UN MARIAGE RÉPUBLICAIN

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques CRÉTINEAU-JOLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I.

 

MONTAIGU.

 

 

– Halte-là ! qui vive ? cria la sentinelle.

– Moi, parbleu ! le citoyen Lamberty.

– Ah ! c’est toi, citoyen commandant. Le diable m’emporte si je te reconnaissais ! Il fait noir ici comme au fond de la Loire.

– Et guère plus chaud, n’est-ce pas, citoyen ?

– C’est, ma foi vrai ; car ça fait, sacrebleu ! pitié de voir de braves républicains se morfondre à grimper la garde, quand ces brigands d’aristocrates dorment là-dedans en quatre bonnes murailles.

– À la bonne beure ! pourtant mieux vaut encore être dans ta peau que dans la leur, qu’en penses-tu, citoyen ?

– Je ne dis pas non ; mais pourquoi ne pas les fusiller tout de suite ? C’est plus expéditif et pas plus coûteux. Avec quelques liards de poudre et quelques onces de plomb, on en voit la farce, tandis que vos bateaux à soupape, vos mariages républicains.....

– Respect à la justice nationale, citoyen.

– C’est juste, aussi bien la faction ne sera pas longue, voilà le jour qui vient....

Et reprenant sa promenade militaire, il se mit à siffler l’air infâme du Ça ira, en faisant résonner, par manière d’accompagnement, les ferrures sonores de son fusil.

Cependant les premiers rayons du crépuscule commençaient à poindre, et, à cette lueur tremblante, indécise, on pouvait distinguer une masse lugubre et noire comme les ténèbres qui commençaient à peine à l’éclairer : c’était le vieux castel de Montaigu. Tout à l’entour et jusque sur le pont de pierre qui fait face au château, une cinquantaine de volontaires nantais bivouaquent étendus par groupes auprès de quelques feux mourants. De temps en temps, par un jeu bizarre, une dernière flamme qui s’éteint jette sur ces uniformes, ces faisceaux d’armes, ces visages ignobles qui l’entourent, un reflet tout sanglant. C’est une scène de silence, de nuit et de terreur qui laisse pressentir un horrible réveil.

Bien horrible en effet !

Tenez ! entendez-vous ? quatre heures sonnent, le tambour bat, les faisceaux se rompent ; et tandis que les patriotes de Montaigu, accourus comme à la curée, fraternisent et s’enivrent avec les cavaliers de la convention, un homme se dirige vers la poterne. C’est Lamberty. Ouvrez, geôlier, ouvrez au digne suppôt du proconsul Carrier !

Suivons-le.

Au fond d’une cour étroite où le vent et la pluie pénètrent plus aisément que le jour, sur quelques brins de paille détrempés par l’humidité du cachot, gisent entassées dix victimes vendéennes, martyrs de leur Dieu et de leur roi. Parmi elles, une jeune fille dont les traits nobles quoique abattus, la mise distinguée quoique simple, témoignent en même temps de son rang et de ses souffrances. Si jeune ! si belle ! oh ! ne pleure pas, pauvre enfant ! Tes larmes, lu le sais, ne seraient pour ces monstres qu’une jouissance de plus. Ne pleure pas ! Dieu te paiera là-haut tout ce que tu souffres pour lui.

– Allons, debout ! canaille, cria Lamberty.

– Nous sommes prêts, monsieur, dit la pauvre captive avec sa voix douce et résignée, en passant sur son front ses petites mains toutes froides et tremblantes.

– Silence, aristocrate, il n’y a pas de monsieur ici, il n’y a que de bons citoyens, comme nous, et des conspirateurs, comme toi, entends-lu ? Si tu es prête, c’est bon ; attends qu’on te fasse ta toilette.

Il siffla le geôlier qui se tenait respectueusement à quelque distance.

– Des bracelets pour mademoiselle.

Le rustre sourit, il avait compris. De grosses cordes qu’il apporta servirent à lier les mains des prisonniers, et ce fut dans ce triste appareil que leur petite troupe sortit du château, entourée des uniformes et des carmagnoles républicains.

