LA ROBE DE NOCES

 

HISTOIRE VENDÉENNE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques CRÉTINEAU-JOLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Venez vous asseoir sur ces ruines ! Abaissez votre regard sur ce sol poétique ! Que de gloire sous ces débris ! Et sur cette terre, que de sang et de larmes ! Et si l’active pensée se met de la partie, vous racontant les hauts faits de la moindre de ces pierres, les malheurs du plus petit recoin de cette terre, que de nobles histoires vous aurez alors ! Tous les genres d’héroïsme et de courage ; patience, sang-froid, probité, désintéressement plus qu’humain, active croyance ici et là haut ! profonde intelligence des faits, et par conséquent profond mépris pour les sophismes et pour les grands mots vides et sonores qui font les révolutions, la voilà telle qu’elle est, la vieille terre Vendéenne ! Hélas ! son sanglant passé qui ne devait plus revenir a reparu de nouveau ; ses vieux fusils qui ne devaient plus servir, innocents trophées suspendus aux foyers domestiques, ont été dérouillés de nouveau ! Hélas ! ses ruines éteintes, disait-on, pour jamais, fument encore du feu sinistre des guerres civiles. Sainte et poétique contrée, la seule qui soit restée au roman, au poème, à tout ce qui est plus que l’histoire, à tout ce qui est la poésie ! C’est en Vendée et dans la Vendée moderne, la Vendée d’hier, la Vendée livrée au soldat et à la loi martiale que se passe l’anecdote que je vais vous raconter !

Êtes-vous allé, poète, pèlerin ou tout simplement voyageur qui passe inattentif, et qu’arrête seulement le grand nom de telle plaine couverte de moissons ou de tel petit ruisseau qui murmure, sans savoir qu’il s’appelle le Rubicon, par exemple ? Êtes-vous allé dans le Bocage en Vendée ? C’est un noble aspect, c’est un paysage varié et qui attache tout d’abord. La Sèvres Nantaise réfléchit, dans ses ondes vertes et transparentes, la colline qui passe, le troupeau attaché au flanc du coteau, l’arbre touffu qui se balance avec un dédain superbe, la ruine jetée là par la guerre civile et qui reste immobile à sa place, éternel témoignage de la fureur des partis. C’est un beau spectacle, tout cela. On comprend, à voir le théâtre, tout le drame qui a dû s’y passer. Avec un peu d’attention, vous retrouveriez sur cette terre le pied libre et nu qui fit reculer d’effroi Robinson Crusoë dans son île. Et je crois bien que vous reculeriez d’effroi ! C’est le pied du vieux Charette qui est resté là sur le sol. Découvrez-vous et saluez, voyageur qui passez.

Eh bien ! que faites-vous ? croyez-vous donc qu’il ne s’agisse que d’admirer la rivière qui serpente et le vieil arbre, et le vieux roc et le ciel si pur toujours qui a éclairé de ses amicales clartés cette histoire de ravages et de meurtres ! Non pas, voyageur ; car voici tout à coup sortir du sein des rochers, comme une plante apportée là par l’orage et qui a grandi au milieu des tempêtes, la petite ville de Clisson ; et au sommet de la ville, placée au sommet d’un rocher, voyez encore s’élever les ruines du château de Clisson, bâti par le vieux camarade du Duguesclin. Tristes et imposantes ruines ! Vous voyez bien que j’avais raison de vous dire de ne pas passer outre, et qu’il faut à toute force que vous compreniez sur ces hauteurs champêtres la magnifique sérénité du vieux palais féodal.

