espoir entrait dans sa vie.

Strannick remarqua cette expression et l’interpréta exactement. Il comprit que pendant ce court instant Unorna avait trouvé le temps de faire quelque méchanceté. La voiture de celle-ci s’éloigna et laissa les deux hommes libres de monter dans celle qui leur était destinée. Kafka donna au cocher l’adresse de sa demeure. Puis il s’enfonça dans un coin, épuisé et avec le sentiment de son extrême faiblesse. Un court silence suivit.

– Vous avez besoin de repos, dit Strannick en le regardant avec curiosité.

– En effet, je suis très fatigué, sinon véritablement malade.

– Ce que vous avez souffert aurait fatigué les plus forts.

– J’ai souffert, dites-vous ?... Comment ?... demanda Kafka. J’ai oublié ce qui est arrivé. Je sais que j’ai suivi Unorna dans le cimetière. J’étais allé chez elle, et je vous ai vus ensuite ensemble. Je ne lui avais pas parlé depuis mon retour de mon long voyage, c’est-à-dire depuis ce matin. Dites-moi ce qui s’est passé. M’aurait-elle endormi ? Je ressens ce que j’ai déjà ressenti lorsque je m’étais imaginé qu’elle m’avait hypnotisé.

Strannick le regarda avec surprise.

Cette question était faite aussi naturellement que si elle se rapportait à une circonstance journalière et sans aucune importance.

– Oui, répondit-il. Elle vous a endormi.

– Pourquoi ?... Savez-vous ?... Si elle m’a fait rêver à quelque chose, je l’ai oublié.

Strannick hésita un moment.

– Je ne puis répondre à votre question, dit-il enfin.

– Ah !... elle m’a dit que vous la haïssiez, dit Kafka tournant ses yeux noirs vers son compagnon. Mais pourtant, ajouta-t-il, ce n’est pas une raison pour que vous ne me disiez pas ce qui s’est passé.

– Pour répondre sans mentir, il me faudrait dire... ce que je n’ai pas le droit de confier à un étranger... et que je ne pourrais même confier a un ami.

– Il est inutile de m’épargner...

– Cela pourrait vous sauver.

– Alors, dites-le..., quoique je ne sache pas de quel danger je puisse être menacé. Mais je puis le deviner peut-être. Me conseilleriez-vous de renoncer à essayer d’obtenir son amour ?

– Précisément. Je n’ai pas besoin d’en dire davantage.

– Au contraire, dit Kafka avec une énergie subite, quand on donne un semblable conseil à un étranger, on est obligé d’en donner aussi les raisons.

Strannick le regarda d’un air calme en même temps qu’il lui répondait :

– On n’a pas besoin de donner de raison pour sauver la vie d’un autre. La vôtre est en danger.

– Je vois que vous la haïssez, ainsi qu’elle me l’a dit.

– En cela vous vous trompez tous les deux. Je ne suis pas amoureux d’elle et j’ai cessé d’être son ami. Quant à mon intérêt pour vous, il n’a même pas la prétention d’être amical... C’est celui que tout homme peut éprouver pour son semblable et que tout homme éprouverait après avoir vu ce que j’ai vu cet après-midi.

Strannick était, dans sa tenue correcte comme dans sa façon de s’exprimer, un parfait homme du monde. Le ton calme, autant que la valeur mesurée de ses paroles firent impression sur le jeune Morave, dont le sang bouillant connaissait peu la contrainte et moins encore la prudence ; avec l’instinct si fin de sa race pour deviner les caractères, il comprit tout à coup que son compagnon était à la fois généreux et désintéressé. Un élan de confiance suivit de près cette conviction spontanée.

– Si je dois perdre son amour, j’aimerais presque mieux perdre aussi la vie et de sa main, dit-il avec feu. Vous me prémunissez contre elle. Je sens que vous êtes sincère, et je vois que vous êtes sérieux. Je vous en remercie. Si je suis en danger, n’essayez pas de me sauver. J’ai vu son visage il n’y a qu’un moment, et elle m’a parlé. Je ne puis croire qu’elle médite ma perte.

Strannick gardait le silence. Il se demandait si c’était son devoir de faire ou de dire davantage. Unorna était une femme versatile. Elle aimerait peut-être cet homme le lendemain. Mais Israël Kafka était trop jeune pour laisser tomber la conversation. Comme un enfant, il attendait confidence pour confidence, et fut surpris de la muette réserve de son compagnon.

– Que m’a-t-elle dit pendant que j’étais endormi ? demanda-t-il après une courte pause.

– Avez-vous jamais entendu raconter l’histoire de Simon Abelès ? demanda Strannick répondant indirectement par une question.

Kafka fronça le sourcil, et se retourna vivement.

– Simon Abelès ?... C’était un jeune renégat hébreu. Son père le tua. Il est enterré dans l’église de la Nativité. Pourquoi parler de lui ? Quel rapport a-t-il avec Unorna ou avec moi ? Je suis juif moi-même. Le temps n’est plus où nous autres juifs devions cacher nos têtes. Je suis fier d’être de ma race, et je ne serai jamais chrétien. Quel rapport entre moi et ce Simon Abelès ?

– Aucun, maintenant que vous êtes éveillé.

– Mais quand je dormais ?... Elle me l’a fait voir peut-être ?...

– Elle vous a fait vivre sa vie. Elle vous a fait souffrir tout ce qu’il a souffert...

– Vous dites ?... s’écria Israël Kafka d’une voix haute et irritée.

– Ce que je dis, répondit tranquillement Strannick.

– Et vous n’êtes pas intervenu ?... Vous ne l’avez pas arrêtée ?... Non... bien entendu... j’oubliais que vous êtes chrétien.

Strannick le regarda avec surprise. L’idée qu’Israël Kafka pût être un homme aux profondes convictions religieuses, un Hébreu fanatique, et que ce qui exciterait le plus son ressentiment serait que pendant son sommeil Unorna lui eût fait jouer le rôle et souffrir le martyre d’un converti au christianisme, cette idée ne lui était pas venue. Or, c’est exactement ce qui avait lieu. Kafka aurait tout supporté de la main d’Unorna, tout, et sans se plaindre, même jusqu’à la mort ; mais sa colère ne connut plus de bornes à l’idée qu’elle avait joué avec ce qui lui était le plus sacré, qu’elle avait arraché de ses lèvres le reniement de la foi de sa race et la confession de la foi chrétienne, peut-être les paroles mêmes du Credo détesté. L’Israélite moderne de l’Europe occidentale serait probablement sceptique en pareil cas, et ne penserait pas devoir ajouter plus d’importance à une suggestion hypnotique qu’à des paroles dites dans le délire de la fièvre ; mais le juif de l’Orient, moins civilisé, est un être différent et d’âme plus ardente et plus forte. Israël Kafka, type absolu et supérieur de sa race, sentit aussitôt son sang bouillonner sous l’insulte. Strannick vit et comprit, et se prit à l’estimer, comme ces champions de croyances opposées, qui se saluent avec un mutuel respect, même à l’instant d’en venir aux mains pour s’arracher la vie l’un à l’autre.

– Je l’aurais arrêtée si je l’avais pu, dit-il.

– Dormiez-vous aussi ? demanda vivement Kafka.

– Je ne saurais le dire. J’étais impuissant, tout en ayant ma connaissance. Je n’ai vu que Simon Abelès dans tout cela, bien qu’il m’ait semblé tout le temps que vous et lui n’étiez qu’une seule et même personne. Je suis intervenu... dès que j’ai été libre d’agir. Je crois que je vous ai sauvé la vie. Je vous emportais dans mes bras quand elle vous a réveillé.

– Merci... J’aime à croire qu’il en a été comme vous le dites. Vous ne pouviez bouger... ; mais vous avez tout vu, dites-vous. Vous m’avez vu jouer le rôle d’apostat... vous m’avez entendu confesser la foi chrétienne ?...

– Oui... je vous ai vu, à l’agonie de la mort, la confesser encore.

Israël Kafka grinça des dents et détourna la tête. Strannick était muet. Quelques instants plus tard, la voiture s’arrêta à la porte de Kafka. Ce dernier se retourna vers son compagnon, qui fut stupéfait du changement de physionomie. Les lèvres étaient serrées, les traits paraissaient plus hardis, les yeux plus durs et plus virils, et sur tout l’ensemble régnait une expression plus vive de dignité et de force.

– Vous ne l’aimez pas ? demanda-t-il. Me donnez-vous votre parole que vous ne l’aimez pas ?

– S’il vous faut ma parole pour vous en assurer, je vous la donne. Non, je ne l’aime pas.

– Voulez-vous venir avec moi pendant quelques instants ? C’est ici que je demeure.

Strannick fit un geste d’assentiment. Ils se trouvèrent bientôt dans une grande pièce peu meublée à la mode orientale, mais où chaque objet était de très grande valeur. Israël Kafka était seul au monde et riche. Il y avait dans cette pièce deux ou trois divans, quelques tables basses, octogones, incrustées de marqueterie, une panoplie d’armes splendides suspendue à la muraille, et sur le parquet, bien ciré, des tapis de grande richesse.

– Savez-vous ce qu’elle m’a dit quand je l’ai aidée à monter en voiture ? demanda Kafka.

– Non, je n’ai pas essayé d’entendre.

– Elle n’avait pas l’intention que vous l’entendissiez. Elle m’a fait promettre de vous envoyer chez elle lui porter de mes nouvelles. Elle m’a dit que vous la haïssiez, et que vous ne voudriez pas aller vers elle à moins que je ne vous le demande. Est-ce vrai ?

– Je vous ai dit que je ne la hais pas. Je déteste sa cruauté. Je n’irai certainement pas de bon gré chez elle.

– Elle a dit que je m’étais évanoui. C’était un mensonge. Elle a inventé cela pour se donner un prétexte à vous attirer.

– Évidemment.

– Elle me hait d’une haine sans merci. Son véritable intérêt est de vous montrer combien cette haine pourrait être terrible ; et son œuvre, en ce cimetière, est infernale au-delà de tout ce qu’on pourrait imaginer. Elle a fait de moi son jouet... le vôtre, peut-être, ou, du moins, elle l’aurait souhaité. Sur cette terre sainte où dorment ceux de ma nation, elle m’a fait renier ma foi ; elle m’a fait personnifier un renégat, elle m’a fait confesser la foi chrétienne, elle m’a fait virtuellement mourir pour une croyance que j’abhorre ! C’est infernal..., infernal, vous dis-je !... et la fausse créature, l’instant d’après, me souriait, me pressait la main, me disait s’inquiéter de l’état chancelant de ma santé. Ah ! je vous dois bien de la reconnaissance à vous sans qui j’ignorerais ces monstruosités..., quoique j’en ressente la plus grande douleur que j’aie jamais éprouvée. Vous ne pensez pas, je suppose, que je lui pardonnerai jamais ?

– Vous témoigneriez vraiment d’une miséricorde plus qu’humaine si vous le faisiez, dit Strannick, dont la colère se réveillait au souvenir de l’horrible spectacle dont il avait été l’impuissant témoin.

– Et croyez-vous que je puisse aimer encore ?

– Non.

Israël Kafka arpenta la chambre lentement, puis revint se placer devant Strannick, le regardant dans les yeux. Son visage était calme, résolu, la flamme de colère qui avait envahi ses joues amaigries avait disparu et ses traits exprimaient une résolution irrévocable. Puis, distinctement, scandant les mots, il dit :

– Vous vous trompez. Je l’aime plus que jamais !... Aussi, je la tuerai.

Strannick avait vu, par le monde, des hommes de toutes races, torturés par la passion, et, pourtant, la puissance de celle de Kafka le fit frissonner. Il scruta attentivement la physionomie du jeune juif, y cherchant en vain quelque trace de folie. Non : le Morave avait pris sa résolution de sang-froid et était froidement décidé à l’exécuter. S’il y avait démence de sa part, c’était d’annoncer aussi franchement son projet vengeur ; mais cela aussi, en quelques mots, il l’expliqua.

– Elle m’a fait promettre de vous envoyer chez elle, dit-il. Voulez-vous y aller maintenant ?

– Que lui dirais-je ? Je vous avertis que, puisque...

– Il est inutile de m’avertir. Je sais ce que vous diriez. Mais je ne serai pas un meurtrier vulgaire. Je ne la tuerai pas comme elle aurait voulu me tuer. C est elle qu’il faut avertir, non pas moi. Allez lui dire : « Israël Kafka a promis devant Dieu de prendre votre sang pour venger votre sacrilège, et on n’échappe pas à un homme qui a, par avance, fait le sacrifice de sa propre vie. » Dites-lui, si elle tient à l’existence, de fuir... de fuir au plus vite.

– Et que gagnerez-vous à ce crime ? demanda Strannick avec calme.

Il se demandait comment il protégerait Unorna contre ce désespéré, assez étonné au fond de se voir forcé, par pure humanité, de prendre le parti de la Sorcière.

– Je noierai dans son sang et dans le mien mon honteux amour pour elle ! Irez-vous ?

– Et qui m’empêchera préventivement de vous faire mettre en lieu sûr ?

– Vous n’avez pas de témoins, répondit Kafka en souriant. Vous êtes étranger dans cette ville et, moi, je suis riche. Je prouverai facilement que vous aimez Unorna et que vous voulez vous débarrasser de moi par jalousie.

– C’est vrai, dit Strannick d’un air pensif ; j’irai.

– Allez-y vite alors, car je vous suivrai bientôt.

Comme Strannick quittait la chambre, il vit le Morave se diriger vers la panoplie d’armes orientales aux lames étincelantes et terriblement aiguisées.

 

 

 

 

XVII

 

 

Strannick savait qu’il y avait urgence et que le danger était grand : l’accent d’Israël Kafka et l’expression de son visage ne permettaient pas le doute au sujet de la farouche résolution du jeune Morave, résolution qui, d’ailleurs, concordait avec son origine et son éducation à demi sauvages. Strannick n’avait ni le loisir, ni le désir de raisonner le rôle qu’il avait joué en dévoilant à son principal acteur la scène qui avait eu lieu dans le cimetière. Les conséquences immédiates de cette révélation, pour inattendues qu’elles aient été, n’avaient cependant rien d’illogique. Israël Kafka était oriental : sa nature violemment passionnée était en même temps capable de cette longanimité que, seul, peut atteindre le fataliste. Il aurait pu aimer fidèlement pendant toute sa vie, sans être payé de retour ; il aurait souffert patiemment la colère, le mépris, la pitié ou les caprices d’Unorna ; il avait depuis longtemps sacrifié son libre arbitre à sa passion, passion évidemment dégradante en ce qu’elle asservissait toutes ses pensées et toutes ses actions, mais si extrême, cependant, qu’on ne pouvait lui refuser une certaine noblesse, puisqu’elle allait jusqu’à l’héroïque sacrifice de soi-même.

L’action d’Unorna avait fait se heurter en lui des sensations et des raisonnements en apparence contradictoires. Il s’était rendu compte au même moment qu’il était impossible qu’elle ; que son changement de manières avec lui n’était pas le résultat d’un caprice, mais d’un plan arrêté, dans l’exécution duquel elle ne lui épargnerait ni le mensonge ni l’insulte ; qu’aimer une telle femme était la plus basse des dégradations ; sachant, d’autre part, qu’il ne pouvait détruire cet amour dans son cœur, il en avait conclu que le seul moyen d’échapper à sa honte était d’en faire disparaître la cause, sans se dissimuler que, selon toute vraisemblance, la mort d’Unorna entraînerait la sienne. C’était avec une sorte de solennité qu’il se préparait à cet holocauste expiatoire en si complète harmonie avec les terribles traditions de l’ancien Israël ; aussi cet acte ne pouvait-il s’accomplir ni par surprise ni dans l’ombre. Il fallait qu’Unorna sût qu’elle mourrait de sa main et pourquoi. À quoi bon se cacher, d’ailleurs, puisqu’il n’espérait plus trouver que dans la mort un refuge contre son amour ? À quoi bon se cacher, puisque, en son fatalisme, il n’admettait pas qu’Unorna, prévenue ou non, pût lui échapper ?

Strannick comprenait assez nettement cet état d’âme ; aussi hâtait-il fiévreusement le pas, la fatalité voulant qu’il ne rencontrât aucune voiture en se dirigeant par les rues déjà sombres vers la demeure d’Unorna. Étrange chose que cette destinée dont l’homme est le jouet ! Il n’y avait pas une demi-heure que, en voyant Unorna s’éloigner du cimetière, il s’était intérieurement juré de ne jamais la revoir ; alors que, une heure plus tôt, il ne lui parlait que de la sincère amitié qu’il sentait croître pour elle dans son cœur ! En ce court espace de temps, il avait, à n’en pouvoir douter, appris qu’elle l’aimait, l’avait prise en mépris, l’avait quittée, croyait-il, pour toujours... et voilà que maintenant il courait chez elle comme un fou pour l’avertir du danger, et essayer de la sauver. Et, cependant, rien que de parfaitement logique dans ces rapides contradictions : de même qu’il avait la conviction d’avoir tout fait pour sauver Israël Kafka de la haine d’Unorna, de même il avait conscience, maintenant, de faire tout ce qu’il pouvait pour mettre Unorna en garde contre le Morave. Dans les deux cas le même devoir d’humanité dictait sa double conduite. Il faisait aussi, sans se donner le temps de l’analyser, une autre constatation toute personnelle ; c’est qu’un singulier changement s’était opéré en lui. Son apathie indolente avait disparu, les grands mobiles humains de la vie et de la mort le faisaient agir, l’esprit et le corps avaient repris leur activité et il se retrouvait un homme après avoir eu longtemps la sensation d’avoir cessé de l’être. Ignorant, en effet, que le souvenir de Béatrice lui avait été arraché, il se figurait n’avoir jamais aimé, et se demandait avec horreur comment il avait pu supporter le vide d’une existence comme celle qu’il avait, ou mieux croyait avoir menée.

Mais il avait autre chose à faire que de penser à lui-même. Le but de sa démarche chez Unorna l’occupait tout entier. Si sa mission était bien claire et bien simple, il ne s’ensuivait nullement qu’elle fût aisée à accomplir. Comme lui avait dit Israël Kafka, dénoncer le projet coupable eût été aller au-devant, non seulement d’un échec, mais, étant donné la fortune du Morave et le puissant appui de ses coreligionnaires, d’une expulsion prompte de la ville de Prague à laquelle l’étranger nomade ne tenait aucun lien. C’eût été plus que jamais livrer Unorna au bon plaisir de Kafka.

Il y avait bien Keyork Arabian. Autant qu’il lui était permis de croire à la sincérité des étranges personnages au milieu desquels les circonstances faisaient accidentellement vivre Strannick, le vieux savant paraissait attaché à Unorna par une chaîne d’intérêts mystérieux dont la rupture lui serait au moins désagréable. Keyork avait beaucoup de relations, et semblait posséder une réelle influence ; en tout cas, il imposait un évident respect, soit qu’il le dût, ce que Strannick n’était pas éloigné de croire, à sa participation à quelque mystérieuse et vaste association secrète, soit que ce fût simplement à la supériorité de son esprit et à sa grande expérience humaine, fruit de ses innombrables et lointains voyages. Mais il serait temps de mêler Keyork à l’affaire pour assurer la protection ultérieure d’Unorna, lorsque celle-ci aurait été mise hors des atteintes du juif, en quelque asile sûr. Pour le présent, l’important était de trouver cet asile, et d’y conduire sans retard la jeune femme. Strannick fut introduit sans difficulté. Il trouva Unorna assise à sa place habituelle. Elle avait jeté ses fourrures de côté, et son attitude était celle de la rêverie profonde. Toute vêtue de noir, elle ressemblait, à la lumière adoucie des lampes recouvertes d’abat-jour, à quelque belle statue de marbre noir placée, par un caprice d’artiste, en un encadrement de feuillage. Son coude s’appuyait sur son genou, son menton sur sa main ; sa chevelure seule illuminait de clairs reflets le sombre ensemble de sa personne.

Elle reconnut le pas de Strannick, mais son corps ne fit aucun mouvement, et elle ne tourna pas la tête. Elle sentit qu’elle pâlissait davantage, et elle entendit les battements de son cœur.

– Je viens de la part d’Israël Kafka, dit Strannick debout devant elle. Elle devina, au son de sa voix, combien il devait avoir le visage dur, et elle ne voulut pas lever les yeux.

– Eh bien ! demanda-t-elle d’une voix sans expression, va-t-il bien ?

– Il m’a chargé de vous dire qu’il a promis devant Dieu de vous ôter la vie, et qu’il n’y a pas moyen d’échapper à un homme prêt à sacrifier la sienne.

Unorna tourna lentement la tête vers lui, et une expression très douce se répandit sur son étrange visage.

– Et vous m’apportez son message,... cet avertissement... pour me sauver ? dit-elle.

– Comme j’ai essayé de le sauver de vous, il y a une heure. Mais il n’y a pas de temps à perdre. Cet homme est fou de désespoir ou de réelle démence, peu importe. Hâtez-vous. Indiquez-moi un endroit où vous puissiez être en sûreté, et je vous y conduirai.

Unorna ne bougea pas. Elle le regarda seulement, mais avec une expression de tendresse à laquelle il ne lui était plus permis d’essayer de se méprendre. Il resta froid et impassible.

– Il serait imprudent d’hésiter un seul instant, dit-il. Kafka me suit, et il ne plaisante pas, je vous jure.

– Je ne crains pas Israël Kafka, et je crains encore moins la mort, répondit lentement Unorna. Pourquoi veut-il me tuer ?

– Je crois qu’à sa place l’homme le plus doux serait excusable d’avoir le vertige, et que la religion, la prudence et la crainte réunies seraient seules assez fortes pour empêcher un mouton de se changer en tigre.

– Vous aussi ?... Et serait-ce la religion, la prudence ou la crainte qui, en pareil cas, vous empêcheraient, vous, de m’assassiner ?

– Aucune, peut-être... Pourtant la pitié pourrait...

– Je ne veux pas de pitié, de vous moins que de tout autre. Ce que j’ai fait, je l’ai fait pour vous et pour vous seul.

Le visage de Strannick n’exprima qu’un froid dégoût. Il ne répondit rien.

– Vous ne paraissez pas surpris, dit Unorna. Vous savez que je vous aime.

– Je le sais.

Un silence suivit, pendant lequel Unorna reprit sa première attitude, le menton appuyé sur sa main et détournant les yeux. Strannick commençait à s’impatienter.

– Je dois vous répéter que, à mon avis, vous auriez tort de perdre un moment. Si vous n’êtes pas en lieu sûr d’ici une demi-heure, je ne puis répondre de vous !

– Une demi-heure, dites-vous ?... Mais il y a toute l’éternité. Qu’est-ce que l’éternité, le temps ou la vie pour moi ? J’attendrai cet homme ici. Pourquoi lui avez-vous dit ce que j’ai fait, si vous désiriez que je vive ?

– Pourquoi ?... Soit. Question pour question... Pourquoi, vous, avez-vous ainsi exercé votre cruauté sur un innocent qui vous aime ?

– Oh ! les raisons ne me manquent pas !

La voix d’Unorna trembla légèrement.

– Vous ne savez pas ce qui s’est passé. Comment le sauriez-vous, puisque vous étiez endormi ? Au surplus, vous pouvez bien l’apprendre puisque d’ici une heure je serai hors d’état de vous le dire. Vous pouvez aussi apprendre que je vous aime et à quelles extrémités je me suis abaissée pour obtenir votre amour.

– J’aimerais mieux ne pas recevoir votre confidence, répondit Strannick avec hauteur. Je suis venu ici pour sauver votre vie et non pour entendre vos aveux.

– Laissez-moi parler, car, lorsque vous aurez entendu, je crois que vous n’aurez plus envie de sauver ma vie. S’il vous plaît de me laisser ici, j’attendrai Israël Kafka seule. Il peut me tuer si cela lui fait plaisir. Peu importe. Mais, si vous restez, vous entendrez ce que j’ai à dire.

Elle le regardait en face. Il se croisa les bras et demeura immobile. Quoi qu’elle eût fait, il ne voulait pas la laisser seule à la merci du forcené qu’il s’attendait à chaque instant à voir entrer. Si elle ne voulait pas se sauver, il pouvait néanmoins désarmer Kafka et empêcher le crime. Depuis que son énergie longtemps endormie lui était revenue, l’idée d’une lutte ne lui était pas désagréable.

– Je vous ai aimé dès la première fois que je vous vis, dit Unorna essayant de s’exprimer avec calme. Mais vous aimiez une autre femme. Vous souvenez-vous d’elle ? Elle se nommait Béatrice et était aussi brune que je suis blonde. Vous l’aviez perdue et vous l’aviez cherchée pendant bien des années. Vous entrâtes dans ma maison, croyant qu’elle y était entrée avant vous. Vous souvenez-vous de cette matinée-là ? Il y a de cela un mois aujourd’hui. Vous m’avez raconté cette histoire.

– Vous avez rêvé, dit Strannick avec une surprise pleine de froideur. Je n’ai encore jamais aimé aucune femme.

Unorna eut un rire amer.

– Ah ! tout allait bien d’abord, s’écria-t-elle, et paraissait simple et semblait facile ! Je vous ai fait dormir cet après-midi-là, là-bas, près de la rivière, et, dans votre sommeil, je vous ordonnai d’oublier. Et vous avez entièrement oublié votre amour, cette femme, même son nom, de même qu’Israël Kafka a oublié aujourd’hui qu’il avait souffert dans la personne du martyr. Vous lui avez raconté cette histoire, et il vous croit, parce qu’il me connaît et qu’il sait ce que je puis faire. Croyez-moi ou ne me croyez pas, comme vous voudrez. Je l’ai fait.

– Vous rêvez ! répéta Strannick se demandant si elle n’avait pas perdu la raison.

– Je l’ai fait, oui. Je me suis dit que si je pouvais détruire votre ancien amour, le déraciner de votre mémoire pour l’ôter de votre cœur et vous rendre comme quelqu’un qui n’a jamais aimé, alors vous m’aimeriez de toute votre âme devenue libre, comme vous l’aviez aimée autrefois, cette Béatrice ! Je vous ai dit alors que j’étais belle... c’est vrai, n’est-ce pas ? Jeune, je le suis, et j’aime comme aucune femme n’a jamais aimé. Je vous ai affirmé que cela suffisait et ordonné de m’aimer à mon tour. Mais un mois s’est écoulé depuis lors... Ah ! vous êtes de glace... de pierre... Je ne sais de quelle manière vous êtes fait. Ce matin, vous m’avez blessée. J’ai cru que c’était la dernière blessure et que je mourrais sur l’heure... au lieu de ce soir. Vous en souvenez-vous ? Vous avez cru que j’étais malade et vous êtes parti. Après votre départ, j’ai lutté contre moi-même. Mes rêves... oui, j’ai rêvé à tout ce qui peut faire de la terre le ciel et vous m’avez éveillée. Vous m’avez dit que vous vouliez être un frère pour moi... vous avez parlé d’amitié. C’était trop cruel pour mon cœur ! Il n’est pas étonnant que je me sois évanouie de douleur. Si vous m’aviez frappée au visage, je vous aurais baisé la main. Mais votre amitié !... Plutôt mourir qu’être traitée en amie quand on aime ainsi ! Et moi qui avais rêvé de vous être chère pour moi-même, d’être la plus chère, la première, la seule aimée, puisque l’autre avait disparu et que j’avais détruit son souvenir ! Jusqu’à ce moment j’avais toujours eu cet orgueil : je me figurais qu’il était en mon pouvoir, si je voulais m’abaisser jusque-là, de vous endormir encore, comme vous aviez déjà dormi, et de vous faire éprouver à mon commandement tout ce que j’éprouvais. Je luttai contre ce misérable projet ; mais enfin je me dis que tout valait mieux que votre dérisoire amitié, même un semblant d’amour inspiré par ma volonté, conservé par ma suggestion. Je succombai. Vous revîntes chez moi et je vous conduisis dans cette funèbre solitude du cimetière juif, je vous endormis, puis je vous dis tout ce que contenait mon cœur, j’épanchai en vous le feu ardent de mon âme. Votre visage prit une expression... Ah ! cette expression, je ne l’oublierai jamais. J’étais en proie à ma folie ; je crus que cet effluve d’amour était pour moi... Je sais la vérité à présent. Dormant, l’ancien souvenir revivait en vous de celle dont, éveillé, vous ne vous souviendrez jamais sans ma permission. Dans mon erreur, je vous ordonnai de vous éveiller. Mon âme monta dans mes yeux. J’étais suspendue à vos lèvres. J’attendais le mot d’amour que je désirais tant, qui semblait déjà trembler dans l’air. Hélas ! je compris l’affreuse vérité. Vous étiez éveillé et votre visage était redevenu de pierre, calme, souriant, indifférent, dur. Et Israël Kafka avait vu tout cela, caché comme un voleur presque à côté de nous. Il avait tout vu, il avait tout entendu, mes paroles d’amour, mon attente pleine d’angoisse, ma profonde humiliation, ma honte brillante. Ai-je été cruelle pour lui ?... Il m’avait fait souffrir, il a souffert à son tour. Vous ne saviez pas tout cela. Vous le savez maintenant. Il n’y a plus rien à dire. Voulez-vous attendre ici jusqu’à ce qu’il vienne ? Voulez-vous vous donner la joie de me voir mourir... avoir plus tard la satisfaction de vous souvenir que vous avez vu tuer la Sorcière pour ses nombreux méfaits, dont le plus grand est de vous avoir aimé ?

Pour Strannick, ce qu’elle disait ne résonnait à ses oreilles que comme des mots vides de sens ; elle avait trop bien endormi son souvenir pour que cela ne lui parût pas divagations pures. Il restait immobile, les bras croisés, cherchant toujours comment il parviendrait à la sauver. De toutes ses paroles, une seule chose restait lumineuse : c’est qu’elle l’aimait à la folie. Quant à l’histoire fabuleuse dont elle faisait de lui le héros passif, aussi bien que cette prétendue déclaration dans le cimetière, il croyait à une invention d’une imagination fertile pour excuser sa cruauté et obtenir de la commisération. Certes, il ne lui accordait ni excuse, ni pitié ; mais il se devait, néanmoins, de ne pas l’abandonner à son sort.

– Vous ne mourrez pas s’il dépend de moi de l’empêcher, dit-il simplement.

– Et si vous me sauvez, pensez-vous que je vous quitterai ! s’écria-t-elle avec un éclat subit, en se levant à demi. Songez à ce que vous allez faire ; songez-y bien. Vous dites qu’Israël Kafka est désespéré. Je suis plus que désespérée, moi ; mon amour me rend folle.

Elle se laissa retomber sur son fauteuil et se couvrit le visage des deux mains. La violence de cet aveu passionné impressionna Strannick en lui faisant mesurer la puissante réalité de l’amour dont il était l’objet et envisager l’avenir non sans quelque inquiétude. Mais, très humain, une profonde pitié émut son cœur.

– Vous ne mourrez pas si je puis vous sauver, reprit-il.

Elle se leva tout à coup et se mit devant lui.

– Vous avez pitié de moi ! s’écria-t-elle. Ah ! l’odieux mensonge de prétendre qu’il y a une parenté entre l’amitié et l’amour ! Songez-y bien... prenez garde... vous êtes averti. Je vous ai dit beaucoup de choses, mais vous ne me connaissez pas encore. Si vous me sauvez, vous ne me sauverez que pour que je vous aime plus encore que je ne le fais déjà. Regardez-moi. Pour moi, il n’y a ni Dieu, ni enfer, ni orgueil, ni honte, ni peur. Si vous me sauvez, ce sera pour que je puisse vous suivre tant que je vivrai. Je ne vous quitterai jamais. Vous n’échapperez jamais à ma présence, toute votre vie sera remplie de moi... Vous ne m’aimez pas ; je ne puis donc vous menacer de rien de plus intolérable que moi-même. Vos yeux seront fatigués de me voir et vos oreilles d’entendre le son de ma voix. Que vous le vouliez ou non, je serai à vous. Vous pouvez faire de moi une prisonnière.... Alors, je serai sous votre garde, je le saurai, je le sentirai, et j’aimerai ma prison pour l’amour de vous, même si vous ne me permettez pas de vous voir. Pour vous délivrer de moi, il faudrait me tuer comme Israël Kafka veut me tuer à présent... Et alors je mourrai de votre main, comme votre esclave, vivant et mourant pour vous et par vous ! Je disais vous aimer sans espoir ; c’est faux : j’ai de l’espoir... J’ai même une certitude, c’est d’être toujours près de vous, jusqu’à la fin... toujours, toujours, toujours ! Je m’attacherai à vous... comme je le fais maintenant... pour vous dire que je vous aime, oui, que je vous aime Et vous me repousserez, mais je ne m’en irai pas... J’embrasserai vos genoux en disant encore : Je vous aime, et vous ne pourrez me chasser, entendez-vous..., homme, dieu, démon... ; quoique vous soyez, mais toujours bien-aimé ! Marchez sur moi, foulez-moi aux pieds, écrasez-moi... ; vous ne vous sauverez pas, vous ne pouvez tuer mon amour !

Elle avait essayé de lui prendre la main, et il avait retiré la sienne ; elle était tombée à genoux, et, pendant qu’il s’efforçait de se dégager d’elle, elle roula presque sur les dalles de marbre, s’attachant à ses pieds, de sorte qu’il ne pouvait faire un pas sans risquer de la blesser. Il baissa la tête, étonné et silencieux, et il la vit lever vers lui ses yeux disparates d’où coulaient des larmes brillantes, tombant comme des diamants, son visage pâle et tremblant, encadré des flots de sa magnifique chevelure dénouée, qui l’enveloppait comme un manteau.

Puis, l’effort étant trop grand pour le corps, pour le cœur, pour l’âme de la jeune femme, un cri sourd s’échappa de ses lèvres, suivi d’un violent sanglot, puis d’un autre et d’autres encore de plus en plus pressés, comme ces vagues courtes qui, lorsqu’à marée basse le vent s’élève tout à coup, viennent se briser sur les hauts fonds voisins du rivage.

Strannick était moins ému que douloureusement inquiet ; les minutes s’écoulaient trop rapides ; il avait toujours devant les yeux Kafka, la main tendue vers sa panoplie de si belles et si terribles armes orientales. Rien n’avait été fait encore pour l’éviter, pas même l’ordre de lui consigner la porte ! À tout moment, il pouvait fondre sur eux, et les sanglots convulsifs d’Unorna, si pénibles à entendre, ne se calmaient pas. Que faire ? Lorsqu’il essayait de reprendre sa liberté d’action, elle se traînait à ses pieds avec frénésie, lui faisant une entrave de ses beaux bras. Il la plaignait alors très sincèrement, mais sans vouloir le lui témoigner, dans la juste crainte de ne faire qu’augmenter son délire.

Tout à coup, entre deux sanglots de la malheureuse, il lui sembla vaguement entendre le bruit lointain de la grande porte se refermant. D’un mouvement rapide et énergique, il se baissa, entoura Unorna de ses bras, et la releva. La jeune femme trembla à son contact, ses sanglots cessèrent, comme s’ils n’eussent attendu que cela pour se calmer. Elle laissa tomber la tête sur son épaule, les jambes molles pour l’obliger à la serrer contre lui, car, en sa folie de passion désespérée, tout artifice lui était bon qui l’approchait de lui, qui lui arrachait ne fût-ce que le semblant d’une caresse.

– J’ai entendu quelqu’un entrer en bas, dit-il précipitamment. Ce doit être lui. Décidez promptement : Ou rester ou fuir... Vous n’aurez pas dix secondes pour faire votre choix.

Elle tourna vers lui ses yeux suppliants.

– Laissez-moi ici et que tout soit fini...

– Vous ne ferez pas cela, s’écria-t-il.

En l’entraînant du côté opposé à la porte d’entrée ordinaire et où il savait qu’une issue devait exister derrière le massif de plantes, il serra plus fortement sa taille souple. Elle laissa retomber sa tête en arrière ; tandis qu’elle était ainsi emportée dans ses bras puissants, ses lèvres épaisses s’entrouvrirent comme en une enivrante extase.

– Ah !... maintenant... maintenant ! Qu’il vienne maintenant ! soupira-t-elle.

– Il faut que ce soit à présent... ou jamais, dit Strannick presque rudement. Si vous voulez quitter cette maison avec moi maintenant, très bien. Mais vous allez sortir de cette pièce. Si je dois me trouver en face de cet homme pour l’arrêter, je veux être seul.

– Vous laisser seul ? Ah ! non..., pas cela...

Ils arrivaient à la petite porte lorsqu’ils entendirent, à l’autre extrémité du vaste hall, des pas rapides sur le dallage de marbre.

– Voici l’instant du danger, dit Strannick, pâle, mais calme et résolu.

Vivement, il poussa Unorna de l’autre côté du seuil et se disposait à rentrer seul ; mais celle-ci, d’un mouvement violent, l’attira à elle, ferma la porte et poussa le solide verrou d’acier placé au-dessous de la serrure. Une faible lumière éclairait le couloir.

– Ensemble ! alors, dit-elle. Je serai du moins avec vous... un peu plus longtemps.

– Y a-t-il un autre chemin pour sortir de la maison ? demanda Strannick d’un air inquiet.

– Plus d’un. Venez avec moi.

Comme ils disparaissaient dans le corridor, ils entendirent derrière eux ébranler énergiquement la porte verrouillée, puis le coup sourd d’une épaule d’homme cherchant à enfoncer le panneau solide. Unorna guida Strannick à travers les méandres d’un couloir étroit et plein de détours, éclairé çà et là par de petites lampes recouvertes de globes aux couleurs adoucies, en verre de Bohême.

Enfin, elle écarta devant elle une portière. Strannick ne put retenir une exclamation de surprise en reconnaissant le vestibule et en voyant devant lui la porte de la grande serre ouverte comme l’avait laissée, en entrant, Israël Kafka, dont on entendait les coups violents portés avec fureur contre le panneau verrouillé de l’issue par laquelle venait de disparaître celle qu’il cherchait. Rapidement et sans faire de bruit, Unorna ferma la porte d’entrée et tourna la clef.

– Il est en sûreté pour quelque temps, dit-elle. Keyork le trouvera là quand il viendra, dans une heure, et Keyork le ramènera peut-être à la raison.

Elle avait repris son sang-froid, selon toute apparence, car elle parlait avec un calme parfait. Strannick la considéra avec une surprise où se glissait un peu de méfiance. Excepté sa fauve chevelure, éparse sur ses épaules, il ne restait pas trace en elle du récent orage, ni le moindre indice de passion. La tragédienne la plus rompue aux simulacres de la scène ne retrouverait pas au baisser du rideau une absence d’émotion aussi absolue. Strannick, qui n’avait que trop de raisons de se méfier, la soupçonna franchement d’avoir joué la comédie. Il lui semblait impossible que ce fût là la même femme qui, l’instant d’avant, se traînait en pleurs à ses pieds, échevelée et protestant avec tant de frénésie de son amour.

– Si vous êtes suffisamment reposée, lui dit-il avec une pointe de sarcasme qu’il ne put réprimer, mon avis est qu’il serait sage de ne pas rester plus longtemps ici.

Elle se retourna, et il vit alors à quel point elle était pâle.

– Ainsi donc, vous pensez que, même à présent, je vous ai trompé ? Ne niez pas ; je le lis sur votre visage.

Avant qu’il pût l’en empêcher, elle rouvrit la porte toute grande, et s’avança d’un air calme dans la serre.

– Israël Kafka ! cria-t-elle tout haut d’une voix claire. Je suis ici..., j’attends..., venez !

Strannick se précipita vers elle. Il aperçut dans le lointain deux yeux féroces et quelque chose de long, de mince, de brillant sous la douce clarté des lampes. Il comprit alors que tout cela était mortellement sérieux. Rapide comme la pensée, il saisit Unorna, l’emporta de la salle, referma la porte à clé, y appuya ses robustes épaules et, ému malgré lui de l’acte audacieux qu’elle venait d’accomplir, il lui dit, d’un ton presque respectueux, en desserrant son étreinte pour lui permettre de reprendre pied sur le sol :

– Pardon... Je vous jugeais mal.

– Ou je resterai avec vous ou je mourrai, que ce soit de la main d’Israël, de la vôtre, de la mienne, répondit-elle d’une voix nette ; peu importe le bras et peu importe le moment. Il est inutile de vous appuyer contre la porte ; elle est très solide. Votre pelisse est accrochée là et voici la mienne. Partons.

Tranquillement, comme si rien d’extraordinaire ne s’était passé, ils descendirent ensemble l’escalier. Le portier s’avança avec tout le cérémonial voulu, et Unorna lui dit que si Keyork Arabian venait pendant qu’elle serait sortie, il fallait le conduire directement dans la serre. Un instant plus tard, elle et son compagnon étaient ensemble sur la petite place, devant le Collegium Clementinum.

– Où voulez-vous aller ? demanda Strannick.

– Avec vous, répondit-elle en lui posant la main sur le bras et le regardant, attendant qu’il se décidât sur la direction à prendre. À moins que vous ne me renvoyiez vers lui, ajouta-t-elle en jetant un coup d’œil rapide sur la maison et faisant mine de vouloir, encore une fois, retirer sa main. S’il doit en être ainsi, j’irai seule.

Strannick ne répondit pas. Sa pensée était toute aux moyens d’empêcher le Morave de poursuivre son criminel dessein, et il se disait que s’il parvenait à se débarrasser d’Unorna pendant une demi-heure, il pourrait faire surprendre Israël Kafka en flagrant délit, l’arme à la main. Car cet homme était pris comme dans un piège, et y resterait jusqu’à ce qu’il fût délivré. Il était à peu près hors de doute, étant donné son exaltation, que, une fois pris, il deviendrait fou ou essaierait sciemment de commettre un crime. En ce cas, il était suffisant de chercher pour Unorna un refuge passager qui la mît hors d’atteinte pour une heure, après laquelle, Israël Kafka étant mis en lieu sûr, elle pourrait rentrer tranquillement chez elle. Mais il comptait sans l’invincible entêtement d’Unorna. Elle menaçait, s’il la laissait seule un moment, de retourner vers le Morave. Quelques minutes auparavant, elle avait mis sa menace à exécution, et les conséquences avaient failli en être fatales.

– Si vous êtes dans votre bon sens, dit-il enfin, en se mettant en marche, vous allez voir que ce que vous voulez faire est absolument déraisonnable. Je ne vous laisserai pas courir le risque de vous retrouver avec Israël Kafka ce soir ; mais je ne peux pas vous emmener avec moi. Non... je vous retiendrai, si vous essayez de m’échapper, et je vous mènerai dans un lieu sûr, de force s’il le faut.

– Et vous m’y laisserez et je ne vous reverrai plus jamais. Je n’irai pas et vous auriez quelque peine à m’entraîner de force dans cette ville pleine de monde. Vous n’êtes pas Israël Kafka, vous ; vous n’avez pas le quartier juif tout entier à vos ordres pour m’y séquestrer.

Strannick était perplexe. Il comprit cependant que, s’il lui donnait sa parole de revenir près d’elle, elle se laisserait peut-être dissuader de l’accompagner.