Un effroyable tumulte de cris et de vociférations féroces les accueillit à leur apparition. Vive la république ! mort aux aristocrates ! hurlaient les patriotes qui, furieux, des dernières victoires vendéennes, voulaient prendre une glorieuse revanche sur quelques malheureux garrottés et sans armes. À l’eau ! rugissaient-ils en se précipitant sur eux, armés de bâtons et de haches, à tel point que la garde refoulée par ces forcenés eut à craindre un instant de ne pouvoir conserver à la loi la proie qu’elle se réservait.

– Pierre Renaud, oh ! j’ai peur, disait Berthe, en se pressant toute tremblante contre un vieux paysan, son compagnon de route et de souffrances. Oh ! voyez-vous leurs haches, comme elles brillent ? Entendez-vous leurs imprécations ? Oh ! s’ils allaient nous tuer, Pierre Renaud ! J’ai bien peur !

– Pauvre enfant ! pensa le Vendéen ; ici ou plus loin, c’est toujours la mort qui nous attend. Allons, mademoiselle, dit-il en élevant la voix, allons, du courage ! Est-ce qu’ils pourraient vous tuer, vous, avec votre figure si douce ? vous qui n’avez jamais fait de mal à qui que ce soit. Allez, mademoiselle, allez, je suis faible, je suis enchaîné ; mais s’ils arrivent à vous, les monstres, ce ne sera que sur le cadavre du vieux serviteur de votre père. – Et alors, mademoiselle, alors, s’ils en venaient là, songez que la vie n’est qu’un temps d’épreuve et de douleur, – et qu’il y a un Dieu là-haut.

– J’y songerai, Pierre Renaud, fit la jeune fille, en levant les yeux vers le ciel.

– Que rabâches-tu là, vieux chanteur d’antiennes, dit une voix qui sortit des rangs des volontaires. En avant marche, et plus vite que ça, ajouta le sbire en le poussant de la pointe de son sabre.

Ce fut au milieu de ces tortures, auxquelles il faut ajouter celles de la faim et de la soif (car on n’avait pas même songé à les nourrir), que les prisonniers achevèrent leur route. Après douze heures d’une marche continuelle, exténués par la fatigue et les flots de poussière que les bourreaux venaient soulever jusque sous leur visage, les malheureux arrivèrent au pont Rousseau. Là les attendaient tous les sans-culottes que Carrier avait enrégimentés ; là des femmes échevelées, dégoûtantes bacchantes, se mêlant aux sans-culottes, leurs dignes compagnons, hurlaient, en dansant la carmagnole autour de leurs victimes, des refrains de sang et de meurtre. Il fallut, à grand’peine, percer cet ignoble cortège pour arriver jusqu’aux murs sous lesquels Cathelineau vainqueur avait glorieusement succombé. Mais aux portes de Nantes l’escorte se grossit encore de tout ce que la lie de la populace avait de plus vil et de plus repoussant. Là, les clameurs, les danses recommencèrent pour accompagner les captifs jusqu’au Bouffay. Et ce fut presque pour eux un asile que ce cachot terrible dont la porte ne se rouvrait qu’une fois devant un prisonnier, – Pour mourir !

 

 

 

II.

 

CARRIER.

 

 

Près du boulevard, s’élevait un frais et élégant hôtel tout récemment bâti, dont les abords riants, la riche et gracieuse architecture eussent, quelques ans plus tôt, révélé la demeure d’un noble opulent. Car aujourd’hui un noble n’a pour abri que le ciel étranger – ou les buissons de la Vendée. Cet hôtel, c’est Carrier qui l’a fait construire, c’est la Caron qui l’habité, la Caron, digne compagne du tigre révolutionnaire ; l’homme qui vient d’entrer, c’est Lamberty, le représentant du représentant Carrier. Le voyez-vous gravir d’un pas agile cet escalier de marbre, embaumé de fleurs exotiques ? Le voilà qui pénètre dans un cabinet réservé, sorte de boudoir oriental, où, sur un lit de repos, que recouvrent de magnifiques fourrures, un homme sommeille mollement étendu. Ne demandez pas quel est cet homme, ou plutôt demandez-le aux flots de la Loire qui, chaque jour, recueillent ses victimes ; demandez-le à la guillotine que la place du Bouffay vit si longtemps en permanence ; demandez-le au Bocage incendié, aux femmes, aux enfants égorgés ; demandez-le à l’enfer qui le réclame ; cet homme aux cheveux gras, à l’air vil, à la longue et difforme taille, c’est Carrier. Tenez ! voilà sa carmagnole, symbole de sa puissance, la terreur ; son bonnet rouge pendu près du tableau hideux où David retraça la trop courte agonie de Marat. Ses jambes sont nues, ses listes de proscription dorment à ses pieds ; le voilà qui sourit, le monstre, rêve-t-il de sang ou de débauche ? – Attendez ! je crois qu’il s’éveille : Ah ! c’est toi, citoyen Lamberty, dit-il d’une voix aigre et criarde, combien de brigands ramènes-tu ?