Oui, ces ruines éparses et que l’herbe recouvre, oui, ces débris plus complets et que la main respectueuse d’un vieillard, le statuaire Lemot, a réunis tant bien que mal, disputant à la révolution sa proie et son triomphe ; oui, ces donjons décrépits, ces tourelles minées, ces remparts écrasés et non pas vaincus, tout cela c’est Clisson, le vieux château. Regardez le vieux château avec respect ; cependant ce n’est pas encore le vieux château qu’il faut voir, pas plus le château que le paysage qui l’entoure. Hélas ! dans ces jours de discordes, qui de nous a le temps de s’arrêter à regarder un paysage pour ses bruits, pour ses couleurs, pour ses murmures, pour le paysage même ? Au château de Clisson, il y a plus que le paysage à voir ; il y a plus que les ruines à saluer ; il y a un vieux if isolé dans la cour du donjon. Cet if, arbre funèbre, a été planté sur un puits comblé depuis 93, et sa racine touche au fond du puits : l’arbre s’abaisse tristement sur ce monument au niveau du soi. Là sont ensevelis, le savez-vous ? quatre à cinq cents Vendéens, compagnons de Cathelineau et de Charette, ces deux gloires égales, qu’elles aient pour point de départ la noblesse ou le peuple. Ils ont été ensevelis dans ce vaste tombeau, pêle-mêle, morts, mourants, tout vifs, tels que les prenaient les bleus ; ils ont été jetés là tous ; on trouvait que le chemin était trop long pour les conduire à Nantes à la justice de Carrier. On raconte que pour étouffer les cris de leurs victimes, les héros de 93 se mirent à danser en rond autour de l’horrible fosse en chantant la Carmagnole. Ainsi, ne vous étonnez pas si les environs du puits fatal sont entourés d’un gazon épais, si l’if funèbre est vivace. La terre est engraissée par les cinq cents cadavres des martyrs.

Dans le nombre de ces morts qui sont tombés fidèles au blanc panache qui flotte là haut dans le ciel, sur la tête des français des vieux temps, auréole brillante dont rien n’a pu altérer la clarté, se trouvait l’aïeul de Jean Ludovic de S’forze, le héros de notre histoire. Le vieux vendéen, enseveli fout vivant et les armes à la main au puits de Clisson, a laissé dans le Bocage et partout dans sa famille un de ces mélancoliques souvenirs mêlés de terreur, si puissants sur l’âme des enfants et des peuples. Ce vieillard tout blanc, tombé là parmi tant de jeunes héros et dont les ossements auraient été reconnus à leur vieillesse, était resté enseveli où il était tombé, partageant la gloire et le deuil de ses compagnons précipités comme lui, qui partageaient à leur tour son deuil et sa gloire. Sur le bord de cette fosse commune, toute la patrie vendéenne venait s’agenouiller, et là elle n’avait qu’une prière, qu’un regret, qu’un espoir.

Ainsi fut élevé le fils du noble chouan sur la tombe des héros ; Ludovic enfant fut conduit au puits du Clisson, et c’est là qu’il apprit la première chose, que tout noble enfant doit apprendre, à prier le ciel et à respecter ses ancêtres. Ce pauvre enfant, orphelin deux fois, retrouvait à l’ombre de l’if funéraire la solennelle protection du foyer domestique. Là il grandit pensif, solitaire, porté à la tristesse, et porté à l’amour qui est voisin de la tristesse. Il avait là de si puissantes leçons, à entendre le jeune Ludovic !

Quand il eût assez prié, assez médité sur cette tombe, pour avoir le cœur haut placé, la mâle raison, le courage, le sang-froid et les larmes faciles d’un noble jeune homme de dix-huit ans (bel âge !), Ludovic se présenta à une jeune fille de seize ans (bel âge aussi !), qu’il avait vue agenouillée comme lui sur le puits de Clisson, priant sur la cendre des martyrs, leurs communs parents. La jeune fille était si triste, que Ludovic s’aperçût qu’elle était belle. Alors il l’aima d’un amour venu de là-bas, du fond de la tombe, connue une inspiration ; il l’aima par piété filiale ; il l’aima, parce qu’il sentit que tous les héros couchés par terre levaient leurs mains du fond de la tombe pour les bénir, la jeune fille et lui ! Il l’aima, et, fort de l’approbation de sa famille couchée dans la terre, il demanda la jeune fille à sa seconde famille vivante. Leurs aïeux étaient réunis par la mort, il fallait que leurs jeunes cœurs fussent réunis par l’hymen. On donna à Ludovic celle qu’il aimait, celle à laquelle il avait été fiancé dès son premier regard. Leur jour de noces fut solennel et doux, et la couronne de roses blanches fut entremêlée de quelques feuilles de l’if mortuaire ; c’était le présent fleuri et calme qui couvrait de son ombre le passé terrible et jamais oublié.

Cependant le passé terrible et sanglant revenait de toutes ses forces, comme fait toujours le passé quand on l’oublie. L’inflexible histoire ne craint pas de revenir sur la trace déjà parcourue, quand cette trace s’efface. Elle se plaît à refaire ruines ce qu’elle a fait ruines ; elle s’amuse à recommencer les révolutions qu’elle a déjà ourdies, véritable toile de Pénélope, défaite la nuit, refaite le jour ; rien ne l’amuse quand un sillon s’est effacé dans la mer comme de peser de nouveau sur ce sillon effacé ; c’est ainsi qu’elle a retrouvé le sillon du vaisseau d’Henriette d’Angleterre sous le vaisseau de Cherbourg.