– Si je vous promets de revenir, ferez-vous ce que je demande ? demanda-t-il.

– Le promettez-vous sincèrement ?

– Je n’ai jamais manqué à une promesse.

– Aviez-vous promis à cette autre femme que vous ne l’aimeriez plus jamais ? S’il en est ainsi, vous êtes vraiment fidèle. Mais vous avez oublié cela. Reviendrez-vous si je vous laisse me conduire là où je serai en sûreté ce soir ?

– Je reviendrai toutes les fois que vous m’enverrez chercher.

– Si vous y manquez, mon sang retombera sur votre tête.

– Oui... qu’il retombe sur ma tête.

– C’est bien. Je vais aller dans la maison où j’ai d’abord demeuré quand je suis arrivée ici. Conduisez-moi vite... non... pas vite au contraire... que cela dure longtemps ! Songez donc, je ne vous verrai pas jusqu’à demain.

Une voiture passait au pas : Strannick l’arrêta et y monta avec Unorna. L’endroit désigné par la jeune femme était tout proche. Pendant le court trajet, ni l’un ni l’autre ne parla, et, quoique Strannick sentît la main d’Unorna se glisser sur son bras, il ne voulut pas la repousser. Tous deux descendirent à la porte et il tira une sonnette qui retentit, à travers des couloirs voûtés, très loin à l’intérieur.

– À demain, dit Unorna en lui touchant la main.

Malgré l’obscurité, la flamme du regard qu’elle lui adressa jaillit jusqu’à lui.

– Bonsoir, dit-il.

L’instant d’après, elle avait disparu à l’intérieur.

 

 

 

 

XVIII

 

 

Après avoir donné à la sœur tourière une explication quelconque de sa venue sans avertissement préalable, Unorna fut installée dans deux pièces de dimensions modestes et très simplement, quoique confortablement meublées. C’était chose fréquente parmi les dames de l’aristocratie de Prague de venir ainsi chercher la retraite et le repos moral et physique dans ce couvent pendant deux ou trois semaines chaque année ; il y avait, en conséquence, de nombreuses chambres réservées à cet usage. Le plus généralement, ces séjours passagers au cloître se faisaient pendant le temps du carême, en sorte que, le jour où Unorna, fuyant la vengeance d’Israël Kafka, vint chez les religieuses, le hasard voulût qu’il ne s’y trouvât qu’une seule autre pensionnaire étrangère, ce que la jeune femme fut charmée d’apprendre. Sa position particulière l’eût, en effet, rendue le point de mire de la curiosité de ces compagnes mondaines, pour la plupart plus ou moins au courant de l’histoire de sa vie et dont quelques-unes n’eussent pas manqué de céder au désir de cultiver sa connaissance pendant le commun séjour au couvent, relations qu’elles se seraient empressées de rompre dès la sortie de la maison de prières. Cette curiosité, Unorna n’eût pas été en humeur de la supporter patiemment, toute légitime qu’elle fût. Dans une ville comme Prague, une femme telle que la Sorcière ne pouvait passer inaperçue, et le fait que justement on ignorait à peu près tout de son histoire avait laissé libre champ aux imaginations, pour lui en fabriquer une, qui était la plus répandue et naturellement la plus éloignée de la vérité. On racontait qu’elle était la fille d’un seigneur de la Bohême orientale, mort peu de temps après la naissance d’Unorna ; que ce seigneur, dernier descendant d’une antique famille, avait in extremis converti les propriétés de ses ancêtres en argent au profit de sa fille encore au berceau, afin de détruire toute trace de sa parenté avec elle. Naturellement il avait fallu que le secret fût confié à quelqu’un ; mais celui-là l’avait si fidèlement gardé qu’Unorna elle-même n’en savait pas plus que ceux qui passaient leur temps à échafauder de vaines conjectures au sujet de son origine. Si au moment où, toute jeune fille, elle avait quitté le couvent pour entrer en possession de sa fortune, Unorna avait voulu prendre pied dans l’aristocratie la plus exclusive du monde entier, il n’est pas impossible que la protection de la supérieure ne l’y eût aidée. Le secret de sa naissance eût, néanmoins, rendu pour elle une union noble à peu près impossible, et lui eût absolument interdit la seule position digne d’une femme bien née, fortunée, mais non mariée et complètement seule au monde : c’est-à-dire celle de dame chanoinesse d’une des fondations de la Couronne. En outre, son éducation bizarre, les étranges dons naturels qu’elle possédait et qu’elle ne pouvait résister au désir d’exercer, l’avaient en quelques mois placée dans une situation à part, d’où il n’était pas possible qu’elle sortît tant qu’elle habiterait Prague. Vis-à-vis de ceux, en petit nombre, et principalement des hommes, qui pour sa beauté ou par curiosité eussent été ravis de nouer des relations avec elle, son étrange renommée élevait une infranchissable barrière d’orgueil et de réserve. Non que sa réputation fût réellement mauvaise. Elle vivait d’une façon bizarre, il est vrai ; mais son extrême retraite avait préservé son nom de toute souillure. Si en parlant d’elle on l’appelait la Sorcière, c’était plutôt par habitude et avec plus de légèreté que de sérieux. Unorna était la créature la plus contradictoire ; en opposition avec la cruauté qu’elle exerçait sans pitié quand elle était sous l’empire de la colère, on la savait pitoyable et charitable aux pauvres et ses aumônes aux institutions fondées à leur profit étaient, en réalité, considérables ; on disait même sans limites. Ces détails paraissent nécessaires pour expliquer l’empressement avec lequel elle retourna au couvent quand elle se trouva en danger et les facilités qui lui furent immédiatement offertes d’y faire un séjour court ou prolongé à son gré. Quelques-unes des religieuses, les plus méfiantes, prirent un air grave en apprenant qu’elle était sous leur toit ; d’autres, qui ne la connaissaient pas encore, furent prises du curieux désir de la voir ; il en est qui se réjouissaient, lui ayant été très attachées pendant le temps qu’elle avait passé parmi elles autrefois ; mais nombreuses surtout furent celles qui, tout en désapprouvant sa présence, gardèrent le silence, dans l’espérance du somptueux présent que la riche et excentrique dame ne pourrait manquer, en partant, de faire à leur ordre.

Les chambres mises à la disposition des dames venues pour faire une retraite de courte durée étaient situées au premier étage, dans l’une des ailes du couvent donnant sur un jardin, non compris dans l’enceinte cloîtrée et où les religieuses n’entraient jamais. Les fenêtres, de ce côté, n’étaient pas grillagées et les dames pensionnaires avaient la vue peu récréative de ce petit carré de terrain, celle de la rue étant interceptée par un mur élevé, dans lequel était pratiquée une porte de service permettant aux jardiniers de se rendre à leur travail sans avoir à passer par la principale entrée du couvent. Toutes ces chambres s’ouvraient sur un large corridor voûté, éclairé, pendant le jour, par une immense fenêtre en ogive donnant sur une cour intérieure, et, le soir, par une seule lampe, suspendue au centre à l’aide d’une forte chaîne de fer. Ce corridor était pavé de larges dalles de pierre, polies et unies jadis, mais usées maintenant et rendues irrégulières par un long usage. Les mondaines cellules, tapissées de couleurs neutres et chauffées au moyen de grands poêles en briques blanches vernies, meublées simplement, mais où ne manquait cependant rien du strict nécessaire, formaient chacune un minuscule appartement de deux pièces ; une chambre à coucher et un boudoir, toutes deux de superficie exiguë, mais relativement très élevée de plafond. Les murs épais interceptaient les bruits du dehors, et, comme dans beaucoup de maisons religieuses, chacun des seuils donnant sur le corridor était clos par une double porte, celle de l’extérieur, en chêne plein, avec une forte serrure et un solide verrou ; celle de l’intérieur, plus légère, portant un capitonnage assez épais pour isoler de tout bruit, aussi bien que pour préserver des courants d’air. Le mobilier des boudoirs comprenait une table, un canapé, trois ou quatre chaises, une petite étagère à livres et un prie-Dieu garni d’un coussin dur et usé. Au-dessus de ce prie-Dieu, un crucifix de bois sombre était suspendu à la muraille grise.

Dam la majeure partie des couvents, il est rarement permis aux dames en retraite de descendre au réfectoire des religieuses. Quand elles sont nombreuses, une salle spéciale leur est réservée ; elles y sont servies par les Sœurs converses. Quand leur nombre est restreint, c’est dans leurs chambres qu’elles prennent leurs très simples repas. Ces élégantes laïques ne portent pas, naturellement, le costume religieux, mais le noir est pour elles de rigueur. À l’église ou à la chapelle, selon le cas, elles ne prennent pas place dans l’intérieur du chœur grillé avec les Sœurs, mais, soit dans la nef, soit dans une chapelle latérale réservée à leur usage, ou bien encore elles font leurs dévotions agenouillées dans de hautes tribunes situées au-dessus du chœur et qui communiquent avec l’intérieur du couvent. Il est d’usage qu’elles assistent à la messe, aux vêpres, à complies, au salut, niais rien ne les oblige aux offices de nuit, lorsqu’il y en a.

Unorna, familiarisée avec la vie de couvent, savait qu’au moment de son arrivée le Salut était donné et que l’heure du repas du soir approchait. On avait allumé du feu dans son boudoir ; mais, l’air étant encore très froid, elle était assise enveloppée dans ses fourrures, appuyée dans un coin du canapé, la tête penchée en avant et une de ses mains blanches posée sur le tapis de reps vert qui couvrait la table.

Elle était très fatiguée et le calme absolu de ce séjour la reposait, la remettait peu à peu, et elle en avait besoin après la longue suite d’émotions de cette journée orageuse. Jamais, dans sa vie courte et passionnée, tant d’évènements ne s’étaient accumulés dans un si court espace de temps. Depuis le matin, elle avait passé par toutes les émotions que sa nature impérieuse et fortement trempée était capable d’éprouver : amour, triomphe, échec, humiliation, colère, haine, désespoir, danger de mort soudaine. Cette journée lui paraissait un brusque cauchemar où tout, pour elle, s’était tout à coup arrêté : la vie d’illusion qu’elle menait depuis tout un mois, où elle avait franchi d’un bond douloureux les limites du royaume de l’espoir, où l’homme qu’elle aimait lui avait broyé le cœur en lui parlant d’affection fraternelle. Elle s’imaginait presque, en pensant à tout cela, que quelque suprême et mystérieuse volonté l’avait plongée dans ce sommeil qu’elle imposait aux autres et forcée de vivre des années de tourments en une léthargie d’une heure. Et cependant, malgré tout, son souvenir était précis, ses facultés nettes ; son intelligence n’avait rien perdu de sa lucidité, même pendant la dernière heure, la pire de toutes. Elle se rappelait chaque expression de la physionomie de Strannick, chaque nuance de ses froides paroles, chacune de ses propres intonations passionnées. Sa solide mémoire avait tout retenu, et il n’y avait pas la moindre lacune dans ses souvenirs. Bien faible consolation que cette certitude de n’avoir pas rêvé. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait, et ce n’était pas peu de chose, pour pouvoir remonter le cours du temps, seulement jusqu’à l’heure de midi de ce même jour, alors que rien n’était encore arrivé de toute cette série de catastrophes.

Autant qu’une nature sans frein se peut connaître elle-même, Unorna comprenait la genèse d’actes qu’elle regrettait, tout en s’avouant qu’elle agirait encore de même en pareilles circonstances. La suprême explosion de son cœur ne lui faisait que mieux mesurer l’effroyable puissance d’un amour pour lequel elle avait prouvé qu’elle était prête à tout oser, à tout risquer, ne fût-ce que dans l’espoir d’obtenir en retour une pauvre apparence de passion. Sans doute, maintenant qu’elle avait si complètement échoué, elle se disait bien qu’elle aurait dû accepter avec reconnaissance l’offre d’amitié fraternelle et laisser au temps le soin de la transformer en une affection moins platonique. Mais elle savait si bien qu’elle n’aurait jamais pu avoir cette patience et que, si elle se fût contenue un jour, la folie de son âme lui eût échappé le lendemain. Elle possédait au plus haut degré ce trait caractéristique de la nature slave qui est, lorsque la passion commande, de ne rien envisager au-delà de l’impulsion passionnée du moment. Elle l’avait bien montré dans la téméraire folie avec laquelle elle avait affronté Israël Kafka au moment de sortir de chez elle. Si elle ne pouvait atteindre son but, que lui importait tout ce qui pourrait lui arriver ? Elle s’en souciait juste autant qu’elle s’inquiétait du sort d’Israël Kafka. Elle n’avait qu’une seule passion, qu’un seul désir ; pour tout le reste, son indifférence était absolue. Que pesaient, en comparaison, la vie et la mort, en ce monde et dans l’autre ? Pendant un mois, il est vrai, en l’orgueil légitime de sa jeunesse et de sa beauté, habituée à tout voir céder à son caprice dominateur, elle avait caressé le rêve de conquérir l’amour par sa seule puissance d’aimer. Alors, elle levait haut la tête, persuadée qu’enfin le masque d’indifférence tomberait, les yeux qu’elle adorait se rempliraient d’un doux éclat, la main qu’elle chérissait se mettrait soudain à trembler, comme s’éveillant à la vie, dans la sienne. Obligée de renoncer à cet espoir, elle était tombée du haut de son orgueil à la plus abjecte dégradation d’âme à laquelle une femme puisse descendre, et, affolée, elle avait formé le projet insensé de river, de force, son être vaincu à la vie de l’homme qui la repoussait. Hélas ! comme pour bien lui prouver l’absolue déchéance de sa volonté, un mot de Strannick avait suffi pour réduire à néant ce projet désespéré. Elle avait quitté sa maison à son bras, résolue à ne jamais plus se séparer de lui, quoi qu’il pût lui en coûter, réputation, fortune, vie même. Et, cependant, dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle se trouvait seule, sans autre assurance que la promesse arrachée de la revoir. L’abdication d’Unorna pouvait-elle être plus complète ? Il avait parlé et la honte de cette lâche soumission lui semblait plus grande encore que celle d’avoir pleuré, d’avoir sangloté, de s’être traînée à ses pieds. Évidemment, son premier élan de soumission était un peu le résultat d’une surprise provenant de l’idée insensée qu’elle allait être, en quelque lieu inconnu, sa prisonnière en même temps que sa protégée, c’est-à-dire par cela même étroitement liée à son existence. Mais elle voyait maintenant de quelle illusion elle s’était bercée ; elle était libre ; elle n’avait qu’à vouloir pour descendre l’escalier qu’elle venait de monter, sortir par la porte qui lui avait récemment livré passage, aller partout où il lui plairait, au simple risque de rencontrer Israël Kafka, risque qu’elle méprisait autant par vaillance naturelle que par indifférence pour la mort.

Sa consolation était de penser que Strannick viendrait, une fois au moins, quand il lui plairait de l’envoyer chercher ; car elle avait cette foi loyale en la sincérité de l’homme aimé, qui, même chez les natures les plus perverses, est inséparable du véritable amour, cette foi inébranlable jusqu’à résister, souvent, à l’évidence des faits les plus propres à la détruire. Combien n’a-t-on pas vu d’hommes trahis ne pas vouloir cesser de croire, et de femmes ostensiblement trompées conserver, malgré tout, leur confiance à l’époux ou l’amant indignes ? L’amour, en effet, est souvent l’inspirateur de visions subjectives ; il crée dans l’objet aimé les qualités qu’il admire et les vertus qu’il adore, incapable d’admettre qu’il n’est pas ce qu’il veut le voir ; il habite une forteresse gardée par une fiction intangible et, par conséquent, indestructible par les coups les plus probants. Dans le cas présent, la confiance d’Unorna était bien placée. L’homme dont elle avait reçu la promesse n’avait jusqu’alors jamais manqué à sa parole, et elle était sûre qu’elle le reverrait le lendemain. Le premier moment de désespoir passé, sous l’influence de sa rêverie solitaire, dans la tranquillité complète de sa chambre, peu à peu, pour Unorna, les proportions de l’orage si récent s’amoindrirent, tandis que de nouvelles sensations d’espérance la pénétrèrent, – ainsi le marin, lorsque son navire est à l’ancre dans le calme du port, songe avec une demi-incrédulité au danger passé, se méprise pour ses craintes et jure que, le lendemain, il affrontera de nouveau la tempête, qu’il sait pourtant aussi violente. Chez Unorna, la passion maîtresse était aussi forte que jamais. Au milieu d’une obscure vision flottait toujours, dans le lointain orageux, le naufrage de son orgueil, mais elle détournait les yeux, car cet orgueil avait fait partie d’elle-même. Le spectre de son humiliation se dressait devant elle et essayait de lui reprocher sa honte... et elle souriait au souvenir de cette honte devenue chère. Il vivait, elle vivait, il serait à elle. À mesure que la lassitude physique disparaissait avec le calme du repos réparateur, son ancienne détermination se ravivait. Son pouvoir n’était pas anéanti tout à fait.

Le lendemain, elle reverrait Strannick. Elle pourrait encore fixer ses yeux sur les siens et profiter d’un moment d’inattention pour le plonger dans un nouveau sommeil. Elle n’oubliait pas que l’expression soudainement ardente de son visage, là-bas, dans l’ancien cimetière, avait pour cause, un vague souvenir de Béatrice ; mais, en se réveillant, cette expression, cette fois, serait pour elle, car Strannick ne se réveillerait plus jamais. N’en avait-elle pas fait autant pour le vieux savant, qui depuis de longues années reposait chez elle, et qui, dans ce mystérieux état, n’agissait et ne parlait que selon sa volonté, à elle ? Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Strannick ? Pour tous, il paraîtrait vivre calme, naturel, heureux... Et, cependant, il dormirait, et c’est elle seule qui ordonnerait ses actions, ses pensées et ses paroles. Combien de temps cela pourrait-il durer ? Elle ne le savait pas. La nature, à la fin, pourrait se révolter et rejeter le joug de cette volonté si lourdement imposée. Un intervalle pouvait suivre de nouveau rempli d’orage, de passion, de désespoir ; mais cela passerait et retomberait sous son influence. Elle avait lu – et Keyork Arabian lui avait raconté – les merveilles accomplies tous les jours par les médecins dans les grands hôpitaux et les Universités de l’Empire et de toute l’Europe. Aucun d’eux ne paraissait cependant être doué de facultés extraordinaires. Leur puissance n’était que de la faiblesse en comparaison de la sienne. Même avec de malheureuses femmes hystériques, il fallait souvent s’y reprendre maintes et maintes fois avant de pouvoir produire un premier sommeil hypnotique. Ce sommeil obtenu, ils proclamaient merveilles scientifiques des expériences pour eux quasi miraculeuses, et qui étaient aussi familières à Unorna depuis son enfance que les spectacles et les actes de sa vie quotidienne. Peu d’entre eux avaient la puissance nécessaire pour hypnotiser un homme sain d’une vigueur ordinaire. Elle, au contraire, n’avait jamais manqué de réussir sur qui que ce soit, et dès la première épreuve, excepté à l’égard de Keyork Arabian, cet homme dont elle disait tout bas, mi-ironique, mi-superstitieuse, qu’il devait être hors de l’humanité, démon ou monstre, un être enfin sur qui les influences terrestres n’avaient pas de puissance.

Avec ce courant de pensées, toute son énergie revint. Son visage reprit sa couleur, ses yeux étincelèrent, ses vigoureuses mains blanches se contractèrent et s’ouvrirent, à plusieurs reprises, comme pour étreindre quelque image dans le vide. Aux flambées de l’âtre, la chambre s’était réchauffée. Elle rejeta ses fourrures, se leva, se promena un moment de long en large. Mais l’air manquait à ses poumons et, sachant qu’à cette heure le grand corridor devait être aussi désert et aussi tranquille que son propre appartement, elle sortit et se mit à arpenter les dalles de pierre, la tête haute, regardant droit devant elle.

Comme elle eût souhaité l’avoir près d’elle, lui, en ce moment ! Elle s’en voulait de n’avoir pas envisagé plus tôt la facilité d’exécution de cette reprise d’un ancien projet. Si fort qu’il fût, ne l’avait-elle pas dompté deux fois déjà du regard ? La maladroite qui n’avait pas profité, tout à l’heure, des quelques instants où ils étaient restés ensemble devant le grand et sombre édifice du Clementinum. Ce serait chose faite, tandis que, maintenant, il lui fallait attendre jusqu’au matin. N’importe ! sa résolution était prise. Elle seule saurait comment et dans quel état il deviendrait son esclave et son maître. Il ignorerait tout de sa vie passée... Ne lui en avait-elle pas fait oublier déjà la partie la plus importante ? Sans doute, au fond, il resterait le même ; mais il l’aimerait, lui parlerait tendrement et agirait comme elle voudrait qu’il agît. Tout pouvait se faire sans risques : elle l’épouserait, elle en ferait aux yeux du monde son légitime seigneur, et ils passeraient paisiblement leur vie ensemble, dans la maison même qui avait été le théâtre de sa défaite, pour avoir cru follement pouvoir le conquérir par les seules forces réunies de sa beauté et de son amour.

Elle arpentait le corridor, d’un pas rapide, passant et repassant sous la lumière de l’unique lampe, trouvant une sensation de plaisir dans son activité retrouvée et dans la caresse glacée du courant d’air qui rafraîchissait ses joues enfiévrées.

Tout à coup, elle entendit un bruit de pas et s’arrêta. Deux femmes s’avançaient vers elle dans l’obscurité. Elle attendit près de sa porte, supposant qu’elles passeraient devant elle. Bientôt, elle put vaguement les voir : l’une était une religieuse, portant la simple robe grise et la coiffure noir et blanc de l’Ordre ; l’autre était une dame, comme elle-même, vêtue de noir. La lampe éclairait si imparfaitement qu’Unorna vit les deux femmes s’arrêter et rester un instant à causer sans qu’il lui fût possible de distinguer nettement leurs traits. À ce moment, la dame entra dans une des chambres, la troisième ou la quatrième après celle d’Unorna, et la religieuse resta à la porte, le temps de décider si c’était à droite ou à gauche que l’appelaient ses occupations. Unorna fit un mouvement dont le bruit attira l’attention de la religieuse, qui s’avança vers elle.

– Sœur Paule ! s’écria Unorna les mains tendues, la reconnaissant au moment où elle entrait dans le nimbe de faible clarté de la lampe.

– Unorna ! s’écria la religieuse avec une intonation de surprise et de plaisir. Je ne savais pas que vous fussiez ici. Quel heureux motif vous a donc ramenée vers nous ?

– Un caprice, Sœur Paule, rien qu’un caprice. Je serai peut-être repartie demain.

– J’en suis fâchée, répondit la sœur. Une nuit n’est qu’une courte retraite loin du monde.

Elle secouait la tête un peu tristement.

– Il peut se passer bien des choses dans une nuit, répliqua Unorna en souriant. Vous me disiez toujours que le temps n’était rien pour l’âme. Avez-vous donc changé d’avis ? Venez dans ma chambre et causons, voulez-vous ? Oh ! je n’ai pas oublié vos heures ; vous n’avez rien à faire pour le moment, à moins qu’il ne soit l’heure du souper.

– Nous venons de finir, dit Sœur Paule en entrant avec empressement. L’autre dame qui habite là a insisté pour souper dans le réfectoire des hôtes... par curiosité, peut-être, pauvre femme... et je l’ai rencontrée dans l’escalier comme elle remontait ici.

– Sommes-nous seules ici, elle et moi ? demanda Unorna d’un air indifférent.

– Oui, et elle n’est arrivée que ce matin. Vous savez que c’est encore le temps du carnaval dans le monde. Ce n’est que pendant le carême que les grandes dames nous viennent, et alors nous n’avons souvent pas une chambre de libre.

La religieuse sourit tristement et secoua encore une fois la tête, d’une façon qui semblait lui être habituelle.

– Après tout, ajouta-t-elle, il vaut mieux qu’elles viennent ainsi que pas du tout, quoique j’aie souvent pensé qu’elles feraient mieux de passer le carnaval au couvent et le carême dans le monde.

– Le monde dont vous parlez serait singulièrement morose, si vous en aviez la direction, Sœur Paule, fit Unorna en riant à mi-voix.

– Je crois bien qu’il le serait pour vous. Je sais peu de chose du monde comme vous l’entendez, si ce n’est ce que nos hôtes m’en ont dit..., et vraiment je suis bien aise de n’en pas savoir davantage.

– Vous en savez presque autant que moi, ma Sœur.

La religieuse observa longuement et attentivement le visage d’Unorna, cherchant à y lire. C’était une femme pâle et maigre d’environ quarante ans, à ce que disaient ses yeux, car pas une ride ne sillonnait sa peau couleur de cire et ses cheveux étaient entièrement cachés sous sa cornette unie.

– Quelle est votre vie, Unorna ? demanda-t-elle tout à coup. Il nous en revient quelquefois d’étranges échos, quoique nous sachions aussi que vous faites beaucoup de bonnes œuvres. Nous entendons, à votre propos, de singuliers récits et des mots qui le sont plus encore.

– Vraiment ?... dit Unorna en réprimant un sourire de dédain. Et que dit-on de moi ? Je ne m’en suis jamais inquiétée.

– D’étranges choses... d’étranges choses, répéta la religieuse en hochant la tête.

– Mais quoi ?... Dites-m’en une au moins, comme exemple.

– J’aurais peur de vous offenser... toutes bonnes amies que nous étions autrefois...

– Et que nous sommes toujours. Raison de plus pour que vous me répétiez ce qu’on dit. Je suis seule dans le monde et je sais bien qu’on ne manque jamais de dire du mal des femmes qui n’ont personne pour les protéger.

– Non, non, se hâta de dire la Sœur Paule pour la rassurer. Comme femme, il ne nous est jamais revenu un mot qui touche à votre bonne réputation. Au contraire, j’ai entendu des dames de l’aristocratie dire beaucoup plus de bien de vous sous ce rapport qu’elles n’en disaient, certes, les unes des autres. Mais il y a d’autres choses, Unorna... d’autres choses qui me remplissent de frayeur pour vous. On vous donne un nom qui me fait frémir quand je l’entends.

– Un nom ?... répéta Unorna avec surprise et beaucoup de curiosité.

– Un nom... un mot... Ce que vous voudrez... Non, je ne puis vous le dire, et, d’ailleurs, ce n’est peut-être pas vrai... Ce ne doit pas être vrai !

Unorna garda un instant le silence, puis elle comprit. Elle se mit à rire avec une parfaite insouciance.

– Je sais, s’écria-t-elle ; que je suis sotte ! On m’appelle la Sorcière... n’est-ce pas ?

Sœur Paule prit un air grave et se signa dévotement, en lançant un regard de côté vers Unorna. Celle-ci ne fit qu’en rire plus fort.

– Peut-être est-ce très sot, dit la religieuse ; mais je ne puis supporter qu’on dise une pareille chose de vous.

– On ne le dit pas sérieusement. Savez-vous pourquoi l’on m’appelle Sorcière ? C’est très simple. C’est parce que je puis endormir les gens... les gens qui souffrent ou qui sont fous, ou qui ont un grand chagrin... et alors ils se calment. Voilà toute ma magie.

– Vous pouvez endormir les gens ?... Tout le monde ?...

La Sœur Paule ouvrait tout grands ses yeux éteints.

– Mais ce n’est pas naturel, ajouta-t-elle d’un ton perplexe. Et ce qui n’est pas naturel ne peut être bien.

– Est-ce que tout ce qui est bien est naturel ? demanda Unorna d’un air pensif.

– Ce n’est pas naturel, répéta la religieuse. Comment faites-vous donc ? Vous servez-vous de mots étranges, d’herbes ou d’incantations ?

Unorna se remit à rire ; mais la religieuse parut choquée de sa légèreté et elle s’efforça d’être sérieuse.

– Non, vraiment ! répondit-elle. Je les regarde dans les yeux, je leur dis de dormir... et ils le font. Pauvre Sœur Paule ! Êtes-vous assez en retard dans ce cher vieux couvent ! La chose se fait dans la moitié des grands hôpitaux de l’Europe, tous les jours, et des hommes et des femmes sont guéris, par ce moyen, de maladies qui leur paralysent aussi bien le corps que l’esprit. On travaille beaucoup pour tâcher de découvrir les causes réelles de ce phénomène qui est aussi couramment employé aujourd’hui, comme moyen de guérison, que les médecines dont vous savez les noms et le goût. Cela s’appelle l’hypnotisme.

La Sœur se signa de nouveau.

– Je crois que j’ai entendu ce mot-là, dit-elle mal assurée qu’il ne fût pas lui-même quelque formule d’évocation diabolique. Et guérissez-vous vraiment les malades au moyen de... cette chose-là ?

– Quelquefois, répondit Unorna. Il y a un vieillard, par exemple, dont j’ai conservé la vie pendant plusieurs années en le faisant dormir... beaucoup.

Unorna sourit un peu.

– Et vous ne dites pas de paroles pour cela ?

– Rien. C’est ma volonté. Voilà tout.

– Mais si c’est bien et non pas l’œuvre de l’Esprit du mal, cela devrait être accompagné d’une prière ? Ne pouvez-vous pas dire une prière lorsque vous faites cela, Unorna ?

– Je pense que je le pourrais, répliqua la jeune femme en s’efforçant de ne pas rire. Mais ce serait faire deux choses à la fois..., et ma volonté en serait affaiblie.

– Ce ne peut être bien, alors, dit la religieuse. Ce n’est pas naturel, et il n’est pas vrai que la prière puisse empêcher la volonté d’accomplir une bonne action.

Elle secoua la tête plus énergiquement que de coutume.

– Et il n’est pas bien non plus qu’on vous appelle Sorcière, vous qui avez vécu ici au milieu de nous.

– Ce n’est pas ma faute ! s’écria Unorna un peu contrariée de cette persistance. Et d’ailleurs, Sœur Paule, quand bien même il y aurait du diable là-dedans, ce serait bien tout de même.

La religieuse leva les mains avec une sainte horreur et son visage s’allongea.

– Mon enfant !... mon enfant !... Comment pouvez-vous me dire de pareilles choses ?

– C’est pourtant bien simple, répondit tranquillement Unorna souriant de l’ébahissement de la digne femme. Si l’on fait du bien à ceux qui sont malades, n’est-ce pas un véritable bien, même si c’est le mauvais Esprit qui le fait ? N’est-il pas bien de lui faire du bien, même contre son gré ?

– Non... non !... s’écria la Sœur Paule très émue. Ne parlez pas comme cela... Tenez, ne parlons plus du tout de ces choses ! Quoi que ce soit, c’est mal, et je ne le comprends pas ; je suis bien sûre qu’aucune de nous ne le comprendrait non plus, n’importe comment vous l’expliqueriez. Mais, si vous voulez le faire, Unorna, ma chère enfant, alors dites une prière chaque fois contre la tentation et les œuvres du démon.

La bonne religieuse se signa une troisième fois, et presque inconsciemment, par la force de l’habitude, elle se mit à égrener son chapelet d’une main, en lissant machinalement de l’autre sa large cornette empesée. Unorna, pendant quelques instants, occupa silencieusement ses doigts à fourrager dans l’épaisse fourrure de son manteau posé près d’elle sur le canapé.

– Parlons d’autres choses, dit-elle enfin. Parlons de l’autre dame qui est ici. Qui est-elle ? Qu’est-ce qui l’amène en retraite à cette époque de l’année ?

– Pauvre jeune fille..., oui, elle est très malheureuse, répondit Sœur Paule. C’est une triste histoire, d’après ce que j’ai entendu dire. Son père vient de mourir, et elle est seule au monde. Notre Mère Supérieure a reçu hier une lettre du Cardinal-Archevêque demandant que nous la recevions, et elle est arrivée ce matin. Son Éminence connaissait son père, paraît-il. Elle ne doit rester ici que très peu de temps, je crois, jusqu’à ce que ses parents viennent la chercher pour la reconduire chez elle dans son pays. Son père est tombé malade dans une maison de campagne non loin de la ville. Lorsqu’il l’avait louée pour la saison des chasses, il ne doutait pas que sa pauvre fille y deviendrait orpheline. Le Cardinal a pensé qu’elle serait plus en sûreté près de nous en attendant qu’elle soit recueillie par les siens.

– Évidemment, dit Unorna d’un air de médiocre intérêt. Quel âge a-t-elle, la pauvre enfant ?

– Ce n’est pas une enfant... ; elle doit avoir vingt-cinq ans, mais son chagrin la fait peut-être paraître plus âgée qu’elle n’est.

– Comment se nomme-t-elle ?

– Béatrice..., je ne puis me rappeler son nom de famille.

Unorna tressaillit.

 

 

 

 

XIX

 

 

– Qu’avez-vous ? demanda la religieuse en remarquant le mouvement subit d’Unorna.

– Rien... ; ce nom de Béatrice m’a rappelé quelque chose, voilà tout.

Quoique Sœur Paule fût aussi peu exercée que possible aux subtilités mondaines que vingt-cinq ans de vie cloîtrée n’étaient pas faits pour avoir apprises à une femme naturellement simple d’esprit et dévote de sentiment, elle était très physionomiste ; elle possédait cette faculté de rapide observation qui s’apprend si vite, et s’exerce peut-être aussi constamment au milieu d’une petite communauté, où le domaine de pensée de chacun devient un peu, par le fait de l’intimité de la vie, un domaine plus commun que dans de plus vastes milieux sociaux.

– Vous avez sans doute vu cette dame ou vous en avez entendu parler ? dit-elle.

– Je voudrais la voir, répondit Unorna d’un air pensif.

D’un seul éclair d’intelligence, la jeune femme avait embrassé toutes les possibilités éveillées par ce seul nom. Elle se souvenait de la netteté et de la précision d’impression de Strannick, quand, lors de sa première visite, il lui avait raconté comment il avait vu Béatrice dans l’église de la Nativité, et elle réfléchissait que ce nom n’était pas un nom très commun. La Béatrice de l’histoire de Strannick, aussi, avait un père et pas d’autres parents ; on supposait qu’elle voyageait avec lui. À la lumière incertaine du corridor, Unorna n’avait pu distinguer les traits de la dame ; mais il lui avait bien semblé qu’elle était brune ; or, Béatrice l’était. Il n’y avait, d’ailleurs, pas de raisons s’opposant à ce que cette femme fût justement celle qu’aimait Strannick. Il était assez naturel que, s’étant trouvée seule, en un tel deuil, dans une ville étrangère, elle eût cherché un asile dans un couvent. Cela admis, le couvent où s’était réfugiée Unorna n’était-il pas normalement désigné, étant celui le plus hospitalier aux mondaines de la ville ? Unorna avait de la peine à se décider à parler. Elle se rendait compte que Sœur Paule l’observait, et elle prit la précaution de détourner son visage de la clarté de la lampe.

– Je ne vois aucun obstacle à ce que vous la voyiez et causiez avec elle, si vous le désirez, dit la religieuse. Elle m’a dit qu’elle serait à complies, à neuf heures. Si vous voulez y aller vous-même, vous pourrez la voir et la regarder quand elle sortira. Croyez-vous l’avoir déjà vue ?

– Non, répondit Unorna d’un ton étrange. Je suis sûre de ne pas l’avoir vue.

Sœur Paule conclut, au ton d’Unorna, que celle-ci, en raison d’une similitude de noms, voulait s’assurer si la jeune étrangère ne ressemblait pas à quelque personne souvent décrite. Elle constata bien que ses manières étaient embarrassées et qu’elle semblait mal à l’aise, mais ce pouvait être le résultat de la fatigue.

– Est-ce que vous n’avez pas faim ? demanda la religieuse. Je suis sûre que vous n’avez rien pris depuis votre arrivée.

– Non..., oui..., c’est vrai, répondit Unorna. J’avais oublié. Vous seriez bien bonne de m’envoyer quelque chose.

Sœur Paule se leva avec empressement, au grand soulagement d’Unorna.

– Je vais voir à cela, dit-elle en lui tendant la main. Nous nous reverrons dans la matinée. Bonsoir.

– Bonsoir, chère Sœur Paule. Voulez-vous dire une prière pour moi ? ajouta-t-elle tout à coup, par une impulsion dont elle était à peine consciente.

– Oui, certes... de tout mon cœur, ma chère enfant, répondit la religieuse en la regardant d’un air sérieux. Votre vie n’est pas heureuse, ajouta-t-elle avec un lent et triste mouvement de tête.

– Non... je ne suis pas heureuse. Mais je le serai.

– J’ai bien peur que non, dit Sœur Paule presque entre ses dents, en sortant sans bruit.

Unorna resta seule. Dans son extrême anxiété, il lui fut impossible de rester tranquillement assise. C’était une torture de penser que la femme qu’elle désirait tant voir était si près d’elle, et qu’elle ne pouvait, faute de prétexte raisonnable, aller frapper à sa porte et lui parler. Elle éprouvait un doute terrible : pourrait-elle le reconnaître, à première vue, pour celle dont l’ombre avait passé entre elle et Strannick, il y avait un mois. L’ombre était voilée, mais Unorna avait comme la connaissance intuitive des traits cachés sous le voile. Néanmoins, elle pouvait se tromper. Il serait nécessaire de chercher à faire sa connaissance sous un prétexte quelconque et d’essayer de lui tirer une partie de son histoire, suffisante pour confirmer les soupçons ou les anéantir définitivement. Pour mener à bien cette délicate et redoutable enquête, Unorna avait besoin de toute son énergie et de tout son sang-froid, et elle fut bien aise que l’entrée soudaine d’une Sœur converse, lui apportant son repas du soir, l’aidât, par la diversion, à se ressaisir.

Il y avait des moments où Unorna, dans des conditions propices, pouvait, d’un effort de volonté, se forcer à l’état dit de seconde vue. Tout son désir en cet instant était d’arriver à voir, en fermant les yeux, ce visage de la femme qui n’était séparée d’elle que par deux ou trois murs. Mais, dans le cas actuel, il y avait impossibilité. Pour réussir, il lui aurait fallu une sorte de fil conducteur ou avoir déjà connu la personne qu’elle désirait voir. Elle ne pouvait pas commander à cette inexplicable pénétration visuelle comme à ses autres facultés, presque toujours obéissantes à son vouloir. Sans doute, elle pouvait sur l’heure tomber en état de rêve, mais elle sentait qu’alors son esprit errerait sans direction loin du but uniquement désiré. Il n’y avait donc rien à faire qu’à prendre patience.

La Sœur converse sortie, Unorna mangea machinalement ce qu’on lui avait servi, et attendit. Elle avait conscience d’une crise peut-être plus terrible encore que celle qu’elle venait de traverser, si l’étrangère arrivait à prouver qu’elle était bien la Béatrice qu’aimait Strannick. Un vertige la prenait rien qu’à la pensée de se trouver face à face avec la femme dont elle avait eu le spectre devant les yeux, et tous les instincts cruels et féroces de sa nature s’éveillaient dans son désir fou de perdre une rivale abhorrée ; car, plus elle pensait, plus quelque chose lui disait que ce devait être elle !

Elle ouvrit sa porte, sans s’inquiéter du courant d’air glacé qui arrivait du corridor. Elle voulait entendre quand la dame quitterait sa chambre pour se rendre à l’office ; elle s’assit, l’oreille tendue, et demeura immobile. Le son grave des cloches commença à tinter au loin dans la nuit.

Enfin, une porte s’ouvrit ; sur les dalles, un pas léger se fit entendre. Elle se leva sans bruit, sortit, et suivit une ombre noire s’éloignant de plus en plus de la lampe suspendue. Unorna entendait son cœur battre tandis qu’elle glissait à la poursuite de l’inconnue. À un détour du cloître, il y avait une autre lumière. La clame, s’apercevant que quelqu’un marchait derrière elle, tourna la tête. Le profil, délicat et brun, se dessina alors très distinctement. Unorna retenant sa respiration s’avança vivement. Mais la dame ne l’attendit pas ; elle continua son chemin et entra dans la salle donnant accès à la tribune qui se trouvait dans l’église au-dessus du chœur. Lorsque Unorna entra derrière elle, elle la vit s’agenouiller sur un des prie-Dieu, les mains jointes, les yeux fermés, une mantille noire jetée négligemment sur ses cheveux plus noirs encore et retombant sur ses épaules sans cacher son visage.

Unorna tomba à genoux, serrant convulsivement les lèvres pour retenir le cri qui allait s’en échapper. Ses mains s’entrecroisèrent avec une si sauvage énergie que les plus petites veines bleues en ressortaient comme sombres sur cette pâleur de marbre.

En bas, des centaines de lumières jetaient un vif éclat sur l’autel, dans le chœur, et renvoyaient toute leur lueur jaune sur le visage des deux femmes agenouillées presque côte à côté, toutes deux jeunes, toutes deux belles, mais absolument dissemblables. D’un seul coup d’œil, Unorna avait compris : c’était vrai ! Elle était là, à portée de sa main, cette rivale dont l’existence tuait son propre bonheur. Alors, d’un air d’impassibilité farouche, elle examina en détail cette beauté que Strannick avait tant aimée, que, même oubliée, elle fermait les yeux aux charmes de toute autre femme.

Ah ! oui, c’était bien là un visage qu’un homme, à moins de sortilège, ne devait pouvoir effacer de sa vue. Unorna en voyant le reflet dans l’imagination de Strannick, se l’était figuré autre, quoiqu’elle l’eût instantanément reconnu d’après l’impression de la vision. Elle l’aurait cru plus éthéré, moins précis, moins humainement féminin, plus angélique. Divin, il l’était ; mais ayant bien plus de la femme que celui d’Unorna. Brun, fin et délicat, imposant et noble, la pureté qu’il exprimait appartenait à la terre et non au ciel. Il n’était pas transparent, car il y avait de la vie dans chacun des traits. Il était triste, il est vrai, d’une tristesse presque surhumaine ; mais il était triste des chagrins de ce monde, et non de l’insondable mélancolie du saint qui souffre. Ces lèvres pures et tendres étaient trop des lèvres de femme pour n’être faites que pour la prière. Lorsque les paupières mi-closes, ombrées du bistre des pleurs versés, se soulevaient, elles laissaient voir deux beaux yeux noirs, peu faits pour les larmes éternelles et l’oubli extatique de la terre. Unorna savait que ces mêmes yeux pouvaient briller, lancer des éclairs, et s’enflammer d’amour, de haine et de colère ; que sous ce teint, si beau et si pâle, le sang pouvait monter d’une impulsion du cœur que la passion pouvait entrouvrir ces lèvres si ardentes, et faire glisser entre elles les mots qui enivrent. Elle voyait l’orgueil dans les narines larges et sensuelles, la force dans le front uni, et une dignité royale dans le port parfait de la tête, droite sur un cou de cygne. Les mains jointes étaient également bien féminines ; elles n’avaient ni la ronde et lourde blancheur de mains de statue que rappelaient celles d’Unorna, ni la transparence de ces mains de saintes selon les anciens tableaux ; elles étaient réelles et vivantes, délicates de contours, mais non sans force nerveuse, de celles qui, dans une puissante main d’homme, savent, d’un frisson, répondre au frémissement d’une tendre passion.