Trop peu, reprend celui-ci en s’inclinant avec respect ; car le républicain Carrier tenait à son rang : trop peu ; citoyen représentant. Dix seulement.

– Si peu !

– Ce gredin de Charette nous a fait un tort....! N’a-t-il pas eu l’infamie d’enlever les brigands qui attendaient dans les prisons de l’Hébergement la justice de la république ? Au surplus, j’ai donné ordre au club de Montaigu d’exercer une surveillance plus active.

– Dix prisonniers seulement ?

– Dois-je les traduire devant le tribunal révolutionnaire, citoyen représentant ?

– Non, corbleu. Le tribunal n’est qu’un ramassis de modérés... Il y a là entr’autrcs le modéré Boisvin... Je ne veux pas de jugement... Qu’on me les jette à l’eau et que je n’en entende plus parler. C’est toi que ce soin-là regarde.

– À propos, citoyen, j’ai vu Ronsin dans mon voyage. L’enragé qu’il est brûle et massacre tout.

– Que le diable emporte ce gros ivrogne ! Qui lui a commandé d’égorger ? Quand cet imbécile comprendra-t-il ses instructions ? Pendre, fusiller dans les bois, à quoi cela sert-il ? Est-ce ainsi qu’on peut régénérer une nation ? Ce sont des exemples qu’il faut, et c’est dans les villes, dans les grandes villes, qu’on doit les donner. Le bateau à soupape S.... D... ! le bateau à soupape, c’est toujours là qu’il en faut revenir..... Ah ! ça, quelle espèce de brigands as-tu écroués au Bouffay ?

– Neuf pauvres diables de paysans qui ne valent pas la peine qu’on se donnera pour les noyer, avec une petite aristocrate, fière comme tous les diables, et dont le père est avec Larochejaquelein.

– Dix en tout ! c’est trop peu ; c’est faire faire à la société révolutionnaire, qui s’honore du nom patriotique de Marat, un voyage à peu près inutile. Heureusement il est un moyen : l’incorruptible et vertueux Robespierre me mande qu’il voit avec douleur la dépravation se répandre parmi les patriotes. Les mœurs, tous les jours publiquement outragées, réclament à Nantes une salutaire leçon. Qu’on arrête cinquante de ces malheureuses dont les caresses vénales énervent les sans-culottes et privent ainsi la patrie d’hommes énergiques qui lui sont nécessaires ; qu’on les lie aux brigands que tu viens d’amener, et qu’elles expient demain, dans la Loire, la honte dont elles couvrent nos institutions républicaines.

Songes-tu, citoyen représentant.... ?

– Toutes considérations doivent se taire quand il s’agit du salut de la nation. – Au revoir, citoyen, la citoyenne Caron t’invite, ce soir, à souper avec nous.

 

 

 

III.

 

LA CURÉE.

 

 

La porte du Bouffay se refermait avec un bruit lugubre sur Berthe, la jeune Vendéenne, et ses neuf compagnons. Le concierge Goulin leur fit lui-même les honneurs de son hideux palais.

Mangez, brigands, dit-il, eu leur poussant du pied un pain noir dont ses dogues mêmes n’eussent pas voulu, c’est le pain de la république ; quant à la boisson, soyez tranquilles, la Loire s’en chargera bientôt.

