Carpus, Papylus, Agathonice
par
DANIEL-ROPS
SOUS MARC-AURÈLE, À PERGAME
AU temps de l’empereur Dèce 1, Optimus était proconsul à Pergame. Le bienheureux Carpus, évêque de Gados, et le diacre Papylus de Thyatire, tous deux confesseurs du Christ, comparurent devant lui. Optimus siégeait au tribunal.
Le proconsul dit à Carpus :
– Quel est ton nom ?
– Mon premier nom, le plus beau, est Chrétien. Mon nom dans le monde est Carpus.
– Tu connais, n’est-ce pas, les édits des Augustes qui vous obligent à sacrifier aux dieux, maîtres du monde. Je t’ordonne d’approcher et de sacrifier.
– Je suis chrétien. J’adore le Christ, le Fils de Dieu, qui est venu sur terre, ces derniers temps, pour nous sauver et pour nous délivrer des pièges du démon. Je ne vais donc pas sacrifier à de pareilles idoles.
– Sacrifie aux dieux, comme l’ordonne l’Empereur.
– Périssent les dieux qui n’ont pas créé le ciel et la terre.
– Sacrifiez, l’Empereur le veut.
– Les vivants ne sacrifient pas aux morts.
– Les dieux sont donc des morts, d’après toi ?
– Parfaitement. Et voici comment. Ils ressemblent à des hommes, mais ils sont immobiles. Cesse de les couvrir d’honneurs ; comme ils ne bougent pas, chiens et corbeaux viendront les couvrir d’ordures.
– Il s’agit de sacrifier.
– Impossible. Jamais je n’ai sacrifié à des statues sourdes et insensibles.
– Aie donc pitié de toi-même.
– C’est bien pourquoi je choisis la meilleure part.
À ces mots, le proconsul le fit suspendre au chevalet. Pendant qu’on le torturait, il disait : « Je suis chrétien. À cause de ma religion et du nom de mon Seigneur Jésus-Christ, je ne puis partager vos pratiques. »
Le proconsul le fit suspendre et déchirer par les ongles de fer. On le laboura et la douleur devint si intense qu’il fut incapable d’articuler une parole.
Alors le proconsul le fit enlever et se tourna vers Papylus, pour l’interroger.
– Es-tu de la classe des notables ?
– Non.
– Alors qu’es-tu ?
– Je suis citoyen.
– D’où es-tu ?
– De Tyatire.
– As-tu des enfants ?
– Beaucoup, grâce à Dieu.
Une voix dans la foule cria : « Ce sont les chrétiens qu’il appelle ses enfants. »
Le proconsul : Pourquoi me mentir, en prétendant avoir des enfants ?
Papylus : Constate que je ne mens pas, mais que je dis vrai : dans toutes les villes de la province j’ai des enfants selon Dieu.
Le proconsul : Sacrifie ou explique-toi.
– Je sers Dieu depuis ma jeunesse, jamais je n’ai sacrifié à des idoles ; je m’offre moi-même en sacrifice au Dieu vivant et vrai, qui a pouvoir sur toute chair. Et maintenant j’ai fini. Je n’ai plus rien à ajouter.
On l’attacha lui aussi au chevalet où il fut déchiré par les ongles de fer. Trois équipes de bourreaux se relayèrent, sans qu’il échappât à Papylus aucune plainte. Comme un vaillant athlète, il considérait la fureur de ses ennemis avec un profond silence.
Le proconsul : Qu’en dis-tu ? Aie pitié de toi-même ; il m’est pénible de te faire ainsi souffrir.
Papylus : Ces tourments n’existent pas. Je ne ressens pas les tortures, il est quelqu’un qui me fortifie. Il est quelqu’un qui souffre en moi que tu ne peux pas voir. D’ailleurs je t’ai bien dit qu’il m’était impossible de sacrifier aux démons.
Devant l’endurance et la ténacité des deux confesseurs le proconsul rendit son arrêt les condamnant à être brûlés vifs.