Quelle femme, eût-elle été cent fois meilleure qu’Unorna, n’aurait ressenti quelque chose de mauvais, de cruel et de haineux au fond du cœur, à la vue de tant de beauté chez celle qui triomphait dans le cœur où elle aspirait à régner ? Ses joues pâlirent, et ses yeux disparates prirent une expression terrible et effrayante. Il était heureux pour elle qu’elle ne pût alors parler à Béatrice, car, ne portant pas de masque, elle eût laissé lire les mortelles menaces écrites sur ses traits contractés, et, prévenue, sa brune ennemie aurait pu se mettre sur la défensive.

Mais le chant des religieuses montait doucement du chœur à la voûte, s’élevant et retombant, tantôt plus haut, tantôt plus bas ; mais l’intense éclat des nombreux cierges se répandait en nappes du grand autel, dorant de ses chaudes teintes les statues, les corniches et les antiques moulures, et faisant plus noires les ombres des piliers et des recoins éloignés. Et toujours les deux femmes restaient à genoux dans leur grande tribune, l’une plongée dans une fervente prière, l’autre s’étonnant que la violence d’une haine telle que la sienne n’eût pas le pouvoir de tuer d’un regard, malgré l’effort suprême qu’elle s’imposait pour commander à ses traits l’expression d’amicale sympathie qu’elle voulait pour ses projets, que pût lire cette Béatrice à l’instant où, les chants ayant cessé, il serait temps de quitter l’église.

Les psaumes étaient terminés. Il y eut un instant de silence, puis les paroles jadis familières de l’hymne auguste et antique montèrent aux oreilles d’Unorna. Presque malgré elle, par la force d’une ancienne habitude, elle chanta le premier verset. Mais, soudain, elle s’arrêta, ne se rendant pas compte, certainement, de l’horrible gouffre qui existait entre les mots qui passaient par ses lèvres et les pensées qui agitaient son cœur ; elle s’arrêta instantanément, réduite au silence par le son d’une voix moins riche et moins pleine que la sienne, mais beaucoup plus suave et plus tendre. Béatrice chantait aussi, les mains jointes, les lèvres entrouvertes, le visage élevé vers le ciel.

 

            ... pro tua clementia

            Sis prœsul et custodia.

            Procul recedant somma,

            Et noctium phantasmata ;

            Hostemque nostrum comprime... 1

 

– Éloignez les rêves et les fantômes de la nuit..., enchaînez notre ennemi, articulait la voix douce et soutenue de Béatrice.

Unorna n’en entendit pas davantage. La lumière l’éblouit et le sang afflua à son cœur. Il semblait qu’aucune des prières qui aient jamais été faites ne l’avait été plus directement contre elle, et la voix qui la formulait avait, dans sa relative faiblesse, le don rare de faire pénétrer distinctement chaque syllabe jusqu’aux plus lointaines profondeurs de l’église. Il semblait à Unorna, tant cette voix était pénétrante, que Béatrice avait dû quitter son prie-Dieu pour venir lui enfoncer chaque mot dans l’oreille. N’osant tourner la tête, de crainte que son visage ne trahît son émotion, Unorna jeta en bas un coup d’œil sur les religieuses agenouillées. Elle tressaillit. Seule entre toutes, Sœur Paule avait la tête levée ; ses yeux étaient fixés sur ceux de la Sorcière avec une expression suppliante et angoissée, les mains jointes, un peu élevées au-dessus de l’accoudoir placé devant elle, offrant évidemment au Très-Haut les paroles de l’hymne dans toute la ferveur d’intention de son âme pure pour le pardon des péchés d’Unorna.

Pendant un instant, le chœur énergique et cruel hésita presque, sous l’empire d’une impression énigmatique mais intense. Cette voix à côté d’elle semblait si céleste, l’expression de la religieuse si poignante, que, pendant un instant, amour et haine furent comme suspendus, au point de lui faire souhaiter d’être seule, loin de tous et de tout et pour toujours. Mais l’hymne finit, la voix se tut et le regard de Sœur Paule se tourna de nouveau vers l’autel. L’impression fugitive s’envola, et Unorna redevint la passionnée fatale.

L’office pieux suivait son cours : ce fut le cantique Nunc dimittis, Domine, puis les versets avec la voix isolée de la Supérieure et les répons du chœur des religieuses, puis le Credo ; encore quelques versets et quelques répons, enfin les courtes prières finales. Tout était terminé.

Dans l’église, un bruit confus, d’étoffes frôlées et de pas silencieux. Les religieuses défilaient pour regagner le cloître.

Béatrice demeura agenouillée quelques minutes encore, fit le signe de la croix, puis se leva. En même temps qu’elle Unorna fut debout. La nécessité d’une action immédiate à tout prix rendit à son visage le calme ; à son esprit, toute sa dextérité et sa finesse. Elle arriva la première à la porte, puis tournant à demi la tête, s’effaça un peu comme pour laisser passer Béatrice. Celle-ci la regarda pour la première fois, et, d’une courtoise inclinaison de la tête, la pria de passer la première. Unorna parut hésiter, Béatrice insista. Les deux femmes sourirent un peu et Unorna, avec un geste de soumission, franchit le seuil. Après ces habiles politesses, il était presque impossible de ne pas dire quelques mots en franchissant ensemble les longs corridors. Unorna attendit un moment, comme pour laisser comprendre à sa compagne le léger embarras de la situation, puis lui adressa la parole d’un ton plein de civilité calme et naturelle.

– Nous semblons être les seules dames en retraite, dit-elle.

– Oui, répondit Béatrice.

Même dans cette unique syllabe, le timbre délicieux de la voix se trahit encore. Elles firent quelques pas en silence ; puis Béatrice, sentant la presque incivilité de son laconisme, – et aussi peut-être, pour bien préciser la situation, – ajouta :

– Je ne suis pas exactement en retraite. J’attends ici quelqu’un qui doit venir me chercher.

– C’est un endroit bien tranquille pour s’y reposer, dit Unorna. Je l’aime beaucoup.

– Vous y venez souvent, peut-être ?

– Pas maintenant, répondit Unorna. Mais j’y suis restée longtemps quand j’étais toute jeune.

Par un commun instinct, elles se mirent, tout en causant, à marcher plus lentement, côte à côte.

– Vraiment ? dit Béatrice, avec une légère nuance d’intérêt. Auriez-vous donc été élevée ici par les religieuses ?

– Pas exactement. Ce couvent fut une sorte d’asile pour moi quand j’étais encore presque enfant. On m’y a laissée seule jusqu’à ce qu’on m’eût trouvée assez âgée pour n’avoir plus besoin de soins étrangers.

– Laissée par vos parents ? demanda Béatrice.

Cette question semblait presque inévitable.

– Je n’en avais pas. Je n’ai jamais connu ni père ni mère.

À chaque syllabe, la voix d’Unorna devenait plus triste.

Elles étaient entrées dans le grand corridor dans lequel se trouvaient leurs appartements et approchaient de la porte de Béatrice. Elles marchèrent de plus en plus lentement, silencieuses durant quelques pas. Unorna poussa un soupir, qui, s’exhalant sous ces voûtes solitaires, semblait à la fois vouloir provoquer et offrir la sympathie.

– Mon père est mort la semaine dernière, dit Béatrice d’une voix très basse et un peu tremblante. Je suis absolument seule..., ici et dans le monde.

Elle posa la main sur le bouton de sa porte, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur ceux d’Unorna contenant presque une invitation d’entrer, à laquelle ne souscrivaient pas les lèvres, car, si elle était avide de consolation humaine, sa fierté se refusait à la solliciter.

– Je suis bien isolée aussi, dit Unorna. Puis-je entrer un instant chez vous ?

Elle n’eut que juste le temps de tenter ce coup hardi. Une seconde de plus et Béatrice allait disparaître dans sa chambre. Son cœur battit violemment en attendant la réponse. Elle avait réussi.

– Quoi, vous voulez ?... s’écria Béatrice. Je suis d’une bien triste compagnie, mais je serai très heureuse de vous recevoir.

À sa suite, Unorna entra. L’appartement était presque exactement semblable au sien comme dimension, comme distribution et comme ameublement ; mais il avait déjà l’aspect habité. Il y avait des livres sur la table, une boîte à bijoux carrée, et un cadre de vieil argent contenant une grande photographie d’un homme brun, à l’air sévère et d’âge moyen : le père de Béatrice, Unorna le comprit aussitôt. Des manteaux et des fourrures étaient épars, un peu en désordre, sur les chaises, une grande malle ouverte s’appuyait au mur, révélant son contenu de dentelles, d’étoffes de soie et de rubans aux couleurs tendres.

– Je ne suis arrivée que ce matin, dit Béatrice comme pour excuser ce désordre.

Unorna s’enfonça dans un coin du canapé, en abritant ses yeux de sa main contre la lumière de la lampe. Elle ne pouvait s’empêcher de regarder Béatrice, mais elle sentait qu’il ne fallait pas que son examen fût par trop apparent ni sa conversation trop curieuse. Béatrice était fière et énergique et devait, sans aucun doute, être très froide et très réservée quand elle le voulait.

– Et pensez-vous rester ici longtemps ? demanda Unorna, comme Béatrice s’installait à l’autre bout du canapé.

– Je ne saurais le dire, répondit celle-ci. Mon séjour peut être d’une courte semaine ou de tout un mois.

– J’ai vécu ici pendant des années, dit Unorna d’un air rêveur. Je crois bien que je ne le pourrais plus maintenant, sous peine de mourir d’ennui et d’inanition intellectuelle.

Elle eut un petit rire discret, respectueux du deuil de sa compagne.

– Mais j’étais jeune alors, ajouta-t-elle en retirant sa main de devant ses yeux pour laisser la pleine lumière de la lampe éclairer tout à coup librement son visage.

Se sachant belle, elle voulait que le sût aussi cette rivale qui, dans la pénombre des cloîtres, n’avait pu la contempler. C’était pur instinct de féminine vanité, et il se trouva que ce geste servit, à son insu, son méchant dessein. L’effet de cette coquetterie fut subit : Béatrice la regarda presque fixement, avec une admiration non déguisée.

– Vous étiez jeune alors, dites-vous ? s’écria-t-elle. Mais vous l’êtes merveilleusement maintenant.

– Moins jeune que je ne l’étais alors, répondit Unorna avec un petit soupir, aussitôt suivi d’un sourire.

– J’ai vingt-cinq ans, dit Béatrice, assez femme pour essayer de provoquer ainsi, un peu curieusement, un aveu de la part de sa nouvelle connaissance.

– Vraiment ? En ce cas, nous devons être à peu près du même âge, car je n’ai pas encore vingt-six ans.

Béatrice se demandait si Unorna était mariée. À vingt-six ans et si belle, elle devait l’être. Le moyen de l’apprendre sans questionner était simple : il n’y avait qu’à combler la lacune de cette connaissance faite sans aucune présentation préalable.

– Puisque je suis, de si peu que ce soit, la plus jeune, dit-elle, je dois vous dire qui je suis.

Unorna fit un léger mouvement. Elle était sur le point de dire qu’elle ne le savait déjà que trop !...

– Je me nomme Béatrice Varanger.

– Moi, Unorna.

Le ton dont elle prononça ce nom, le seul qu’elle se connût, était agressif et semblait contenir une sorte de froid défi.

– Unorna ?... répéta Béatrice d’un air d’où la politesse n’excluait pas l’évidente surprise.

– Oui... Unorna tout court. Cela vous paraît singulier ? On m’a appelée ainsi parce que je suis née en février, dans le mois que mes compatriotes appellent Unor. Si cela suffit à vous étonner, que serait-ce de mon histoire ? Mais, vraiment, cela ne saurait avoir d’intérêt pour vous.

– Pardon... vous vous trompez. Votre histoire m’intéresserait énormément... si vous vouliez bien m’en raconter quelque chose... ; mais je suis à ce point une étrangère pour vous, que...

– Je ne puis vous considérer comme telle, répondit Unorna avec un très aimable sourire dont Béatrice ne pouvait deviner le sous-entendu.

– Vous êtes trop aimable, en vérité, dit tranquillement la jeune fille brune.

Unorna ayant atteint son but, qui était de capter l’attention de Béatrice, lui raconta la singulière histoire de sa vie, sans s’inquiéter si tant de confiance n’était pas un peu bien hâtive à l’égard d’une personne avec qui elle n’avait pas échangé cent paroles. Mais elle s’inquiétait peu de ce que pensait Béatrice. Son intention évidente était de gagner du temps, sans se laisser soupçonner et d’attendre, sans quitter son champ de bataille, une heure plus tardive.

Elle raconta donc son histoire, du moins ce qu’elle en savait elle-même, simplement, d’une manière pittoresque, et surtout en l’agrémentant d’une abondance d’anecdotes et de commentaires qui en augmentaient l’intérêt et, en même temps, en étendaient les limites ; elle avait l’adresse de ponctuer son monologue de remarques qui appelaient une réponse et lui permettaient de s’assurer du degré d’attention de sa compagne. Elle fit allusion, mais très légèrement, au pouvoir extraordinaire qu’elle avait sur les animaux et ne parla pas du tout de l’influence qu’elle pouvait exercer sur les gens. Béatrice écoutait curieusement. Elle aurait pu dire, de son côté, qu’il y avait longtemps, en la vide tristesse de sa vie, qu’elle n’avait été charmée par une causerie aussi intéressante.

Arrivée à la période de sa vie qui avait commencé un mois auparavant, Unorna se tut ; son histoire finissait là.

– Ainsi, vous n’êtes pas mariée ?

Le ton de Béatrice exprimait moins une interrogation à laquelle sa phrase répondait presque d’elle-même qu’une réelle surprise.

– Non, dit Unorna, je ne suis pas mariée. Et vous..., me permettrez-vous de vous retourner la question ?

Béatrice tressaillit visiblement. Elle ne s’attendait pas à cette demande, puisqu’elle avait dit être seule au monde. Il est vrai qu’Unorna pouvait la supposer veuve. Mais Unorna savait bien que ce tressaillement n’avait pas pour cause la surprise seule. Elle avait parlé en connaissance de cause et était sûre d’avoir, d’un mot, réveillé un profond et pénible courant de pensées.

– Non ! dit Béatrice d’une voix altérée. Je ne suis pas mariée. Je ne me marierai jamais.

Un court silence suivit, pendant lequel elle détourna la tête.

– Je vous ai fait de la peine, dit Unorna d’un air de sympathie et de profond regret. Pardonnez-moi ! Comme je m’en veux de ma question indiscrète !

– Comment auriez-vous pu savoir ? demanda simplement et tristement Béatrice.

Si elle faisait souffrir, Unorna souffrait aussi. Elle s’était laissé aller à s’imaginer que pendant les longues années qui s’étaient écoulées Béatrice avait peut-être oublié. Il lui était même passé par l’esprit que peut-être elle s’était mariée. Mais, dans ces quelques mots, ce tressaillement et la subite pâleur qui les accompagnait, elle lisait à leur extase la preuve d’un amour non moins constant, aussi profond que celui de Strannick.

– Pardonnez-moi, répéta Unorna. J’aurais dû deviner. Moi aussi, j’ai aimé.

Elle savait que sur ce terrain du moins, elle pouvait cesser de feindre et de changer sa voix ; appréciant très justement sa double situation morale et l’effet à produire, elle avait mis dans ces derniers mots son cœur sans réserve. Toute sa passion s’y révélait, sincère, profonde, énergique, impitoyable. Elle avait laissé les mots venir comme ils voulaient et Béatrice fut stupéfaite de la puissance passionnée de ce cri de l’âme.

Pendant longtemps, elles ne parlèrent ni ne se regardèrent. Béatrice fut la première à reprendre un peu possession d’elle-même. Et alors, tout à coup, un flot de paroles qu’elle ne pouvait plus contenir lui monta aux lèvres. Depuis des années elle les renfermait, car elle n’avait personne à qui elle pût les dire. Pendant des années, elle l’avait cherché, cherché du mieux qu’elle pouvait le faire, et sans plus de succès que lui-même le faisait à son insu. Elle n’ignorait pas que son père aussi cherchait Strannick, et qu’il eût entraîné sa fille jusqu’au bout du monde sur le seul soupçon de sa présence dans ce pays. C’était, chez le vieillard, passé à l’état de monomanie. Et combien ces folies d’opposition sont fréquentes ! Béatrice était autorisée à épouser qui bon lui semblait, sauf l’homme qu’elle aimait. Pendant des années, les deux ténacités, paternelle et filiale, avaient été en lutte tacite et d’autant plus cruelle, sans avoir jamais cédé rien l’une à l’autre ; mais cette lutte n’était pas égale car Béatrice, à la merci de son père, maître de l’emmener où il voulait, se sentait, sans résistance possible, entraînée toujours plus loin de l’objet qui l’attirait. Mais comme jamais n’avait failli sa foi dans le dévouement de celui qui lui était si cher, elle avait fini par attribuer à sa mort le constant insuccès de toute tentative de rapprochement. Cette douloureuse croyance, loin de changer son cœur, avait, en quelque sorte, sacré son amour et son présumé souvenir n’en était aimé que davantage, que plus fidèlement, plus passionnément et plus inébranlablement.

Le sentiment qu’elle se trouvait en présence d’une passion aussi grande, aussi malheureuse et aussi dominante que la sienne, la poussa irrésistiblement aux confidences. Qu’on ne crie pas à l’invraisemblance : combien de fois n’a-t-on pas vu des hommes ou des femmes, aux sentiments fermes et profonds, d’apparence froide et réservée, taciturnes et fiers, confier une fois dans leur vie le secret de leur cœur à un étranger ou à une simple connaissance, comme ils ne l’auraient jamais fait à un ami ?

Béatrice semblait à peine savoir ce qu’elle disait ni s’apercevoir de la présence d’Unorna. Les mots, si longtemps comprimés, tombaient de ses lèvres avec une force étrange, et il n’y en avait pas un seul qui ne s’enfonçât comme un poignard dans le cœur d’Unorna. L’immense jalousie du passé, qui, en même temps que son amour, avait grandi dans le cœur de la Sorcière pendant le mois précédent, atteignait en ce moment son paroxysme. À peine s’aperçut-elle que Béatrice avait cessé de parler, car les mots résonnaient encore à ses oreilles, se répercutant avec fracas dans sa poitrine et poussant sa terrible nature à une action violente. Ses traits contractés étaient effrayants, mais Béatrice ne pouvait y lire sa perte, car elle avait fini par oublier jusqu’à la présence d’Unorna. Ses yeux fixes semblaient rivés au mur, là-bas, droit devant elle.

Tout à coup elle se leva vivement, et, prenant quelque chose dans la boîte à bijoux, le mit de force dans les mains d’Unorna.

– Je ne comprends pas bien pourquoi je vous ai dit cela... ; mais je l’ai dit. Vous allez le voir, à présent. Qu’est-ce que cela fait ? Nous avons aimé toutes les deux, nous sommes malheureuses toutes les deux..., et nous ne nous reverrons jamais !

– Qu’est-ce donc ? essaya de demander Unorna tenant toujours l’écrin fermé dans ses mains.

Elle ne savait que trop ce qu’il contenait, et son empire sur elle-même l’abandonnait. Elle avait peur que ce ne fût plus qu’elle n’en pourrait supporter. C’était comme si Béatrice eût assouvi sa vengeance sur elle, au lieu que ce fût elle qui s’acharnât à la perte de sa rivale.

Béatrice lui prit l’écrin des mains, l’ouvrit, regarda un instant le portrait qu’il contenait et le remit dans les mains d’Unorna.

– Cela lui ressemblait, dit-elle en levant seulement enfin les yeux sur sa compagne comme pour voir quel effet produirait le portrait.

Mais elle recula...

Unorna la regardait. Son visage était livide, ses lèvres avaient un rictus étrange, et le contraste si extraordinaire de ses yeux apparaissait terrible. L’un semblait de glace, l’autre en feu. Les passions les plus violentes et les pires dont se puisse exalter l’âme humaine étaient toutes exprimées avec une force effrayante sur ce masque décomposé, d’où avait soudain disparu toute trace de la beauté qui, tout à l’heure, y resplendissaient. Béatrice recula d’horreur.

– Vous le connaissez ! s’écria-t-elle, devinant à moitié la vérité.

– Je le connais... et je l’aime, dit lentement et fièrement Unorna.

Ses yeux étaient fixés sur son ennemie vers qui elle approchait progressivement son menaçant visage.

Béatrice essaya de se lever, mais elle ne le put. Il y avait plus que de la colère, plus que de la haine, plus que l’intention de tuer, dans ces yeux effroyables. Il y avait une fascination à laquelle nulle créature vivante ne pouvait se dérober. Béatrice, affolée, essaya de crier pour chasser cette vision, de lever la main pour s’en faire un bouclier... En vain. Et toujours le masque de haine se rapprochait, au point qu’elle sentit l’haleine brûlante sur sa joue. Puis son cerveau se troubla, ses membres se détendirent et sa tête tomba en arrière contre le mur.

– Je le connais et je l’aime !

Ce furent les derniers mots qu’entendit Béatrice.

 

 

 

 

XX

 

 

Unorna comprenait à peine ce qu’elle avait fait. Elle venait, sans le vouloir, d’endormir Béatrice. Ses paroles et son regard fascinateur avaient jailli d’eux-mêmes de sa passion surexcitée ; c’est seulement en n’entendant aucune réponse sortir des lèvres de sa rivale et après un long regard fixé sur elle qu’elle se rendit compte qu’elle l’avait plongée inconsciemment dans l’état intermédiaire. Ce premier degré de l’hypnotisme se traduit presque toujours de façon différente selon les sujets. Chez Béatrice, il prit la forme d’une perte totale de connaissance, d’un évanouissement.

Peu à peu, Unorna reprit son sang-froid. Après tout, Béatrice ne lui avait rien dit qu’elle ne sût déjà ou qu’elle n’eût en partie deviné, et sa colère n’était pas le résultat de cette révélation, mais du ton de passion ardente, dont elle avait été faite. Chaque mot, chaque phrase l’avait frappée au cœur, et Béatrice, en lui mettant la miniature dans les mains, avait fait éclater sa colère malgré elle. Maintenant qu’elle s’était reprise et pouvait raisonner, Unorna envisagea la situation. Dès l’instant que, reconnaissant son ennemie en la femme agenouillée dans la tribune de l’église, elle avait juré sa perte, elle était résolue, pour y arriver, à se servir de son redoutable pouvoir ; toutefois, son intention était de n’endormir Béatrice que graduellement, par une douce fascination, qui la lui livrât à l’heure par elle choisie, où tout le couvent serait plongé dans le silence et le repos ; mais, puisque le premier pas était fait d’une façon inattendue, elle ne le regrettait pas.

Elle s’enfonça dans l’angle du canapé et contempla Béatrice longuement avec, de temps en temps, un sourire dédaigneux et cruel. Puis elle se leva et ferma à clef la porte extérieure et verrouilla avec soin celle de l’intérieur. Ainsi, elle le savait, nul bruit de voix ne parviendrait jusqu’au cloître. Elle revint s’asseoir et contempla encore le visage de la dormeuse, dont pour la centième fois de la soirée elle constata la merveilleuse beauté.

– S’il pouvait nous voir maintenant ! s’écria-t-elle tout haut.

Elle voulut comparer la beauté de cette femme qui avait touché le cœur de Strannick, à son charme à elle, qu’il méprisait. Elle trouva un petit miroir et le posa sur le dossier du canapé, au niveau de la tête de Béatrice. Puis elle changea la lampe de position, se regarda, lissa ses cheveux, passa sa main sur son front et dénoua la dentelle noire qui entourait sa gorge blanche. Ensuite elle promena plusieurs fois ses regards de Béatrice à sa propre image.

– Il est singulier, dit-elle, que le noir nous aille si bien à toutes les deux... elle si brune et moi si blonde ! Elle sera charmante quand elle sera morte. Puis, après un moment de silence :

– Mais il ne la verra pas, alors !

Elle se leva et posa le miroir sur la table. Elle se mit à arpenter la chambre, ce qui était, on le sait, son habitude quand quelque grave pensée l’occupait. Pensée terrible que celle qu’elle tournait et retournait dans son esprit en cet instant solennel, où elle ne songeait qu’au meilleur et au plus sûr moyen d’atteindre son but : la mort de Béatrice. Si cette jeune fille n’eût été qu’un obstacle inconscient sur son chemin, Unorna eût épargné sa vie ; mais ce qu’elle avait appris, de sa bouche même, ne la disposait pas à être compatissante.

Béatrice vivante, Strannick et elle se rencontreraient fatalement, puisqu’ils respiraient tous deux l’air de Prague. Sans doute, elle avait fait en sorte que Strannick ait oublié ; mais il n’était pas certain que l’oubli artificiel tînt bon contre une apparition réelle de la femme si tendrement aimée.

Il en était de même à l’égard de Béatrice. À celle-ci aussi on pouvait faire oublier ; mais, y parvient-on, il y a toujours un peu d’aléa en ces sortes d’expériences ; il n’y avait rien de certain en ce qui concernait la durée du phénomène. Unorna raisonnait froidement, se basant sur tout ce que lui avait dit Keyork Arabian et sur ses propres lectures. Chercher à faire disparaître Béatrice, sans la supprimer, présentait des difficultés à peu près insurmontables. Il eût fallu qu’Unorna disposât d’une prison assez sûre pour que la malheureuse femme y pût être séquestrée à jamais à l’abri de toute recherche. Mais Béatrice ne ressemblait pas au vieux mendiant centenaire dont nul ne s’était inquiété depuis le jour où, s’étant reposé au seuil de la Sorcière, il avait été introduit dans la maison d’où il n’était plus sorti. Le cas était différent. Nulle part, le vieillard n’eût été soigné avec tant de zèle et de science et, en cas d’enquête, il eût même fourni une preuve éclatante de la haute charité d’Unorna. Béatrice, au contraire, était une étrangère et une personne d’une certaine importance dans le monde, puisque le cardinal-archevêque l’avait lui-même adressée aux religieuses qui, dès lors, en assumaient la responsabilité.

L’enlever pendant la nuit serait chose dangereuse. En quelque endroit qu’on la conduisît, il faudrait qu’Unorna l’y conduisît ainsi, et sa propre disparition serait aussitôt constatée. Aidée des soupçons, vaguement éveillés, de Sœur Paule, l’enquête menait droit à la maison d’Unorna, où celle-ci aurait été obligée, faute d’autre endroit approprié, de cacher son ennemie. Cet enlèvement était nettement impraticable.

Donc, il n’y avait pas à hésiter : Béatrice devait mourir. Unorna produirait la mort sous une forme qui ne laisserait pas de trace, et on l’attribuerait à une maladie de cœur. N’explique-t-on pas ainsi ces morts subites à présent si fréquentes dans le monde ? Une personne, quelques instants après le départ d’un visiteur qui proclame bien haut l’avoir quittée en parfaite santé, est trouvée par les siens ou ses gens dans un état de profonde léthargie, dont ni les cordiaux ni les réactifs les plus violents ne peuvent parvenir à la faire sortir. En une heure ou quelques heures, tout est fini. Il y a une enquête, et l’autorité médicale conclut : « Mort d’une rupture d’anévrisme au cœur. » Plus d’un hoche bien la tête, qui, tout en reconnaissant que le cas est parfaitement naturel, se demande s’il a été provoqué d’aussi naturelle façon. Évidemment, le soupçon ne pourrait s’appuyer sur aucune preuve, pas même sur la subtilité de celles qui font découvrir certains très habiles empoisonnements par les végétaux. Le cœur a cessé de battre, et la mort a suivi, voilà tout. Il y a, de nos jours, nombre de savants qui, au lieu de se demander comme la généralité de leurs collègues : « Quelle est la cause ce cet arrêt du cœur ? » disent : « Qui est la cause ? » Malheureusement ceux-là, ne pouvant prouver leur dire intentionnel, se taisent, et la nouvelle jurisprudence, qui, dans certains pays, met les cas de vols et de fraudes sous le couvert de la suggestion hypnotique, ne peut encore placer sous le coup des lois le cas où quelqu’un ayant ordonné à un homme de mourir,... celui-ci meurt d’une rupture d’anévrisme. Et cependant, il est connu, et bien connu, qu’au moyen de la suggestion hypnotique on peut faire tomber le pouls au nombre de pulsations le plus minime que comporte la vie, et qu’on peut commander d’avance à la température du corps de rester à une certaine heure à un degré ou fraction de degré qu’il plaît d’indiquer. Que ceux qui ne croient pas lisent les comptes rendus de ce qui se fait tous les jours dans les grands congrès des savants de l’Europe, comptes rendus dont chacun porte le nom d’un homme parlant avec autorité, et responsable vis-à-vis du monde scientifique de chaque parole qu’il prononce et doublement de chaque mot qu’il écrit. Peu d’entre les savants croient à la doctrine surannée des courants électriques animaux ; la grande majorité tient fermement pour une influence toute morale ; mais tous admettent que, quelle que soit la nature de la force qui préside à l’hypnotisme, les effets qu’elle peut produire sont pratiquement illimités, terribles dans leur étendue, et laissent presque entièrement au dépourvu le Code de la justice criminelle moderne.

Unorna, sûre de sa haine et de sa force, se savait capable d’exécuter ce crime effroyable. Ainsi cette belle jeune fille, maintenant inconsciente à l’autre bout du canapé, n’avait si longuement et si ardemment raconté l’histoire de sa vie que pour hâter le moment où elle lui serait arrachée. Quelques paroles résolues prononcées à son oreille, une pression de la main sur le front et sur le cœur, c’en serait fait d’elle. Elle resterait là inanimée, le pouls devenant d’heure en heure plus faible, les délicates mains plus froides, le visage plus immobile. Enfin, il y aurait un tressaillement convulsif de ce corps adorable, et ce serait la fin. Les médecins et les autorités viendraient, parleraient d’anévrisme ; on chanterait des messes pour le repos de son âme, et elle dormirait en paix.

Son âme ?... En paix ?... À cette pensée, Unorna se raidit. Toute sa vengeance contre celle qui se dressait entre elle et son bonheur consisterait-elle à envoyer sans douleur ce pur et jeune esprit de la terre au ciel ? Elle ne souffrirait donc pas, elle, à cause de qui tordait de douleur le cœur d’Unorna ? Non, cette mort si douce ne suffisait pas ! Mais quoi ?... Qu’inventer ?... Quelle imaginable horreur d’agonie serait jamais un châtiment en rapport avec son crime de vivre et d’être aimée ? Unorna pouvait la faire passer, comme elle l’avait fait pour Israël Kafka, par la vie et la mort d’un martyr, par une vie de malheur et par une mort honteuse ; mais, après, elle finirait par mourir, puisqu’il fallait qu’elle mourût, et, alors son âme immaculée serait pour toujours hors des atteintes d’Unorna. Non, ce n’était pas assez. Puisqu’il était impossible de prolonger sa vie pour en faire une longue torture, il fallait que la souffrance l’accompagnât au-delà de la vie.

Alors une horrible expression d’infernal triomphe parut sur le visage de la Sorcière. Une pensée, dont l’énormité eût terrifié un être ordinaire, s’était emparée de son esprit : Béatrice était en sa puissance ; Béatrice mourrait en état de péché mortel et son âme serait perdue à tout jamais.

Immobile, les yeux farouches fixés sur le calme et charmant visage de son ennemie, elle médita longtemps sur la nature du crime à lui imposer pour sa perdition éternelle. Unorna était aussi superstitieuse que peu théologienne ; sans cela son projet épouvantable ne fût point né en son imagination. Pour elle, l’acte était tout, et comportait pour l’âme de son auteur toutes ses conséquences, que l’acte fût ou non intentionnel ou seulement conscient. Béatrice commettrait un crime épouvantable et mourrait en le commettant ; donc, elle serait perdue et les démons inventeraient en enfer des tourments mille fois pires que ceux qu’Unorna eût pu lui faire subir sur la terre. Mais quel crime ?... Un vol ?... Un meurtre ?... Cela était impossible dans ce couvent. Unorna hésita, les sourcils contractés, parcourant, en imagination, le sombre catalogue de tous les crimes imaginables.

Une terreur vague et passagère jeta tout à coup comme une ombre sur ses pensées. Au hasard de l’association des idées, son esprit se reporta à un mois en arrière et passa en revue comme dans un éclair tout ce qu’elle avait pensé et fait depuis ce jour-là. Elle avait terriblement changé depuis lors. À présent elle pouvait envisager avec calme des actes auxquels elle n’eût même pas osé songer alors. Elle pensa à la soirée où elle avait crié tout haut qu’elle donnerait volontiers son âme pour savoir Strannick sain et sauf, à la prompte réponse qui avait suivi, et à l’expression du visage de Keyork Arabian. Était-ce un démon, vraiment, comme elle l’avait parfois imaginé, et y avait-il eu une réalité et une intention de s’engager dans ce pacte ?

Keyork Arabian ! Ah ! certes, celui-là savait jusqu’à l’essence du mal. À la demande d’Unorna, qu’imposerait-il à Béatrice ? Voler l’église ?... Assassiner la Supérieure pendant son sommeil ?... Eh bien ! non : vol, homicide n’étaient pas encore assez mal pour sa vengeance !

Unorna tressaillit. Un attentat venait de se présenter à son esprit, si diabolique, si horrible dans son énormité, tellement en dehors de tout crime humain concevable, que pendant un instant son cerveau chancela. Un frisson la secoua et, de terreur, une subite faiblesse la prit et l’obligea à se soutenir de la main contre la muraille. Elle, qui ne craignait rien, se mit à trembler de la tête aux pieds ; elle pâlit, ses genoux se choquèrent, sa vue s’obscurcit, ses dents claquèrent, ses lèvres s’agitèrent convulsivement.

Mais elle était trop forte pour ne pas promptement réagir. Elle serra les dents et força sa pensée à se fixer sur l’attentat imaginé jusqu’à ce qu’elle fût en état d’en envisager toute l’horreur sans faiblir. Existe-t-il une limite à l’endurcissement du cœur humain ?

Les cloches lointaines sonnèrent l’appel à la prière de minuit. Unorna s’arrêta et écouta. Elle n’avait pas eu conscience que le temps se fût écoulé si vite. Mais cela valait mieux ainsi. Cela rapprochait l’instant vengeur. L’approche d’instants de cette nature appelait d’ordinaire un méchant sourire sur son visage ; mais, cette fois, on l’eût cherché en vain. C’est qu’une idée lui était venue qui lui avait laissé comme une barre d’angoisse sur le front. Y avait-il donc quelque réalité dans ce pacte fait en plaisantant avec Keyork Arabian ?

Unorna devait encore attendre. Les religieuses allaient descendre dans la chapelle illuminée, s’agenouiller, et prier devant l’autel. Cela durerait quelque temps, les leçons des matines, les psaumes, les prières... et il fallait que la Sorcière fût certaine que tout le couvent était rentré dans le calme, car ce qu’elle avait imaginé ne pouvait se faire dans la chambre où Béatrice dormait.

Pendant cette attente, dont elle se rendait exactement compte, chaque minute lui semblait une heure, et chaque seconde renouvelait pour elle l’image complète du forfait conçu, au point que tous les détails s’en gravaient d’une façon indélébile dans son cerveau. Assise, penchée en avant, elle guettait la pauvre innocente victime et se demandait quel air elle aurait au moment du crime. Et, pourtant, Unorna se sentait calme, comme elle ne se rappelait pas l’avoir été de sa vie. Sa respiration était égale, son cœur battait naturellement, elle pensait nettement à ce qu’elle allait faire. Une seule chose l’énervait : le temps qui lui paraissait sans fin.

Les horloges sonnèrent au loin la demie, puis les trois quarts, puis minuit. Elle attendit encore. Au coup d’une heure, elle se leva et, se plaçant à côté de Béatrice, lui posa la main sur le front.

Quelques questions et quelques réponses suivirent. Il fallait qu’elle s’assurât que sa victime était dans l’état voulu pour exécuter exactement tous ses ordres. Satisfaite, elle ouvrit la porte du corridor et écouta. Rien ne troublait l’absolu silence et tout était sombre. La lampe suspendue avait été éteinte et les religieuses étaient toutes rentrées dans leurs cellules. Personne n’bougerait maintenant avant quatre heures, et Unorna n’avait besoin que d’une demi-heure.

Elle prit la main de Béatrice. Celle-ci se leva, les yeux à demi clos et les mains immobiles. Unorna la conduisit dans le cloître obscur.

– Il fait clair ici, dit Unorna. Vous pouvez voir votre chemin. Mais je suis aveugle. Prenez ma main... là, ainsi,... et, à présent conduisez-moi dans la chapelle par l’escalier des religieuses. Ne faites pas de bruit.

– Je ne connais pas l’escalier, dit la dormeuse d’une voix sourde.

Unorna connaissait fort bien le chemin, mais désirant ne pas emporter de lumière avec elle, elle fut obligée de se fier à sa victime, pour la vue de laquelle il n’y avait pas de ténèbres à moins qu’Unorna ne le voulût.

– Marchez comme pour aller dans la pièce où se trouve la tribune, mais n’y entrez pas. L’escalier est à droite de la porte et conduit dans le chœur. Allons !

Sans hésitation, Béatrice la conduisit à travers cette impénétrable obscurité, d’un pas rapide et silencieux, aussi confiant qu’en plein jour, sans hésiter ni se tromper. Unorna comptait les détours et constatait que la direction était bonne. Elles arrivèrent à l’escalier en spirale et commencèrent à descendre. Unorna tenant son guide par une main et s’appuyant de l’autre au mur uni et cintré, craignant à chaque instant de faire un faux pas, alors que pour Béatrice le chemin était aussi clair que si le soleil de midi eût brillé devant elle.

L’escalier finissait brusquement contre une porte. Béatrice s’arrêta. Elle n’avait pas reçu d’autres ordres, et l’impulsion avait cessé.

– Tirez le verrou et menez-moi dans l’église, dit Unorna, qui ne pouvait rien voir, mais qui savait que les religieuses verrouillaient la porte derrière elles, quand elles rentraient dans le couvent.

Béatrice obéit aussitôt et l’entraîna.

Elles se trouvèrent entre les hautes stalles sculptées du chœur, derrière le grand autel. L’église n’était pas aussi sombre que l’escalier et les couloirs, et Unorna s’arrêta un instant.

Dans plusieurs chapelles, des lampes de sanctuaire en argent répandaient une faible lumière en haut et de côté, mais pas en bas, lueur suffisante cependant pour rompre l’obscurité complète pour des yeux accoutumés depuis quelques minutes au manque total de lumière. De plus, par rapport à la ville, l’église était située sur une petite hauteur, moins accessible au brouillard de la nuit que les parties basses, en sorte que, quoiqu’il n’y eût pas de lune, les hautes fenêtres de la nef se détachaient distinctement en taches ogivales grises sur le fond noir.

Par le fait de l’obscurité, tous les objets prenaient d’immenses et mystérieuses proportions. Un colossal géant se dressait contre un des piliers, portant une haute couronne pointue, étendant dans la nuit comme une grande main fantastique. C’était la chaire, et cette main était le crucifix de bois se détachant en saillie sur son châssis. Les noirs confessionnaux ressemblaient à dés religieuses monstrueuses, agenouillées avec leurs lourds capuchons et leurs voiles, la tête inclinée derrière les pilastres élancés, juste en dedans du cercle des faibles lumières de la chapelle. Dans l’intérieur du chœur, les ombres profondes paraissaient remplir les stalles sculptées des noirs fantômes des religieuses mortes depuis longtemps, revenues à leurs sièges habituels après être sorties de l’humide crypte souterraine. Le grand lutrin, derrière le grand autel, devenait un squelette hideux, tenant ses bras raidis sur sa poitrine osseuse. Le fond du grand autel lui-même était un majestueux trône de justice sur lequel était assis un être ténébreux d’une forme étrange, juge muet de toutes ces mortes au sein de la nuit silencieuse. Ce silence était effrayant. Pas un rat ne bougeait.

Unorna tressaillit, non de ce qu’elle voyait, mais de ce qu’elle éprouvait. C’était là que le forfait allait s’accomplir. Béatrice se tenait près d’elle, droite, endormie, immobile, son visage se détachant vaguement sur l’obscurité.

Unorna la prit par la main et la fit avancer. Elle voyait maintenant, et le moment était venu.

Elle emmena Béatrice devant le grand autel et la fit s’arrêter. Puis elle recula et prit quelque chose dans l’obscurité. C’était le petit escabeau de bois à deux marches, sur lequel monte le prêtre pour ouvrir la porte dorée du grand tabernacle quand il y doit prendre soit la grande hostie pour la Bénédiction, soit le Saint-Ciboire contenant les petites hosties consacrées pour administrer la communion. Pour les chrétiens de toutes les églises, l’hostie, une fois consacrée, est une chose sainte. Les catholiques et les luthériens y voient substantiellement la présence de Dieu. Nul sacrilège n’est donc comparable à la violation du tabernacle et à la profanation de la Sainte Hostie.

Tel était l’effroyable crime qu’Unorna allait forcer Béatrice à commettre contre le ciel ; puis elle mourrait sacrilège, et son âme, chargée du péché, descendrait souffrir en enfer pour l’éternité.

Croyante, il est naturel qu’Unorna ait frémi devant cette épouvantable pensée. L’idée ne lui vint pas que le poids du crime pourrait retomber non sur Béatrice, qui commettait l’acte, mais sur elle-même qui l’ordonnait. Sa foi aux sacrés mystères, en cet instant, autant que toujours, était absolue. S’il en eût été autrement, sa vengeance eût été vaine et dénuée de sens.

Elle sortit de l’ombre et posa l’escabeau de bois à sa place, devant l’autel, aux pieds de Béatrice. Puis, comme pour se préserver de toute participation au sacrilège qui allait être commis, elle se retira en dehors de la table de communication et ferma la grille derrière elle.

Béatrice, impuissante à se mouvoir ou à agir sans suggestion, restait immobile comme elle avait été placée, tournant le dos à l’église et faisant face à l’autel. Au-dessus de sa tête, la porte richement sculptée du tabernacle reflétait le peu de lumière glissant de la grande lampe du sanctuaire.

Unorna attendit un moment, les yeux fixés sur la sombre silhouette aux contours indécis dans l’ombre, puis jeta un regard derrière elle, vers le fond de l’église, non par crainte superstitieuse, mais pour s’assurer qu’elle était seule avec sa victime. Elle pouvait agir : alors elle s’agenouilla tranquillement juste auprès d’un des côtés de la porte, et posa ses mains jointes sur la balustrade de marbre. Dans le court moment de silence qui suivit, la pensée de Keyork Arabian traversa de nouveau son esprit. Était-il vrai qu’il pût y avoir quelque réalité dans ce pacte fait avec lui ? Ce qu’elle faisait en ce moment ? Mais non ! Le crime devait être celui de Béatrice et non le sien. Son cœur, qui avait battu plus fort pendant un moment, redevint très calme.

L’horloge de la tour de l’église sonna le premier aima après une heure. Elle put compter les coups et fut bien aise de voir qu’elle n’avait pas perdu de temps. Dès que l’écho prolongé et musical des cloches se fut éteint, elle prit la parole, non pas 4 haute voix, mais clairement et distinctement.