Il les jeta au milieu du préau, cloaque sombre et infect que la clémence révolutionnaire donnait pour unique jouissance aux détenus. Là se pressaient, parqués pour les orgies sanglantes des sans-culottes, des centaines d’infortunés dont la plupart n’étaient coupables que de leur nom et de leur fortune ; là aussi des prêtres non jureurs attendant dans les fers la mort réservée à leur fidélité ; là des mères affligées, Rachels chrétiennes qui, serrant dans leurs bras les fruits de leurs entrailles, pleuraient, parce qu’elles avaient peur de voir ces enfants leur survivre. Et pourtant toutes ces humiliations, ces douleurs, ces supplices, ils les supportaient sans se plaindre ; car tout cela n’était pour eux qu’un pas de plus dans le chemin du ciel. Parmi tous ces captifs, il n’y en avait qu’un sur lequel Berthe osât s’appuyer ; c’était Pierre Renaud. Parfois, posant son front pâle sur l’épaule courbée de son unique soutien, elle mêlait ses cheveux blonds de jeune fille aux cheveux blancs du vieillard, et c’était une chose triste, près de cet homme affaissé par l’âge, que cette enfant au gracieux visage, aux formes frêles et juvéniles, – et pourtant aussi vieille que lui, car la même heure allait sonner leur mort à tous les deux.

Et dans ce moment fatal, où le cœur lui manquait, pauvre fille ! où, brisée par le sort, elle s’inclinait toute prête à tomber, la Providence vint pour la soutenir : un homme se trouva, un prêtre, que, parmi toutes ses victimes, la hache républicaine avait oublié jusqu’alors. Ce fut à lui qu’elle s’adressa, à lui qu’elle demanda des consolations et du courage en échange des fautes qu’elle versa dans son sein, – confession d’ange !

Allez, ma fille, dit le prêtre, allez rejoindre là-haut celui qui s’est sacrifié pour nous. Moi, mon poste est ici ; placé par la Divinité entre la terre et le ciel, j’en dois ouvrir la porte aux saints que chaque jour Dieu veut bien rappeler à lui. – Allez en paix, ma fille !

Elle baissa la tête, reçut avec humilité la bénédiction céleste qu’il lui transmit, et comme elle se relevait fervente et résignée, cinq heures sonnèrent à la vieille tour de Bouffay. L’exécution était fixée à cinq heures.

Goulin était à la porte. C’était son jour de triomphe. Carrier, qui partageait entre ses deux acolytes, Goulin et Lamberty, ses sanguinaires faveurs, n’avait pas voulu de préférence. Ils présidaient alternativement aux supplices.

Une foule sans cesse croissante assiégeait les quais et la vaste place. C’étaient toujours des cris, des malédictions, – pas un mot de pitié pour les tristes victimes qui, deux à deux, descendaient lentement l’escalier extérieur du Bouffay. Mais toutes, le chapelet à la main, sourdes aux imprécations qu’on vomissait sur elles, chantaient d’une voix pieuse et recueillie l’hymne consacrée à la Vierge. À l’aspect de l’holocauste si faible qu’on lui offrait, la tourbe déguenillée vociféra des clameurs de rage.

– Dix ! rien que dix ! rugit un sans-culottes, c’est pardieu ! bien la peine ! Est-ce que le citoyen Carrier se f... de la nation ?

– Eh ! patience ! dit Goulin, on va t’en donner de la chair à soupape, braillard. À l’entrepôt, vous autres ! Et il agita son bonnet rouge qui, au-dessus de toutes ces têtes, semblait une tête sanglante que brandissait la main du bourreau.

Ils arrivaient à l’entrepôt. Les cinquante misérables que Lamberty avait dévouées à la mort y étaient renfermées depuis la veille. Insouciantes de leur liberté, elles avaient cru d’abord à une erreur ou à une plaisanterie. Affiliées à tous les clubs, membres de toutes les associations patriotiques, ce n’était pas elles qu’on eût pu soupçonner d’attentat à la sûreté de la république. Quand elles virent Goulin qu’elles connaissaient de longue date, elles poussèrent un hourra de joie.

– Eh bien ! les belles ! dit le geôlier avec un rire brutal, nous avons un petit service à rendre à la patrie ; d’excellentes citoyennes comme vous n’auraient garde de s’y refuser, et puis un bain de Loire n’est pas, du temps qui chauffe, un rafraîchissement à dédaigner.