Adieu donc encore une fois le vieux trône ; adieu les vieux maîtres ; adieu le jeune enfant proscrit comme son père ; adieu la royauté errante par les chemins, trop heureuse qu’on ne coure pas cette fois après elle pour la ramener à la mort ; adieu tout ce passé royaliste et chrétien, reconstruit de nouveau et à si grands frais, qui s’écroule en un jour ! Le monde étonné à ces grandes secousses se prépare à en éprouver le contrecoup qui n’est pas encore venu, tant ce contrecoup sera terrible ! Ludovic fit comme le monde, il attendit ; il regarda au loin pour voir ce qui allait venir, et la première chose qu’il vît venir, ce fut une révolution.

Mais quelle révolution, grand Dieu ! révolution en parodie, révolution mesquine, sans grandeur, sans effroi, sans courage, . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 

Ludovic la sentit venir, cette révolution. . . . . . . . . . . .  Ludovic, à côté de sa femme, se résigna à la patience. Il avait vu tant de vieux Vendéens atteindre cent ans, et s’endormir dans le Seigneur pleins d’espérance ! Voilà donc que juillet tombe sur la Vendée. Les populations sont émues, les vieilles haines sont renouvelées, les chemins sont parcourus de nouveau par des soldats bleus l’arme au bras, le bronze retentit de coups de feu, et le vieil écho se réveille en grondant ; voilà encore que les femmes réveillent les hommes qui se réveillent trop tard, voilà encore que les enfants s’ébattent au bruit des armes ; voilà encore que le regard du Vendéen s’inquiète, que sa voix s’agite, que son poing se ferme. La guerre civile n’est pas encore dans les champs ; mais elle est dans tous les cœurs, dans tous les regards.

Ludovic, le poing fermé et l’œil en feu, l’âme soulevée, était calme en apparence. Il attendait. Il était auprès de sa femme, la regardant. Puis il allait le soir à Clisson interroger l’arbre funèbre. Quelquefois même Ludovic revenait aux occupations de la terre, il assistait aux fêtes du village. C’est ainsi qu’il vint un jour avec sa femme à la noce d’un jeune fermier, Félix David, qui était trop amoureux et trop imprévoyant pour attendre, avant de se marier, que l’horizon politique fût moins chargé d’orages. Le pauvre David dans son amour n’avait consulté que le ciel vendéen.

On était donc à la noce de David par un calme jour de dimanche. Le violon criait sous l’archet, le repas se préparait sous la tente, les jeunes filles dansaient, les vieillards se parlaient entre eux ; ils parlaient de la révolution nouvelle : ils ne riaient pas, les vieillards ; cependant ils étaient calmes en apparence, ne voulant pas troubler, par de tristes visages, la joyeuse humeur de leurs enfants, pauvres joyeux enfants !

Tout à coup, au moment où la danse allait finir pour faire place au festin des noces, qui lui-même devait faire place encore à la danse, une compagnie de calottes rouges débouche par la vallée. Leurs armes étincelaient au soleil ; on les sentait plutôt qu’on ne les entendait venir. Tout à coup aussi, sans provocation, la troupe fit feu sur l’innocente fête villageoise, qui fut ensanglantée et remplie de terreur. Les vieillards, à cette vue, se tinrent calmes toujours ; les jeunes gens, comme par instinct, se placèrent derrière Ludovic ; instinct sublime ! Au premier coup de feu ils avaient compris que c’était une guerre, et qu’il leur fallait un chef. Ludovic était déjà leur chef !

Il eût fallu voir Ludovic à cet instant solennel. La pitié, la colère, l’indignation, le courage, tout était dans son regard. Sa femme était près de lui à le contempler, et se disant à elle-même qu’elle ne l’avait jamais vu si beau et si grand.