En entendant la condamnation, Papylus qui descendait les marches de l’estrade leva les yeux au ciel et dit : « Je te remercie, Seigneur Jésus-Christ, d’avoir daigné me changer en un vase d’honneur, alors que je n’étais qu’un vase d’ignominie. »
Les deux martyrs se hâtèrent d’arriver à l’amphithéâtre, afin d’achever plus rapidement le combat. Comme la pluie menaçait, ils hâtèrent le pas.
Il y avait foule. Les suppôts du démon dépouillèrent d’abord Papylus de ses vêtements, et le crucifièrent. On dressa le poteau, la flamme monta. Paisiblement le martyr se mit en prière, et c’est ainsi qu’il rendit l’âme.
Après lui, ce fut le tour de Carpus. Les spectateurs les plus proches de lui le virent qui souriait. Surpris, ils l’interrogèrent : « Pourquoi souris-tu, dirent-ils ? »
Le bienheureux répondit : « J’ai vu la gloire du Seigneur, et je suis dans la joie. Me voici désormais délivré, je ne connaîtrai plus vos misères. »
Un soldat entassait les fagots. Quand il y eut mis le feu, Carpus, le saint, lui dit : « Nous sommes nés d’Ève comme vous, elle est notre mère commune ; nous avons une chair semblable à la vôtre. Mais quand nous fixons nos regards sur le tribunal de la vérité, nous sommes capables de tout souffrir. »
Et tandis que montait la flamme, le confesseur priait :
« Béni es-tu, Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, car, malgré mon péché, tu m’as jugé digne de ton héritage. » Et en disant ces paroles, il expira.
Une femme qui assistait au martyre, Agathonicé, vit la gloire du Seigneur, que Carpus disait avoir contemplée. Elle comprit que c’était un signe du ciel, et aussitôt elle s’écria : « Ce festin a aussi été préparé pour moi. Il me faut y prendre part et goûter ces mets glorieux. »
Alors le proconsul fit amener cette femme et lui demanda : « Qu’as-tu à dire ? Il faut sacrifier. Préfères-tu suivre les conseils de tes maîtres ? »
Elle répondit : « Je suis chrétienne. Jamais je n’ai sacrifié aux démons, mais seulement à Dieu. Volontiers, si j’en suis digne, je suivrai les traces de mes maîtres, les saints. C’est mon plus grand désir. »
Alors la foule lui cria : « Aie pitié de toi et de tes enfants ! » Le proconsul renchérit : « Considère ta situation. Aie pitié de toi et de tes enfants, comme le demande la foule. »
Agathonicé : Mes enfants ? Dieu veille sur eux. Pour moi, je refuse de vous obéir et de sacrifier aux démons.
Le proconsul : Sacrifie, et ne me force pas à te condamner au même supplice.
Agathonicé : Fais ce que bon te semble. Pour moi je suis venue afin de souffrir pour le nom du Christ. Je suis prête.
Alors le proconsul rendit son arrêt : « Agathonicé subira le même sort que Carpus et Papylus. Tel est mon ordre. »
Arrivée au lieu du supplice, Agathonicé ôta ses vêtements et, toute joyeuse, monta sur le bûcher. Les spectateurs furent frappés de sa beauté. Ils la plaignaient : « Quel jugement inique et quels décrets injustes ! »
Les bourreaux l’attachèrent au poteau et allumèrent le feu. Quand elle sentit les flammes toucher son corps, elle cria jusqu’à trois fois : « Seigneur, Seigneur, Seigneur, viens à mon secours. C’est en toi que j’ai recours. »
Ce furent ses dernières paroles. C’est ainsi qu’elle mourut martyre avec les saints.
Les fidèles recueillirent clandestinement leurs restes et les gardèrent pour la gloire du Christ et pour honorer les martyrs. À lui honneur et puissance, avec le Père et l’Esprit-Saint, maintenant, toujours et dans les siècles des siècles ! Amen.
DANIEL-ROPS, La geste du sang,
Textes choisis et présentés par A. Hamman, o.f.m.,
Fayard, 1951.