Malgré tous leurs efforts, des bourreaux s’empressèrent de les garrotter et ce fut au milieu de leurs blasphèmes et des rires atroces de la populace que le cortège continua sa route. Comme il passait sous les fenêtres de Carrier qui, debout, les bras croisés, entre Lamberty et la Caron, les regardait tranquillement défiler, celle-ci, qui reconnut là plus d’une de ses anciennes compagnes, se pencha à l’oreille du monstre, peut-être pour demander une grâce ; mais un geste terrible la fit taire et son œil ne répondit plus que par un froid regard aux malheureuses qui retournaient encore la tête vers elle, comme vers un dernier espoir.

Une immense rumeur s’éleva : à l’eau les brigands ! Le fatal bateau à soupape avait quitté la terre, emportant sa proie avec lui, et suivi d’une foule de petites embarcations curieuses de jouir des dernières convulsions des mourants.

Arrière ! cria Goulin, sous peine de mort, que personne n’essaie de sauver un seul des ennemis de la patrie ! – Toutes les barques se placèrent à une respectueuse distance.

Le moment fatal était proche. Les exécuteurs des vengeances nationales s’occupaient à lier deux à deux les prisonniers qu’un mariage républicain allait unir au fond de la Loire. Mais quand les malheureuses qu’on avait mêlées aux Vendéens virent approcher l’effrayante catastrophe, elles se mirent à pousser de lamentables supplications, en appelant au peuple, à la convention, – à Dieu !

Goulin ! Goulin ! criaient-elles en se traînant aux genoux du geôlier, il est infâme de nous traiter ainsi. Goulin, vous nous connaissez, nous sommes bonnes patriotes... N’ai-je pas fréquenté toutes les sociétés populaires ? Ne suis-je pas connue pour la plus intrépide tricoteuse de la section ?

– Et moi, n’ai-je pas fait arrêter cet aristocrate qui s’échappait par les toits ?

– N’est-ce pas moi qui ai rapporté au bourreau la tête sanglante de ce ci-devant qui s’était sauvée du panier ?

Goulin ! Goulin ! – Et sentant qu’il les repoussait sans avoir l’air de les entendre, elles se roulaient à terre, s’arrachant les cheveux et se meurtrissant tout le corps. Il y en eut pourtant, dans cet instant suprême, qui, voyant la calme et pieuse altitude des captifs du Bouffay, se rapprochèrent de Dieu, et, touchées de crainte et de repentir, unirent leur prières à celles des victimes vendéennes.

Quand tout fut prêt, Goulin promena sur la foule des patients un regard de maître et seigneur ; car tout cela, c’était ses sujets à lui, sujets éphémères, que la mort ne lui laissait pas longtemps, – et comme l’adieu vat se plaçait sur ses lèvres, il avisa, liée au vieux Pierre Renaud, une pâle et délicieuse créature, si frêle, si résignée que c’était pitié de la voir. Un remords lui vint, il s’approcha d’elle.

– Citoyenne, j’ai regret à te voir, avec tes quinze ans et ta jolie figure, partir en compagnie de ces harpies et de ces vieux chiens que voilà ! Je te sauverai si tu veux. Écoute ! nous n’avons guère le temps de faire des phrases. Épouse-moi et je te réponds de la vie.

Elle le regarda d’un œil doux comme l’œil des anges dont elle allait augmenter le nombre, et montrant en même temps et ses amis et l’horizon : Oh ! voyez-vous, dit-elle, voyez-vous comme le ciel est beau ? Serait-il pas dommage de les y laisser monter seuls ?

– Bois donc, puisque tu veux boire, entêtée que tu es ! – D’un geste il donna le signal. Les soixante victimes glissèrent deux à deux dans le fleuve, et tandis que des barques, disposées par une prévoyance infernale, repoussaient à coup de piques, de haches ou de sabres les malheureux qui tentaient de se sauver, un rugissement universel retentit : Vive la république ! et s’en vint expirer, en se mêlant au râle des mourants, jusqu’aux pieds du conventionnel.

– La farce est jouée ! allons dormir, fit-il en refermant sa fenêtre. Lamberty, à demain pareil divertissement.

Le Bouffay rendit successivement à la Loire tous les prisonniers que nous y avons vus ; le vieux prêtre périt de la même mort, bénissant encore au milieu des flots les victimes immolées avec lui ; et quelques jours après, comme si le ciel eût attendu ce dernier assassinat pour combler la mesure, le féroce Carrier, maudit et exécré de tous, porta sur la guillotine une tête qu’elle réclamait depuis trop longtemps.

 

J. C. J.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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