– Béatrice Varanger, avancez et montez sur le marchepied que j’ai placé pour vous.

La forme sombre obéit, faisant entendre le léger bruit du pied sur le bois ; elle s’éleva dans l’obscurité et enfin monta sur l’autel même.

– À présent, ouvrez toute grande la porte du tabernacle.

Unorna surveillait attentivement la forme noire. Celle-ci parut étendre la main comme pour chercher quelque chose, puis le bras retomba contre son côté.

– Faites ce que je vous ordonne, répéta Unorna avec cette intonation courroucée et impérieuse que prenait toujours sa voix quand on ne lui obéissait pas.

La main se leva de nouveau un moment, tâtonna dans l’obscurité, puis retomba dans l’ombre.

– Béatrice Varanger, il faut obéir à ma volonté. Je vous ordonne d’ouvrir la porte du tabernacle, de prendre ce qu’il y a dedans et de le jeter à terre !

Sa voix retentissait distinctement dans l’église.

– Et puisse ce crime peser sur votre âme pour toujours et à jamais ! ajouta-t-elle à voix basse.

Une troisième fois l’ombre fit un mouvement. Un étrange éclair de lumière joua un moment sur le tabernacle, l’effet, pensa Unorna, produit par la porte dorée ouverte soudain.

Mais elle se trompait. L’hypnotisée fit un mouvement, en effet, étendit une main et s’agita de nouveau. Puis le fracas soudain de quelque chose de très lourd, tombant sur la pierre, rompit le profond silence, le noir fantôme trébucha, vacilla et tomba tout de son long sur le grand autel. Unorna vit que la porte dorée était toujours fermée et que Béatrice était tombée. Incapable de remuer et d’agir d’après son libre arbitre et poussée par l’ordre formel d’Unorna, elle avait fait un effort désespéré pour obéir. Unorna avait oublié qu’il y avait un gradin élevé sur l’autel même, ainsi que d’autres obstacles sur la route, tels que de lourds chandeliers et le Canon de la Messe encadré, qui tous sont habituellement rangés de côté avant que le prêtre n’ouvre le tabernacle. En essayant de faire comme on le lui disait, la femme endormie avait trébuché, avait perdu l’équilibre, s’était retenue à l’un des grands chandeliers d’argent qui était lourdement tombé à côté d’elle, puis, n’ayant plus d’autre point d’appui, elle était tombée elle-même.

Unorna se releva aussitôt et ouvrit en toute hâte la grille de la balustrade. En un moment elle fut près de l’autel, à la tête de Béatrice. Elle put voir que les yeux noirs étaient ouverts. La grande secousse ressentie lui avait fait reprendre connaissance.

– Où sui-je ? demanda-t-elle, saisie d’effroi, ne voyant alors rien dans les ténèbres et tâtonnant avec ses mains.

– Dormez... taisez-vous et dormez ! dit Unorna d’un ton bas et ferme, en lui pressant le front avec sa main.

Mais, à son grand étonnement, Béatrice la repoussa avec une telle violence qu’elle-même tomba presque sur le marchepied.

– Non... non ! s’écria la jeune femme épouvantée, d’une voix pleine d’horreur. Non..., je ne veux pas dormir,... ne me touchez pas ! Oh ! où suis-je ? Au secours !... au secours !...

Elle n’était pas blessée. Elle le prouva en sautant à terre d’un mouvement plein de vigueur et de souplesse pour se tenir debout, le dos à l’autel, les mains étendues dans un geste de défense contre Unorna. Les rôles étaient changés et le péril de la Sorcière était extrême, si Béatrice quittait l’église éveillée et consciente de ce qui s’était passé. Unorna saisit les bras qui s’agitaient et essaya de les maintenir pendant qu’elle approchait son visage aussi près que possible pour plonger son regard dans les yeux noirs qu’elle ne distinguait qu’à peine. Ce n’était pas chose facile, car Béatrice était jeune, forte et alerte. Masi les deux regards finirent par se deviner et se croiser, et la malheureuse jeune fille sentit de nouveau la terrible influence s’emparer d’elle.

– Non... non... non... ! s’écria-t-elle en se débattant désespérément. Vous ne me ferez pas dormir ! Je ne le veux pas... je ne le veux pas !

Un éclair de lumière traversa encore l’église, cette fois derrière le grand autel, et le bruit de pas précipités se fit entendre. Mais ni Unorna ni Béatrice, trop préoccupées l’une de l’autre, ne virent la lumière, n’entendirent le bruit. Tout à coup, l’éclat d’une grosse lampe tomba sur la figure des deux femmes et les éblouit, tandis qu’une main froide et maigre se posait sur la main d’Unorna. La Sœur Paule était là très pâle, et portant alternativement ses yeux éteints sur l’une et l’autre des jeunes filles.

Bien simple était l’explication de l’apparition de la religieuse. Aussitôt après complies, elle était allée à la chambre d’Unorna, avait frappé et était entrée. Surprise de trouver l’appartement vide, elle s’était dit que, sans doute, Unorna, avait dû s’attarder à dire des prières et s’assit tranquillement pour l’attendre, tout en disant son chapelet. Mais la douce chaleur et le confort du réduit de la pensionnaire avaient engourdi son vieux corps épuisé par les pratiques ascétiques, et elle s’était endormie. Accoutumée depuis tant d’années à s’éveiller à minuit pour assister à l’office, ses yeux s’ouvrirent d’eux-mêmes, il est vrai, mais une grande heure plus tard qu’à l’ordinaire. En entendant l’horloge sonner une heure, elle comprit ce qui était arrivé et ne s’en étonna que davantage de l’absence d’Unorna de chez elle, si tard dans la nuit. Elle sortit précipitamment dans le corridor, dont la lampe suspendue était depuis longtemps éteinte, mais vit de la lumière briller par la porte ouverte de Béatrice. Elle entra et appela à haute voix. Le lit n’avait pas été défait. Béatrice n’était pas là. La Sœur Paule pensa alors que les deux dames devaient être allées à l’office de minuit, et au retour s’étaient peut-être égarées dans le dédale des corridors obscurs. Elle prit la lampe sur la table et se rendit à la tribune dans laquelle les hôtes accomplissaient leurs dévotions. Telle était la cause de la lueur subite qu’avait reflétée la porte du tabernacle. En regardant dans le chœur Sœur Paule avait, sans pouvoir distinguer les traits de cette hauteur, reconnu une forme féminine, debout sur l’autel. Des visions pleines d’horreur des pratiques sacrilèges de la sorcellerie se dressèrent devant ses yeux, car elle n’avait pas pensé à autre chose durant toute la soirée.

La lampe à la main, elle descendit l’escalier conduisant au chœur et arriva, providentiellement, juste à temps pour empêcher Béatrice d’être de nouveau victime de l’indigne fascination d’une ennemie qui avait comploté la perte de son âme en même temps que celle de son corps.

– Qu’est-ce ? Que faites-vous dans ce saint lieu et à pareille heure ? demanda la Sœur Paule d’un ton solennel et sévère.

Unorna croisa les bras et garda le silence, aucune explication plausible ne se présentant à son esprit, pourtant si vif d’ordinaire. Elle fixa ses yeux ardents sur ceux de la religieuse, en concentrant toute sa volonté, car elle avait compris que, à moins de lui faire subir à elle aussi son emprise, elle-même était perdue. Béatrice répondit à la question en se redressant fièrement contre le grand autel et en montrant Unorna de sa main étendue, tandis que ses yeux noirs lançaient des éclairs d’indignation :

– Nous causions ensemble, cette femme et moi. Elle m’a regardée..., elle était en colère... ; alors je me suis endormie ou évanouie, je ne saurais dire lequel des deux. Je me suis éveillée dans l’obscurité et je me suis trouvée ici étendue sur cet autel. Elle s’est alors emparée de moi et a essayé de me rendormir. Mais je ne l’ai pas voulu. Qu’elle explique elle-même ce qu’elle a fait et pourquoi elle m’a amenée ici ?

La Sœur Paule se tourna vers Unorna et soutint l’éclat de ses yeux dissemblables, avec son regard calme, à demi céleste et plein d’innocence.

– Qu’avez-vous fait, Unorna ?... Qu’avez-vous fait ?... demanda-t-elle tristement.

Mais Unorna ne répondit pas. Elle regarda seulement la religieuse plus fixement et d’un air plus farouche. Elle sentait qu’elle aurait tout aussi bien pu considérer quelque ancien portrait d’un saint dans le ciel et lui ordonner de fermer les yeux. Mais elle ne voulait pas renoncer à cette tentative, car du succès seul dépendait sa sûreté. Longtemps, la Sœur Paule soutint fermement ce regard chargé d’effluves fascinateurs.

– Dormez, dit Unorna en levant la main. Dormez, je vous l’ordonne ! Mais les yeux de Sœur Paule ne changèrent pas. Un triste sourire erra seulement sur ses traits de cire.

– Vous n’avez aucun pouvoir sur moi... car votre pouvoir n’est pas bon, dit-elle lentement et doucement.

Puis elle se tourna tranquillement vers Béatrice et lui prit la main.

– Venez avec moi, ma fille, dit-elle. J’ai une lumière et je vais vous conduire dans un endroit où vous serez en sûreté. Elle ne vous troublera plus cette nuit. Dites une prière, mon enfant, et n’ayez plus peur.

– Je n’ai pas peur, dit Béatrice. Mais où est-elle ? demanda-t-elle soudain.

Unorna s’était retirée furtivement, tandis qu’elles causaient. La Sœur Paule leva la lampe et regarda de tous les côtés. Alors elle entendit la lourde porte de la sacristie tourner sur ses gonds et frapper avec un bruit sourd contre le petit coussinet de cuir. Les deux femmes la suivirent ; mais, au moment où elles ouvraient la porte, un courant d’air froid éteignit presque la lampe. Le vent de la nuit soufflait et venait de la rue.

– Elle est sortie, dit Sœur Paule. Seule et à une pareille heure... Le ciel lui vienne en aide !

Unorna, en effet, s’était enfuie 2.

 

 

 

 

XXI

 

 

En quittant Unorna au seuil du couvent, Strannick n’avait pas hésité : la seule personne à qui il dût s’adresser dans la situation présente était Keyork Arabian. Le plus simple sans doute était de demander main forte à l’autorité pour faire enfermer Israël Kafka comme aliéné dangereux ; mais il n’ignorait pas que cette façon expéditive de procéder entraînerait une enquête plus ou moins discrète, dont les conséquences pourraient être tout au moins extrêmement désagréables pour Unorna. S’il faisait bon marché des ennuis personnels, probables en pareil cas, il ne voulait à aucun prix que le nom d’Unorna se trouvât mêlé à un scandale public. Tous ces évènements résultant de la folle passion qu’éprouvait pour lui la jeune femme, il devait, en galant homme, tout faire pour la protéger contre les conséquences de sa propre folie.

Il n’ajoutait, il est vrai, qu’une foi partielle à ce qu’elle lui avait dit dans sa crise insensée. Bien des choses lui paraissaient illusions pures. S’il se pouvait, en effet, qu’Unorna pût produire l’oubli d’un rêve tel que celui qu’elle avait imposé à l’esprit de Kafka dans le cimetière, ou même, peut-être, de quelque fait réel de peu d’importance, il ne pouvait admettre qu’il fût en son pouvoir d’anéantir le souvenir de cette prétendue grande passion qu’elle lui attribuait. Cette idée faisait sourire cet homme si sûr de ses sens et de sa mémoire. Ou Unorna avait divagué ou bien elle le supposait vraiment bien crédule. Il n’y avait pas à s’arrêter à ce conte ou a cette divagation, nés d’une fâcheuse démence amoureuse.

Pour le moment, elle était en danger : tel était le fait. Elle s’était attiré le mortel ressentiment d’Israël Kafka, d’un homme qui, s’il n’était pas positivement fou, comme l’avait affirmé Keyork Arabian, n’était dans un état normal ni d’esprit ni de corps, d’un homme que l’amour et la jalousie avaient mis hors de lui et prêt à subir comme à donner la mort, d’un homme enfin qui, pour la sécurité de tous, devait être mis en lieu sûr, jusqu’à ce qu’un traitement convenable l’eût ramené dans son bon sens. Pour l’instant, il était absolument intraitable, étant à la merci des passions les plus ingouvernables et d’une de ces phases intermittentes de fatalisme aveugle auxquelles les races sémitiques sont particulièrement sujettes.

Deux raisons déterminaient Strannick à recourir à Keyork Arabian : d’abord, le savant gnome était le seul qui pût agir sans donner à l’évènement une publicité qu’il fallait éviter ; Strannick avait compris que Keyork s’était chargé de traiter Israël Kafka, ce qui le rendait plus à même que quiconque d’intervenir heureusement en cette crise ; en second lieu, Unorna ayant dit au portier, en fuyant sa maison, qu’elle attendait la venue du petit vieillard, celui-ci se trouvait donc en danger immédiat de se rencontrer avec ce fou furieux sans avoir pu, faute d’avis préalable, prendre les précautions nécessaires ; or, il était probable que l’exaspération du malheureux s’était accrue de sa déception et de sa rage de se voir enfermé, et il était à craindre qu’il ne se servît contre la première personne qui paraîtrait de l’arme qu’il tenait à la main, surtout si cette personne faisait la moindre tentative pour le maintenir et le désarmer.

Strannick se fit conduire à la maison de Keyork Arabian et, gardant sa voiture en cas de besoin, monta et frappa à la porte. Pas de sonnette chez Keyork, soit que, comme Mahomet, il considérât la cloche comme l’instrument du démon, soit qu’il fût trop nerveux et trop sensible pour en supporter le brusque tintement. Strannick frappa donc et Keyork en personne lui ouvrit.

– Mon cher ami ! s’écria-t-il de sa voix de basse la plus profonde, en reconnaissant Strannick. Entrez. Je suis enchanté de vous voir. Vous allez souper avec moi.

Il prit son visiteur par le bras et le fit entrer. Sur une table, un vaste plateau de cuivre, orné d’inscriptions arabes, supportait plusieurs bols hémisphériques sans pieds contenant : celui-ci, du riz blanc comme la neige, à la fois parfaitement sec et très tendre, comme l’aiment tant les Orientaux ; celui-là, un savoureux plat de poulet cuit à l’étuvée, découpé en morceaux avec des épices et des herbes aromatiques ; un autre, un fromage de crème pure ; un quatrième, des fruits rares. Un flacon de verre de Bohême, clair et brillant comme du cristal de roche et couvert de très beaux réseaux de filets noir et or, ainsi qu’un verre du même dessin étaient posés sur la table à côté du plateau.

– Vous voudrez bien partager mon modeste repas, dit Keyork en étendant les mains et en souriant d’un air engageant. Il y a assez pour deux.

– Je le crois sans peine, répondit Strannick en souriant. Mais l’affaire qui m’amène est des plus urgentes.

Alors il s’aperçut qu’il y avait une troisième personne dans la chambre et il lança un regard de surprise à Keyork.

– Je voudrais vous dire quelques mots en particulier... Je serais désolé de vous déranger, mais...

– Vous ne me dérangez pas le moins du monde, mon cher ami ! affirma solennellement Keyork en lui offrant une chaise près de la table.

– Mais nous ne sommes pas seuls, observa Strannick, toujours debout et regardant l’étranger.

Keyork vit son regard et comprit : il se mit à rire aux éclats.

– Ça ! s’écria-t-il bientôt, ce n’est que l’Individu. Il ne nous dérangera pas. Asseyez-vous, je vous prie.

– Je vous assure que ce que j’ai à vous dire est de nature très intime..., objecta Strannick.

– J’entends bien... et vous pouvez parler sans crainte. L’Individu est mon domestique... Excellente créature, qui est avec moi depuis des années. Il fait ma cuisine, nettoie mes collections, et me soigne de toutes les manières. Un homme en qui ont peut avoir toute confiance, je vous assure.

– Évidemment, si vous pouvez répondre de sa discrétion...

L’Individu se tenait à quelque distance de la table, observant attentivement mais respectueusement les deux hommes. À part ses petits yeux noirs et perçants, son visage brun et carré était sans expression ; des cheveux droits, d’un noir de jais, pendaient uniformément autour de sa tête et tombaient raides le long de ses joues. Il était vêtu d’une blouse noire ressemblant à un cafetan, ajustée sur ses robustes épaules et serrée à la taille par une ceinture de cuir.

– Sa discrétion est hors de doute, répondit Keyork, et pour la meilleure de toutes les raisons : il est sourd et muet, et, de plus, absolument illettré. Je l’ai acheté il y a des années, à Astrakan, à un Russe de mes amis. Il est très adroit de ses mains. C’est lui qui a volé pour moi la tête de la Malaise qui est là, après qu’elle eut été exécutée. Maintenant, mon cher ami, soupons.

Il n’y avait ni assiettes, ni couteaux, ni fourchettes sur la table, et, sur un signe de Keyork, l’Individu sortit pour se procurer ces impedimenta des tables occidentales. Strannick, accoutumé depuis longtemps aux excentricités de son hôte, témoigna peu de surprise. Rassuré au sujet de la présence de ce tiers peu gênant, il se disposa à parler. Il hésita un moment, cependant, car il n’avait pas exactement décidé jusqu’à quel point il était nécessaire d’initier Keyork aux évènements et il désirait surtout éviter toute allusion à l’extravagance d’Unorna à son égard. L’Individu revint, apportant, entre autres choses, un verre pour Strannick. Keyork le remplit, puis remplit le sien. Il était évident que les pratiques ascétiques ne faisaient pas partie de son système pour la prolongation de la vie. Lorsqu’il porta son verre à ses lèvres, ses yeux clairs scintillèrent.

– À la longue vie et au bonheur de Keyork, dit-il avec calme, et il dégusta son vin. À présent, votre histoire ? ajouta-t-il en essuyant les gouttes brunes sur sa moustache blanche avec une petite serviette damassée que l’Individu lui présenta et reprit immédiatement pour la jeter de côté comme impropre à un second usage.

– Je crois que nous ferons bien de ne pas nous attarder à souper, dit Strannick en remarquant avec un peu d’inquiétude la tranquillité de Keyork. Israël Kafka a complètement perdu la tête. Il a juré de tuer Unorna, et il est en ce moment enfermé chez elle, dans la serre.

L’effet de cette révélation fut tel que Strannick, habitué au calme imperturbable de Keyork, ne put s’empêcher de tressaillir. Le gnome s’était élancé loin de la table en poussant un cri qu’on eût pris pour un rugissement de fauve blessé, sans le blasphème épouvantable dont il l’accompagna.

– Unorna est en sûreté, se hâta de dire Strannick.

– En sûreté..., où ? cria le petit homme, la main déjà sur ses fourrures

L’Individu, lui aussi, s’était élancé dans la chambre d’un bond, comme un chat sauvage, et aidait son maître. En cinq secondes, Keyork fut prêt à sortir.

– Elle est dans un couvent, répondit Strannick. Je l’y ai conduite, et j’ai vu se refermer la porte sur elle.

À ces mots, Keyork laissa tomber sa pelisse et resta un moment immobile. L’Individu, aux traits toujours impassibles, remit pelisse et bonnet de fourrure soigneusement à leur place, tout en suivant de ses petits yeux chaque mouvement de l’étrange savant. Celui-ci, brusquement, courut à Strannick, l’étreignit de ses deux bras, et essaya de l’embrasser.

– Vous m’avez sauvé la vie... Mais vraiment que la malédiction des Trois Anges Noirs retombe sur vous pour ne pas avoir dit cela d’abord ! Vous êtes mon sauveur... le sauveur de mon existence ; pourrais-je jamais assez vous en récompenser ? Vous vivrez à jamais, comme moi ; vous aurez tous mes secrets ; l’araignée d’or tissera sa toile dans votre demeure ; l’Étoile du Destin brillera sur votre route ; les pierres précieuses tomberont sur votre maison, et votre hiver aura des neiges de perles... Vous...

– Grand Dieu ! Keyork, interrompit Strannick. Êtes-vous fou ? Qu’avez-vous ?

– Fou, moi ?... Ce que j’ai ? Je vous aime ! Je vous vénère ! Je vous adore ! En sauvant Unorna, c’est la vie que vous m’avez rendue ! Ah ! vous m’avez presque tué de frayeur et de joie en quelques secondes !

– Voyons, du calme Keyork ! Unorna est en sûreté, c’est vrai ; mais il faut que nous avisions sans retard au sujet de Kafka, et...

La suite fut noyée dans une nouvelle exclamation qui, sur les lèvres du gnome, s’acheva en un prodigieux éclat de rire. Il avait pris son verre et se portait un nouveau toast.

– À Keyork, à sa longue vie, à son bonheur ! criait-il.

Puis il trempa de nouveau ses lèvres dans le liquide doré, et l’Individu, impassible, lui présenta une seconde serviette. Le vin sembla le calmer comme par enchantement, et il se rassit à sa place.

– Allons ! dit-il. Mangeons d’abord. J’ai un appétit d’ogre, et Israël Kafka peut attendre.

– Attendre ?... Mais...

– Il est, lui aussi, en sûreté, répondit Keyork redevenu tout à fait maître de soi. Les serrures de ces portes sont très bonnes. J’y ai veillé moi-même.

– Mais quelque autre pourrait...

– Rien, interrompit le savant d’un ton sec. Trois personnes seulement peuvent entrer dans la maison sans permission..., vous, moi et Kafka. Vous et moi nous sommes ici et Kafka est déjà là-bas. Quand nous aurons soupé, nous irons le trouver, et je me flatte de réduire cet excellent jeune homme à un état tel... qu’il ne se reconnaîtra pas lui-même, quand j’en aurai fini avec lui.

Il avait servi son ami et commençait à manger. Un peu rassuré, Strannick suivit son exemple : il était prudent de profiter de l’occasion de se restaurer, nul ne sachant ce qui pouvait arriver jusqu’au matin.

– Mais, au fait, dit Keyork en fixant de ses yeux perçants le visage de son compagnon, vous ne m’avez encore absolument rien dit, sinon que Kafka est fou et qu’Unorna est à l’abri.

– Ce sont là les points les plus importants, observa Strannick.

– Sans doute ; mais je pense que vous ne me trouverez pas indiscret de désirer savoir, par exemple, quelle a été la cause immédiate de la fureur aussi théâtrale que déraisonnable de Kafka ? Cela m’intéresserait beaucoup. Évidemment, il est fou, le pauvre garçon ! Mais rien ne m’intéresse comme de suivre le travail d’un esprit détraqué. Or, il n’y a pas de phases de folie plus curieuses que celles dans lesquelles le malade est possédé du désir de détruire précisément ce qu’il aime. Ce sont des cas qu’il importe particulièrement d’étudier, car ils se présentent très fréquemment de nos jours.

Strannick comprit qu’il ne pouvait se dérober, et se décida à expliquer les faits de façon claire, mais aussi concise que possible.

– Unorna et moi, nous nous promenions dans le cimetière des juifs, dit-il. Pendant que nous causions, Israël Kafka est survenu tout à coup, et s’est mis à parler et à agir d’une manière désordonnée. Il est follement amoureux d’Unorna. Elle se mit fort en colère et ne voulut pas me laisser intervenir. Alors, pour le punir de son importunité, je pense, elle l’a hypnotisé et lui a fait croire qu’il était Simon Abelès. Elle a évoqué si vivement devant moi toute la vie de ce pauvre enfant qu’il m’a véritablement semblé en voir toutes les scènes. J’étais absolument incapable de l’arrêter, de bouger même de la place où j’étais ; et pourtant j’étais bien éveillé, je me rendais compte de ce qui se passait, et j’étais outré de tant de cruauté envers ce malheureux jeune homme. Il s’évanouit à la fin, et, quand il revint à lui, il semblait ne plus se souvenir de rien. Je le reconduisis chez lui, et Unorna s’en alla seule. Alors, il me posa tant de questions sur ce qui s’était passé, que j’eus la faiblesse de lui dire la vérité. Naturellement, en fervent hébreu qu’il paraît être, il ne goûta pas l’idée d’avoir joué le rôle de martyr chrétien pour le divertissement d’Unorna, au milieu des tombes des ancêtres de sa propre race. Il me dit alors qu’il avait résolu de tuer Unorna ; mais, ne voulant pas agir par lâche surprise, il insista pour que j’avertisse cette jeune femme du danger qu’elle courait, disant qu’il ne voulait pas être un assassin vulgaire. Pour conjurer un malheur, j’allai chez elle, et je parvins à la décider de quitter la serre par la petit porte, juste au moment où Kafka entrait par la grande. Nous fermâmes la petite porte à clef derrière nous, et, faisant le tour par les couloirs, nous fîmes de même pour l’autre porte, de sorte qu’il est prisonnier.., si personne n’est venu le délivrer.

– C’est alors que vous avez conduit Unorna au couvent ?

Keyork avait écouté très attentivement.

– Oui, en lui promettant de revenir quand elle m’enverrait chercher. Puis j’ai pensé à venir vous consulter avant de rien faire, car il faut surtout, n’est-ce pas ? éviter un scandale.

– Oui, répondit Keyork d’un air pensif. Il le faut à tout prix.

Strannick avait habilement conduit son récit de façon à dire l’exacte vérité sans pourtant rien laisser percer du rôle important que la passion d’Unorna pour lui avait joué dans la suite des évènements. Il avait atteint son but, puisque Keyork ne lui posait pas d’autres questions. Il concluait de ce silence que le savant n’avait aucun soupçon de l’amour d’Unorna, et eût été quelque peu déconcerté s’il avait su que ce dernier, depuis longtemps au courant de cette passion, complétait mentalement toutes les omissions volontaires de son hôte. Rassuré bien à tort, sur ce point, Strannick se demandait curieusement quel avait pu être le motif de l’étonnante explosion de reconnaissance dont le petit homme l’avait gratifié en apprenant qu’Unorna était saine et sauve. L’aimait-il par hasard ? Pourquoi pas ? Strannick avait, par le monde, vu des choses plus surprenantes. Ou bien avait-il quelque secrète raison d’exagérer sa gratitude envers le libérateur de la jeune femme ? Keyork n’était pas homme à obéir à une impulsion irréfléchie... Strannick fut tiré de ses réflexions par la voix de Keyork.

– S’assurer de Kafka n’est rien, dit-il. La question réelle est de savoir ce que nous ferons de lui. Il est très gênant pour le moment, et, faute de s’en débarrasser tout de suite, on s’exposerait à de nouveaux et plus graves ennuis. Ah ! comme il eût infiniment mieux fait de songer sagement à couper sa propre gorge au lieu de celle d’Unorna. Mais les jeunes gens sont si étourdis !

– Un dernier mot, mon cher Keyork, dit Strannick, avant de vous laisser la direction de tout. Le pauvre garçon a été rendu fou par le caprice et la cruauté d’Unorna. Je suis résolu à empêcher qu’on le fasse plus longtemps souffrir gratuitement.

– Pensez-vous que c’est avec intention qu’Unorna a été cruelle envers lui ? demanda Keyork. j’ai peine à le croire. Elle n’a pas une mauvaise nature.

– Vous auriez changé d’avis si vous l’aviez vue cet après-midi. Mais là n’est pas la question. Je répète que je ne permettrai pas qu’Israël Kafka soit maltraité.

– Qui y songe ? répondit Keyork avec empressement. Seulement, il ne faut pas oublier que nous avons affaire à un fou dangereux et qu’il peut être nécessaire d’employer, pour en être maître, des moyens...

– Je vous laisse la responsabilité des moyens, dit tranquillement Strannick, pourvu qu’il ne soit pas exercé de brutalité inutile. Si je m’apercevais de quelque chose de ce genre, je prendrais l’affaire en main.

Le gnome jeta un regard de curiosité ironique sur l’homme qui prétendait avec tant d’assurance arracher quoi que ce fût, être ou chose, des griffes de Keyork Arabian.

– Il sera traité avec tous les égards possibles, continua Strannick. Évidemment, s’il est très violent, il nous faudra employer la force...

– Nous prendrons l’Individu avec nous, dit Keyork. C’est un gaillard d’une belle puissance musculaire. Il casse sans sourciller des florins d’argent entre le pouce et l’index ; c’est un très joli tour.

– J’imagine que vous et moi viendrons à bout de notre fou. Il est regrettable que ni vous ni moi n’ayons le don de l’hypnotisme. Ce serait le vrai moment de s’en servir.

– J’en conviens. Mais il y a d’autres moyens qui font presque aussi bien, sans réclamer de dons particuliers.

– Quoi par exemple ?

– Un peu d’éther sur une éponge. Il ne se débattrait qu’un moment, et puis il perdrait plus réellement connaissance que s’il avait été hypnotisé.

– Est-ce tout à fait sans souffrance ?

– Tout à fait, si l’on dose progressivement. Trop de précipitation fait éprouver au sujet la sensation de l’étouffement. Mais, encore une fois, la véritable difficulté n’est pas là : c’est de savoir ce que nous ferons de lui, comme je le disais tout à l’heure.

– Nous pouvons le conduire chez lui et aller chercher un gardien à l’asile des aliénés, proposa Strannick.

– Résultat : une enquête subséquente sur son état mental... et ses causes, ce qui est justement ce que nous voulons éviter. Voyez-vous : il faut tout mettre au point avant d’aller trouver notre malade. Un asile d’aliénés n’est pas un club dans ce pays-ci. Il y a foule de formalités pour y entrer et un bien plus grand nombre encore pour en sortir. Suivez-moi bien : je ne pourrais pas obtenir un gardien pour Kafka sans aller trouver le médecin de service et lui faire une déclaration, lui demander un examen, et tout ce qui s’ensuit. Israël Kafka est un personnage important parmi ses coreligionnaires. Il descend d’une grande famille juive de Moravie et nous aurions tout le quartier juif, – dont l’influence entraînerait la presque totalité de Prague, – sur les talons avant vingt-quatre heures. Non, non, mon ami. Pour éviter un énorme scandale, il faut agir très prudemment et très doucement.

– Alors, je ne vois qu’une chose à faire ; c’est de l’amener ici.

Strannick tombait droit dans le piège que lui tendait Keyork, dont les paroles avaient l’habileté d’être d’ailleurs d’incontestables vérités.

– Il serait un embarras dans la maison, répondit le savant qui ne désirait pas, pour des raisons de lui connues, paraître accepter avec trop de hâte. Ce n’est pas que l’Individu ne puisse faire un excellent gardien ; il est aussi doux que fort, et agile comme un singe.

– Si vous ne voyez pas d’inconvénient à ma présence, dit froidement Strannick, je préférerais me charger de sa surveillance.

– Vous ne vous fiez pas à moi, dit le gnome en lui lançant un coup d’œil perçant.

– Mon cher Keyork, nous sommes de vieilles connaissances, et je sais parfaitement que, à moins que quelqu’un n’y mette obstacle, vous ferez exactement tout ce que vous aurez arrêté d’avance dans l’intérêt de vos études. Vous n’avez pas plus de respect pour la vie que de sympathie pour la souffrance de l’homme qui, devenant un instrument de savantes recherches, cesse d’avoir pour vous plus d’importance qu’un simple outil. Je suis parfaitement convaincu que, si vous pensiez pouvoir apprendre quelque chose en faisant des expériences sur le corps d’Israël Kafka, vous ne vous feriez pas scrupule d’en faire une momie vivante, et cela sans l’ombre d’une hésitation. Je m’attendrais à le voir, la tête coupée, vivant au moyen d’un cœur de verre et pensant à l’aide d’une tête de lapin. Voilà la raison pour laquelle je ne me fie pas à vous. Avant de le remettre entre vos mains, j’exigerai de vous un acte aux termes duquel vous devriez le rendre intact... et un acte fait de telle sorte que vous vous considéreriez comme engagé.

Keyork Arabian se demanda si Unorna, dans l’inconséquence de sa passion, n’avait pas trahi la nature de l’expérience qu’ils avaient faite ensemble ; mais un court moment de réflexion le rassura. Il connaissait trop la franchise de Strannick pour le soupçonner de vouloir donner un avertissement à mots couverts s’il eût pu dire ouvertement les choses.

– Goûtez une de ces oranges, dit-il, afin d’éluder une réponse. Elles arrivent de Smyrne.

Strannick sourit en prenant le fruit offert.

– Ainsi donc, à moins que vous ne voyiez un inconvénient sérieux à ma présence, dit-il, en reprenant le cours de sa première pensée, vous m’aurez pour hôte tant qu’Israël Kafka sera ici.

Keyork Arabian ne trouva pas d’échappatoire immédiate.

– Mon cher ami, s’écria-t-il avec vivacité, si vous parlez sérieusement, je suis vraiment enchanté. Bien loin de prendre votre méfiance en mauvaise part, je la considère comme providentielle, puisque je lui devrai de vous percevoir quelque temps. Vous seul y perdrez. Vous voyez comme je vis simplement.

– Simplicité qui n’est qu’un suprême raffinement de sybaritisme, dit Strannick en souriant encore. Je la connais depuis longtemps, votre simplicité. Elle consiste à vous procurer exactement ce que vous désirez, et à produire des tremblements de terre et des révolutions quand vous ne pouvez pas y parvenir. En outre, vous ne désirez que ce qui est bon, – au goût du moins.

– Il y a quelque chose de cela, répondit Keyork en clignant gaiement des yeux. Le bonheur est sujet à discussions, tandis que le bien-être est un fait. Ma simplicité consiste dans cette idée aussi simple qu’unique, qui est, comme vous l’avez fort bien dit, de me procurer exactement tout ce que je désire en ce monde.

– Et l’aurez-vous satisfaite, cette idée, en me logeant ici comme gardien de ce pauvre Israël Kafka ? demanda Strannick dont la bouche eut un pli légèrement narquois.

Keyork ne broncha pas.

– Précisément, répondit-il sans hésitation. En premier lieu, vous m’épargnerez beaucoup d’embarras et de responsabilité, et l’Individu ne sera pas si souvent dérangé de ses multiples et importants devoirs de ménage. En second lieu, j’aurai un très agréable et très intelligent compagnon avec lequel je pourrai causer tant que je voudrai. En troisième et dernier lieu, je pourrai sans aucun doute satisfaire ma curiosité.

– Sous quel rapport, s’il vous plaît ?

– Je découvrirai le secret de votre étonnant intérêt pour le sort d’Israël Kafka. J’ai toujours aimé suivre les pensées d’un cerveau essentiellement différent du mien, tel que je sais qu’est le vôtre. Votre sollicitude pour Kafka est philanthropique, évidemment. Comment pourrait-ce être autre chose ? La philanthropie se rapportant à un ordre d’idées qui m’est extrêmement peu familier, j’apprendrai beaucoup dans votre société.

– Et peut-être apprendrai-je aussi quelque chose de vous, répondit Strannick. Je me demande si vos idées sur tous les sujets sont aussi simples que celles qui concernent vos satisfactions gastronomiques ?

– Absolument. Je ne fais pas mystère de mes principes. Tout ce que je fais est dans mon intérêt personnel.

– Alors, observa Strannick, votre intérêt personnel à la vie d’Unorna doit être capital, à en juger par votre satisfaction de la savoir à l’abri.

Keyork le regarda un moment, puis il se mit à rire, mais de moins bon cœur et moins haut que d’ordinaire ; c’est du moins ce que crut sentir son convive.

– Bravo, mon cher, s’écria-t-il. Je suis tombé dans le piège comme un rat dans une mare. Vous êtes vraiment un intéressant compagnon, mon cher ami... si intéressant que j’espère bien que nous ne nous séparerons plus jamais.

Il y avait presque une intonation farouche dans ces derniers mots.

Tous deux se regardèrent attentivement, sans cligner des yeux ni les baisser. Strannick voyait qu’il avait mis le doigt sur le plus grand et le plus important secret de Keyork, et Keyork commençait à croire que Strannick savait trop de choses, ce en quoi il se trompait d’ailleurs. Mais là s’arrêta net l’escarmouche, car Keyork était beaucoup trop prudent pour parler de lui-même, et Strannick savait très bien que ce n’était qu’en entremêlant ses observations de questions insidieuses qu’il parviendrait peut-être à apprendre quelque chose. Keyork remplit deux verres et les deux hommes burent silencieusement.

– Maintenant que nous nous sommes restaurés, dit Keyork en reprenant sans effort apparent son ton naturel, allons voir ce pauvre Israël Kafka. Il vaut mieux que nous l’ayons laissé un peu à lui-même. Il se peut qu’il ait repris son bon sens, ce qui nous éviterait bien des embarras. Emmènerons-nous l’Individu ?

– Comme vous voudrez, répondit Strannick avec indifférence en se levant.

– C’est bon pour vous de ne rien craindre, observa Keyork. Vous êtes grand, fort et jeune, tandis que moi je suis un très petit homme et très vieux pardessus le marché. Je l’emmènerai pour me protéger. J’avoue que je tiens extrêmement à ma vie. Cela fait partie de cette simplicité que vous dédaignez. Ne disiez-vous pas que ce diable de juif est armé ?

– J’ai aperçu le scintillement de l’acier d’un poignard à sa main, quand nous l’avons enfermé, dit Strannick avec le même calme indifférent.

– Décidément, j’emmènerai l’Individu, répondit vivement Keyork.

Il fit quelques signes rapides et le muet disparut, pour revenir un moment après, vêtu d’une longue houppelande assez semblable à la pelisse de son maître, si ce n’est que la fourrure du grand collet était de renard commun au lieu d’être en martre. Keyork enfonça, avec aisance, son bonnet jusqu’aux oreilles.

– Et l’éther ! s’écria-t-il. Comme je deviens distrait ! Votre charmante conversation m’avait presque fait oublier le but de notre visite !

Il retourna sur ses pas et prit les divers objets dont il avait besoin. Puis les trois hommes sortirent.

 

 

 

 

XXI

 

 

Il y avait plus d’une heure qu’Israël Kafka s’était vu enfermer dans la serre. Il avait d’abord fait des efforts désespérés pour en sortir, se jetant de tout son poids contre les portes et cherchant à fouiller les serrures de la pointe de son long poignard. Puis, constatant l’inutilité de ses tentatives, il s’était laissé tomber, épuisé, sur un siège. Une réaction commença alors à se produire en lui ; littéralement brisé par la surexcitation fiévreuse de l’après-midi, il se sentit brusquement incapable de faire un pas de plus ou seulement de lever son arme pour frapper. Un homme d’une constitution physique moins solide aurait déjà succombé à sa place, et c’était une preuve de la vigueur et de l’énergie extraordinaire d’Israël Kafka que de n’avoir pas perdu la raison, que de ne s’être pas abîmé dans le délire de la fièvre au moment où ses dernières forces l’abandonnaient.

Si, chez lui, le corps était anéanti, l’esprit demeurait lucide. Comprenant que, pour cette fois, l’occasion était perdue, il commença à songer à l’avenir, à envisager les conséquences de son acte. Assurément, en accourant armé de sa résolution farouche, il ne s’attendait guère à aller au-devant d’une soudaine prison. Quoiqu’il reconnût là l’effet du prompt avertissement de Strannick, il ne regrettait pas d’avoir fourni à Unorna la possibilité de se défendre. Prêt à payer de sa vie l’exécution de son homicide projet, c’est lui qui avait voulu lui donner cette sorte de publicité solennelle.

Pourtant il n’était pas brave dans la complète acception du mot. Il n’avait ni l’indifférence innée d’Unorna pour le danger, ni l’impassibilité qui rendait Strannick inaccessible à la crainte. Il n’avait pas l’intrépide sang-froid qui fait un bon soldat, et, sur le terrain, le fait de se trouver en face d’un pistolet lui eût causé une commotion mentale et physique assez voisine de la terreur ; il fut peut-être parvenu à la dissimuler aux autres, mais ne l’eût pas moins douloureusement ressentie en son for intérieur. Notre nature humaine est ainsi faite qu’un homme, même de médiocre courage, risquera à tous moments sa vie, sous l’empire de la surexcitation, plutôt que son bonheur. Il est à remarquer aussi que nombre d’individus, naturellement pusillanimes, se suicident chaque année pour avoir vu momentanément s’éloigner d’eux toutes chances de bonheur. La conclusion semble être que l’humanité, prise en bloc, estime le bonheur plus haut que la vie. La proportion des suicides, dus à ce que l’on appelle des « causes honorables », est faible, comparée à la quantité de morts volontaires résultant du désespoir.

Le cas d’Israël Kafka est loin d’être exceptionnel. Il est clair que le fait de lui avoir fait jouer un rôle qu’il considérait comme blasphématoire et odieux avait achevé de peser sur le plateau de la balance, mais là n’était pas son vrai mobile déterminant. En toutes choses, la sensation finale qui détruit l’équilibre est ordinairement prise à tort pour la force destructrice dès le début de cet état d’équilibre, tandis que très souvent il n’y a aucune relation entre la cause déterminante et la cause première. Le Morave s’imaginait sacrifier Unorna en expiation de l’outrage religieux qu’elle lui avait fait subir, alors qu’il saisissait tout simplement le premier prétexte de mettre fin à tout, parce qu’en réalité il n’avait plus d’espoir.

Nous n’avons jusqu’ici aucune preuve absolue de la lucidité, comme nous en avons pour la fièvre et tant d’autres états anormaux de l’organisme humain. Les seuls jugements rationnels et approximatifs en faveur du malade découlent de l’examen portant sur la continuité et la consistance de pensée chez l’individu examiné, à condition que la tendance de cette pensée soit dirigée vers un but défini et concevable pour la majorité de l’espèce humaine. Beaucoup de philosophes et de penseurs ont, par suite, été considérés comme fous à certaine période de l’histoire, et ont été, dans d’autres, déclarés des modèles de raison. Les conséquences les plus immédiatement destructrices du raisonnement individuel, – le meurtre et le suicide, – ont été successivement considérées comme des notions héroïques, comme des crimes ou comme des actes regrettables d’êtres irresponsables, selon qu’ils étaient commis dans des siècles de violence, ou de stricte justice, ou d’humanitarisme. La combinaison du meurtre et du suicide semble plus fréquente dans les temps d’humanitarisme que dans ceux de violence ; mais il est hors de doute qu’elle était moins commune aux époques de stricte justice. En d’autres termes, il paraît probable que l’habitude de considérer certains crimes comme le résultat de la folie a une tendance à faire augmenter le nombre de ces crimes, de même qu’ils augmentent incontestablement en barbarie d’année en année. Toutefois, on n’est arrivé à aucune conclusion bien définie en ce qui concerne l’état d’esprit d’un homme qui assassine la femme qu’il aime pour se tuer ensuite.

Israël Kafka pouvait donc aussi bien être taxé de folie que jugé sain d’esprit. L’inutilité absolue de l’acte qu’il méditait peut être alléguée à l’appui de sa démence ; d’un autre côté, la nature extrêmement suivie et conséquente de ses pensées et de ses actions prouve sa lucidité.

Quand il se vit emprisonné dans la serre d’Unorna, son corps s’anéantit, brisé de fatigue, les nerfs épuisés par l’effort trop prolongé d’une terrible surexcitation ; mais sa résolution demeura aussi froide et aussi arrêtée qu’auparavant.

Cette digression, un peu aride peut-être, était nécessaire pour la complète intelligence de ce qui va suivre.