Ce fut là tout. Personne ne rompit le silence, personne ne fit un geste menaçant. Un homme était tombé sous le feu des soldats ; les jeunes Vendéens, ses frères, entourèrent son cadavre, et se mirent à regarder le mort. Il était étendu, souriant encore à sa fiancée, car c’était lui, le pauvre David, qui était étendu là dans son bel habit de noce. Une balle lui avait brisé le crâne, une autre balle lui avait traversé le cœur. Sa jeune femme priait à genoux. Les soldats continuaient leur chemin dans la vallée tout fiers de cet exploit. Ils avaient essayé leurs fusils et ils trouvaient que leurs fusils portaient bien loin.

Quand le dernier soldat se fut perdu dans l’ombre, quand le sou du tambour se fut évanoui tout-à-fait, Ludovic s’avança vers le cadavre. – Mon bon compagnon David, notre pauvre et inoffensif David, si heureux tout à l’heure, mort à présent ! et de quelle mort ! Un caprice de soldat qui passait. Mon David, tout à coup frappé à la tête et au cœur ! Mort sans avoir dit adieu à ta femme ! Il faudra bien te venger et nous venger, David !

Un sourd frémissement de l’auditoire répondit aux funèbres paroles de Ludovic.

Ludovic, qui avait oublié d’ôter son chapeau, se découvrit : – Il faut ensevelir notre bon camarade David, mes frères !

Il faut l’ensevelir au château de Clisson, sous l’if de Clisson, où sont nos aïeux, David sera bien auprès d’eux, lui, le pauvre David, mort assassiné comme eux.

Les paysans répondirent en faisant le signe de la croix.

Et alors vous auriez vu toute la noce se mettre en marche à la suite du cadavre. Le fiancé était porté sur un brancard de feuillages. Il avait encore à son côté le gros bouquet de marié. Tous les chapeaux des jeunes gens étaient ornés de rubans et de fleurs. Tristes funérailles pourtant. Le ménétrier lui-même suivait le cadavre de David, tenant son violon à la main.

On arrive ainsi au château de Clisson : rien n’était affreux comme le De profundis chanté en habits de fête ; rien n’était horrible comme ces guirlandes autour de ce tombeau, qui se rouvrait après une révolution. Le vieux tombeau s’ouvrit en effet. Le vieux if livra passage sans murmurer ! et, chose étonnante ! une grande lumière sortit tout à coup du tombeau, auréole de gloire ! Que durent penser les ossements de la vieille Vendée quand ils sentirent à leur côté ce jeune cadavre tout chaud de la Vendée nouvelle ?

On referma le vaste cercueil en silence.

Quand donc Ludovic vit son jeune compagnon descendu au tombeau si jeune, il résolut dans son âme de le venger. Cette résolution fut terrible à prendre, car Ludovic était un nouveau marié, lui aussi. Il aimait sa femme simple et si belle. Il aimait la vie si douce, là bas, sous le beau soleil ; il aimait l’avenir si riant. Et pour accomplir sa vengeance, il fallait dire adieu à sa femme, au beau soleil, au riant avenir. Tristes pensées ! Cependant il allait de chaumière en chaumière, apaisant l’indignation de ses frères, tant qu’il pouvait l’apaiser.

Bientôt ses inquiétudes devenant plus grandes, et se voyant chaque jour plus engagé dans la cause de la Vendée, Ludovic résolut de voir une dernière fois le manoir paternel. Il partit donc pour retourner chez lui ; mais avant d’arriver au but de son voyage, il devait passer devant le château de Clisson. Du haut de son cheval il aperçut dans la cour du vieux château l’if funèbre. Comment ne pas aller s’agenouiller sur la tombe des vieux Vendéens ? Il descendit de cheval, il entra dans la vaste cour, il se mit à genoux sur la pierre, et là, les mains jointes, il pria pour la patrie vendéenne ; puis il pria pour sa femme, son autre amour !

Un peu calmé par sa prière, il piqua des deux pour voir plus tôt sa jeune femme. Hélas ! quand il entra dans sa maison, il eut peine à la reconnaître ! Le plus grand silence avait remplacé la joie et le mouvement de ces jardins. Mathilde, enfant si folâtre naguère, était attentive auprès de son vieux père malade. À présent, la pâleur a remplacé les fraîches couleurs de Mathilde : son vieux père, malade et gémissant, la regardait d’un œil de tendresse ; un de ces longs regards d’adieu que jette le vieillard sur l’enfant qu’il laisse sur la terre, avant de retourner au ciel.

