Ptolémée et Lucius
par
DANIEL-ROPS
L’AN 160, À ROME
IL y avait à Rome une femme dont le mari vivait dans le désordre, comme elle-même y avait vécu autrefois. Quand elle eut connu la doctrine du Christ, elle s’était amendée. Dès lors elle s’efforça de ramener son mari à une vie honnête : elle lui expliquait les enseignements de Jésus-Christ et lui parlait du feu éternel, réservé aux gens sans foi ni loi. Mais le mari demeura enlisé dans la débauche.
Son épouse résolut donc de se séparer de lui ; elle jugea sacrilège de partager la vie d’un homme toujours en quête de plaisirs défendus et infâmes. Ses parents lui conseillèrent la patience : tout espoir de retour n’était pas perdu chez son mari. Devant tant d’insistances, elle finit par rester, mais bien à contrecœur.
Son mari partit pour Alexandrie. Elle apprit qu’il y menait une vie plus scandaleuse que jamais. Craignant que, si elle demeurait plus longtemps encore la compagne de cet homme, elle ne se rendît complice de ses turpitudes, elle lui fit signifier le divorce et quitta le domicile conjugal.
Cet époux aurait dû se réjouir : sa femme qui autrefois se prostituait avec des valets et des mercenaires et s’adonnait à la boisson et à tous les vices, avait changé de vie et s’efforçait de le convertir à son tour. Mais ce divorce, décidé contre son gré, lui déplut et il accusa sa femme d’être chrétienne.
C’est alors qu’elle présenta sa requête à toi, Empereur, afin de régler d’abord ses affaires domestiques, avant de répondre à l’accusation portée contre elle. Et tu l’as agréée. Le mari, qui ne pouvait plus rien contre elle, tourna sa haine contre un certain Ptolémée qui avait instruit sa femme dans la religion chrétienne. Il le fit condamner par Urbicus, préfet de la ville.
Il gagna un centurion de ses amis, qui fit jeter Ptolémée en prison. Il lui avait conseillé de l’arrêter, sous la seule accusation d’être chrétien. Ptolémée, qui était un homme loyal, sans dol ni mensonge, avait avoué qu’il était chrétien. Et le centurion l’avait fait mettre aux fers.
Il le torturait depuis longtemps en prison, lorsqu’il comparut enfin devant le préfet Urbicus. Comme la première fois, on lui demanda simplement s’il était chrétien. Ptolémée, sachant tout ce qu’il devait à la doctrine du Christ, confessa toutes les vérités chrétiennes : Quiconque désavoue une de ces vérités ne peut le faire que pour deux motifs : ou parce qu’il la croit indigne de lui ou parce que sa vie l’en rend indigne. Or les deux attitudes sont incompatibles avec la foi d’un chrétien. Urbicus ordonna d’emmener Ptolémée au supplice.
Lucius, un chrétien qui venait d’assister à ce jugement inique, alla trouver aussitôt Urbicus : « Quoi donc ! Voilà un homme qui n’est ni adultère, ni débauché, ni homicide, ni voleur, ni brigand. Il n’est pas coupable du moindre délit. Et tu le condamnes simplement parce qu’il avoue être chrétien. Pareil jugement, Urbicus, n’est pas conforme aux intentions de l’Empereur qui est pieux, du fils de César qui est sage, du Sénat qui est religieux. »
Urbicus : Tu m’as bien l’air d’être chrétien toi aussi.
Lucius : Parfaitement.
Urbicus le fit également conduire à la mort. Le condamné lui rendit grâces. Mourir c’était pour lui la délivrance de ces maîtres injustes et le départ pour le Père et le Roi des cieux.
Un troisième, qui s’était présenté, fut également condamné.
DANIEL-ROPS, La geste du sang,
Textes choisis et présentés par A. Hamman, o.f.m.,
Fayard, 1951.