En entendant la clef tourner dans la serrure et grincer le verrou, Israël Kafka retrouva sur-le-champ toute son énergie. Il se leva vivement et se cacha dans le massif d’arbustes, de façon à apercevoir entre les branches la porte d’entrée de la serre. Comme, une heure auparavant, il avait vu parfaitement entrer Unorna, et Strannick l’emporter aussitôt qu’elle eut jeté son cri : comme, d’autre part, il ne pouvait se douter de son départ, il pensa que, enfin libre d’entraves, c’était elle qui venait affronter son ennemi dans l’espoir probable de le remettre à sa merci, en le dominant encore une fois du regard comme elle l’avait fait si souvent. Grande fut sa déception, lorsque la porte s’ouvrit, en voyant pénétrer les trois hommes. Sa première idée fut qu’ils venaient pour l’arrêter, et son premier mouvement d’essayer de leur échapper.

Strannick entra le premier, grand, imposant, indifférent, le regard vif de ses yeux trahissant seul son inquisitoriale préoccupation. Derrière lui venait Keyork Arabian, toujours enveloppé de ses fourrures, très agité et tournant de tous côtés sa grosse tête à demi enfouie dans son col de martre. En dernier, venait l’Individu qui s’était dépouillé de son pardessus et dont la forte carrure n’échappa pas à l’œil inquiet d’Israël Kafka. Il était trop évident que, s’il y avait lutte, le malheureux serait écrasé. Mais il espéra tirer de sa connaissance de la disposition des plantes et des arbres, une chance de salut : puisque les trois hommes étaient entrés dans la serre, il suffirait qu’il pût gagner la porte avant qu’ils l’eussent remarqué, pour s’échapper et les enfermer, à leur tour, comme il l’avait été lui-même tout à l’heure. Le bruit de leurs pas sur les dalles de marbre l’eût informé de leurs mouvements, s’il ne les eût aperçus à travers l’épais feuillage.

Comme un chat, il se glissa dans l’ombre projetée par les larges feuilles jusqu’à ce qu’il pût voir la porte. Malheureusement, une allée découverte s’étendait en droite ligne de l’entrée jusque vers le milieu de la salle, allée par laquelle, en ce moment, ses adversaires gagnaient lentement du terrain. Il lui fallait donc traverser cet espace sous leurs regards avant de pouvoir sortir et il calculait la distance à parcourir ainsi, tout en guettant l’instant où il les jugerait assez éloignés du seuil qui était pour lui le port du salut. Estimant le moment propice, il s’élança sur le dallage poli, son poignard à la main. Il avait bien calculé : personne ne se trouva sur son chemin.

Mais, soudain, il eut la sensation d’un choc violent et se trouva pris, serré comme dans un étau, si rudement, qu’il douta que cette effroyable étreinte pût être celle de deux bras humains. La tentative de fuite avait été prévue ; le sourd-muet, sur quelques signes faits à la hâte par Keyork, s’était glissé silencieusement dans l’ombre d’un arbre, voisin de l’entrée. Kafka lutta de toute son énergie, car trois pas à peine le séparaient de la porte, et il ne renonçait pas à l’espoir d’échapper encore. Il essaya de lancer derrière lui quelques coups de sa lame effilée qui eût tranché muscles et nerfs comme des fils de soie ; mais les deux bras d’acier semblaient avoir le don d’ubiquité, et réduisaient à l’immobilité, en même temps que son corps, ses bras et même ses poignets. L’Individu tournant sur lui-même avec son prisonnier, poussa celui-ci vers le milieu de la salle. Strannick s’avançait rapidement, et Keyork Arabian, qui se tenait prudemment derrière son compagnon, regardait Kafka en faisant une curieuse grimace où se mêlaient la peur et une ironie moqueuse à l’égard du captif.

– Inutile de résister plus longtemps, dit Strannick tranquillement. Vous voyez que nous sommes les plus forts.

Kafka ne répondit rien, et ses yeux, injectés de sang, se fixèrent avec rage sur Strannick.

– Il a l’air dangereux avec cette arme dans la main et qu’il ne veut toujours pas lâcher, dit Keyork Arabian. Je crois que je vais lui donner de l’éther tout de suite, pendant que l’Individu le tient. Si même vous vouliez le faire vous-même ?...

– Laissez en repos votre drogue, poltron que vous êtes ! répondit Strannick d’un air de mépris.

S’approchant de Kafka, il saisit au poignet la main qui tenait le poignard, que Kafka serrait toujours avec frénésie.

– Vous feriez mieux de le lâcher, lui dit-il.

Pour toute réponse, Kafka secoua la tête d’un air furieux et serra les dents. Alors, tranquillement, Strannick lui ouvrit les doigts sans effort, et lui enleva l’arme qu’il tendit à Keyork. Celui-ci poussa un soupir de soulagement et tourna le poignard entre ses doigts, en disant avec un sourire et en penchant un peu la tête de côté :

– Quand on pense qu’un pouce de ce joli joujou, au bon endroit, suffirait à tracer la fine ligne rouge qui constitue la frontière entre le temps et l’éternité !

Il mit avec précaution le poignard dans la poche de côté de son ample pelisse, et, dès cet instant, ses manières changèrent. Il s’avança de son pas habituel, presque léger.

– Et maintenant que vous êtes tout à fait inoffensif, mon cher ami, dit-il en s’adressant à Israël Kafka, j’espère vous faire comprendre la folie de vos façons d’agir. Je suppose que vous savez que vous êtes tout à fait fou, et que le meilleur endroit pour vous est une maison de santé ?

Strannick posa lourdement la main sur l’épaule de Keyork.

– Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, articula-t-il d’un ton sévère. Ce jeune homme sera raisonnable à présent. Faites comprendre à votre domestique qu’il doit le laisser aller.

– Soit, mais fermons la porte d’abord, dit Keyork joignant aussitôt l’acte aux paroles.

Puis il revint lentement vers le prisonnier.

– Faites vite ! dit Strannick avec impatience. Fou ou non, cet homme est malade.

Délivré, enfin, de l’étreinte de fer de l’Individu, Israël Kafka chancela un peu. Strannick le prit par le bras et le soutint, avec bonté, jusqu’à un siège. Kafka le regarda d’un air méfiant, lança un coup d’œil à Keyork et à son robuste domestique, puis, à bout de force, sans doute, se renversa en arrière en exhalant un sourd gémissement. Brusquement, son visage pâlit et ses paupières s’abaissèrent.

– Un peu de vin..., quelque chose pour le remettre, dit Strannick. Keyork regarda un moment le Morave d’un air curieux.

– Oui, convint-il, il est plus épuisé que je ne pensais. Il n’est pas très dangereux à présent.

Pendant qu’il allait chercher le cordial demandé, l’Individu s’éloigna un peu et, impassible, contempla la scène en se croisant les bras.

– M’entendez-vous ? demanda Strannick au malade d’une voix douce. Comprenez-vous ce que je dis ?

Israël Kafka fit un signe affirmatif de la tête.

– Vous êtes très malade. Cette folle idée qui s’est emparée de vous, ce soir, vient de votre maladie. Voulez-vous venir tranquillement avec moi, sans faire de résistance, afin que je puisse prendre soin de vous ?

Cette fois il n’y eut pas même un mouvement de la tête.

– Ce n’est qu’un transport passager, continua Strannick d’un ton d’encouragement paisible. Vous avez été fiévreux et surexcité, et je suis convaincu que vous êtes resté trop souvent seul avec vous-même depuis quelque temps. Si vous voulez venir avec moi, je vous soignerai bien et veillerai sur vous.

– Je vous ai dit que je voulais la tuer... et je la tuerai... je le veux, dit Israël Kafka d’une voix faible mais distincte.

– Vous ne la tuerez pas, répondit son compagnon. Je vous empêcherai de le tenter de nouveau, et, dès que vous irez mieux, vous reconnaîtrez l’absurdité de cette idée.

Israël Kafka fit un geste d’impatience, faible mais suffisamment expressif. Puis, tout à coup, ses membres se détendirent et sa tête retomba sur sa poitrine. Vivement Strannick le soutint. Kafka poussa deux ou trois soupirs précipités, puis sa respiration cessa tout à fait. À ce moment, Keyork rentrait apportant une bouteille de vin et un verre.

– Il est trop tard, dit gravement Strannick. Israël Kafka est mort.

– Mort !... s’écria Keyork en déposant ce qu’il avait dans les mains, et se hâtant d’examiner les yeux et le visage de l’infortuné. L’Individu l’aura serré un peu trop fort, je le crains, ajouta-t-il en appliquant son oreille contre la partie gauche de la poitrine du jeune homme... Je hais les gens qui portent des jugements sur des choses qu’ils ne comprennent pas, dit-il en élevant la tête et d’une voix mauvaise, où ne se glissait aucune trace de satisfaction. Il n’est pas plus mort que vous..., et c’est grand dommage ! Cela aurait été bien commode. Ce n’est qu’une légère syncope..., le résultat probable d’un appauvrissement du sang et d’un état de surexcitation du système nerveux. Aidez-moi à le coucher sur le dos. Vous auriez dû savoir que c’est la seule chose à faire. Mettez un coussin sous la tête. Là..., il va bientôt revenir à lui, mais il ne sera plus aussi dangereux désormais.

Strannick poussa un long soupir de soulagement pendant qu’il aidait Keyork à étendre Kafka sur les dalles.

– Combien de temps cela durera-t-il ? demanda-t-il.

– Comment pourrais-je vous le dire ? répondit Keyork avec aigreur. N’avez-vous jamais entendu parler d’une syncope ? Vous ne savez donc rien de rien.

Tirant de sa poche un flacon de sel très fort, il le promena sous les narines du jeune juif. Strannick ne fit pas attention à l’humeur irritable de Keyork et continua d’observer. Un long moment s’écoula sans que le Morave donnât le moindre signe de retour à la vie.

– Il est évident qu’il ne peut rester ici, s’il doit être sérieusement malade, dit Strannick.

– Et il est également évident qu’il ne peut être transporté, répliqua Keyork.

– Vous êtes vraiment d’humeur contrariante, ce soir, répondit Strannick en s’asseyant et en regardant à sa montre. Si vous ne pouvez pas le recevoir chez vous, il faut cependant qu’on le porte dans un endroit plus confortable que celui-ci pour passer la nuit.

– Dans l’état où il est ? dit Keyork en ricanant.

– Croyez-vous qu’il serait en danger en route ?

– Je ne crois jamais..., je sais, dit le savant d’un ton rogue.

Strannick parut un peu surpris de la rudesse de cette réponse, mais il ne répliqua pas et se contenta d’observer attentivement ce qui se passait. Il soupçonnait Keyork très capable, si l’on n’y veillait de très près, d’administrer quelque drogue tout à fait impropre à ranimer le malade. Pour le moment, rien à dire : l’odeur âcre des sels d’ammoniaque se répandait dans la salle ; mais il n’ignorait pas que Keyork avait un flacon d’éther dans la poche de son pardessus et il jugeait avec raison que la moindre inhalation de ce stupéfiant emporterait le fragile reste de cette vie presque en suspens. Près d’une heure se passa sans que ni l’un ni l’autre des deux amis prononçât un mot. Alors Keyork releva la tête. Toute trace d’irritabilité avait disparu de son ton comme de ses manières.

– Vous devez être fatigué ? dit-il d’une voix douce et persuasive. Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous ? Ou bien encore, allez chez moi et attendez-nous. L’Individu et moi prendrons bien soin de lui.

– Trop aimable, répliqua Strannick avec un léger sourire. Je ne suis pas le moins du monde fatigué, et je préfère rester. Je ne vous gêne pas, je pense ?

Quoi que crût Strannick à cet égard, Keyork Arabian n’avait pas en ce moment le désir de laisser mourir Israël Kafka. Il est vrai que le protecteur du juif eût été embarrassé de dire à quoi rimait ce désir qu’il supposait préoccuper le savant. En réalité, celui-ci était sur la piste d’une expérience à faire, mais comprenait qu’elle lui serait impossible tant qu’il serait aussi étroitement surveillé. En dépit de ses persiflages sur l’ignorance de son compagnon, il lui reconnaissait assez de savoir pour se tirer seul des soins nécessaires pour rendre le malade à la vie, et il se soumit de mauvaise grâce à l’obligation de renoncer à ses secrets desseins.

Ce qu’il aurait voulu, c’était de laisser tomber plus bas encore la flamme vitale avant de la raviver. Depuis de longs mois, une préparation à cet effet ne quittait pas sa poche dans l’espoir qu’un hasard le mît en présence d’un cas – qui justement se présentait – où il pourrait l’essayer. Mais, pour que l’épreuve fût décisive, il désirait n’administrer son puissant réactif qu’au moment précis, où, en l’état actuel de la science médicale, le sujet serait pour tous déclaré mort, à ce moment où l’on voit le médecin remettre sa montre dans sa poche et chercher son chapeau de Il est très possible, s’il eût été libre, qu’il eût artificiellement aidé Kafka à descendre l’échelon, pour tous suprême, grâce à une prudente absorption d’éther, de cet éther qui faisait l’objet de la surveillance particulière de Strannick parce qu’il en savait les effets, et dont il connaissait naturellement l’odeur. Keyork voyait donc s’évanouir toute chance de pouvoir expérimenter son médicament sur un sujet en tous points excellent, et sa colère s’accrut à mesure qu’il sentait cette occasion unique s’éloigner davantage.

– Il est un peu mieux, dit-il d’un air mécontent, après un autre long silence.

Strannick se baissa et constata que les paupières du moribond tremblotaient légèrement et que le visage perdait un peu de sa mortelle pâleur. Puis, les yeux de Kafka s’ouvrirent et se fixèrent d’un air rêveur sur la toiture de verre.

– ... et je la tuerai, dit-il d’une voix faible, achevant une phrase mentalement commencée.

– Je ne le crois pas, observa Keyork, comme pour lui répondre. Les gens qui font ce qu’ils ont l’intention de faire ne parlent pas toujours de leur volonté.

Mais Kafka avait refermé les yeux.

Cette fois, cependant, sa respiration était sensible ; il reprenait évidemment connaissance. Strannick arrangea plus commodément l’oreiller sous sa tête et couvrit le malade de ses propres fourrures. Keyork, renonçant définitivement à tout espoir d’essayer cette fois le pouvoir de sa drogue, versa un peu de vin dans le gosier de l’israélite.

– Pensez-vous que nous puissions le ramener ce soir à la maison ? demanda Strannick.

Il s’attendait à une nouvelle boutade de mauvaise humeur ; mais il était dit que Keyork le mènerait ce soir-là de surprise en surprise. Le petit homme se leva et, boutonnant froidement son pardessus :

– Je ne crois pas, répliqua-t-il. Il n’y a rien à faire qu’à le laisser tranquille. Bonsoir. Je suis las de toutes ces extravagances et n’ai pas l’intention de perdre le repos de ma nuit pour tous les Israëls de la juiverie... ou pour tous les juifs d’Israël, comme il vous plaira. Vous pouvez rester avec lui si cela vous fait plaisir.

Sur ce, il pirouetta sur ses talons, en faisant un signe à l’Individu, qui n’avait pas bougé de sa place depuis qu’Israël Kafka avait perdu connaissance, et qui suivit immédiatement son maître.

– Je reviendrai le voir dans la matinée, dit Keyork d’un air insouciant, en disparaissant derrière les plantes.

Dès qu’il eut disparu, Strannick lâcha la bride à sa colère longtemps contenue.

– Animal ! s’écria-t-il tout haut.

Pourquoi cette violente rancune contre l’homme qui se disait son ami ?... Keyork ne s’était pas plus mal comporté qu’un médecin ordinaire ; il était resté jusqu’à ce que le danger fût passé et avait promis de revenir le lendemain. C’était plutôt sa manière de décliner froidement toute responsabilité et d’éviter tout embarras ultérieur qui excitait le ressentiment de Strannick, contrarié d’être ainsi abandonné dans une fort désagréable situation.

La perspective inattendue d’avoir à soigner Israël Kafka toute une nuit et dans la maison d’Unorna, lui était particulièrement pénible. Jusqu’aux moindres détails allaient être ennuyeux : ne faudrait-il pas inventer quelque explication vraisemblable pour les domestiques qui, sans aucun doute, ne tarderaient pas à venir éteindre les lumières ? De plus, quoique Keyork eût déclaré le malade hors de danger, il n’était pas absolument convaincu qu’aucune rechute n’était à craindre jusqu’au matin et, si elle se produisait, Kafka pouvait lui mourir dans les bras, faute d’immédiats secours suffisants ! La seule chose dont il se croyait sûr, c’est que, du moins, il n’avait pas à redouter l’ennui d’un retour d’Unorna avant le lendemain.

Il eut l’idée d’appeler quand même quelqu’un pour l’aider à transporter ailleurs le Morave ; mais il n’osa prendre sur lui cette responsabilité. Le jeune homme était toujours très faible et paraissait encore privé de connaissance ou tout au moins plongé dans le sommeil de l’épuisement. Il faisait d’ailleurs un tel froid qu’exposer Kafka à l’air de la nuit pouvait provoquer un dénouement immédiat et fatal. En examinant avec attention le malade, Strannick comprit qu’il était bien véritablement endormi, et que l’éveiller eût été aussi cruel que dangereux. Il considéra avec bienveillance ce visage fatigué, puis se mit à se promener de long en large entre les plantes, revenant à la fin de chaque tour le regarder encore et s’assurer qu’aucun changement ne s’était produit.

Au bout de quelque temps il commença à s’étonner du silence absolu de la maison. Il trouvait singulier que personne ne vînt éteindre les lampes et il pensa à aller s’assurer si celles du vestibule brûlaient toujours. À sa grande surprise, il trouva la porte fermée du dehors. Keyork Arabian avait donc fait de lui un prisonnier ? Il soupçonna quelque trahison ; mais, sous ce rapport, il se trompait : la seule et unique intention de Keyork avait été de s’assurer de ne pas voir sa nuit troublée par quelque visite de Strannick, accompagné peut-être par Kafka. Le premier mouvement de Strannick fut de se diriger vers une sonnerie d’appel ; mais il changea d’idée. À celui qui viendrait, et par le fait, le délivrerait, il faudrait fournir de délicates explications ; il réserva ce moyen en cas d’évènement. S’il l’eût essayé, quel n’eût pas été son étonnement en constatant qu’il n’obtenait aucun résultat, grâce à l’égoïste précaution de Keyork de couper, en sortant, d’un coup de l’arme de Kafka, le fil de communication entre la serre et la partie de la maison réservée aux domestiques.

L’incroyable égoïsme de Keyork s’était donné là une peine bien inutile : on vient de voir que Strannick n’aurait ni emmené Kafka de la maison ni appelé les domestiques, tout à sa veille solitaire que rien n’annonçait devoir être dérangée. Elle le fut, cependant, et très inopinément, entre une heure et demie et deux heures moins le quart du matin.

Sentant, après être resté longtemps assis, ses yeux commencer à s’appesantir, il venait de se mettre à marcher pour chasser l’engourdissement. Excepté Keyork, c’était lui, de toutes les personnes mêlées aux évènements de la journée, qui avait eu à supporter la moindre somme de fatigue physique et d’émotion mentale ; mais, même pour les plus forts, les heures de la nuit passées à veiller un malade semblent interminables quand on n’éprouve pas d’inquiétude personnelle véritablement sérieuse. Il s’intéressait incontestablement au sort de Kafka et était résolu à le protéger aussi bien qu’à l’empêcher de commettre aucun acte de folie ; mais il ne le connaissait que de l’après-midi, et les circonstances de leur soudaine entrée en relations ne pouvaient lui inspirer d’autre sentiment que de la pitié pour ses souffrances et de l’indignation contre ceux qui les avaient causées.

Tout à coup, la porte de la serre s’ouvrit. Strannick s’arrêta net, ouvrant de grands yeux à la vue d’une femme pâle, échevelée, aux yeux cerclés de noir, s’avançant vers lui sous la lumière brillante et en qui il eut quelque peine à reconnaître Unorna. Elle aussi s’arrêta en le voyant et tressaillit soudain. Elle paraissait avoir très froid ; elle grelottait et ses dents claquaient. C’est tête nue et sans manteau qu’elle s’était enfuie dans la nuit par les rues désertes, depuis le couvent jusque chez elle.

– Vous ici ! s’écria-t-elle d’une voix mal assurée.

– Oui, je suis encore ici, répondit Strannick. Mais je ne m’attendais guère à vous voir revenir cette nuit.

Au son de sa voix, un sourire étrange parut sur le visage décomposé de la jeune femme et s’y fixa. Elle n’avait pas espéré entendre encore sa voix, bienveillante ou non, avant le coup mortel auquel elle venait s’offrir, pour en finir. Depuis sa sortie de l’église, au milieu de toutes les pensées incohérentes qui avaient tournoyé dans son cerveau, dominait l’idée fixe de demander la fin de ses tourments au poignard du juif.

– Et Israël Kafka ? demanda-t-elle presque timidement.

– Il est ici... endormi.

Unorna s’avança. Strannick lui montra le jeune homme étendu sur un épais tapis, enveloppé de fourrures, sa tête pâle appuyée sur un coussin.

– Il est très malade, dit-elle presque entre ses dents. Dites-moi ce qui est arrivé.

C’était comme un rêve pour elle. L’épouvantable émotion de ce qui s’était passé dans le couvent lui avait presque enlevé le souvenir de ce qui avait eu lieu auparavant. Elle avait quelque peine maintenant à enchaîner la suite rapide des deux séries d’évènements, et à établir leur corrélation. Israël Kafka était réduit à une si infime importance qu’elle se prenait à plaindre son état.

C’était sa vengeance au prix de la cruauté de voir là en Strannick l’homme que Béatrice, vivante, aimait, et dont elle venait de parler si longuement et avec tant d’ardente passion ! Unorna éprouvait une âpre joie à être encore une fois auprès de cet homme qu’elle adorait, d’y être pour y être, dans n’importe quelles conditions. Cette joie brusque était d’une intensité telle qu’elle lui faisait tout oublier : Béatrice n’avait été qu’un rêve, une vision, une ombre sans réalité ; Kafka n’existait pas, et, pourtant, il était tout ; elle s’en rendit compte tout à coup, puisqu’il constituait un lien entre elle et l’homme qu’elle aimait, un lien qui au moins durerait toute cette nuit. En un clin d’œil, elle comprit que Strannick ne la laisserait pas seule avec le Morave, et que celui-ci ne pouvait pas être transporté pour le moment sans danger pour sa vie. Ils veilleraient ensemble près de lui pendant de longues heures. Qui pourrait dire ce qui arriverait de cette fortuite réunion ?

Cette pensée ramena un peu de sang à ses joues, pendant que la chaleur de la serre dissipait le frisson et que les senteurs des fleurs contribuaient à remettre en équilibre son esprit et ses sens.

– Dites-moi ce qui est arrivé ? répéta-t-elle.

Le plus brièvement possible, Strannick lui raconta tout ce qui s’était passé, sans omettre même le détail de la porte fermée à clef.

– Pour quelle raison croyez-vous que Keyork vous ait enfermé ? demanda-t-elle.

– Je n’en sais rien, répondit Strannick. Je n’ai pas confiance en lui, quoique je le connaisse depuis bien longtemps.

– C’était par pur égoïsme, dit Unorna d’un ton méprisant. Je le connais mieux que vous. Il avait peur que vous ne le dérangiez encore pendant la nuit.

Strannick se demanda comment un homme pouvait être aussi exagérément préoccupé de son propre bien-être.

– Il est ainsi ; on ne le changera pas, dit Unorna. En attendant, il nous faut veiller ici ensemble.

– Cela me paraît évident, répondit Strannick avec indifférence.

Il approcha en vue du malade un fauteuil pour elle et en prit un lui-même. Si étonné qu’il fût du retour d’Unorna, il ne se souciait pas de lui demander ce qui la ramenait, hors d’haleine et si pâle, à une pareille heure. Il croyait, assez naturellement, que ce retour venait soit d’inquiétude pour lui, soit de l’irrésistible désir de le revoir, joint à une crainte qu’il ne tînt pas sa promesse de revenir quand elle l’enverrait chercher. Il lui sembla préférable d’accepter sa présence sans questionner, de peur qu’une question n’amenât un nouvel éclat, plus gênant encore que le premier, car, pour y mettre fin, il n’avait pas la ressource de se retirer, la laissant avec Israël Kafka qui pouvait à tout moment retrouver, en quelque crise nerveuse, la force de s’élancer sur elle.

Après qu’ils se furent assis, un lourd silence régna entre eux. Ce fut Unorna qui le rompit.

– Vous n’avez pas cru à tout ce que je vous ai dit ce soir ? dit-elle à voix presque basse et d’un ton d’inquiète interrogation.

– Non, répondit Strannick avec calme, je n’y ai pas cru.

– Je vous en suis reconnaissante... J’étais folle quand j’ai dit tout cela.

 

 

 

 

XXIII

 

 

C’était l’avis de Strannick qui se reportait à l’invraisemblable histoire que lui avait racontée Unorna ; mais il ne lui répondit pas immédiatement, car il se trouvait dans une situation assez difficile. À aucun prix, il ne voulait se montrer discourtois, ni pourtant rien qui pût être interprété comme un vague consentement à admettre ce qu’elle disait ou servir de moyen à la jeune femme pour essayer de ramener leur situation réciproque à ce qu’elle était encore la veille. Il était peut-être enclin à moins de sévérité, le changement de ton d’Unorna, en parlant de Kafka, encourageant, en quelque sorte, son indulgence. Un homme, en général, pardonne tout à qui pèche par amour pour lui ; un homme du caractère de Strannick surtout ne pouvait qu’éprouver une sorte de déférence chevaleresque et de délicate complaisance pour une femme ayant pour lui, bien que malgré lui, une passion sincère. Comme, en revanche, il se doit d’éviter, avec une prudence presque exagérée, le moindre mot qui pût prêter à supposer qu’il n’y est pas insensible, il court le risque d’encourir le ridicule de l’homme qui, dans la force de l’âge, donne de graves et paternels conseils à qui le considère avec des yeux rien moins que filiaux ou paternels.

Strannick ne répondit à Unorna que d’une vague inclinaison de tête pouvant passer pour l’admission de l’excuse de démence momentanée qu’elle présentait, et attacha obstinément ses regards sur le malade, tout en se demandant si les heures n’allaient pas paraître bien longues, jusqu’à ce que Keyork Arabian vînt mettre fin, par sa présence, à cette gênante situation.

Lasse d’attendre en vain une réponse, Unorna reprit :

– Oui, j’étais folle. Vous vous étonnez sans doute que j’ose même rappeler ces choses..., mais je ne peux m’empêcher d’en parler.

Strannick ne l’avait pas vue si naturelle et si calme depuis l’apparition de Kafka dans le cimetière. Il sentait dans sa voix de la tristesse vraie, l’amertume d’une profonde déception et comme un parfum de contrition sincère. Il la devinait de si bonne foi qu’il ne crut guère pouvoir lui refuser un mot de réponse.

– Unorna, dit-il gravement, souvenez-vous que vous ne m’accordez pas ici de liberté d’action. Je ne puis vous laisser seule avec ce pauvre garçon ; donc, quoique vous ayez à dire, il faut que je l’entende. Aussi serait-il sage de ne pas parler de ce qui s’est passé ce soir... Hommes ou femmes, n’étant pas des anges, ne pensent pas toujours exactement ce qu’ils disent. Cela admis, restons-en là, voulez-vous ?

Unorna l’écoutait tranquillement, en le regardant.

– Vous n’êtes pas aussi dur pour moi que tantôt, dit-elle d’un air pensif et avec une inflexion reconnaissante, après un moment d’hésitation.

Elle eut vaguement la sensation qu’un retour d’amitié serait possible entre eux. Alors Béatrice et la scène de l’église semblèrent s’éloigner d’elle tout à coup, comme dans un recul profond. Cette fois encore, Strannick trouva très difficile la réponse à formuler.

– Il ne m’appartient pas d’être dur, comme vous dites, fit-il avec calme.

Il accompagna ces mots d’un imperceptible sourire, un peu ironique à son endroit, car il naissait de son propre embarras. Il se voyait, malgré lui, entraîné sur la pente de ces paternels conseils à une femme éprise de lui, et qu’il estimait si ridicules.

– Il ne m’appartient pas non plus de vous parler de ce que vous avez fait aujourd’hui à Israël Kafka, continua-t-il. Ne m’obligez pas à dire quelque chose sur ce sujet. Ce sera plus sage. Vous appréciez mieux que je ne le ferai jamais vos raisons personnelles. Si vous éprouvez maintenant des regrets en ce qui le concerne, tant mieux... Vous ne lui ferez plus de mal, si vous pouvez l’éviter. Si vous vouliez vous y engager pour l’avenir, je serais très content, je l’avoue.

– Croyez-vous qu’il y ait rien que je veuille refuser..., si vous me le demandez ?

– Je n’en sais rien, répondit Strannick qui n’eût pas l’air de comprendre le sous-entendu de cette phrase ambiguë. Il y a des choses plus difficiles à faire que d’autres...

– Demandez-moi la plus difficile ! s’écria-t-elle. Demandez-moi... de vous dire la vérité tout entière...

– Non, dit-il d’une voix ferme, pensant arrêter quelque explosion passionnée imminente. Vos pensées, comme vos actes, ne me regardent pas. Si vous avez fait quelque chose dont vous ayez lieu de vous repentir, je ne désire pas k savoir. rai porte a votre actif de nombreuses actions, bonnes et charitables, pendant le mois dernier, et j’aimerais autant que possible conserver ces souvenirs intacts. Qu’importe que votre but, en les faisant, ait pu être mauvais en soi, si ces actes étaient bons ? Faites-vous-en honneur, et laissez-moi vous en faire honneur. Cela ne fera de mal ni à vous ni à moi.

– Je pourrais vous dire... si vous me laissiez...

– Ne me dites pas, interrompit-il. Je vous répète que je ne désire pas savoir. La seule chose que j’aie vue est assez mauvaise ; j’en suis moi-même la cause jusqu’à un certain point..., cause bien involontaire, Dieu le sait !

– L’unique cause, dit Unorna avec amertume.

– N’étant donc pas tout à fait exempt de blâme, – nous autres hommes, nous ne le sommes jamais en pareil cas, – si je vous fais des reproches, il faut que je m’en fasse aussi...

– Des reproches à vous ?... Ah ! non. Qu’avez-vous à dire contre vous ? Malgré elle, sa voix trahissait son amour ; son amertume n’avait été que pour elle.

– Ne discutons pas, insista-t-il. Que je mérite ou non ma part de blâme, ne parlons plus de tout cela. Encore une fois, restons-en là.

– Que le passé soit le passé, et soyons amis l’un pour l’autre comme nous l’étions ce matin ?... répondit-elle avec un rayon d’espoir.

Strannick garda le silence pendant quelques secondes, de plus en plus embarrassé. Il hésitait, se demandant s’il devait ou non répondre quelque chose à cette invite directe.

– Serons-nous encore amis ? demanda une seconde fois Unorna à voix basse. Amis comme... avant ?

– Je ne crois pas que cela soit possible, répondit-il lentement.

Unorna ne comprenait pas cette nature délicate en sa franchise, mais ferme en son honnêteté, comme elle comprenait Keyork Arabian, par exemple. Elle s’était imaginé que Strannick voudrait au moins lui laisser un peu d’espoir.

– Vous auriez pu m’épargner cela ! dit-elle en détournant la tête.

Il y avait des larmes dans sa voix.

Quelques heures plus tôt, la réponse de Strannick eût enflammé ses yeux et rempli son âme de colère. Mais un changement réel s’était opéré en elle, peu durable, peut-être, mais violent dans ses effets immédiats.

– Pas même un peu d’amitié ? murmura-t-elle, tandis qu’il gardait le silence.

– Je ne puis me changer, répondit-il avec une expression presque de regret. Et je le devrais peut-être, ajouta-t-il, comme se parlant à lui-même : j’ai fait assez de mal comme cela.

– Du mal ?... À qui ?...

Elle se retourna soudain et il aperçut ses yeux mouillés de larmes.

– À lui, répliqua-t-il en jetant un regard sur Kafka, et à vous. Vous l’aimiez autrefois. J’ai détruit sa vie.

– Aimé... lui ? Non... je ne l’ai jamais aimé.

Elle secoua la tête, en se demandant si elle disait la vérité.

– Il faut, alors, que vous le lui ayez fait croire.

– Moi ? non..., il est fou.

Mais elle recula devant l’air loyal de Strannick et céda tout à coup.

– Non... Je ne veux pas vous mentir... Vous êtes trop franc.... Oui, je l’aimais, ou j’ai cru que je l’aimais, jusqu’à votre arrivée, et alors j’ai compris qu’il n’y avait personne au monde...

Mais elle s’arrêta, en sentant la rougeur lui monter au visage. Elle pouvait donc encore rougir et encore avoir honte ? Même après ce qu’elle avait fait, elle n’était donc pas tout à fait mauvaise ? Vraiment un grand changement s’était opéré en elle !

– Vous le voyez, dit Strannick doucement, je suis à blâmer dans tout cela.

– Non... pas vous ! Comment vous blâmer de ce que vous êtes ? Blâmez donc Dieu dans le ciel... pour avoir fait un homme comme vous. Blâmez-moi pour tout ce que vous savez, blâmez-moi pour tout ce que vous ne me permettez pas de vous dire. Blâmez Israël Kafka pour sa foi absurde en moi et Keyork Arabian pour le reste... mais ne vous blâmez pas vous-même... oh ! non. Pas cela !

– Ne parlez pas ainsi, Unorna, dit-il. Soyez juste d’abord.

– Qu’entendez-vous par la justice ? demanda-t-elle en détournant encore la tête. Si vous saviez ce que signifie la justice pour moi... vous ne me demanderiez pas d’être juste... et vous seriez plus clément.

– Vous exagérez...

Il parlait avec bonté, mais elle l’interrompit.

– Non. Vous ne savez pas, voilà tout. Et vous ne pourrez jamais deviner. Il n’y a qu’un seul homme au monde qui pourrait imaginer des choses comme celles que j’ai faites... et essayé de faire. C’est Keyork Arabian. Mais il aurait été plus prudent que moi, peut-être.

Elle retomba dans un silence plein d’anxiété. Devant elle se dressa l’autel obscur là-bas, dans l’église la sombre silhouette de Béatrice debout dans les ténèbres, l’horrible sacrilège qui avait été sur le point de s’accomplir. Son visage s’altéra de toute la crainte qu’elle éprouvait pour l’avenir de son âme. Strannick condescendit jusqu’à essayer de la distraire de ses tristes pensées.

– Je ne suis pas théologien, dit-il ; mais j’imagine que, dans le grand compte à rendre au Créateur, l’intention l’emportera de beaucoup sur le fait.

– L’intention ! s’écria-t-elle en jetant un regard en arrière et en tressaillant. Oh ! si cela était vrai...

Et, toute frissonnante, elle enfonça son visage dans ses deux mains, en les pressant sur ses yeux comme pour leur épargner un spectacle épouvantable. Puis, après une courte lutte, elle se retourna vers Strannick.

– Il n’y a pas de pardon pour moi dans le ciel, dit-elle. N’y en aura-t-il pas sur la terre ? Oh ! pas même un pardon de vous à moi ?

– Il n’est pas question de pardon entre vous et moi. Ce n’est pas à moi que vous avez fait mal, mais à Israël Kafka. Jugez vous-même lequel, de lui ou de moi, a quelque chose à pardonner. Je suis aujourd’hui ce que j’étais hier et ce que je puis être demain. Lui, il est étendu là, mourant de son amour pour vous. Et, comme si cela ne suffisait pas, vous l’avez torturé... Allons, je n’en parlerai pas. C’est fini. Je ne sais rien des faits, ni des intentions dont vous vous accusez. Vous êtes fatiguée, énervée, épuisée par tout cela... N’en parlons plus...

– Vous dites qu’il n’est pas question de pardon entre nous ? dit-elle en l’interrompant, mais parlant avec calme. Alors, si vous n’avez rien à pardonner, pourquoi ne pouvons-nous pas être amis comme nous l’étions encore ce matin ?

– C’est qu’il ne suffit pas que deux personnes ne se soient pas fait de mal l’une à l’autre. Vous avez brisé quelque chose, détruit quelque chose... je ne puis y remédier. Je voudrais le pouvoir.

– Vous voudriez le pouvoir ? demanda-t-elle avec vivacité.

– Je voudrais que cela n’eût pas eu lieu. Je voudrais n’avoir pas vu ce que j’ai vu aujourd’hui. Nous serions où nous étions ce matin... et lui peut-être ne serait pas là.

– Cela serait arrivé un jour ou l’autre, dit Unorna. Il a dû voir que j’aimais... que je vous aimais, car à quoi bon de puériles réticences, maintenant ? Alors, à un autre moment, dans un autre endroit, il aurait fait ce qu’il a fait, et j’aurais été furieuse et méchante..., car c’est dans ma nature d’être méchante quand je suis en colère, et je me mets facilement en colère. On parle bien aisément d’empire sur soi, de sang-froid, de dignité et de respect de soi-même ! Ceux qui parlent ainsi n’ont ?as aimé... voilà tout. À présent, que je ne suis plus en colère, je regrette ce que j’ai fait, et je voudrais le défaire, si les actes pouvaient cesser d’avoir été... mais vous ne me croyez même pas !

– Vous vous trompez. Je sais que vous êtes de bonne foi.

– Comment le savez-vous ? demanda-t-elle avec amertume. Ne vous ai-je donc jamais menti ? Si vous me croyiez, vous me pardonneriez. Si vous m’aviez pardonné, votre amitié reviendrait. Je ne puis même pas vous jurer que je dis la vérité, car, si vrai que je dise, je ne pourrais pas prendre le ciel à témoin.

– Je n’ai rien à pardonner, dit Strannick avec un peu de lassitude, fatigué qu’il était de ce débat. Je vous l’ai dit, ce n’est pas à moi que vous avez fait du mal, mais à lui.

– Mais si pourtant votre pardon, à vous, était pour moi tout un monde ?... Oui, je sais que je ne suis rien pour vous ; mais que vous coûterait-il de dire ces trois petits mots ? Est-ce donc tant pour votre bouche ? Cela a-t-il rien de l’importance de : « Je vous aime », ou : « Je vous honore », ou : « Je vous respecte » ? C’est si peu de chose et cela serait tant pour moi !

– Mais, dans ma bouche, cela ne rime à rien, à moins que vous me demandiez de pardonner des faits que je ne connais pas. En ce cas, cela aurait encore moins de signification pour moi.

– Oh ! dites-les..., dites ces trois mots, je vous en supplie !

– Je vous pardonne, dit tranquillement Strannick.

Cela ne lui coûtait rien et, comme il disait, cela pour lui signifiait encore moins.

Unorna baissa la tête, et garda le silence. Il les avait dit, ces mots divins, et cela lui faisait l’effet d’un bienfait, quoi qu’il n’eût pu deviner le moindre des péchés pour lesquels elle les avait sollicités Elle savait à peine elle-même pourquoi elle avait tant insisté. Peut-être n’était-ce que l’envie d’entendre la musique inconnue de ces mots si doux en eux-mêmes, malgré le ton obsédé et le manque d’intention qu’il y avait mis. Peut-être avait-elle un vague pressentiment de sa fin prochaine et voulait-elle emporter cette parcelle infinitésimale de pardon dans cet au-delà où elle n’espérait aucune miséricorde.

– C’est bon à vous de l’avoir dit, dit-elle enfin.

Un long silence suivit pendant lequel les pensées de chacun d’eux suivirent leur cours. Tout à coup, Israël Kafka s’agita en dormant. Strannick s’avança vivement, s’agenouilla près de lui et arrangea le coussin de soie du mieux qu’il pût. Unorna fut presque aussitôt que lui au chevet du malade. Avec une tendresse d’expression et une délicatesse de toucher que rien ne saurait décrire, elle remit la tête endormie dans une position commode, aplatit le coussin, puis releva les fourrures qu’avaient dérangées ses mains agitées. Strannick la laissa faire. Quand elle eut fini, leurs yeux se rencontrèrent. Il n’aurait pas pu dire si elle implorait son approbation et un mot d’encouragement, mais il ne donna ni l’un ni l’autre.

– Vous êtes bien douce avec lui. Il vous remercierait s’il le pouvait.

– Ne m’avez-vous pas dit d’être bonne pour lui ? dit-elle. Je tiens ma parole. Mais il ne me remercierait pas. Il me tuerait s’il était éveillé. Strannick secoua la tête.

– Il était malade et fou de chagrin, répondit-il. Il ne savait pas ce qu’il faisait. Quand il s’éveillera, il sera tout différent.

Unorna se leva et Strannick la suivit.

– Vous ne voulez pas croire que cela m’est égal, dit-elle en se rasseyant à sa place. Lui, ce n’est pas vous. Mon âme ne serait pas plus en paix pour un mot de lui.

Pendant de longs moments elle demeura immobile, les mains longuement posées sur les genoux, la tête tristement penchée comme si elle eût eu peine à supporter le lourd fardeau qui l’écrasait.

– Ne voulez-vous pas vous reposer ? demanda Strannick. Je puis veiller seul.

– Non. Je ne peux pas me reposer. Je ne me reposerai jamais plus. Les paroles sortaient de ses lèvres, lentes et à peine articulées, comme si elle se parlait à elle-même.

– M’ordonnez-vous de partir ? demanda Unorna au bout de quelque temps, en relevant la tête et voyant qu’il avait les yeux fixés sur elle.

– Vous ordonner de partir lorsque vous êtes chez vous ?

Le ton était celui de la courtoisie banale ; Unorna sourit tristement.

– J’aimerais mieux que vous me frappiez que de vous entendre me parler comme cela ! s’écria-t-elle. À quoi bon de pareils ménagements de politesse avec moi ? Si vous m’ordonnez de partir, je partirai. Si vous m’ordonnez de rester, je ne bougerai pas. Seulement parlez franchement. Dois-je partir ou rester ?

– Alors restez, dit simplement Strannick.

Elle inclina légèrement la tête et se tut de nouveau. Une horloge lointaine sonna. Le matin s’avançait lentement.

– Et vous ? dit Unorna en levant la tête à ce son. Ne vous reposerez-vous pas ? Pourquoi ne dormiriez-vous pas ?

– Je ne suis pas fatigué.

– Vous n’avez pas confiance en moi, je crois, répondit-elle d’un air triste. Et pourtant vous le pourriez... Vous le pourriez.

Sa voix s’éteignit dans une rêverie.

– Si j’ai confiance en vous pour veiller ce pauvre garçon ? Oui, vraiment. Vous ne jouiez pas la comédie tout à l’heure, quand vous le replaciez si doucement sur l’oreiller. Vous êtes de bonne foi. Vous serez bonne pour lui et je vous en remercie.

– Si ce n’est pas pour lui, c’est peut-être pour vous-même ? Ne craignez-vous rien de ma part si vous vous endormiez devant moi ? Ne craignez-vous pas que, dans votre sommeil, je ne puisse vous toucher et vous rendre plus inconscient encore, vous faire faire des rêves et avoir des visions ?