– Ma fille ! ma pauvre enfant ! disait le vieux compagnon de Lescure et de Bonchamps, pourquoi pleurer ? N’avons-nous pas assez de nos maux réels, sans nous chagriner pour les malheurs à venir ? Pauvre enfant ! quelle est ta douleur ? Ce ne sont pas nos chagrins domestiques qui font couler tes larmes. Depuis longtemps, tu es née dans la douleur. La douleur a été ton partage ; la guerre civile a été ton premier spectacle ; la proscription a enveloppé ton berceau. Tu es née trop malheureuse, ma fille, pour pleurer ainsi de nos malheurs de chaque jour. Qu’as-tu donc ? parle-moi, parle à ton père !

Alors la jeune fille se pencha sur le sein de son père :

– Mon père, dit-elle, vous me demandez pourquoi je pleure ? Voici plus d’un mois que je n’ai vu Ludovic, mon cher époux ! mon Ludovic ; mon bonheur et ma gloire en ce monde ! Où est Ludovic ? Vous savez que la guerre est dans nos villages. Elle brûle nos campagnes, elle détruit le château sans épargner la chaumière. Elle tue, elle tue à outrance. L’autre jour, un jeune homme est mort frappé d’une balle sur le seuil paternel. La veille, une pauvre jeune fille de neuf ans a été tuée aussi ; elle est morte sans avoir fait sa première communion, pauvre ange égorgé par les factions ! Où est Ludovic ? mon Ludovic ? Et vous me demandez pourquoi je pleure, mon père ?

Et comme Mathilde disait ces dernières paroles, la porte s’ouvrit, Ludovic entra ; il est dans les bras de sa femme, – Bonjour, ma lemme ! – Elle cependant, après les premiers embrassements, regardait son époux pâle et défait. Où est Ludovic ? qu’est devenu Ludovic ? Le jeune homme a disparu pour faire place à l’homme fait. Il est grand à présent, il est sublime ! La jeune femme regarde son époux avec autant d’amour, avec plus de respect.

Les révolutions engendrent des hommes. Un homme grandit vite quand une révolution est là qui lui frappe sur l’épaule, et qui lui dit : Je vous attends !

Enfin Ludovic put dominer son émotion et parler à sa femme :

– Me voici, ma femme ! j’ai voulu vous voir, parce que depuis si longtemps je ne vous ai pas vue. Bonjour à vous, ma bien-aimée ! je viens vous rappeler le serment que vous m’avez fait.

– C’est à mon père à répondre pour moi, Ludovic.

À ces mots le vieillard leva les mains sur eux.

– Je vous bénis, dit-il ; prends ta femme, Ludovic !

Et le lendemain il devait partir pour rejoindre ses compagnons ; et sa jeune femme devait le suivre, car il ne voulait pas la laisser à l’abri des bandes armées, et la nuit qui suivit le retour de Ludovic fut consacrée tout entière à la veille des armes ; c’en est fait, voici le jour ! La jeune épouse est déjà debout. Elle est aux genoux de son vieux père, implorant sa bénédiction. Ludovic a déjà pris ses armes, il a sellé son cheval, tout est prêt. Tout à coup un grand bruit se fait entendre à la porte de la maison. La maison est cernée, un régiment tout entier est là qui frappe à la porte. Ouvrez ! C’est Ludovic qui va ouvrir lui-même ; à peine la porte est-elle ouverte que Ludovic tombe frappé par trente balles dans le cœur. Il avait été aussi bien ajusté que l’avait été le premier Vendéen.

Le même soir, Ludovic fut enterré sous le vieux if du château de Clisson.

Sa femme, qui est devenue folle, a revêtu sa robe de noces pour le suivre : une robe brodée, un long voile, un chapeau de fleurs. C’est la seconde fois que le tombeau de Clisson est témoin de cet étrange deuil !

Elle a vécu tant que sa robe de noces n’a pas été usée ; mais bientôt à force de se mettre à genoux, la robe fragile s’est usée sur la pierre du tombeau, les ronces du chemin ont arraché ses riches dentelles, la pluie du ciel a fané les blanches fleurs du chapeau ; vous n’auriez reconnu à cette vue ni la jeune femme, ni sa robe de noces ; la robe n’est plus qu’un haillon, la jeune femme n’est plus qu’un cadavre.....

Ajoutez cette triste histoire à toutes les histoires des guerres civiles, et pleurez avec nous sous l’if funèbre du château de Clisson !

 

 

Jacques CRÉTINEAU-JOLY.

 

Paru dans Écho de la jeune France en 1833.

 

 

 

 

 

 

 

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