Strannick la regarda et sourit d’un air incrédule, moitié par dédain pour le danger imaginaire et moitié parce que quelque chose lui disait qu’elle était changée et qu’elle ne tenterait sur lui aucune de ses sorcelleries.

– Non, répondit-il. Je n’ai pas peur de cela.

– Vous avez raison, dit-elle sérieusement. Mes péchés sont déjà assez nombreux. Le mal est suffisant. Faites comme vous voudrez. Si vous pouvez dormir, dormez en paix. Si vous voulez veiller, veillez avec moi.

Ni l’un ni l’autre ne reprit la parole. Unorna baissa encore une fois la tête, comme elle l’avait déjà fait ; Strannick s’appuya, confortablement le dos contre le coussin du grand fauteuil, les yeux dirigés vers l’endroit où était couché Israël Kafka. L’air était chaud, l’odeur des fleurs très douce. Le silence était profond, car la petite fontaine même avait cessé de murmurer. Strannick avait veillé presque toute la nuit, et ses paupières s’abaissèrent. Il oublia Unorna et ne pensa plus qu’au malade, en essayant de fixer son attention sur cette tête pâle, éclairée vivement par la lumière.

Quand Unorna releva enfin la tête, elle vit qu’il était endormi. D’abord elle fut surprise ; il pouvait s’endormir ainsi quand elle sentait qu’il lui serait impossible, à elle, et peut-être à jamais, de fermer les yeux ? Alors elle soupira. Ce n’était qu’une preuve de plus de sa suprême indifférence. Il ne s’était même pas donné la peine de lui parler, et, si elle ne lui avait pas constamment parlé pendant les heures qu’ils avaient passées ensemble, il y aurait peut-être longtemps qu’il se serait laissé prendre par le sommeil.

Et cependant elle craignait de l’éveiller et était presque bien aise qu’il eût ainsi clos les paupières. Elle pouvait désormais le contempler à son aise. Elle pensa qu’il devait être fatigué et se demanda confusément comment il se faisait qu’elle ne ressentît aucune fatigue physique, quand son âme était si alourdie.

Elle le considéra longuement. N’était-ce pas peut-être pour la dernière fois, car qui pouvait dire ce qui arriverait le lendemain ? Elle frissonna à cette pensée. Que ferait Béatrice ? Que dirait la Sœur Paule ? Que raconterait la Sœur et qu’avait-elle vu au juste, dont elle pût parler nettement ? L’avenir était rempli de terribles éventualités. De pareils faits, leur intention même seulement, puisqu’un hasard avait voulu qu’ils ne s’accomplissent pas jusqu’au bout, étaient passibles des lois du pays : elle pouvait être mise en jugement, si elle vivait, comme une coupable vulgaire et livrée par les juges à l’exécration du monde. Mais la mort serait pire encore que cela. À la pensée de cet autre Jugement, elle fut frappée de vertiges et frémit d’horreur comme elle l’avait fait la première fois que cette idée avait pénétré dans son cerveau.

Elle s’aperçut alors qu’elle regardait toujours Strannick endormi dans son grand fauteuil. Ce pâle et noble visage était l’expression d’une âme pure et d’un caractère viril. Elle y vit la paix qu’elle avait perdue, perdue à cause de lui et pour toujours.

Elle songea que jamais, peut-être, une fois le matin venu, elle ne reverrait celui que seul elle aimait ici-bas... Elle serait partie, perdue, morte peut-être. Et lui ? Lui, il serait toujours lui. Il se souviendrait d’elle avec une indifférence un peu étonnée comme d’une femme qui avait été jadis presque son amie Ce serait là tout son souvenir, en dehors de celui de la répulsion que lui avaient fait éprouver ses actions.

Il lui semblait qu’elle serait forte pour tout supporter si du moins elle pouvait savoir qu’il se souviendrait d’elle avec un peu, seulement un peu, de douceur affectueuse. Rien ne l’empêchait, en ce moment, de jeter un voile sur les rêves de son ami. Mais cette seule pensée fit horreur à cette femme, qui, quelques heures auparavant, avait à peine tremblé devant l’exécution d’un horrible sacrilège. Mais l’humiliation de l’échec et, par-dessus tout, la force toujours croissante d’un amour véritable et passionné avaient, pour elle, transformé bien des choses. La seule idée de se servir encore de cet art qui l’avait perdue lui était odieuse ; et elle eût tout donné pour savoir si, dans le monde où Strannick retournerait sans aucun doute le lendemain, il emporterait d’elle une pensée amicale, non pas gravée dans l’esprit par son pouvoir, à elle, mais née d’elle-même au fond de son cœur. Rien qu’un souvenir amical... elle ne demandait que cela !

Elle se leva sans bruit et s’approcha pour regarder ce visage. Elle resta là très longtemps, immobile comme une statue, belle comme un ange désolé.

C’était si peu de chose ce qu’elle demandait. C’était si peu en comparaison de tout ce qu’elle avait espéré, en comparaison de tout ce qu’elle avait demandé, si peu par rapport à ce qu’elle avait donné. Car elle avait donné son âme.

Elle se pencha et posa ses lèvres sur le front glacé de Strannick.

– Dormez toujours, mon bien-aimé, dit-elle d’une voix semblable à un murmure doux et triste.

Elle tressaillit légèrement de ce qu’elle venait de faire et recula à demi effrayée, comme une innocente jeune fille. Mais, comme s’il eût obéi à ses paroles, il sembla dormir plus profondément encore. Il fallait qu’il fût bien fatigué, pensa-t-elle, pour dormir comme cela ; mais elle fut heureuse que ce baiser si doux, le premier et le dernier, ne l’eût pas réveillé.

– Dormez encore, dit-elle de nouveau dans un souffle. Oubliez Unorna, si vous ne pouvez penser à elle avec compassion et affection. Dormez encore... Vous avez le droit de vous reposer, vous, tandis que moi je n’aurai plus jamais de repos. Vous avez pardonné... Oubliez aussi, alors, à moins que vous ne puissiez vous rappeler de moi de meilleures choses que je ne le mérite. Que cette Béatrice reprenne son empire sur celui qui n’a jamais été à moi... Souvenez-vous de ce que vous voudrez, oubliez du moins le mal que j’ai fait et pardonnez le mal que vous n’avez pas connu... Car vous l’apprendrez sûrement un jour ! Ah ! bien-aimé... je vous aime tant... ne faites qu’un seul rêve, et laissez-moi penser que je prends sa place. Elle ne vous a jamais aimé plus que moi, elle ne le pourra jamais. Elle n’aurait pas fait ce que j’ai fait. Pour cette fois seulement, rêvez que je suis Béatrice. Alors quand vous vous réveillerez, vous ne penserez pas à moi si cruellement. Oh ! que ne puis-je être elle seulement un jour en pensées et en paroles, en actions et en voix, en visage et en âme ! Bien-aimé..., vous ne le sauriez jamais, et, pourtant, moi, je saurais que vous avez eu une pensée d’amour pour moi. Vous oublierez. Peu vous importerait alors, car vous n’auriez fait que rêver, et j’aurais eu du bonheur à emporter avec moi pour toujours !

Comme si ces paroles eussent pénétré l’âme de Strannick endormi, une expression d’ivresse suprême et presque céleste se répandit sur son visage. Mais Unorna ne put la voir. Elle s’était retournée tout à coup, se cachant le visage dans ses mains appuyées contre le dossier du fauteuil.

– Il n’y a donc plus de miracles dans le ciel ? gémit-elle tout bas de peur de l’éveiller. Il n’y a donc plus de miracles à faire ni de pardon à obtenir ? Mon Dieu ! mon Dieu ! se peut-il que nous soyons pour toujours ce que nous nous sommes faits nous-mêmes !

Ses yeux ne trouvaient plus de larmes ; cette source précieuse de soulagement dans les grandes douleurs s’était tarie. Et pourtant, à ce moment, elle les eût méritées, car, quoique ses souffrances désespérées fussent au comble, les mauvaises pensées étaient rejetées de son cœur. Comme si une partie de son désir passionné s’était accomplie, elle sentit qu’elle serait incapable désormais de jamais refaire ce qu’elle avait fait ; elle sentit qu’elle était alors aussi sincère que lui et qu’elle savait discerner le mal du bien, comme aurait pu le faire Béatrice elle-même. L’horreur de ses péchés grandissait dans son esprit métamorphosé.

– Ai-je donc été perdue dès le commencement ? se demanda-t-elle avec emportement. Étais-je née pour être tout ce que je suis et prédestinée à faire tout ce que j’ai fait ? Était-elle née pour être un ange et moi un démon de l’enfer ? Ah ! qu’est-ce donc que cette vie et qu’est-ce que l’autre ?

Derrière elle, dans son fauteuil, Strannick continuait de dormir. Son visage était toujours empreint de cette expression radieuse qui s’y était si subitement fixée. C’est à peine si l’on entendait son souffle, tant il dormait paisiblement. Aux pieds d’Unorna, Israël Kafka, étendu sur le tapis, dormait aussi immobile et aussi profondément inconscient que Strannick. Par une étrange destinée, elle était là, veillant seule, entre ces deux hommes par lesquels sa vie tout entière avait été perdue.

Lorsqu’enfin elle leva les yeux, le jour paraissait. À travers le vitrage transparent de la toiture, une lueur froide et grise commençait à descendre sur la flamme toujours chaude et brillante des lampes. Les ombres changèrent, les couleurs devinrent plus froides, les coins sombres au milieu de l’épais feuillage parurent moins noirs. Le visage d’Israël Kafka était effrayant et livide... celui de Strannick avait cette transparence d’albâtre qui se répand pendant le sommeil sur les traits de certains hommes vigoureux. Ni l’un ni l’autre ne remuaient. Unorna détourna les yeux de Kafka, puis regarda Strannick. Pour la première fois, elle remarqua combien il était changé et s’en étonna.

– Comme il dort paisiblement ! pensa-t-elle. Il rêve à elle.

L’aurore arriva tout doucement, non pas délicate et rosée comme dans les contrées du Midi, mais froide, pénétrante et maussade comme le destin antique. Ce n’était pas la messagère aux yeux gris et humides du glorieux Phébus entrouvrant l’Orient de ses doigts de rose, mais sa devancière, dure, cruelle, triste, un peu moins d’obscurité succédant à une plus grande et précédant une journée triste, brumeuse et sans soleil.

La porte s’ouvrit presque sans bruit et un pas alerte retentit sur les dalles de marbre. Unorna se leva silencieusement et, s’avançant en toute hâte, elle se trouva en face de Keyork Arabian. Il s’arrêta et leva la tête pour la regarder de dessous ses épais sourcils, d’un air surpris et soupçonneux.

– Vous ici, déjà ? demanda-t-il en obéissant au geste de la jeune femme et parlant à voix basse.

– Chut !... chut !... dit-elle tout bas d’un air mécontent. Ils dorment. Vous allez les éveiller.

Keyork s’avança. Il marchait très silencieusement quand cela lui plaisait. Il jeta un regard sur Strannick.

– En voilà un qui a l’air d’aller bien, murmura-t-il d’un ton un peu méprisant.

Puis il se baissa sur Israël Kafka et examina attentivement son visage. Pour lui, cette effrayante pâleur ne signifiait rien. Ce n’était que le résultat naturel d’une fatigue excessive.

– Mettez-le en léthargie, dit-il entre ses dents, mais d’un ton d’autorité.

Unorna secoua négativement la tête. Les petits yeux de Keyork étincelèrent de colère.

– Faites, vous dis-je. Que signifie ce caprice ? Êtes-vous folle ? Je désire prendre sa température sans le réveiller.

Unorna se croisa les bras.

– Voulez-vous le faire souffrir encore davantage ? demanda Keyork avec un sourire diabolique. S’il en est ainsi, je vais le réveiller par n’importe quels moyens ; je suis toujours à votre service, vous le savez.

– Souffrira-t-il s’il s’éveille naturellement ?

– Horriblement... dans sa tête.

Unorna se mit à genoux et posa quelques secondes sa main sur le front de Kafka. Les traits tirés par la souffrance, se détendirent immédiatement.

– Vous avez hypnotisé l’un, grommela Keyork en se baissant de nouveau. Je ne puis imaginer pourquoi vous feriez des difficultés pour faire de même pour l’autre.

– L’autre ?... répéta Unorna avec surprise.

– Notre ami que voici, dans le fauteuil.

– Ce n’est pas vrai. Il s’est endormi de lui-même.

Keyork sourit encore, d’un air incrédule cette fois. Il avait déjà appliqué son thermomètre de poche, et regardait sa montre. Unorna s’était levée, dédaignant de se défendre contre l’imputation qu’exprimait la physionomie du savant. Quelques minutes s’écoulèrent en silence.

– Il n’a pas de fièvre, dit Keyork en regardant le petit instrument. Je vais appeler l’Individu et nous l’emmènerons.

– Où ?

– Chez lui, naturellement... Où pourrais-je le conduire ailleurs ?

Il se dirigea vers la porte.

En un instant, Unorna fut de nouveau à genoux près de Kafka, la main sur son front, ses lèvres tout près de son oreille.

– Voilà la dernière fois que j’emploierai mon pouvoir sur vous ou sur n’importe qui, dit-elle vivement, car le temps était mesuré. Obéissez-moi, comme vous le devez. Me comprenez-vous ? Voulez-vous obéir ?

– Oui, fut la faible réponse qui semblait venir de bien loin.

– Vous-vous réveillerez dans deux heures. Vous n’oublierez pas tout ce qui est arrivé, mais vous ne m’aimerez plus jamais ; je vous défends de jamais m’aimer encore ! Comprenez-vous ?

– Je comprends.

– Vous oublierez seulement, tout en obéissant, que je vous l’ai dit. Vous me reverrez, et, si vous pouvez me pardonner de votre propre volonté, pardonnez-moi alors. Mais il faut que ce soit bien de vous-même. Réveillez-vous naturellement dans deux heures, sans douleur ni maladie.

Elle lui toucha encore le front, puis se remit sur pied. Keyork revenait avec son domestique muet. Sur un signe, l’Individu enleva Kafka de dessus le tapis et lui retira les fourrures de Strannick pour l’envelopper dans celles que Keyork avait apportées. Le robuste muet s’éloigna avec son fardeau comme s’il portait un enfant. Keyork Arabian demeura un moment en arrière.

– Qui vous a fait revenir de si bonne heure ? demanda-t-il.

– Je ne veux pas vous le dire, répondit-elle en reculant.

– Vraiment ? Allons, je ne suis pas curieux. En tout cas, vous avez une excellente occasion en ce moment.

– Une occasion ? répéta Unorna d’un air de froide interrogation.

– Excellente, dit le petit homme en se levant sur la pointe des pieds pour arriver jusqu’à l’oreille de la jeune femme, car elle n’aurait pas baissé la tête. Vous n’avez qu’à murmurer à l’oreille de Strannick que vous êtes Béatrice et il vous croira pour le reste de sa vie.

– Partez ! dit Unorna.

Bien que ce mot n’eût été prononcé qu’entre ses dents, il était terrible et impératif. Keyork Arabian eut un mauvais sourire, haussa les épaules et la laissa.

 

 

 

 

XXIV

 

 

Keyork parti, Unorna resta debout devant Strannick, dont l’attitude demeurait la même. Ses yeux restaient clos, et son visage gardait cette expression qui avait attiré l’attention de Keyork : ses traits reflétaient l’extase, comme dans le vieux cimetière lorsque, après l’avoir endormi, la jeune femme lui avait dit tout son amour.

– Il rêve d’elle, se dit encore une fois Unorna, en s’éloignant tristement.

Les derniers mots de Keyork la plongeaient dans une anxiété pleine de doute qui troublait péniblement ses pensées ; ses sourcils se fronçaient avec inquiétude, et de rapides soupirs s’exhalaient de sa poitrine oppressée. Était-il donc vrai que le sommeil de Strannick ne fût pas naturel ?

Elle chercha à se rappeler ce qui s’était passé rapidement entre elle et lui pendant leur commune veille ; mais, dans son trouble, sa mémoire la servait mal, et ne lui rapportait que confusément les paroles qu’elle avait dû prononcer. Tout son être était ébranlé, au point qu’elle avait peine à se reconnaître elle-même. Un changement profond s’était opéré en elle. Durable ou non, il était réel, absolu. Les causes en sont connues, puisqu’elles résidaient dans les terribles évènements de la journée et de la nuit ; inutile donc d’y revenir. Restent les conséquences de ce changement intime, et elles sont curieuses.

La première était une soudaine horreur pour cette puissance extraordinaire dont la nature l’avait dotée, et la résolution de ne jamais plus en faire usage pour le mal, ni même pour le bien, si c’était possible.

Par une fatalité de sa malheureuse destinée, ce pouvoir s’était exercé sans qu’elle s’en rendît compte, depuis qu’elle avait si bien résolu de ne plus y avoir recours. Keyork Arabian ne s’était pas trompé : le sommeil de Strannick était bien de nature hypnotique. Comment cela avait-il pu arriver ? Elle était pourtant bien sûre de ne pas lui avoir posé la main sur le front, ni rien fait intentionnellement de ce qu’elle avait toujours cru nécessaire pour produire l’état intermédiaire. Elle ne l’avait pas contraint à faire ce qu’elle pensait, et elle était certaine de n’avoir prononcé aucune parole ressemblant à un ordre. Alors, comment ? Avec des hommes beaucoup plus savants qu’elle, elle croyait aux mécanismes de la science hypnotique, au contact, aux casses, au regard fixe, à la volonté de fasciner. Plus d’une fois, Keyork Arabian s’était moqué de ce qu’il appelait ses superstitions et avait soutenu que tout le moderne hypnotisme, toute la sorcellerie des siècles d’ignorance, toutes les visions incontestablement évoquées par les sorciers du moyen-âge devaient être attribués à la seule influence morale. Unorna ne pouvait accepter son raisonnement. Pour elle, il y avait là un mystère plus profond et pourtant plus matériel, comme dans sa propre vie, un mystère qu’elle soignait comme un héritage, qui s’imposait à elle avec le sentiment de son étrange destinée et du gouffre qui la séparait des autres femmes. Intimement persuadée du rôle prépondérant que jouait le surnaturel dans toutes ses actions, elle s’obstinait à se servir de gestes, de passes et de paroles, leur croyant une signification secrète et cachée. Certaines choses l’avaient surtout impressionnée. La réponse assez fréquente des hypnotisés : « Je suis l’image qui est dans vos yeux », vient indubitablement de ce que leur vision, extraordinairement pénétrante, perçoit leur propre image, peut-être agrandie, avec une netteté anormale dans les yeux de l’opérateur. Pour Unorna cette réponse signifiait quelque chose de plus. Cela donnait l’idée de la présence véritable de la personne qu’elle influençait, dans son propre cerveau, et, toutes les fois qu’elle entreprenait une expérience particulièrement difficile, elle s’efforçait d’obtenir dès le début cette déclaration du sujet.

Rien de semblable dans le cas actuel. Les paroles oubliées qu’elle avait pu dire s’adressaient à elle-même sans aucune intention qu’elles fussent entendues et comprises.

Mais ces réflexions ne la soulageaient qu’à demi, car la remarque de Keyork résonnait malgré elle à ses oreilles et la troublait. Elle se mit à arpenter fébrilement les dalles de marbre. C’est qu’elle savait combien était grande l’expérience du savant et quelle était la sûreté de son regard. Un tel homme ne devait pas se tromper aux apparentes similitudes du sommeil naturel et du sommeil forcé : il y a, pour ce dernier, une fixité dans l’expression du visage et dans l’attitude du corps, parfois tout à fait imperceptible pour des yeux moins exercés, et que, peut-être, il avait remarquée chez Strannick.

Elle revint à celui-ci, et le regarda avec attention, ce qu’elle avait à peine osé faire jusque-là. Quoi qu’il fit maintenant grand jour, son examen n’offrit rien de concluant à son esprit fatigué et bouleversé.

Du moins, nulle erreur ne pouvait se glisser au sujet de ce qu’éprouvait le dormeur : il était heureux. Quoi qu’elle eût fait, si elle avait fait quelque chose, il n’en éprouvait pas de mal.

Elle aurait désiré qu’il s’éveillât, quoiqu’elle sût que le sourire disparaîtrait alors, que les traits deviendraient froids et indifférents, et que les yeux gris qu’elle aimait tant ne refléteraient plus que l’ennui de la voir devant lui. D’autre part, c’était un si doux contraste, en cette maison désolée, de le voir étendu là, si heureux dans son sommeil, si tendre, si paisible ! Elle pouvait faire durer tout cela, si elle le voulait, et elle s’en rendit compte avec une angoisse subite.

La femme à laquelle il rêvait, qu’il avait aimée si fidèlement et cherchée si longtemps, n’était séparée de lui que par quelques rues. Un mot d’Unorna et Béatrice arriverait, le trouverait endormi, et elle-même ouvrirait les chers yeux.

Pour qu’elle consentît à un tel sacrifice, il eût fallu qu’elle souhaitât le martyre en rémission de ses pêchés, et la seule idée de ce voisinage n’était encore pour elle qu’une souffrance de plus. Plus elle le regardait, plus la pensée de la possibilité d’un rapprochement entre les deux amants la torturait.

Au fond, elle était presque sûre qu’un hasard les ferait se retrouver et que le choc moral lui ferait alors recouvrer sa mémoire artificiellement engourdie. Puisque cela devait être, pourquoi y aiderait-elle ? C’était trop demander, vraiment. Pour l’expiation de ses pêchés, elle était prête à tout endurer ; mais faire cela, jamais !

Elle passa sa main sur ses yeux comme pour en chasser cette vision douloureuse de l’avenir ; mais en vain : l’obsession revenait toujours. En songeant qu’elle ne savait pas dans quel état se réveillerait Strannick, ni même si, naturellement, il se réveillerait jamais, une anxiété suprême la saisit, trop désolante pour qu’elle put la supporter plus longtemps. Elle toucha sa manche, légèrement d’abord, puis un peu plus fort. Elle lui remua le bras. Il resta inerte dans sa main et immobile où elle le posa. Pourtant elle ne voulait pas croire encore qu’elle l’eût inconsciemment hypnotisé. Elle recula pour l’examiner de nouveau. Puis, tout à coup, son inquiétude l’emporta.

– Réveillez-vous ! s’écria-t-elle tout haut. Pour l’amour de Dieu, réveillez-vous ! Je ne puis supporter cela !

Les yeux de Strannick s’ouvrirent au son de cette voix, naturellement et tranquillement. Ils s’élargirent, s’approfondirent et gardèrent une fixité étonnée pendant quelques secondes. Unorna n’eut pas le temps d’en voir davantage. Des bras robustes l’enlevèrent tout à coup de terre et la pressèrent vigoureusement pour l’emporter. Une voix qu’elle connaissait bien emplit la serre d’un cri d’une ardeur inconnue, plus vibrant qu’elle ne l’avait jamais rêvé.

– Béatrice ! s’était-il écrié.

Rien de plus.

Unorna demeura paralysée. Elle resta sans pensée en se sentant emportée, corps et âme, dans la violence d’une passion plus puissante encore que la sienne.

Sans qu’elle se rendît compte comment la chose était arrivée, elle se retrouva sur ses pieds, étroitement enlacée par Strannick, dont elle entourait le cou de ses deux bras. Alors, rêves, vérité, foi jurée ou trahie, l’enfer et le ciel même, tout disparut, tout fut enseveli dans le flot d’ivresse qui, de lui à elle, roulait son infinie puissance. Subjuguée, émerveillée, épouvantée, elle entendit sa voix brûlante lui dire à l’oreille :

– Mon amour... mon amour... enfin ! Après tant d’années, vous êtes enfin revenue..., enfin... enfin !

Et, fous et pressés, les mots tombaient des lèvres de cet homme à travers l’ouragan de ses baisers moins violent que le déluge des larmes de la jeune femme. Elle était aussi incapable de lui résister ou de s’éloigner, que le frêle navire, perdu sur une mer démontée, d’échapper à la tempête ; que l’herbe desséchée, de résister à la flamme mugissante de la prairie en feu ; que les branches retombantes du saule, d’arrêter le torrent et de forcer ses ondes à remonter le flanc escarpé de la montagne.

Pendant ces courts et si trompeurs instants, Unorna apprit ce qu’est le bonheur. Arrachée à elle-même, élevée au-dessus de la misère et des ténèbres de la vie réelle, tout était vérité pour elle. Elle était la seule Béatrice : l’autre n’existait plus. Un enchantement plus fort que le sien s’était emparé d’elle et la retenait dans les liens qu’elle ne pouvait pas plus briser qu’essayer de s’en dégager. Bientôt elle se retrouva assise dans son fauteuil, et Strannick, agenouillé, lui tenait les mains et la contemplait. Pour lui, la fiction était bien plus absolue encore ; pour lui, les blonds cheveux étaient sombres comme la nuit, les yeux disparates étaient noirs et profonds, la main, lourde comme le marbre, était légère, sympathique, délicate ; pour lui, ce visage était celui de Béatrice, tel qu’il l’avait vu pour la dernière fois, il y avait de longue années déjà. Après tant de temps passé à la chercher à travers le monde, elle revenait telle que jadis, dans tout l’épanouissement de sa jeunesse, avec toute la force de son amour, avec toute la divinité de sa beauté, à lui pour toujours, malgré tout, à lui maintenant et à jamais.

Après la première expansion, il lui fallut cesser de parler : les mots montaient à ses lèvres, mais il ne pouvait les prononcer, comme la brume matinale monte vers le ciel, mais s’évanouit dans la clarté du soleil, avant d’avoir pu former même une nuée. Mais combien tendrement expressives étaient les phrases muettes qui coulaient de ses profonds regards. La grande harmonie de la nature, rythmée par l’archet divin, n’a pas d’accord plus émouvant que le soupir d’un amoureux.

Les mots arrivèrent enfin, comme par un beau jour d’été, après une ondée bienfaisante, le chant des oiseaux s’élance des bois et des champs à travers l’air embaumé des parfums de la terre, – mots nouveaux ou réappris qui, après un long repos dans la solitude de son cœur, se réveillaient inoubliables et toujours familiers, joyaux purs de toute profanation, et montant, vierges, des profondeurs de l’âme, riches trésors tirés des écrins d’une foi immortelle, diamants de vérité, rubis de passion, perles de dévouement, ornant les anneaux d’or de la chaîne d’amour.

– Enfin..., enfin..., enfin ! Vie de ma vie, le jour est venu qui sans vous n’est pas le jour, et qui toujours durera pour nous deux... jour sans fin et sans soleil pour toujours ! Et pourtant, dans ma vie si longue, je n’ai jamais cessé de vous contempler, telle que je vous vois maintenant. Vos mains chéries, qui étreignent les miennes, je les ai tenues... chaque jour et chaque jour, j’ai caressé vos beaux cheveux noirs que j’aime tant, et baisé les diamants noirs de vos yeux des milliers et des milliers de fois. Le bonheur s’est bien fait attendre, mon amour ; mais je savais que cette heure bénie arriverait... ; je savais que je vous retrouverais, car vous étiez toujours avec moi... ma chérie... toujours et partout. Le monde est tout plein de vous, car, en le parcourant, je vous ai conduite partout avec moi, car j’ai rempli chaque contrée de votre pensée, de votre amour et de votre culte. Il n’y a ni océan, ni mer, ni fleuve, ni rocher, ni île qui n’ait connu Béatrice et aimé son nom. Cœur de mon cœur, âme de mon âme..., les nuits et les jours sans vous, les terres et les océans où vous n’étiez pas, l’immensité de ce petit monde qui vous cachait quelque part, l’exiguïté de tout l’univers sans vous..., comment pourrez-vous jamais savoir ce que cela a été pour moi ? Et maintenant tout cela a enfin disparu..., disparu comme un rêve de maladie dans l’aurore de la santé, disparu comme les sombres nuages d’orage emportés par la brise d’Occident, disparu comme l’ombre du mal devant le visage d’un ange de lumière ! Et je sais tout cela. Je vois tout cela dans vos yeux. Vous saviez que j’étais fidèle, vous saviez que je vous cherchais, et que je finirais par vous trouver... Alors, vous avez attendu... Et il n’y a rien eu entre nous ni pensée étrangère, ni image passagère autre que nous. Car cela eût été, je l’aurais su où que je fusse ; j’aurais ressenti le frisson glacial ; j’aurais éprouvé la douleur aiguë au fond de mon cœur..., comme je vous ai aimée pendant ces années d’éloignement ; vous m’avez aimé... je le sais, mais dites-le... dites que vous m’avez aimé...

– Dieu sait combien je vous ai aimé..., combien je vous aime ! dit Unorna d’une voix basse et mal assurée.

L’éclat qui animait le visage de Strannick devint plus éclatant encore à mesure qu’elle parlait et qu’elle le regardait, étonnée, la tête rejetée en arrière sur le dossier du grand fauteuil, les paupières humides et baissées, les lèvres toujours entrouvertes, la main dans les siennes. À la voir si belle, on eût compris qu’il l’eût aimée, cette délicieuse Sorcière, qu’il eût pour elle délaissé le souvenir lointain de Béatrice pendant ces semaines de conversations intimes et journalières. Mais son premier, son unique, son immense amour n’avait pas laissé de place en son cœur où lancer une nouvelle semence, ni un seul rayon dont la libre chaleur eût permis à la tendre plante parasite de germer et de pousser ses rameaux près des siens. Seul, il s’élevait dans sa majesté comme un arbre altier, droit, grand, toujours vert, sur le sommet silencieux d’une montagne. Seul, il avait porté le fardeau des neiges épaisses du chagrin ; sans fléchir, malgré son isolement, il avait résisté aux violentes tempêtes, et toujours jeune en son royal manteau de feuillage, toujours vert, puissant, intact, inébranlable, il se dressait unique et fier : ouragan, éclair, vent, pluie, soleil ou neige, rien n’avait eu le pouvoir de le dessécher ou de l’abattre pour qu’un autre pût pousser à sa place.

Pourtant cet amour n’était pas pour celle à qui il s’adressait et Unorna le savait en y répondant, quoiqu’elle répondît sincèrement et du plus profond de son cœur. C’était sans le vouloir, contre son gré même, qu’elle avait jeté un charme sur lui, et elle était prise dans les filets de sa propre et involontaire magie. Elle s’en rendit compte et frémit. Elle avait éprouvé une suprême extase sous ses baisers, dans l’enivrement de ses paroles, et l’affolante pression de sa poitrine contre son cœur : n’était-ce pas là le bonheur qu’elle avait tant imploré du destin ? Non, car, au milieu de l’ivresse de ses sens, elle sentait douloureusement combien son instinct de femme avait raison de vouloir l’amour sans magie, sincère, conscient et libre, ou pas d’amour.

L’insondable mensonge d’un amour extra-naturel eût été trop déjà ; mais la vérité de celui-ci en faisait une torture. Si même, contre le gré de Strannick, elle lui avait imposé, comme elle l’avait essayé, un ardent amour dont elle fût personnellement l’objet, elle eût pu se donner, tant que cela aurait duré, l’illusion du bonheur ; elle eût entendu son nom sortir de ses lèvres, et su que son ardeur était pour elle, quoique fausse, quoique artificielle. Mais entendre s’adresser ce cri d’amour réel pour une autre ; c’était intolérable. Voir cet amour se déclarer enfin..., cet autre amour qu’elle avait tant redouté, contre lequel elle avait lutté, qu’elle avait enseveli sous un oubli forcé... ; sentir ses grandes vagues se gonfler autour d’elle et venir battre contre son cœur, c’était plus que sa jalousie n’en pouvait supporter. Son visage pâlit encore et ses mains devinrent froides. Elle eût voulu empêcher chaque minute de succéder à la précédente, car, pendant qu’elle durerait, il l’appellerait encore Béatrice, parlerait de la beauté noire de ses cheveux blonds et de son admiration enthousiaste pour ses yeux bruns et profonds qui n’étaient pas les siens !

La surprise de ce premier baiser et de cette première étreinte avait été pour Unorna un éclair de bonheur ; mais le baiser n’était pas refroidi sur ses lèvres, et l’écho du grand cri d’amour résonnait encore que déjà l’accablait le châtiment de cette joie fausse et imméritée. Maintenant chaque parole de Strannick était une blessure ; son contact, une brûlure ; ses regards des feux vengeurs. Comme dans la grande alchimie de la nature, le diamant et le charbon ne font qu’un, et les mêmes éléments versent la vie et la mort, de même l’amour, qui aurait dû être la vie pour Unorna, devenait pire que la mort.

La perfection de l’illusion accroissait la souffrance de la réalité. Pour lui, elle était Béatrice, de visage comme de voix, et cela en plein jour, dans l’intérieur familier où il avait si souvent et si longuement causé avec elle, sans se méprendre alors sur sa personnalité, à quelques pas de l’endroit où elle s’était roulée, sanglotante à ses pieds, la veille au soir, et de ce tapis sur lequel Israël Kafka était, tout à l’heure encore, couché, et près duquel ils avaient veillé ensemble. Sur ce fauteuil où elle était assise, c’était bien Unorna, toujours la même ; et, au milieu de tout cela, il la prenait pour une autre, et elle en venait à douter de ses propres sens. En l’écoutant avec angoisse parler dans son rêve, ne s’apercevant peut-être même pas qu’elle se taisait, emporté qu’il était par l’éloquent torrent de sa propre et longue causerie, Unorna ne songeait plus qu’à une seule chose : sortir de là et être seule.

Elle avait peur de bouger, n’osait se lever, dans l’incertitude de ce que provoquerait de la part de Strannick le moindre mouvement. L’état où il était la déconcertait ; elle ne savait plus. Serait-il passager ? Qu’amènerait le réveil ? Probablement le retour de l’oubli de ses anciennes amours et de sa sévérité froide à l’égard d’Unorna. Mais cela valait encore mieux que l’horreur de la situation présente.

Et cependant, de temps en temps, le souvenir du passé avait de rapides éclipses pendant lesquelles le nom d’Unorna montait à ses lèvres et puis, parfois, ses élans de tendresse prenaient une tournure impersonnelle, et la malheureuse pouvait s’illusionner au point de croire qu’ils s’adressaient à elle. C’était alors une joie amère, décevante et fantastique, mais c’était un soulagement. Si elle l’eût moins follement aimé, un pareil conflit entre la raison et les sens eût été impossible, même en imagination. Mais de quelque façon que ce fût, la passion qui la consumait voulait être payée de retour ; ces mots d’amour qui la faisaient tant souffrir, elle les savourait quand même. Son cœur était un inconcevable champ de bataille, où se heurtaient les plus grandes contradictions, les plus incommensurables inconséquences, le plus immense égoïsme dont est capable la nature humaine, s’unissant parfois pour se jeter ensemble de tout leur poids contre la passion profondément enracinée, ou bien s’unissant avec cette passion pour repousser la vision ennemie et rivale.

C’était honteux, vil, méprisable, et elle le savait. Elle se révoltait, au fond de son être, contre cet odieux mirage, elle aurait voulu s’arracher de ce lieu de torture, imposer silence à ces propos brûlants qui déchiraient son amour comme autant de coups de fouet, se boucher les oreilles pour ne pas sentir leur piqûre venimeuse. Et, cependant, elle était encore là, écoutant avidement, enivrée à perdre haleine par leur seule mélodie et se réjouissant presque du semblant de bonheur qu’ils lui causaient. Ces crises de honte douloureuse allaient s’espaçant et elle s’en méprisait davantage ; mais, à mesure, l’illusion devenait plus profonde et plus semblable à la réalité.

Après tout, n’était-ce pas l’homme qu’elle aimait qui épanchait son amour dans ses oreilles, qui caressait ses cheveux et pressait sa main ! N’avait-elle pas dit souvent que, pourvu qu’il l’aimât, peu lui importait de quelle façon ? Il l’aimait ! Sous un autre nom, il est vrai, dans une vision, avec un autre visage et une autre voix, mais elle quand même !

Et son horreur du premier moment s’adoucissait, lui rendant de plus en plus supportable de s’entendre appeler Béatrice, de prendre la place d’une autre, d’accepter le baiser, le toucher, la parole, la pression de la main qui, tous, étaient destinés à une autre et qu’elle ne recevait qu’à travers le masque qu’une illusion jetait sur sa personnalité.

Puis vint le flot houleux de la tentation suprême, montant, s’abaissant pour se relever plus haut chaque fois, jusqu’à venir menacer la dernière pensée saine réfugiée au plus haut de son cerveau. Ah ! si Unorna se fût enfuie à temps, à l’instant où, le premier moment de joie insensée passé, elle pouvait encore rougir d’accepter une pareille honte, elle eût été sauvée. Mais elle s’était accoutumée à regarder le flot troublant monter, et, tout à l’heure, il allait la submerger.

Maintenant, après avoir épuisé, tout d’une haleine, le torrent de paroles contenues depuis des années, Strannick, de longs moments, se taisait, et elle aspirait à l’entendre encore, à s’enivrer toujours, toujours du charme de cette voix, déjà musique divine à son cœur, en cette habituelle froideur indifférente... ; mais dont maintenant les chaudes et puissantes harmonies faisaient vibrer son âme en une progression d’accords montant de l’ivresse au délire. Il n’y avait, dans cette céleste mélodie, qu’une dissonance qui lui faisait mal. C’était le nom de Béatrice dont il l’accablait. N’était-il pas possible qu’il lui en donnât un autre... ? Le sien peut-être ? Elle tremblait à l’idée de parler. Aurait-elle donc toujours la voix de Béatrice ? La sienne ne pouvait-elle rompre le charme et tout détruire brusquement ? Pourtant elle avait parlé déjà une fois. Elle lui avait dit qu’elle l’aimait, et le timbre de sa voix ne l’avait pas désillusionné.

– Mon bien-aimé..., dit-elle enfin, s’arrêtant aussitôt hésitante.

Il la regarda avec des yeux pleins de bonheur. Elle pouvait donc parler, puisque c’était l’autre qu’il entendait et non pas elle.

– Mon bien-aimé, je suis lasse de mon nom. Voulez-vous m’en donner un autre ?

Elle parlait très doucement.

– Un autre nom ! s’écria-t-il surpris, mais souriant de ce qui lui semblait un singulier caprice.

– Oui. c’est un nom triste pour moi. Il me rappelle un temps qu’il vaut mieux oublier puisqu’il est passé. Appelez-moi autrement, dites ? Cela nous fera croire que ce temps n’a jamais existé.

– Et pourtant j’aime votre nom, dit-il d’un ton pensif. Il m’est bien cher..., ou plutôt il m’a été bien cher pendant toutes ces années quand je n’avais que votre nom à aimer.

– Me refuseriez-vous la seule chose que je vous demande ?

– Non... ; oh ! non, si cela vous fait plaisir. Est-il rien que je ne fasse, si vous me le demandez ?

C’étaient presque les paroles qu’elle lui avait dites pendant la nuit, où ils avaient veillé ensemble à côté d’Israël Kafka. Elle les reconnut et un singulier frémissement de triomphe la fit tressaillir. Qu’importait qu’il l’aimât dans une autre s’il lui donnait son nom ? N’était-ce pas, malgré tout, son être à elle qui était réel sous le masque trompeur ? Elle sourit sans s’en apercevoir.

– Je vois que cela vous ferait bien plaisir, dit-il tendrement. Qu’il soit donc comme vous le désirez. De quel nom voulez-vous que mes lèvres nomment votre chère personne ?

Elle hésita. Elle ne savait pas jusqu’à quel point il pouvait se souvenir du passé. Mais non, il était impossible qu’il se souvînt ; sans cela il se fût rendu compte du lieu où il se trouvait.

– Avez-vous jamais, pendant vos longs voyages..., entendu le nom d’Unorna ? demanda-t-elle en souriant et légèrement tremblante.

– Unorna ? Non. Je ne me rappelle pas. C’est un nom bohémien... Il signifie « celle de Février ». Le son en est joli... à moitié familier pour moi. Je me demande où je l’ai entendu.

– Appelez-moi Unorna, alors. Il nous rappellera que vous m’avez trouvée en février.

 

 

 

 

XX

 

 

Après avoir soigneusement fermé et verrouillé la porte de la sacristie, Sœur Paule se tourna vers Béatrice. Elle avait posé sa lampe sur la large tablette vernie qui, surmontant les armoires basses contenant les ornements du culte, régnait, comme c’est l’habitude, tout autour de la pièce.

La voix de la religieuse tremblait d’émotion, comme dans sa main, eût tremblé la lampe, si elle eût essayé de la reprendre. Autant elle avait été brave au moment du danger, autant, par suite d’une réaction naturelle, elle se sentait faible à présent que tout était fini. Son regard rencontra les yeux noirs et pleins de flammes de Béatrice. Les narines délicates de la jeune fille frémissaient et ses lèvres se crispaient violemment.

– Vous êtes en colère, ma chère enfant, dit Sœur Paule. Moi aussi, car nous en avons un trop juste sujet. « Mettez-vous en colère, mais ne péchez pas. » Je crois que nous pouvons nous appliquer ce mot des Écritures.

– Quelle est cette femme ? demanda Béatrice.

Elle était en colère, comme l’avait dit la religieuse, et, sans se soucier si ce ne serait pécher, très disposée à déchirer Unorna de ses ongles, si la Sorcière eût été à sa portée.

– Elle a été autrefois avec nous, répondit la religieuse. Je l’ai connue toute jeune fille... et je l’aimais bien alors, malgré ses manières étranges. Mais elle a changé. On l’appelle la Sorcière... et vraiment je crois que c’est le seul nom qui lui convienne.

– Je ne crois pas aux sorcières, dit Béatrice un peu dédaigneusement. Mais quelle qu’elle soit, elle est méchante. Je ne sais ce qu’elle voulait me faire faire dans l’église, là sur l’autel... si, Dieu merci, vous n’étiez arrivée à temps, ce devait être quelque chose d’horrible, n’est-ce pas ?

Sœur Paule secoua silencieusement la tête d’un air désolé. Elle ne savait pas plus que Béatrice l’intention d’Unorna, mais elle croyait à l’existence d’une Magie Noire, pleine de pratiques sacrilèges et accusait vaguement Unorna des pires desseins, quoique sa naïve bonté fût incapable de rien imaginer au-delà de dire le Pater Noster à l’envers, dans un lieu consacré. Cependant, elle préférait se taire que de risquer un jugement téméraire. Au surplus, si l’extraordinaire présence de Béatrice sur l’autel lui avait paru assez étrange, et si la fuite d’Unorna constituait un aveu de culpabilité, elle n’avait pas vu d’acte criminel qui lui permît de condamner l’ancienne petite pensionnaire du couvent.

– Mon enfant, dit-elle enfin, jusqu’à ce que nous sachions mieux la vérité et que nous ayons pris conseil, ne disons rien de ceci à personne. Dès le matin, je dirai en confession tout ce que j’ai vu et je vous engage à faire de même. Je ne sais pas, d’ailleurs, ce qui s’est passé avant que vous ayez quitté votre chambre. Peut-être avez-vous, de votre part, quelque reproche à vous adresser. Réfléchissez-y.

– Je vais vous dire toute la vérité, répondit Béatrice en appuyant le coude sur la tablette et la tête dans sa main, son regard ardemment fixé sur les yeux éteints de Sœur Paule.

– Réfléchissez-y bien, ma fille. Ce n’est pas à moi de recevoir votre confession. S’il y a quelque chose...

– Sœur Paule... vous êtes femme et j’ai besoin du secours d’une femme. J’ai appris quelque chose cette nuit qui changera ma vie entière. Non... ne craignez rien... je n’ai rien fait de mal. Du moins, je l’espère. Pendant que mon père vivait, je me soumettais. J’espérais, mais sans le laisser voir. Je n’écrivais même pas, comme j’avais pu le faire autrefois. Je l’ai souvent regretté, je l’avoue... Était-ce mal ?

– Mais vous ne m’avez rien dit, chère enfant. Comment puis-je vous répondre ?

La religieuse était embarrassée.

– C’est vrai. Écoutez donc, Sœur Paule... j’ai vingt-cinq ans, je suis une femme, et ce que je vais vous dire n’est pas un simple roman de jeune fille. Il y a sept ans... je n’avais que dix-huit ans alors... je vivais, comme il y a quelques jours encore, avec mon père. Ma mère était morte depuis peu et, pour cette triste raison peut-être, je semblais être tout pour mon père. Mes parents n’avaient jamais été bien unis, et mon cœur avait toujours pris parti pour ma mère que j’adorais. Nous voyagions... peu importe où... lorsque je rencontrai l’homme que j’ai aimé Il n’était pas de notre pays... c’est-à-dire de celui de mon père ; mais sa patrie était celle de ma mère... Avec quelle tendresse je l’aimai, vous pouvez le deviner et essayer de le comprendre, et je ne pourrais vous le dire, car personne ne le pourrait exprimer. Cela vint peu à peu, car il était souvent près de nous dans ce temps-là. Mon père l’estimait pour son esprit, pour son savoir très étendu, étant donné son âge, pour son énergie, pour sa noblesse, pour cent raisons enfin qui ne comptaient guère pour moi. Je l’aurais aimé s’il eût été infirme, pauvre, ignorant, méprisé, au lieu d’être ce qu’il était..., l’homme le plus excellent, le plus noble que Dieu ait jamais fait. C’est vous dire, que ce qui m’avait subjugué en lui, ce n’était ni sa figure, ni ses manières élégantes, ni ces qualités que d’autres hommes peuvent avoir, mais bien lui-même, son cœur... Comprenez-vous ?

– Vous l’aimiez pour sa bonté, dit Sœur Paule avec un signe de tête approbatif. Je comprends.

– Non, répondit Béatrice avec un peu d’impatience, pas pour sa bonté non plus. Il y a beaucoup d’hommes qui sont bons, et il l’était... Il fallait qu’il le fût naturellement. Enfin, peu importe. Je l’aimais. Cela suffit. Il m’aimait aussi, lui. Un jour, nous étions seuls, par un beau soleil de printemps, sur une terrasse ombragée de citronniers... Je vois encore l’endroit. Là, nous échangeâmes nos aveux, mais sans parler, sans trouver ni l’un ni l’autre, ces mots si beaux et si forts qui nous oppressaient et ne pouvaient surgir du fond de nos cœurs où ils se tenaient sans doute cachés. Nous nous dîmes...

– Sans le consentement de votre père ? demanda presque sévèrement la religieuse.

Les yeux de Béatrice étincelèrent.

– Le cœur d’une femme est-il donc un chien qui doit suivre pas à pas ? demanda-t-elle d’un ton farouche. Nous nous aimions. C’était assez. Mon père ayant le droit légal, sinon naturel, de s’opposer à nos vœux, nous voulûmes, en notre vaillante et confiante franchise, lui faire part sur l’heure de nos sentiments loyalement et hardiment ; nous lui déclarâmes que nous avions résolu d’être l’un à l’autre. M. Varanger était un homme sévère et froid. Il nous dit sa volonté de nous séparer immédiatement et que nous oublierons bientôt. Nous nous regardâmes, celui que j’aimais et moi. Ce regard nous assura mutuellement que nous nous aimerions toujours et toujours davantage, séparés comme réunis. Mon père ne donnait pas de raisons à ce refus de nous permettre d’être heureux ; mais je savais que le nom seul de la nation de ma mère lui faisait horreur. La séparation ne fut cependant pas immédiate ; nous nous revîmes et je me souviens que je pleurai beaucoup, car j’avais encore des larmes en ce temps-là. Nous dîmes à mon père que nous attendrions toujours, s’il le fallait. Alors, comme je commençais à espérer qu’il se laisserait toucher... un jour, brusquement, sans un mot, il m’emmena dans une autre ville. Comme je m’inquiétais de ce que deviendrait l’élu de mon cœur, mon père me dit qu’il avait été pris d’une mauvais fièvre qui régnait dans la ville et qu’il était libre de nous suivre, si bon lui semblait... Mais je ne le vis pas accourir sur nos pas, et je fus entraînée de voyage en voyage, très loin. Je compris que mon père cherchait à lui faire perdre notre trace. Alors je m’enfermai dans un douloureux mutisme et ne prononçai plus jamais son nom. Et nous allâmes ainsi, de pays en pays, jusqu’au bout du monde. En route, nous faisions de nombreuses connaissances et souvent on demandait ma main. Mais, pour m’encourager dans ma résistance, parfois j’entendais parler de mon fiancé par des personnes qui l’avaient vu depuis peu. J’attendais patiemment, car je savais qu’il était sur nos traces, et j’eus, à plusieurs reprises, la sensation qu’il respirait tout près de nous.

Béatrice s’arrêta.

– C’est une histoire étrange, dit Sœur Paule peu accoutumée à entendre parler d’amour.

– Ce qui est plus étrange encore, c’est que cette femme... comment se nomme-t-elle ? Ah ! oui... Unorna ? Cette femme l’aime et elle sait où il est.

– Unorna ?... répéta la religieuse tout ébahie.

– Oui. Je l’ai rencontrée après complies, ce soir. Je ne pouvais pas éviter de lui parler et je me suis bien méprise à son sujet. Je ne saurais dire si elle connaissait la tendresse immuable qui habite mon âme ; mais elle a tout fait pour capter ma confiance et y a réussi. Elle m’a raconté une singulière histoire de sa vie. Ce que depuis tant d’années, j’enfermais au plus profond de mon cœur, poussée par une force irrésistible, je le lui ai dit sans la connaître, oubliant même sa présence, j’ai dit... j’ai tout dit.

– C’est elle qui vous l’a fait dire, à l’aide de ses artifices secrets, dit Sœur Paule à voix basse.

– Non... je me sentais si seule, j’ai cru qu’elle était bonne et que je pouvais parler. Alors... je ne peux pas m’imaginer que j’aie pu être aussi folle... Pensant que nous ne nous reverrions jamais, je lui ai montré un portrait de lui. Elle s’est retournée de mon côté. Je n’oublierai jamais son expression. Je l’ai entendue dire qu’elle le connaissait et qu’elle l’aimait aussi. Quand je me suis réveillée, j’étais étendue sur l’autel. Voilà tout ce que je sais.

– Ce sont ses indignes artifices... ses indignes artifices, répéta la religieuse en secouant la tête. Venez, ma chère enfant, allons voir si tout est en ordre, là-bas sur l’autel. S’il faut que ces choses-là soient dites au tribunal de la Pénitence, il ne faut pas que, hors le saint confesseur, personne s’en doute et surtout que le sacristain s’aperçoive que quelqu’un est entré dans l’église.

Sœur Paule prit la lampe, mais Béatrice lui posa la main sur le bras.

– Vous m’aiderez à le retrouver, dit-elle d’une voix ferme. Il n’est pas loin d’ici.

Sa compagne la regarda avec étonnement.

– Vous aider à le retrouver ? balbutia-t-elle. Mais je ne peux pas... Je ne sais pas... J’ai peur que ce ne soit pas bien... Songez donc, une affaire d’amour...

– Une question de vie, Sœur Paule, et de mort aussi peut-être. Cette femme habite Prague. Elle est riche et doit être bien connue...

– Oui ; trop bien connue même... la Sorcière, comme on l’appelle.

– Alors il y a des gens qui la fréquentent. Dites-moi seulement le nom d’une de ces personnes... Il est impossible que vous ne vous souveniez pas de quelqu’un qui soit lié avec elle, qui vous ait parlé d’elle... Peut-être une des dames qui sont venues ici en retraite...

La religieuse garda le silence un instant, pour recueillir ses souvenirs.

– J’en connais une au moins, dit-elle enfin. Une grande dame d’ici... On dit qu’elle aussi s’occupe de pratiques défendues et qu’avec Unorna elle évoque l’âme des morts et leur fait frapper d’une façon singulière et même écrire. Elle la connaît, j’en suis certaine, car j’ai causé avec elle et elle m’a dit que tout cela est naturel et qu’un homme très savant se mêle quelquefois à leurs expériences... Un homme... qui a un nom impie, lui aussi, moitié païen et moitié chrétien, et dont personne ne connaît le pays... Voyons, voyons... c’est George, je crois, mais pas comme nous le disons, non pas Jirgi, ni Jegor... non... cela résonne plus rudement... Ke... Keyrgi... non, Kekork... Keyork Arabi...

– Keyork Arabian ! s’écria Béatrice. Est-il ici ?

– Vous le connaissez ?

Saur Paule regarda la jeune fille d’un air presque soupçonneux.

– Certainement, je le connais. Nous nous sommes trouvés autrefois en Égypte avec lui. Il nous a fait voir des choses étonnantes au milieu des tombes. Un singulier petit homme, qui savait tout, mais très amusant.

– Je ne sais pas. Mais c’est bien son nom. Il habite Prague.

– Comment puis-je le trouver ? Il faut que je le voie tout de suite... Il m’aidera.

La religieuse secoua la tête d’un air de désapprobation.

– Je serais fâchée que vous causiez avec lui, dit-elle. J’ai peur qu’il ne soit pas meilleur qu’Unorna... pire peut-être.

– Ne soyez pas si craintive, ma Sœur, répondit Béatrice, avec un sourire dédaigneux. Indiquez-moi seulement comment trouver cet homme. Il habite ici, dites-vous... N’avez-vous pas un répertoire d’adresses au couvent ?

– Je crois que la sœur portière a, en effet, un livre de ce genre, dit Sœur Paule secouant la tête d’un air inquiet. En tout cas, vous ne pouvez rien faire jusqu’au matin, ma chère enfant. Pour moi, j’aimerais mieux vous voir écrire à la dame. Mais il est très tard... il faut regagner nos cellules.

Elle avait repris la lampe et se dirigeait lentement vers la porte. Les deux femmes rentrèrent dans l’église, et, tournant autour du grand autel, l’examinèrent attentivement. La seule trace de désordre était le chandelier renversé, si massif et si fort qu’il ne portait aucune apparence de bosselure. Elles montèrent sur le petit escabeau de bois, et, unissant leurs forces, relevèrent le lourd chandelier et remirent en place le gros cierge, qui, quoique cassé par le milieu dans sa chute, se tenait suffisamment droit pour tromper un œil non prévenu de l’accident. Puis elles redescendirent et Sœur Paule emporta le marchepied. Pendant quelques minutes les deux femmes restèrent agenouillées devant l’autel.

Elles quittèrent l’église par l’escalier des religieuses, verrouillèrent la porte derrière elles, regagnèrent les corridors et arrivèrent à la chambre de Béatrice. La porte d’Unorna était ouverte, comme la religieuse l’avait laissée et la lumière jaune filtrait sur les dalles. Sœur Paule entra, éteignit la lampe, puis revint vers Béatrice.

– N’avez-vous pas peur de rester seule après ce qui s’est passé ? demanda-t-elle.

– Peur ?... De quoi ?... Non, vraiment.

La jeune fille remercia de nouveau Sœur Paule, et déposa un baiser reconnaissant sur ses joues couleur de cire.

– Faites une prière, ma fille, et puisse tout bien aller pour vous, maintenant et toujours ! dit la bonne sœur en s’éloignant dans l’obscurité.

Elle n’avait pas besoin de lumière pour trouver le chemin familier de sa cellule.

Béatrice, fouillant rapidement dans sa grande malle ouverte, en tira un buvard, puis s’assit devant sa table, près de la lampe qui avait éclairé tant d’étranges spectacles cette nuit-là.

Elle traça distinctement le nom du couvent sur une feuille de papier et écrivit ensuite le billet suivant, simple et concis, d’une écriture où se révélait sa nature forte et dévouée.

« Béatrice Varanger prie Keyork Arabian de vouloir bien venir la trouver au parloir du couvent, aussitôt qu’il aura reçu ce billet, si c’est possible. C’est très important. »

Elle avait ses raisons pour croire que Keyork ne rayait pas oubliée depuis les cinq ou six années qu’ils s’étaient quittés, après une relation de quelques semaines en Égypte. Le savant gnome avait professé à cette époque une admiration vans bornes pour elle, et elle se souvenait en souriant de sa courtoisie aussi grotesque que de ses efforts pour paraître gracieux.

Elle plia le billet, obligée de remettre au matin l’inscription de l’adresse. Elle ne pouvait faire davantage pour le moment. Il était près de deux heures, et le mieux était évidemment de tâcher de dormir.

En posant la tête sur l’oreiller, quelques minutes plus tard, elle fut étonnée de son calme. Les natures fortes, dans les grandes épreuves, se surprennent souvent elles-mêmes beaucoup plus qu’elles ne surprennent les autres. Les spectateurs voient les résultats, d’autant plus simples qu’ils sont plus grands ; les acteurs savent seuls combien cette simplicité dans l’accueil des grands évènements coûte à l’âme la mieux trempée.

Le calme de Béatrice était réel et profond. Seule au monde, elle était maîtresse de sa vie, et le sort la mettait enfin sur la voie de son bonheur, où elle saurait marcher d’un pas ferme jusqu’au bout. Quand elle serait arrivée au but, elle pourrait s’abandonner à ses transports. Cela ne lui eût pas ressemblé d’arrêter longtemps ses pensées sur Unorna ou de se laisser aller contre elle à une explosion de haine. Pourquoi Unorna ne l’aurait-elle pas aimé, lui, que tout le monde aimait ? Elle ne craignait ?as de rivales. Son cœur bondit pourtant lorsqu’elle songea combien il pouvait être près d’elle, peut-être. Mais ce ne fut qu’un éclair d’émotion aussitôt réprimée ; ne s’étaient-ils pas trouvés plus de vingt fois entre les mêmes horizons durant ces dernières années ? Et cependant ils ne s’étaient pas rencontrés. Il est vrai qu’elle n’était pas libre alors, tandis qu’elle l’était à présent. Plus que jamais, il y avait donc espoir ; mais son âme vaillante refusait de se laisser bercer d’illusions avant d’avoir acquis, à l’égard du bien-aimé, une certitude absolue.

Tandis qu’elle songeait ainsi, le sommeil vint clore ses paupières : un sommeil calme, profond et sans rêves, comme celui de la plupart des êtres jeunes et vigoureux dont, éveillés, le cerveau est lucide et actif.

Il était tard quand elle ouvrit les yeux : la froide lumière du jour remplissait la chambre. Elle ne perdit pas de temps à réfléchir aux évènements de la nuit, si présents à sa mémoire. À moitié habillée, elle s’enveloppa de son long manteau et, jetant un voile noir sur sa tête, descendit à la loge de la sœur portière. En cinq minutes, elle eut trouvé l’adresse de Keyork et envoyé l’un des jardiniers du couvent avec le billet. Puis elle revint lentement à sa chambre et acheva sa toilette. Elle ne supportait pas qu’il pût s’écouler moins d’une heure ou deux avant la visite de Keyork : elle avait oublié que la promptitude était un des traits caractéristiques de cet homme.

Vingt minutes s’étaient à peine écoulées que Sœur Paule, chargée, comme on l’a vu, des rapports avec les hôtes du couvent, entra tout émue dans la chambre de Béatrice, dont la toilette n’était pas achevée.

– Il est là ! dit-elle.

Béatrice était debout devant le petit miroir suspendu au mur, essayant non sans peine d’arranger ses cheveux. File tourna vivement la tête.

– Qui est là ?... Keyork Arabian ?

Sœur Paule fit un signe de tête, heureuse de ne pas être obligée de prononcer ce nom qui lui semblait si peu chrétien.

– Où est-il... ? Je ne pensais pas qu’il viendrait si vite. Oh ! Sœur Paule, aidez-moi à relever mes cheveux ! Je ne peux pas les faire tenir.

– Il est en bas, au parloir, répondit la religieuse venant à l’aide de la jeune fille ; mais ses mains malhabiles ne savaient comment lutter avec l’opulence de cette superbe chevelure, et elle ajouta : Vraiment, mon enfant, je ne vois pas comment faire pour vous aider.

Elle cherchait à réunir les boucles noires sans y parvenir.

– Là ! Est-ce mieux ? demanda-t-elle timidement. Je ne sais guère comment m’y prendre...

– Non, non ! s’écria Béatrice. Prenez ce bout-là..., c’est cela... Maintenant, tournez de cette manière..., non, de l’autre côté... Je me trompais, à cause de la glace... qui fait voir à l’envers... Bien... Maintenant, tenez-les bien pendant que j’y mets une épingle..., non, non... au même endroit, mais de l’autre côté... Oh ! Sœur Paule ! n’avez-vous donc jamais arrangé vos cheveux quand vous étiez jeune fille ?

– Il y a si longtemps, répondit la religieuse avec douceur. Laissez-moi encore essayer.

Tant bien que mal, enfin, Béatrice fut coiffée.

– Sincèrement vous n’avez pas peur d’aller seule ? demanda Sœur Paule préoccupée, pendant que Béatrice mettait la dernière main à sa toilette.

La jeune fille se contenta de rire en se hâtant encore davantage. Sœur Paule l’accompagna jusqu’au haut de l’escalier, regrettant que la règle ne lui permît pas de la suivre au parloir. Et pendant que du haut de l’escalier la religieuse regardait Béatrice descendre, elle se mit à réciter à haute voix quelques pieuses oraisons pour son salut.

Le parloir du couvent était une grande pièce nue, éclairée par une haute fenêtre grillée. Des chaises modernes, simples et droites, étaient régulièrement rangées le long des murs. Il n’y avait pas de table, mais un morceau carré de tapis vert était étendu au milieu du dallage en pierre. Un poêle en faïence vernie, richement ornementé, dans lequel le feu venait d’être allumé, occupait un coin. Ce dernier vestige du somptueux ameublement sculpté de jadis faisait singulière figure en face du pauvre mobilier monastique. Un christ, dû à un pinceau aussi maladroit qu’odieusement réaliste, était suspendu en face de la porte. Ce parloir, réservé aux dames en retraite, était séparé par une porte toujours close de la partie cloîtrée du couvent interdite aux étrangers.

Keyork Arabian, qui attendait debout au milieu du parloir, fit, en voyant entrer Béatrice, deux pas en avant et s’inclina profondément avec un sourire plein de déférence.

– Ma chère demoiselle, dit-il, me voici. Vous voyez que je n’ai pas perdu de temps. Par hasard, j’ai reçu votre billet juste au moment où je descendais de voiture, au retour d’une promenade matinale. Je ne m’imaginais pas que vous fussiez en Bohême.

– Merci. C’est bien aimable à vous d’être venu si vite.

Elle s’assit sur l’une des chaises, et d’un geste l’invita à suivre son exemple.

– Et votre cher père... ? Comment va-t-il ? demanda Keyork avec une politesse doucereuse, en s’asseyant.

– Mon père est mort il y a huit jours, dit gravement Béatrice.

Le visage de Keyork prit toute l’expression dont il était capable.

– J’en suis profondément peiné, dit-il modérant sa grosse voix pour arriver à une basse harmonieuse. C’était un vieil ami que j’appréciais beaucoup.

Il y eut un moment de silence. Keyork, qui savait tant de choses, n’ignorait pas qu’un dissentiment tacite, dont il connaissait aussi la cause, existait, lorsqu’il les avait rencontrés en Égypte, entre le père et la fille : il jugeait avec raison, d’après sa connaissance de leurs caractères obstinés, que ce dissentiment avait dû persister jusqu’à la fin. Il pensa donc que sa grimace de condoléance devait être suffisante.

– Je vous ai prié de venir, dit enfin Béatrice, parce que j’ai besoin de votre concours dans une affaire très importante pour moi. J’ai appris que vous connaissiez une personne qui dit s’appeler Unorna, et qui habite ici.

Les yeux bleus de Keyork étincelèrent en scrutant le visage de Béatrice. Que pouvait-elle savoir ?

– Oui, très certainement, répondit-il en déguisant sa surprise.

– Vous savez quelque chose de sa vie, alors. Je crois que vous la voyez très souvent, n’est-ce pas ?

– Tous les jours, pourrais-je presque dire.

– Répondriez-vous à une question la concernant.

– Mais, à vingt, si toutefois je suis en état de le faire, dit Keyork très intrigué et composant son visage pour n’en rien laisser paraître et recevoir avec impassibilité la surprise probable.

– Répondrez-vous franchement ?

– Ma chère demoiselle, je vous en donne ma parole d’honneur la plus sacrée, répondit Keyork avec une extrême gravité, en la regardant dans les yeux et en posant sa main sur son cœur.

– Aime-t-elle cet homme... ou non ? demanda Béatrice en lui montrant tout à coup la petite miniature de Strannick, qu’elle avait tirée de son écrin et cachée jusque-là dans sa main.

Elle observait chaque trait de Keyork, car elle le connaissait assez pour faire autant de cas de sa parole d’honneur... que lui-même, du reste. Elle avait voulu le surprendre et y avait en partie réussi. S il demeura impassible comme il se l’était promis, il ne put être maître d’une courte hésitation qui l’empêcha de répondre avec sa volubilité accoutumée. Il dut un peu chercher ses mots.

– Qui est-ce... ? Ah ! mon Dieu... ! Mon vieil ami... Il s’appelle Strannick. Mais oui, parfaitement... Unorna l’a connu quand il était ici.

– Il est donc parti ?

– À vrai dire, je n’en suis pas tout à fait certain, dit Keyork retrouvant son sang-froid. Je puis m’en assurer, si vous le désirez. Pour ce qui est d’Unorna, il m’est bien difficile de répondre à votre question si nette. Ils se voyaient souvent à un moment. Je pense qu’il la consultait. Vous avez entendu dire que c’est une voyante, n’est-ce pas ?

Il fit cette dernière remarque d’un air tout à fait dégagé, comme s’il n’y attachait aucune importance.

– Alors, vous ne savez pas si elle l’aime ?

Keyork se laissa aller à un petit rire discret, bas et harmonieux.

– Aimer est un mot tellement vague, dit-il au bout d’un instant.

– Vous croyez ? demanda Béatrice avec un peu de froideur.

– Pour moi, du moins, se hâta de dire Keyork d’un air un peu confus. Je ne sais pas grand-chose de l’amour par moi-même et encore moins par les autres.

Dans l’ignorance du cours futur des évènements, il voulait laisser Béatrice côtoyer la vérité, tout en niant en avoir connaissance.

– Vous le connaissiez aussi, lui, naturellement ?

– Oh ! lui, depuis des années..., et, à son sujet, je puis répondre. Il n’était pas le moins du monde amoureux.

– Je ne vous ai pas demandé cela, dit Béatrice avec un peu de hauteur. Je savais qu’il ne l’était pas.

– Naturellement... naturellement... Je vous demande pardon.

Keyork en apprenait plus d’elle qu’elle n’en apprenait de lui. Il est vrai qu’elle ne prenait pas la peine de dissimuler son intérêt pour Strannick et son désir de connaître ses actes.

– Êtes-vous bien sûr qu’il a quitté cette ville ? demanda Béatrice.

– Je vous répète que je n’ai, à cet égard, aucune certitude.

– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

– Dans le courant de la semaine ; cela, j’en suis certain, répondit Keyork avec vivacité.

– Savez-vous où il demeurait ?

– Je n’en ai pas la moindre idée, répliqua le petit homme sans la plus légère hésitation. Nous nous sommes rencontrés par hasard à l’église de la Nativité un après-midi... C’était un dimanche, je me souviens, il y a un mois.

– Il y a un mois... un dimanche..., répéta Béatrice d’un air songeur.

– Oui... Parbleu, c’était le jour du nouvel an.

– C’est étrange, dit-elle. J’étais à l’église ce matin-là avec ma femme de chambre. J’avais été malade pendant plusieurs jours... Je me rappelle comme il faisait froid. C’est étrange... le même jour.

– Oui, dit Keyork, notant sans en avoir l’air, chacune de ses paroles. Je regardais le monument de Tycho-Brahé. Vous savez comme cela me contrarie d’oublier quelque chose... Il y avait un mot dans l’inscription dont je ne pouvais pas me souvenir. Je fis le tour du monument et je vis Strannick assis à l’extrémité du banc le plus proche.

– Le vieux tombeau de marbre rouge avec une statue, près du dernier pilier ? demanda vivement Béatrice.

– C’est cela même. Je vois que vous connaissez très bien l’église. Vous vous souvenez que le banc arrive très près du monument, de sorte qu’il y a à peine la place de passer.

– Oui... je sais.

Elle pensait que ce ne pouvait être un pur hasard qui avait amené Strannick à prendre la place même qu’elle avait occupée pendant l’office. Il devait l’avoir vue durant la messe, mais elle ne pouvait s’imaginer pourquoi il n’avait pas réussi à la rejoindre. Comme ils avaient été très près l’un de l’autre alors ! Et maintenant, un mois entier s’était écoulé, et Keyork Arabian affirmait ne pas savoir si Strannick était encore ou non à Prague.

– À ce que je crois comprendre, vous désirez être renseignée sur les faits et gestes de notre ami, dit Keyork ramenant le dialogue au point capital.

– Oui... qu’est-il arrivé ce jour-là ? demanda Béatrice qui désirait en apprendre davantage.

– Ce jour-là ?... Voyons... Ma foi, il ne s’est rien passé qui vaille la peine d’être répété. Nous avons causé un peu, nous sommes sortis de l’église, et nous avons fait quelques pas ensemble. J’ai oublié quand nous nous sommes retrouvés ; mais je l’ai bien vu une douzaine de fois au moins depuis, j’en suis sûr.

Béatrice commença enfin à comprendre qu’elle ne tirerait rien de plus de Keyork, lequel paraissait fort peu disposé aux confidences ; du reste, elle avait appris bien des choses dans cette courte entrevue. Strannick était venu et était peut-être encore à Prague. Unorna l’aimait et ils s’étaient trouvés fréquemment ensemble. Il avait été à l’église de la Nativité le même jour qu’elle et, selon toute probabilité, il l’avait vue : son choix de la place qu’elle avait occupée semblait le prouver. De plus, elle sentait que Keyork avait un intérêt quelconque à ne pas parler plus franchement. Elle renonça donc à l’interroger davantage. Ce n’était pas un homme facile à surprendre, et ce n’était qu’au moyen d’une surprise qu’on pouvait l’amener à trahir, par une expression fugitive, ce qu’il désirait cacher. Les moyens d’attaque de Béatrice étaient épuisés pour le moment. Elle résolut du moins de renouveler sa requête nettement avant de le congédier, dans l’espoir qu’il pourrait convenir à ses plans d’y accéder, mais sans se fier le moins du monde à sa sincérité.

– Voulez-vous être assez bon pour prendre des informations et m’en faire connaître le résultat aujourd’hui ? demanda-t-elle.

– Je ferai tout mon possible pour vous donner une prompte réponse, dit Keyork. Et je serai d’autant plus désireux d’en obtenir une sans retard que cela me procurera le grand plaisir de vous rendre visite de nouveau. Il y a tant de choses que j’aimerais vous demander si vous vouliez me le permettre. Pour de vieux amis comme j’ose dire que nous le sommes, vous voudrez bien admettre que nous avons échangé peu... bien peu... de confidences ce matin. Puis-je revenir tantôt ? Ce serait un immense privilège de parler de l’ancien temps avec vous, de nos amis d’Égypte et de nos nombreux voyages. Car vous avez sans doute voyagé beaucoup depuis lors. Votre cher père – il baissa la voix respectueusement –était un grand voyageur, autant qu’un savant. Ah ! mon Dieu, chère madame... nous devons tous nous préparer à entreprendre le grand voyage un de ces jours. Mais je vous afflige. J’étais très attaché à votre cher père. Je suis à vos ordres. Je reviendrai dans le courant de la journée.

Et avec force sourires et salutations que l’exiguïté de sa taille rendait presque comiques, le petit homme sortit en s’inclinant.

 

 

 

 

XXVI

 

 

Unorna avait poussé un profond soupir en entendant pour la première fois, et avec l’accent de la passion, son nom sortir des lèvres de Strannick. C’était un soupir d’extase et de soulagement : elle ne ressentirait plus l’amer désespoir de s’entendre appeler Béatrice... un soupir avant-coureur, croyait-elle, d’un bonheur que n’obscurciraient plus les ombres de la crainte et des vagues remords. En regardant dans les yeux de Strannick, il lui semblait remarquer dans leur réflexion un changement magique. Elle avait été jusqu’ici Béatrice pour lui, tout en restant Unorna pour elle ; mais à présent la transformation était toute proche... à présent elle était accomplie. Pour Strannick, elle était maintenant Unorna même jusqu’au nom ; elle avait tout risqué sur les chances d’un coup de dé et elle avait gagné. Désormais, nul fiel de jalousie ne se mêlerait à l’ambroisie de l’amour. L’œuvre étrange était complète... Ses cheveux d’or retombèrent paisiblement sur l’épaule de Strannick dans la lumière du matin.

– Vous avez mis longtemps à venir, cher aimé, dit-elle presque sans le savoir ; mais vous êtes venu comme je le rêvais... c’est parfait maintenant. Il ne nous manque plus rien.

– Tout est complet, tout est réel, tout est parfait, répondit-il doucement.

– Jamais plus de séparation...

– Jamais, ô ma bien-aimée.

– Alors le ciel n’a rien de plus à donner. Qu’est-ce que le ciel ? La réunion de ceux qui aiment... et ne sommes-nous pas réunis ? J’ai oublié ce que fut la vie avant que vous vinssiez...

– Pour moi rien n’est plus entre ce jour et celui...

– ... où vous êtes tombé malade, dit Unorna ; la solitude, la crainte pour vous...

Unorna en arrivait à ne plus bien savoir si ce n’était pas elle-même qui avait été séparée de lui pendant si longtemps. Cependant elle jouait un rôle et, dans le sentiment à demi involontaire de sa profonde illusion personnelle, tout cela lui semblait réel comme une vision dans un de ces rêves si souvent rêvés que, dans la veille, ils se mêlent aux réalités. Ainsi, à cette heure, Unorna était entraînée à travers les scènes changeantes qu’un mot avait le pouvoir d’évoquer, non seulement peu désireuse, mais presque incapable de distinguer entre sa personnalité réelle et sa personnalité imaginaire.

Il lui semblait que c’était vrai, qu’elle l’avait aimé jadis, cherché et pleuré pendant tant d’années, vrai qu’ils s’étaient séparés autrefois et retrouvés il n’y avait qu’une petite heure ; Béatrice était Unorna et Unorna était Béatrice, car elles ne faisaient qu’un tout indivisible et réciproque, comme le regard des deux yeux d’un homme qui contemple un beau point de vue ; chacun d’eux voit séparément la même chose... mais les deux visions d’identifient pour devenir une vision unique et doublement belle.

– Les tristesses, la longue solitude, tout est évanoui, rien n’a jamais existé, mon bien-aimé... dit-elle ; c’est hier que nous nous sommes rencontrés pour la première fois, hier que nous nous sommes quittés, pour nous réunir aujourd’hui. Dites-moi que c’était hier... Ce petit mot peut racheter ces sept années de séparation.

– Il me semble que c’était hier, répondit-il.

– Oui, vraiment, je le crois presque aussi, à présent, car jusqu’ici tout était nuit pour moi, mais une nuit pleine d’étoiles !... Chaque étoile était une pensée de vous, qui brillait doucement et me montrait où était le ciel. Et la nuit la plus noire, dit-on, signifie que le matin est proche... De même, quand les étoiles s’éteignaient, je savais que le soleil allait se lever.

Ces paroles tombaient naturellement de ses lèvres. Il lui semblait vrai qu’elle avait vraiment attendu longtemps, aspiré et pensé à lui. Et au fond, ce n’était pas mensonge. Depuis son enfance on lui avait appris à attendre l’amour qui viendrait et ne viendrait qu’une fois. Cette idée lui rendait le rêve plus doux et l’illusion plus enchanteresse encore. Car c’était un enchantement et un charme qui les unissaient là, l’un à l’autre, au milieu des fleurs, des palmiers aux feuilles retombantes, des gracieuses plantes des tropiques et des feuillages pleins d’ombre. Et le jour grandissait, et les lampes brûlaient toujours, entretenues par un courant silencieux et mystérieux qui ne lasse jamais, mélangeant une lumière réelle à une lumière surnaturelle, emblèmes de la personnalité d’Unorna qui, elle aussi, se mêlait à une individualité qui n’était pas la sienne.

– Et le soleil s’est levé, dit-elle ensuite.

– Suis-je donc le soleil, chère aimée ? demanda-t-il goûtant d’avance les délices d’entendre la simple réponse d’Unorna.

– Oui, vous êtes le soleil, mon bien-aimée, et quand mon soleil brille, mes yeux ne voient que lui dans le ciel.

– Et qu’êtes-vous donc vous même... Béatrice... non, Unorna... C’est bien là le nom que vous préférez ? Il m’est si difficile de me souvenir de rien quand je vous regarde.

– Béatrice... Unorna... qu’importe ? lui fut-il répondu comme un doux murmure. Qu’importe, ami, quel nom, quel visage, quelle voix, pourvu que je sois moi et que vous soyez vous, et que nous nous aimions tous les deux ?... Est-ce que les âmes des bienheureux dans le Paradis savent leurs noms ?

– Vous avez raison... qu’importe ? Pourquoi auriez-vous besoin d’un nom, puisque je vous ai avec moi pour toujours ? C’était bon autrefois... Cela me servait quand je priais pour vous... et il servait à dire que mon cœur était d’or quand vous y étiez, comme l’estampille du joaillier sur ses bijoux marque le métal pur, afin que chacun puisse le reconnaître.

– Vous n’avez pas besoin d’un signe comme celui-là pour me montrer ce que vous êtes, dit-elle avec un long regard.

– Ni moi pour me dire que vous êtes dans mon cœur, répondit-il. C’étaient des paroles oiseuses. Voulez-vous que je sois plus raisonnable à présent ?

– Si la sagesse est de l’amour... oui, sinon...

Elle se mit à rire tout bas.

– Alors de l’extravagance, de la folie, n’importe quoi... pourvu que cela dure, car il faut que cela dure ou je mourrais !

– Et pourquoi cela ne durerait-il pas ? Y a-t-il une raison, sur la terre ou au ciel, pour que nous nous séparions ? S’il y en avait, je taxerais cette raison d’extravagance, de folie et de déraison. Ma bien-aimée, ne dites pas que cela ne durera pas. Mourir, dites-vous ? C’est pire, bien pire ; autant que la mort éternelle est pire que la mort corporelle. Durer ? Qui donc saurait ce que veut dire toujours, si ce n’est nous ? Mourir, il le faut, avec nos corps mortels, mais nous séparer... non. L’amour a effacé le sens cruel de ce mot et blanchi sa noirceur. Nous avons blessé le démon de la séparation avec un baiser, nous l’avons tué avec un autre... celui-ci l’enterrera... mon amour.

Leurs lèvres s’unirent et ne se séparèrent qu’afin que leurs yeux pussent boire encore le breuvage, auquel avaient goûté les lèvres, longs breuvages pleins de douceur, d’amour insondable et de clarté sublime !

Aberration des sens, tromperie de l’âme, illusion du cœur, tout ce qu’on voudra, mais leur amour était réel.

– Enterrez-la, cette séparation... dit-elle. Et la chose, et le mot, et la pensée... Enterrez-la avec toutes les douleurs de son espèce, avec le changement, la vieillesse, l’indifférence qui se glisse à la dérobée, la froideur croissante. Enterrez-les tous ensemble, ces vers rongeurs de l’amour... dans un grand tombeau bien profond... puis construisez dessus l’édifice de ce que nous sommes...

– Changement ?... Indifférence ?... Je ne connais pas ces mots, dit Strannick, ont-ils troublé vos rêves, mon amour ? Jamais ils n’ont paru dans les miens.

Il s’exprimait tendrement, mais avec une très légère nuance de tristesse. La supposition seule que de semblables pensées avaient pu se présenter à elle avait suffi pour l’affliger. Unorna gardait le silence et sa tête reposait toujours sur l’épaule de Strannick. C’est là qu’elle retrouvait le repos et la paix. Ah ! comme ces derniers mots, si simplement partis du cœur, révélaient bien l’immensité de la foi et de la confiance de cet homme en l’autre femme ! Si elle avait été réellement Béatrice, l’aurait-elle aimée ainsi ? Si tout avait été vrai, le départ, les sept années de séparation, la solitude absolue, le désespoir, Unorna aurait-elle été aussi fidèle que lui ? Elle se posa cette question, si voisine d’une autre plus grande et plus douloureuse. Mais sa conscience y répondait sur-le-champ, triomphalement : Oui, cette fidélité, elle en eût été capable ; elle lui aurait été fidèle jusqu’à la mort. Cela devait être si facile d’être fidèle quand la vie n’avait qu’une seule foi. Dans cet accord-là, du moins, il n’y avait pas de note fausse.

– Du changement en amour..., de l’indifférence pour vous ! s’écria-t-elle tout à coup en cachant son charmant visage dans le sein de Strannick et en lui jetant les bras autour du cou. Non, non ! Je n’ai jamais voulu dire que ces choses-là pussent être... Ce ne sont que des mots vides de sens, des mots qu’on entend prononcer légèrement par des lèvres menteuses, par des hommes et des femmes qui n’ont jamais à se dire des vérités comme vous et moi.

– Quant à la vieillesse, dit-il, qu’est-ce que cela pour nous ? Qu’elle vienne, puisqu’il faut qu’elle vienne. Il est bon d’être jeune, beau et fort ; mais n’aimerions-nous pas mieux, vous ou moi, y renoncer pour l’amour, si l’amour était à ce prix ?

– Oui... oui ! répondit Unorna.

– Et puis, que dire de la vieillesse ? Qu’est-ce après tout ? Quelques cheveux gris, quelques rides, un pas plus lent, une vue affaiblie... Qu’est-ce..., sinon le chenal tranquille et ensoleillé conduit de la mer des joies terrestres à l’océan du bonheur céleste. La brise d’amour, tout en devenant de plus en plus douce, ne manquera pas, nous poussant doucement à travers les détroits, jusqu’à ce que nous glissions, presque sans le savoir, sur les eaux de l’infini, emportés loin de la terre perdue par le premier souffle du ciel.

Ces paroles, qui apportaient le mirage d’un repos encore éloigné, calmèrent encore une fois le léger trouble qui commençait à se glisser dans l’esprit d’Unorna.

– Oui, dit-elle. Il vaut mieux y penser ainsi. Nul autre changement que la lointaine injure du temps...

– Eh ! quel autre serait possible ? interrompit-il en appuyant tendrement la main sur l’épaule d’Unorna. Notre longue attente, notre foi, notre confiant amour, n’ont pas résisté à sept années douloureuses pour que, nous réveillant enfin l’un près de l’autre, nous ayons l’horrible déception de nous apercevoir que nous avons aimé deux ombres, moi la vôtre et vous la mienne, pour trouver en nous d’autres que nous-mêmes, aux passions semblables, mais affaiblies ! C’eût été un dénouement trop immérité et le ciel nous l’a épargné. Puisque nous nous aimions tant séparés, nos deux cœurs, enfin réunis, auront vu plus que doubler leur immuable puissance d’aimer.

Elle ne répondit rien. Par pur hasard, il avait prononcé des paroles qui avaient de nouveau réveillé sa vague inquiétude. « Aimer une ombre, avait-il dit, trouver en soi, en s’éveillant, d’autres que soi-même. »

N’était-ce pas là ce qu’il pouvait, ce qui devait arriver tôt ou tard, disait le doute anxieux qui grandissait dans son cœur. L’idée d’être aimée « n’importe comment » lui semblait tout à coup vague, faible et incertaine, car le doute disait : « L’amour n’existe pas seulement dans le charme de la voix, l’ardeur des baisers, et la douceur des caresses, mais dans des sensations ineffables, nées de la liberté des cœurs et incompatibles avec l’actuel mensonge vivant. » Elle avait beau se répéter intérieurement : « Ne suis-je pas moi ? N’est-il pas lui ? Est-ce que je ne l’aime pas de toutes mes forces ? N’aime-t-il pas mon moi, tel qu’il est là, ma tête sur son épaule, ma main dans sa main ? Et si autrefois il en a aimé une autre, ne suis-je pas à la place de cette autre, et n’est-ce pas moi, présente, qu’il aime au lieu d’elle ? » – « Va-t’en, reprenait le doute avec plus de force, va-t’en, car tu n’es pour lui qu’une forme dans son rêve, déguisée sous les traits de celle qu’il a réellement aimée et qu’il aime... Va-t’en vite, avant qu’il ne soit trop tard, avant que la vraie Béatrice ne vienne l’éveiller et te chasser de l’amour que tu as usurpé. »

Mais elle réagit contre cette voix secrète, sachant bien que, si Béatrice eût eu le pied sur le seuil, elle aurait défendu contre la véritable amante son mirage d’amour.

– Parlez-moi, mon amour, dit-elle. Il faut que j’entende votre voix... pour être bien sûre que tout cela est bien réel.

– Comme les minutes s’envolent ! s’écria-t-il en lui caressant les cheveux de la main. Il me semblait que je venais de parler quand vous m’avez adressé la parole.

– Cela semble bien long...

Elle s’arrêta en se demandant si une heure s’était écoulée ou bien une seconde.

Bien que l’amour soit plus agile que les heures fugitives, le doute, plus rapide encore, peut parcourir toute une existence pendant l’espace d’un seul battement de cœur.

– Ma chérie, répondit-il, ne pouvons-nous commencer à faire des projets d’avenir ? Demain, après-demain, les années qui viendront sont à nous comme le présent. Comme il m’est difficile de dire ce que je souhaiterais ! Faut-il faire durer ce moment de bonheur à cause de son adorable douceur, ou faut-il le laisser passer promptement parce que le suivant sera plus doux encore ? Ma chérie, où est votre père ?

Unorna tressaillit. Cette question résonna soudain à ses oreilles comme un coup de tonnerre quand le ciel est sans nuages. Fallait-il qu’elle mente ou qu’elle rompe le charme ? En se contentant d’un mot, du moins, elle pouvait encore dire la vérité.

– Il est mort.

– Mort ! répéta Strannick d’un air pensif et légèrement surpris. Y a-t-il longtemps, bien-aimée ? demanda-t-il bientôt après d’un ton plus bas comme s’il craignait de réveiller un pénible souvenir.

– Oui, répondit-elle.

Le doute, grandi tout à coup démesurément, lui torturait le cœur.

– Quelle est donc cette maison dans laquelle je vous ai trouvée ? Était-elle à lui ?

– Elle est à moi, répondit Unorna.

Combien de temps, à ses questions, pourrait-elle répondre sans mentir ? Il se tut un moment. Unorna en profita pour tâcher de rompre le fil logique de ses interrogations ; mais il y en avait peu auxquelles elle pourrait répondre aussi franchement, même dans ce sens étroit de la vérité qui trouve sa seule signification dans un caprice du hasard. Mais pendant un moment il ne demanda rien de plus.

– Non, dit-elle, cette maison n’est pas à moi. Elle est à vous, puisque moi-même je vous appartiens.

– Elle est donc à nous, alors, ma bien-aimée. Qu’importe, d’ailleurs ? Ainsi donc, il y a longtemps qu’il est mort... votre père ? Et pourtant, il me semble qu’il y a très peu de temps que quelqu’un m’a dit... Mais évidemment c’était une erreur. On ne savait pas. Combien d’années peut-il y avoir, ma chérie ? Je vois que vous portez encore son deuil.

– Non... ce n’était qu’une fantaisie... aujourd’hui. Il est mort... il y a plus de deux ans qu’il est mort.

Elle baissa la tête. Ce n’était qu’un misérable essai de vérité, un mensonge pour se tromper elle-même ; mais cela semblait mieux que de nier entièrement la vérité et de dire que son père... le père de Béatrice... n’était mort que depuis huit jours. Le sang lui brûlait le visage. Les natures vaillantes, bonnes ou mauvaises, détestent le mensonge, non pas à cause de sa perversité, peut-être, mais à cause de sa lâcheté. Elle avait pu faire des choses aussi mauvaises, pires même. Elle avait pu poser sa main sur le front d’un homme endormi, et lui inspirer une foi profonde, inaltérable en quelque chose d’entièrement faux ; mais, à présent, elle avait honte et se cachait le visage.

– C’est étrange, dit-il, comme on est peu au courant de la vie et de la mort les uns des autres. On m’avait dit qu’il était encore en vie l’année dernière. Mais cela vous a fait de la peine d’en parler. Pardonnez-moi, de grâce, ma chérie.

Il essaya de lui relever la tête, mais elle la tint obstinément baissée.

– Vous ai-je affligée, Béatrice ? demanda-t-il, oubliant de l’appeler de l’autre nom qui était si nouveau pour lui.

– Non... Oh ! non, s’écria-t-elle sans lever la tête.

– Qu’est-ce donc alors ?

– Rien... Ce n’est rien... non, je ne veux pas vous regarder... j’ai honte.

Cela, au moins, était vrai.

– Honte, chère âme !... De quoi ?

Il avait vu son visage malgré elle.

« Mentir ou tout perdre », disait une voix intérieure.

– Oui, j’ai honte de sentir de la joie... d’être libre, balbutia-t-elle en se débattant sur le bord même du précipice.

– Vous pouvez éprouver de la joie d’être libre, tout en étant très désolée que votre père soit mort, dit Strannick en lui caressant les cheveux.

C’était vrai et cela paraissait très simple. Elle s’étonna de ne pas y avoir songé. Cependant elle sentait que l’homme qu’elle aimait, avec toute sa noblesse et toute sa franchise, jouait près d’elle le rôle de tentateur, sans même le savoir. Plus elle s’enfonçait et plus elle avait conscience de son abaissement. Elle ne se sentait plus devant lui comme une femme aimante vis-à-vis de l’homme aimé. Elle commençait à se trouver comme un coupable devant son juge.

Il pensa à tourner la conversation sur un sujet plus léger. Par hasard, il jeta un coup d’œil sur sa propre main.

– Connaissez-vous cette bague ? demanda-t-il en la lui présentant en souriant.

– Oui, certes, je la connais, répondit-elle en se remettant à trembler.

– Vous me l’avez donnée, mon amour, vous en souvenez-vous ? Et je vous avais donné mon portrait parce que vous me l’aviez demandé, bien que j’eusse voulu vous donner quelque chose de mieux. L’avez-vous encore ?

Elle garda le silence. Quelque chose lui montait à la gorge qui l’étouffait.

– Je l’ai tenu dans ma main hier soir, dit-elle d’une voix entrecoupée. Encore une fois c’était la vérité.

– Qu’avez-vous, ma chérie ? Pleurez-vous ? Ce n’est pas aujourd’hui le jour de pleurer.

– Je ne pensais guère que je vous verrais aujourd’hui en personne, s’efforça-t-elle de dire.

Mais, malgré elle, les larmes emplirent ses yeux, larmes de honte, lourdes, chaudes et lentes. Elles tombèrent sur la main de Strannick. Il crut qu’elle pleurait de joie. Quel homme eût pensé autrement en pareil cas ? Il l’attira vers lui, et lui coucha doucement la tête sur son épaule.

– Quand vous m’avez mis cet anneau au doigt, ma chérie... Il y a bien longtemps de cela...

Elle sanglota tout haut.

– Non, ma chérie... non, chère âme, dit-il en la consolant, il ne faut pas pleurer... Ce longtemps-là est fini maintenant et disparu pour toujours. Vous souvenez-vous de ce jour-là, chère mignonne, par le beau soleil de printemps, sur la terrasse, là-bas, au milieu des citronniers ? Non, ma chérie... vos larmes me font toujours de la peine, même quand c’est le bonheur qui les fait couler... non, ma chérie, non. Reposez-vous là... laissez-moi sécher vos chers yeux... comme cela. Encore ?... Toujours, si vous voulez. Tant que vous aurez des larmes, j’aurais des baisers pour les sécher... C’était ainsi ce jour-là. Je m’en souviens bien. Je vois tout cela... et vous ? Vous n’avez pas changé, chère âme, pendant tant d’années, pas plus qu’une fleur ne change en une heure par un beau jour d’été ! Vous avez pris cette bague et l’avez mise à mon doigt. Vous souvenez-vous de ce que je vous ai dit ?... Je me rappelle exactement les mots. Je vous promis... ce qui était inutile... qu’elle ne quitterait jamais sa place que lorsque vous la reprendriez... Et vous... comme je me souviens de votre expression... vous dîtes que vous l’ôteriez de ma main un jour, quand tout irait bien, quand vous seriez libre de m’en donner une autre à la place et d’en accepter une en échange. J’ai tenu ma parole, ma bien-aimée. Tenez la vôtre... je vous ai apporté la bague. Elle est lourde du poids des années solitaires. Prenez-la et donnez-moi cette autre que je viens réclamer.

Elle ne répondit pas ; elle luttait pour étouffer ses sanglots, elle luttait pour retenir les larmes qui lui brûlaient les joues, s’efforçant de rassembler des forces pour soutenir le poids d’une honte plus grande... « Mentir ou tout perdre », disait la voix.

Très lentement, elle releva la tête. Elle savait qu’il avait la main tout près de la sienne et qu’il la laissait là afin qu’elle pût remplir la promesse de Béatrice. N’était-elle pas libre ? Ne pouvait-elle lui donner ce qu’il demandait ? Être aimée, n’importe comment !... essayait-elle de se redire, mais sans y parvenir. Elle sentait son souffle sur ses cheveux. Il attendait. Si elle n’agissait pas et ne parlait pas promptement, il se demanderait ce qui pouvait la retenir... l’étonnement d’abord... le soupçon ensuite... Et après ? Elle étendit sa main pour lui toucher les doigts, à moitié aveuglée, en tâtonnant, comme si elle ne voyait pas. Il l’aida. Il s’imaginait que, si elle tremblait, c’était aussi de joie, comme ses larmes.

Elle tâta la bague, mais sans oser la regarder. Elle sentait si bien les doigts aimés, ses doigts longs, forts, nerveux, et elle les touchait avec amour. La bague n’était pas serrée, elle passerait facilement par-dessus la phalange qui la retenait seule à sa place.

– Prenez-la, ma bien-aimée, dit-il. Elle a attendu assez longtemps.

Comme elle l’avait prévu, il commença à s’étonner de son hésitation. Hélas ! après l’étonnement viendrait le soupçon... et après ? Très lentement... elle fit glisser la bague... la voilà qui allait franchir la phalange. Devrait-elle achever de la retirer ? Qu’allait-il arriver ? Il manquerait à son vœu... involontairement. Avec quel empressement et quelle joie Béatrice l’aurait reprise. Que dirait celle-ci, si, un jour, elle retrouvait Strannick... et pourquoi ne se rencontreraient-ils pas ? Le charme résisterait-il à un tel choc... Qui serait Béatrice alors ? Celle qui lui avait donné cette bague, ou bien l’autre qu’il ne reconnaîtrait plus ? Mais il fallait qu’elle se hâtât. Il attendait et Béatrice ne l’aurait pas fait attendre.

La main d’Unorna lui semblait de pierre, paralysée, immobile : c’était comme si quelque être invisible l’eût serrée dans une étreinte de fer et la retînt là, à demi soulevée, tout près de celle de Strannick... Était-ce donc vrai ?... elle ne pouvait bouger... oui, c’était vrai ; une main entourait son poignet, une main plus petite que celle de Strannick, mais forte comme la destinée, ferme dans son étreinte comme un étau de fer.

Unorna sentit sur son front une haleine glacée qui n’était pas celle de son compagnon et il lui sembla que ses épais cheveux se dressaient d’eux-mêmes sur sa tête. Elle connaissait cette sensation d’horreur, car elle en avait été bouleversée déjà une fois. Elle n’avait pas peur, mais elle savait ce que c’était. Debout près d’elle était une ombre, une grande femme brune, majestueuse, aux yeux profonds et étincelants. Elle l’avait devinée avant de regarder ; elle regarda, et c’était bien cela... Et Unorna devint plus pâle encore que le spectre.

– Vous venez déjà ? demanda-t-elle à l’ombre d’un ton bas et désespéré.

– Béatrice... qu’est-il arrivé ? s’écria Strannick.

Pour lui, en effet, elle paraissait parler au vide, et l’effroyable blancheur de son visage l’épouvanta.

– Oui, dit-elle, les yeux toujours fixes, de la même voix désespérée, c’est Béatrice. Elle est venue pour vous.

– Béatrice... Bien-aimée... ne parlez pas ainsi ! Pour l’amour de Dieu... que voyez-vous donc ? Il n’y a rien là.

– Béatrice est là. Je suis Unorna.

– Unorna..., Béatrice..., n’avez-vous pas dit que ce serait la même chose ! Chère âme... regardez-moi ! Reposez-vous sur mon épaule... fermez vos yeux adorés. Quoi que ce soit, c’est parti, maintenant... ; vous êtes fatiguée, chérie... ; il faut vous reposer.

Les yeux d’Unorna se fermèrent et sa tête retomba. Cela avait disparu, comme il l’avait dit, et elle comprenait que ce n’avait été qu’une simple vision évoquée par son cerveau surexcité. Keyork Arabian avait un nom pour cela.

« Si tu n’avais pas été lâche disait en riant la voix intime, tu aurais pu mentir encore en face de la vision née de la surexcitation de tes nerfs et tout aurait bien été. Mais rassure-toi : l’occasion reviendra de mentir et tu feras mieux une autre fois. »

Et voilà que la voix ressemblait à celle de Keyork Arabian. Ébranlée, oubliant presque Strannick, elle fut vaguement étonnée d’entendre distinctement, car c’était bien un son réel et une voix réelle pour elle. Son âme était-elle à lui, en effet, et l’entraînait-il lentement mais sûrement vers la fin ? S’était-il tenu derrière elle, la nuit dernière ? Ne lui avait-il laissé une heure de liberté que pour revenir et prendre enfin ce qui lui appartenait ?

« Rien n’est perdu, va, car il te croit folle », reprenait encore la voix ironique.

Et au même instant, un bras tendre et vigoureux l’enlaça de nouveau, sa tête reposa sur cette épaule paisible, son pâle visage se tourna vers l’aimé et une pluie de baisers tomba sur ses yeux fatigués, en même temps que des paroles passionnées résonnaient à son oreille, entrecoupées, telles qu’une musique au milieu de la tempête.

Unorna eut encore une fois la tentation de profiter de l’aberration mentale que, sans le vouloir, elle avait imposée à Strannick. Comment saurait-il jamais ? Par qui pourrait-il être détrompé, s’il ne l’était pas encore ? Qui lui ferait jamais comprendre la vérité, tant que le charme durerait ? Pourquoi alors Unorna ne prendrait-elle pas ce que lui offrait le destin ? Pourquoi, quand arriverait la fin, si jamais elle arrivait, ne pas tout dire résolument, puisque, même alors, il ne comprendrait pas ? Avait-il compris la nuit précédente, lorsqu’elle lui avait avoué tout ce qu’elle avait fait auparavant ? Il n’en avait pas cru un seul mot, si ce n’est qu’elle l’aimait. Pouvait-elle le faire croire à un subterfuge, maintenant, qu’il la serrait ardemment sur sa poitrine, à moitié fou d’amour pour elle et bien pour elle ?

C’était facile. Elle n’avait qu’à oublier cette vision passagère, à lui passer les bras autour du cou, à lui rendre baiser pour baiser, mot d’amour pour mot d’amour. Et cela même n’était pas nécessaire : elle n’avait qu’à rester là, passive, muette ; si elle ne pouvait pas parler ce serait encore la même chose. Aucune puissance sur terre ne pouvait défaire ce qu’elle avait fait à moins qu’elle ne le voulût. Il n’était être au monde qui pût détacher les mains qui l’enlaçaient et le ravir à elle.

« Tiens-toi tranquille et attends, murmura la voix : tu n’as encore rien perdu. »

Mais Unorna ne le voulait pas. Elle avait parlé et fait son dernier mensonge. C’était fini.

 

 

 

 

XXVII

 

 

Strannick, étonné, avait desserré son étreinte, de sorte qu’elle était libre. Elle se leva brusquement devant lui.

– Vous avez rêvé tout cela, dit-elle. Je ne suis pas Béatrice.

– Rêvé ?... Pas Béatrice ?... fit-il au comble de l’ébahissement.

Il ajouta quelques mots, mais elle ne put pas comprendre, car déjà elle s’était élancée à travers le labyrinthe de plantes exotiques, et courait vers la porte par laquelle, douze heures plus tôt, elle avait échappé à Israël Kafka. Plus elle s’éloignait de Strannick, plus sa course se faisait rapide. Elle traversa l’entrée, le couloir et le vestibule sans même savoir au juste où elle allait. Presque inconsciemment, elle se trouva dans la grande pièce bien éclairée, où le centenaire dormait de son étrange sommeil. Était-ce l’instinct de chercher une retraite plus sûre encore que sa propre chambre qui l’avait conduite là ? Elle n’en savait rien, mais comprenait vaguement que la main du hasard ne l’y avait pas guidée sans motif.

Elle se laissa tomber dans un fauteuil, et se couvrit le visage des deux mains ; elle tremblait de la tête aux pieds. Pendant plusieurs minutes, elle demeura dans un état de prostration qui ne lui permettait ni de voir ni d’entendre... ; à peine si elle eût ressenti la morsure du fer si, à ce moment, Kafka l’eût frappée. Mais ce qu’elle savait bien, c’est qu’elle voulait mettre fin à sa vie, puisque tout ce qui la faisait vivre était fini.

Enfin, elle laissa tomber ses mains sur ses genoux en un geste désespéré et, lentement, regarda autour d’elle. Ses yeux s’arrêtèrent sur le vieillard étendu sur son lit de repos, comme un prophète sur un lit de parade, la tête puissante élevée sur un coussin de soie, les énormes membres se dessinant sous la robe d’un blanc de neige, la barbe grise tombant à flots sur sa large poitrine qui, paisiblement, se soulevait et s’abaissait au rythme de sa calme respiration.

Pour elle, il y avait une affreuse ironie dans cette vie inutile, prolongée dans le sommeil au-delà des limites ordinaires de la vieillesse humaine, dans cette vie sans but à laquelle depuis des années elle consacrait ses soins et sa surveillance incessante. Et à présent sa vie à elle, sa vie forte, jeune, fraîche, semblait non seulement inutile, mais bonne à détruire, comme offensant Dieu et les hommes, et surtout elle-même.

Mais si elle mourait ainsi, là, dans cette chambre secrète où elle et son compagnon avaient cherché le secret de la vie pendant si longtemps, que serait cette mort ? Une expiation... ou une fuite ? Un court moment de souffrance acquitterait-il la dette de sa conscience ?

Elle considérait le visage du vieillard avec de grands yeux désespérés. Bien des fois, à l’insu de Keyork, et une fois à sa connaissance, elle avait éveillé le dormeur pour l’interroger, et, en somme, il lui avait parlé franchement, sagement et bien. Elle se savait le faible courage nécessaire pour mettre fin à ses jours, et même, celui bien plus grand, de se résoudre à vivre. Ce dont elle avait soif, c’était d’une parole sincère, honnête, quelle qu’elle fût, mais qui contrastât du moins avec ces hideuses suggestions à voix basse qui lui étaient venues par la voix qui ressemblait à celle de Keyork Arabian. Comment prendre conseil de sa seule conscience ?... Elle était chargée de tant de mauvaises actions ! Elle éprouvait l’impérieux besoin d’un avis étranger quelconque, mais qui l’arrachât aux mortelles incertitudes de son âme.

– Si seulement vous vouliez me conseiller ! s’écria-t-elle en se penchant vers la tête inerte. Si vous vouliez seulement m’aider ! Vous êtes si vieux que vous devez être sage, et, si vous êtes très sage, alors vous êtes bon ! Éveillez-vous, pour cette fois seulement, et dites-moi ce qui est bien !

Les yeux creux s’ouvrirent et se fixèrent sur les siens. Les grands membres s’agitèrent, les mains osseuses se desserrèrent. C’était quelque chose d’étrange et de vaguement terrifiant que cette grande vieillesse aux forces revenues et remplie d’une vie nouvelle.

– Qui m’appelle ? demanda la voix claire et sonore.

– Moi, Unorna...

– Que voulez-vous de moi ?

Il s’était levé de sa couche, et se tenait devant elle, la dominant de sa stature géante. Strannick même eût semblé presque petit auprès de cet homme d’un autre âge, d’une génération oubliée, qui se tenait si droit en la puissance d’une mystérieuse jeunesse.

– Dites-moi ce que je devrais faire ?...

– Dites-moi ce que vous avez fait.

Alors, la tête basse et les mains jointes, elle épancha dans le sein de cette auguste sagesse toute l’histoire de sa vie.

– Et je suis perdue ! s’écria-t-elle en terminant. L’un m’a pris mon âme, l’autre m’a pris mon cœur ! Mon corps ne peut-il donc mourir ? Oh ! dites-moi ce qui est bien... que je puisse mourir en paix !

– Mourir ?... Mourir..., quand vous pouvez encore défaire.

– Défaire ?

– Faire et défaire. Défaire le mal et faire le bien.

– Je ne le peux pas. Le mal ne peut pas se défaire, et je ne peux pas faire le bien.

– Ne blasphémez pas... allez et faites !

– Quoi ?

– Appelez-la..., cette autre femme... cette Béatrice. Amenez-la lui, et donnez-le à elle.

– Les voir ensemble !

Elle se couvrit le visage de ses mains, et un léger frémissement s’échappa de ses lèvres.

– Ne puis-je donc plutôt mourir ? s’écria-t-elle désespérée. Mourir... pour lui... pour elle– pour eux deux ? Ne serait-ce pas assez ? Ne se retrouveraient-ils pas ? Ne seraient-ils pas libres alors ?

– L’aimez-vous encore, lui ?

– De tout mon cœur brisé...

– Alors ne livrez pas son bonheur au seul hasard. Il reste encore pour vous quelque chose à faire dans l’œuvre de Dieu... Faites-le.

Ses grandes mains se posèrent sur les épaules d’Unorna et ses yeux s’abaissèrent sur les siens.

– Est-ce donc si amer de faire le bien ?

– Oui, c’est bien amer, répondit-elle.

Elle s’éloigna très lentement et il l’accompagna, l’encourageant doucement et semblant la soutenir. Lentement, par le vestibule et le couloir, ils se dirigèrent vers la grande serre. Strannick y était seul.

Il poussa un léger cri et s’élança à la rencontre d’Unorna, mais il recula d’un pas, terrifié à la vue de la grande figure diaprée de blanc qui se tenait à côté d’elle.

– Béatrice ! cria-t-il comme ils passaient devant lui.

– Je ne suis pas Béatrice, répondit-elle, les yeux baissés pour fuir son regard et continuant à avancer sous la douce conduite de la main du géant.

Il tressaillit et porta rudement la main à son front.

– Non, pas Béatrice..., non..., vous n’êtes pas Béatrice... ; vous êtes Unorna ! Ai-je donc rêvé tout cela ? murmura-t-il.

Elle l’avait dépassé alors et, toujours sans tourner la tête, elle lui jeta ces mots :

– Vous avez rêvé, mais votre rêve va bientôt se réaliser. Attendez ici : Béatrice va venir vous y rejoindre.

– Ah ! il faut que je sois fou, s’écria Strannick, faisant un pas pour la suivre, mais il s’arrêta court.

Unorna était déjà à la porte. Le vieux dormeur lui posa une main sur la tête.

– Allez et faites ! dit-il.

– Oui... jusqu’au bout, répondit-elle. Dieu soit béni pour m’avoir permis de vous faire vivre pour que vos lèvres me dictassent le bien !

Et elle sortit, seule.

Le vieillard se retourna et revint vers Strannick qui, immobile au milieu de la serre, se demandait s’il avait rêvé, s’il rêvait encore ou s’il était fou.

– Quel homme êtes-vous ? demanda celui-ci lorsque le géant en robe blanche s’approcha.

– Un homme comme vous, puisque j’ai été jeune autrefois, mais cependant bien différent de vous, puisque, étant très vieux, je suis redevenu jeune.

– Vous parlez par énigmes. Que faites-vous ici, et où avez-vous envoyé Unorna ?

– Quand j’étais vieux, il y a de cela longtemps, elle m’a pris chez elle et j’ai dormi sous son toit pendant de longues années. Elle est venue me trouver aujourd’hui. Elle m’a raconté toute son histoire et toute la vôtre ; elle m’a éveillé de mon sommeil et m’a demandé ce qu’elle devait faire. Et puis elle est partie pour faire ce que je lui avais dit. Attendez et vous verrez. Elle vous aime bien.

– Et vous voulez l’aider à obtenir mon amour comme elle a déjà essayé de le faire ? demanda Strannick avec une colère contenue. Que suis-je donc pour vous, ou qu’êtes-vous pour moi, pour que vous vous mêliez de ma vie ?

– Ce que vous êtes pour moi ?... Rien... Un homme.

– Par conséquent, un ennemi... Et vous voudriez aider Unorna... Laissez-moi partir ! Cette maison est maudite. Je ne veux pas y rester.

Le géant aux cheveux blancs lui prit le bras. Strannick tressaillit en sentant le poids et la force de cette étreinte.

– Vous bénirez cette maison avant de la quitter. Ici, à l’endroit même où nous sommes, vous allez trouver le bonheur que vous avez cherché pendant tant d’années.

– Avec Unorna ? s’écria Strannick d’un ton méprisant.

– Par Unorna.

– Je ne vous crois pas. Vous êtes fou comme moi. Voudriez-vous jouer au prophète ?

La porte du fond s’ouvrit et, sortant de derrière le massif de plantes, Keyork Arabian s’avança dans la serre, ses petits yeux brillants, son visage d’ivoire fixe et sans expression, sa longue barbe agitée par le balancement de sa marche. Strannick l’aperçut le premier et l’appela.

– Keyork... venez ici, dit-il. Qui est cet homme ?

Pendant un moment, Keyork sembla muet d’étonnement. La colère étouffait ses paroles. Puis il s’avança vivement.

– Qui l’a éveillé ? s’écria-t-il en fureur. Que signifie cela ? Pourquoi est-il ici ?

– Unorna m’a réveillé, répondit le grand vieillard avec calme.

– Unorna... encore ?... Que la malédiction des Trois Anges Noirs retombe sur elle ! La folle ! Retournez dormir ! L’œuvre n’est pas achevée, vous allez mourir, et je perdrai tout... tout... tout ! Oh ! la maudite... Elle me payera cela de son âme en enfer !

Il se jeta sur le géant avec une fureur insensée, entourant de ses bras le colosse pour essayer de le forcer à regagner sa retraite.

– Allez ! mais allez donc ! criait-il comme un fou. Il n’est peut-être pas trop tard ! Vous pouvez encore dormir et vivre ! Oh ! mon expérience, ma grande expérience ! Tout est perdu...

– Quelle est cette folie ? demanda Strannick. Vous ne pouvez le porter et il n’ira pas. Laissez-le tranquille.

– Une folie ? hurla Keyork en se tournant vers lui. C’est vous qui êtes le fou, l’insensé, qui ne peut pas comprendre ! Aidez-moi à l’emmener... vous êtes fort et jeune... à nous deux nous y arriverons... Il peut encore dormir et vivre, vous dis-je... Il le faut et ce sera. Vite, prêtez-moi le secours de vos muscles !... Vous ne voulez donc pas m’aider ? Il le faudra bien pourtant, car je vous maudirai jusqu’à ce que vous m’obéissiez...

– Pauvre Keyork ! s’écria Strannick avec une pitié sincère quoique un peu ironique. Vos grandes pensées ont fini par faire éclater votre petite cervelle.

– Pauvre Keyork ?... Vous m’appelez pauvre Keyork ?... Vous, un enfant ! Vous, une marionnette ! Vous, une balle que nous avons ballottée çà et là, moitié endormi, moitié éveillé ! Cela me met en folle rage, de vous voir là, de vous entendre me railler, au lieu de me venir en aide !

– Je crains que mon aide ne vous soit inutile.

– Vous ne voulez pas bouger ? Êtes-vous donc déjà mort, que vous restez là, à me regarder fixement ?

De nouveau Keyork se jeta sur l’énorme vieillard, frappant du pied, luttant et s’efforçant de le faire reculer. Il aurait aussi bien pu dépenser sa force contre un roc. Hors d’haleine, mais toujours furieux, il renonça enfin, s’accrochant en son exaspération à son idée fixe, au lieu de s’apercevoir que celui dont il redoutait la mort subite était plus fort que lui, parce que la grande expérience avait réussi au-delà de toute espérance.

– C’est Unorna qui a fait cela ! s’écria-t-il en se frappant le front dans sa fureur impuissante. Unorna m’a perdu, et tout... et tout le reste... c’est comme cela qu’elle me paye de mon concours ! Fiez-vous donc à une femme quand elle aime ! Mieux vaudrait se fier aux anges pour maudire Dieu ou à l’enfer pour sauver un pécheur ! Mais elle me le paiera... je la tiens encore. Pourquoi me regardez-vous ? Attendez, imbécile ! Vous allez être heureux à présent ! Qu’êtes-vous donc pour moi, vous que je devrais haïr ? Vous allez avoir ce que vous désirez. Je vais vous amener la femme que vous aimez, la Béatrice que vous avez vue en rêve.., et alors le cœur d’Unorna se brisera et elle mourra, et son âme... son âme...

Keyork partit d’un éclat de rire, sonore, retentissant, diabolique dans sa gaieté frénétique et désespérée. Il riait encore quand il arriva à la porte.

– Son âme... son âme !... l’entendit-on crier entre deux éclats de rire pendant qu’il sortait.

Et, du vestibule sonore ainsi que de l’escalier, ce rire éclatant arriva encore jusqu’à Strannick et au gigantesque centenaire.

– Qu’est-ce que c’est que tout cela ? Je n’y comprends rien, dit Strannick en levant les yeux vers la grande et calme figure de son singulier compagnon.

– Il n’est pas toujours accordé au mal de faire le bien, même pour l’amour du mal, répondit le vieillard. Ce qu’il voulait dire est déjà fait. La blessure qu’il voulait faire saigne déjà, le cœur qu’il est allé briser est brisé..., l’âme qu’il voulait torturer est au-dessus de tous ses tourments.

– Unorna est-elle morte ? demanda Strannick en se tournant avec une sorte de respect instinctif vers le vénérable géant.

– Non, dit celui-ci, elle n’est pas morte.

Unorna attendait dans le parloir du couvent. Béatrice entra et vint droit à elle. Ni l’une ni l’autre ne se craignaient, elles se regardèrent en face.

– Je suis venue pour défaire ce que j’ai fait, dit Unorna, n’attendant pas la froide question qu’elle devinait sur les lèvres de Béatrice.

– Ce sera bien difficile, répondit celle-ci avec hauteur.

– Oui. C’est très difficile. Rendez-le plus difficile encore, si vous le pouvez, cela ne m’empêchera pas de le faire.

– Pensez-vous donc que je vous croirai ou que je me fierai à vous ?

– Oui, vous me croirez, oui, vous vous fierez à moi, quand vous saurez combien je l’ai aimé.

– Êtes-vous venue ici pour me parler de votre amour ?

– Oui. Et quand j’aurai tout dit, vous me pardonnerez.

– Je ne suis pas une sainte, dit Béatrice froidement. Si grande que vous supposiez ma mansuétude, le pardon qu’il vous faut en dépasserait les limites.

– Vous les étendrez pour moi. Vous n’êtes pas mauvaise, comme je le suis ; mais néanmoins vous pouvez comprendre ce que j’ai fait, car vous savez que vous l’auriez fait vous-même pour l’amour de celui que nous aimons. Non... ne vous fâchez pas encore contre moi... je l’aime et je veux vous le dire... afin que vous puissiez comprendre.

– À ce prix, j’aimerais mieux ne pas comprendre.

– Pourtant, si je ne l’aimais pas comme je l’aime, je ne serais pas ici, de mon plein gré, pour vous conduire à lui. Je suis venue pour cela.

– Je ne vous crois pas, répondit Béatrice, d’un ton glacial.

– Vous allez me croire, parce qu’il le faut. Que vous me pardonniez, je ne peux pas l’exiger ; Dieu sait pourtant combien il m’eût été plus facile de mourir que de venir ici. Mais si j’étais morte, vous auriez pu ne jamais le retrouver, ni lui vous retrouver, si près que vous soyez l’un de l’autre. Pensez-vous qu’il me soit moins douloureux, à moi, de venir dire à vous, qui l’aimez, que je viens pour vous le rendre, qu’à vous de m’entendre dire que je l’aime ? Répondez-moi : si les choses avaient tourné autrement, si vous aviez découvert que, pendant les années qu’il a été séparé de vous, il m’avait connue et aimée, comme il vous avait aimée autrefois, s’il s’était éloigné de vous froidement, en vous priant de l’oublier, parce qu’il voulait être heureux avec moi et parce qu’il vous avait absolument oubliée... Auriez-vous donc de gaîté de cœur, renoncé à lui ?

– Il m’aimait alors... il m’aime encore, dit Béatrice. C’est autre chose.

– C’est d’autant plus cruel. Même alors vous auriez eu le souvenir de son amour que, moi, je ne puis jamais avoir... du moins comme réalité, car j’ai d’adorables choses à me rappeler, de ses rêves, lorsqu’avec moi il rêvait de vous.

Béatrice eut un léger tressaillement ; son front s’assombrit et se chargea de colère.

– Alors vous avez essayé d’obtenir ce qui ne vous appartenait pas à l’aide de votre honteuse puissance ! s’écria-t-elle. Vous l’avez fait dormir... et rêver ?

– À vous.

– Et il vous a parlé d’amour !

– D’amour pour vous.

– À vous ?

– À moi.

– Et il rêvait que vous étiez moi ? Est-ce que je devine enfin ?

– Oui, que j’étais vous.

– Que dire de plus ? demanda Béatrice en pâlissant. Il vous a embrassée dans son rêve... ne me le dites pas... Si, dites-le moi... dites-moi tout !

– Il a embrassé l’être qu’il voyait, croyant que mes lèvres étaient les vôtres.

– Encore... encore... Allez !... Ne pouvez-vous enfoncer plus loin encore le poignard ?... Après ?

– Rien... Sinon que cette nuit j’ai essayé de vous tuer, corps et âme.

– Et pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

– Parce que vous vous êtes éveillée. Puis la religieuse vous a sauvée. Si elle n’était pas venue, vous vous seriez rendormie, et pour toujours. Et moi j’aurais fait durer son rêve, à lui, et j’aurais été, pour lui, la seule Béatrice.

– Vous avez fait tout cela... et vous me demandez de vous pardonner ?

– Je ne demande rien. Si vous ne voulez pas aller à lui, je vous l’amènerai...

Béatrice se détourna et se promena à travers le parloir.

– Il l’a aimée, dit-elle tout haut, il lui a parlé d’amour, il l’a embrassée...

Elle s’arrêta soudain. Puis elle revint rapidement sur ses pas et saisit Unorna par le bras d’un air terrible.

– Dites-m’en davantage encore... ce rêve a duré longtemps... vous êtes mari et femme !

– Nous aurions pu l’être. Il aurait pu toujours me prendre pour vous, pendant des mois et des années. Il aurait pu me laisser ôter de son doigt cet anneau que vous y aviez mis. J’ai essayé... je vous dis la vérité tout entière... mais je n’ai pas pu. Je vous ai vue à côté de moi et vous avez retenu ma main. je me suis dégagée et je l’ai quitté.

– Quitté de votre plein gré ?

– Je ne pouvais plus mentir. C’était trop. Il aurait manqué à une grande promesse, si j’étais restée. Je l’aime... Aussi je l’ai quitté.

– Tout cela est-il vrai ?

– Tout cela est vrai !

– Jurez-le-moi.

– Comment le puis-je ? Par quoi vous jurerais-je ? Le ciel lui-même se rirait de mes serments. C’est avec ma vie que je répondrai de chaque mot. Avec mon âme ?... Non... Est-elle encore à moi, seulement ! Voulez-vous ma vie ? Mon dernier souffle vous attestera que je dis la vérité. En présence de la mort, on ne ment pas.

– Vous me dites que vous aimez cet homme. Vous me dites que vous l’avez fait penser en rêve qu’il vous aimait. Vous me dites que vous auriez pu être mari et femme. Et vous me demandez de renoncer à un bonheur tel qu’il amènerait un ange à pécher ? Si vous aviez fait cela... mais ce n’est pas possible... il n’y a pas de femme au monde qui en serait capable. L’entendre parler d’amour et s’éloigner ? Brûler sous le baiser de ses lèvres et le quitter ? Qui pourrait le faire ?

– Celle qui l’aime.

– Qu’est-ce donc qui a dicté vos actes ?

– L’amour.

– Non... la peur... pas autre chose...

– La peur ?... Qu’avais-je à craindre ?... Mon corps ne redoute pas la mort et mon âme n’a plus rien à espérer de la vie. Si c’était à refaire, je serais faible. Je le sais. Je voudrais que vous sachiez la moitié seulement de ce que cela m’a coûté ! Mais laissons cela. Je l’ai fait et il vous attend. Voulez-vous venir ?

– Si seulement je pouvais vous croire...

– Comme vous rendez l’œuvre difficile ! Elle l’était déjà bien assez sans cela.

Béatrice lui toucha le bras, plus doucement qu’auparavant et lui plongea son regard jusqu’à l’âme.

– Si je pouvais tout croire, Unorna, je vous pardonnerais... Et vous mériteriez mieux que tous les pardons qu’il est en mon pouvoir d’accorder.

– Je ne mérite rien et ne demande rien. Si vous voulez venir, vous verrez, et en voyant vous croirez. Et si vous pardonnez alors... eh bien ! alors vous aurez fait beaucoup plus que je ne pourrais faire.

– Je vous pardonnerais volontiers.

– Avez-vous peur de venir avec moi ?

– J’ai peur de quelque chose de pire... Vous avez mis en moi ce qui tue lorsque que cela se brise... Un espoir...

– Un espoir. Alors vous croyez. Il n’y a pas d’espoir sans un peu de foi. Voulez-vous venir ?

– À lui ?

– À lui.

– Serait-ce donc vrai ? dit Béatrice en hésitant. Ah ! il est mort ! S’il était vivant, est-ce que vous me conduiriez à lui ? Vous ne le pourriez pas. Elle devint très pâle et ses yeux se fixèrent ardemment sur Unorna.

– S’il était mort, répondit simplement Unorna, je ne serais pas ici.

La gravité de son accent, son expression touchèrent enfin le cœur de Béatrice.

– J’irai avec vous, dit-elle. Et si je le trouve... tel que je dois le trouver... alors que le Dieu du ciel vous récompense, car vous avez été plus brave que les plus braves qui aient jamais existé !

– L’amour pourrait-il donc aussi bien sauver une âme qu’il peut la perdre ? murmura Unorna.

Puis elles sortirent ensemble.

Elles étaient à peine hors de vue de la porte du couvent qu’une autre voiture s’y arrêta. Elle n’avait pas encore cessé de rouler que la portière s’ouvrit et que le corps court et épais de Keyork Arabian en sortit. Keyork se hâta vers le seuil de la maison religieuse, sonna avec violence, et la vieille tourière ouvrit, tout inquiète de ce coup de sonnette.

– Mademoiselle Béatrice Varanger... Il faut que je la voie immédiatement ! cria le petit homme, dont l’état de surexcitation était extrême.

– Elle est sortie, répliqua la tourière.

– Sortie ?... Où ?... seule ?...

– Avec une femme qui est venue ici, hier soir... une dame avec des yeux singuliers... des yeux de deux couleurs.

– Où... où... où sont-elles allées ? demanda Keyork presque hors d’haleine.

– La dame a donné ordre au cocher de la conduire chez elle... mais où demeure-t-elle, par exemple, où...

– Chez elle ?... Chez Unorna ?... Ce n’est pas vrai !... Je le vois dans vos yeux... sorcière ! Vieille coquine ! Laissez-moi entrer ! Laissez-moi entrer, vous dis-je ! Que les vampires s’emparent de votre corps et puissent les Trois Anges Noirs jeter des sorts sur votre âme.

À ce torrent de malédictions, la tourière prit peur et lui referma violemment la porte au nez, et, toute tremblante, fit force signes de croix ; croyant fermement que le diable en personne avait essayé de forcer l’entrée de l’enceinte sacrée. En proie à une épouvantable colère, Keyork recula. Il hésita un moment, puis regagna sa voiture.

– Chez Unorna ! cria-t-il en fermant la portière avec fracas.

 

 

 

– Nous sommes chez moi et il est ici, dit Unorna en faisant passer Béatrice devant elle, sous la voûte profonde de l’entrée.

Puis elle monta le grand escalier et se dirigea, en passant par le petit vestibule, vers la porte de la grande serre.

– C’est là que vous allez le trouver, dit-elle. Entrez seule.

Mais Béatrice lui prit la main pour la forcer à l’accompagner.

– Dois-je donc tout voir ? demanda Unorna avec désespoir.

Alors, du milieu des plantes et des arbres sortit une grande figure vêtue de blanc qui vint se placer entre elles. Après leur avoir joint les mains, le géant les poussa doucement toutes deux vers le milieu de la salle où Strannick se trouvait seul.

– C’en est fait ! s’écria Unorna, dont le cœur se brisa.

Elle revit la scène qu’elle avait jouée si peu de temps auparavant. Elle entendit le cri passionné, la pluie de baisers, le déluge de larmes. L’expiation était complète. Pas un soupir, pas un mot d’ivresse ne lui fut épargné. Les bras vigoureux du centenaire la retenaient debout. Elle ne pouvait ni tomber, ni fermer les yeux, ni se boucher les oreilles ; aucune stupeur bienfaisante ne vint à son secours.

– Est-il donc si amer de faire le bien ? demanda à mi-voix le vieillard en se penchant sur elle.

– C’est l’amertume de la mort, dit-elle.

– C’est bien, car il fallait qu’il en fût ainsi, répondit-il.

L’instant d’après un bruit de pas précipités se fit entendre et une voix profonde et sonore résonna, appelant :

– Unorna... Unorna !

C’était Keyork Arabian. Il jeta un coup d’œil sur Béatrice et sur Strannick enlacés ; puis, se tournant vers Unorna, la regarda bien en face.

– Cela l’a tuée, dit-il. Qui a fait cela ?

Ses paroles, prononcées à voix basse, retentirent comme un tonnerre sourd.

– Donnez-la-moi, dit-il encore. Elle m’appartient... corps et âme.

Mais les grands bras vigoureux qui l’entouraient ne desserrèrent pas leur étreinte.

– Sauvez-moi ! s’écria Unorna d’une voix défaillante. Sauvez-moi de lui !

– Vous vous êtes sauvée vous-même, dit la voix solennelle du vieillard.

– Sauvée ?... dit en riant Keyork. De moi ?...

Il lui posa la main sur le bras. Puis son visage changea de nouveau, son rire fit place à une expression d’horreur, et il recula.

– Pouvez-vous lui pardonner ? demanda alors le grand vieillard.

C’était à Strannick et à Béatrice que cette question s’adressait.

– Pouvez-vous me pardonner ? demanda Unorna d’une voix faible, en tournant les yeux vers eux.

– Comme nous avons l’espoir de trouver pardon et bonheur dans une vie future, répondirent-ils.

On entendit dans l’air un cri sourd, surnaturel, étouffé, désespéré, comme un cri de suprême et soudaine agonie poussé par un être plein de vigueur et de force... un cri horrible.

Quand les acteurs de cette scène regardèrent autour d’eux, ils s’aperçurent que Keyork Arabian avait disparu.

Unorna, alors, s’affaissa sur elle-même, mais l’aurore d’un jour nouveau illuminait son visage.

– C’est fini, soupira-t-elle.

Ses yeux se fermèrent.

Son amour l’avait rachetée.

 

 

 

Francis Marion CRAWFORD, La sorcière de Prague,

Société d’Édition Française et Étrangère, 1908.

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1 ... de veiller sur nous et de nous garder dans votre miséricorde. Loin de nous les songes fâcheux, loin de nous les fantômes de la nuit ; enchaînez notre ennemi...

2 Les faits racontés ici ne sont pas imaginaires. Il n’y a pas très longtemps, le sacrilège qu’Unorna avait tenté a été effectivement commis la nuit dans une église catholique de Londres, dans des conditions prouvant clairement l’intention d’une ou de plusieurs personnes de profaner les hosties consacrées. Un cas de suggestion hypnotique a eu également pour théâtre un couvent de Hongrie, il y a quelques années ; cette fois, le mobile criminel était le vol ; mais les choses se passèrent comme dans la scène qui vient d’être décrite. On trouvera un compte rendu détaillé de ce cas, émanant d’une bonne source et avec preuves à l’appui, dans une brochure intitulée : Eine Experimentale Studie auf dem Gebiete des Hypnotismus, par le docteur R. von Krafft-Ebing, professeur de psychiatrie et spécialiste des maladies nerveuses à l’Université de Gratz. (Seconde édition, Stuttgart ; Ferdinand Henke, 1889.) Il n’est pas possible, dans une œuvre de fiction, de citer des autorités savantes à tous les chapitres ; mais il suffira de dire ici, et une fois pour toutes, que les situations les plus importantes de ce roman, sans exception, ont été tirées de faits soumis à l’observation médicale ces dernières années.

 

 

 

 

 

 

 

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