Sévéra

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

DANIEL-ROPS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’EST sur le conseil, et presque l’injonction de Dom Bède Arthe, abbé bénédictin d’Hautecombe, que, pour mon remords et mon repos, je tenterai d’écrire ces pages.

– Quand tout, pour vous, sera enfin devenu clair, m’a-t-il dit (il me parlait à voix basse, la main posée sur mon bras), alors, un de nous vous entendra, pour vous absoudre. Nous ne voulons tout d’abord que vous accueillir parmi nous, vous offrir l’asile de notre silence. Nous prierons Dieu pour qu’Il vous guide.

L’autorité de ce religieux, mon cadet de quinze ans, s’imposa à moi dès le premier instant de notre entretien. J’examinai ce visage où les marques de l’ascèse n’ont pas détruit les traces d’une proche jeunesse, ces yeux limpides, tout lumineux d’une foi qui, pour moi, se faisait charité. Déjà je me sentais plus calme. Par la fenêtre, je voyais les eaux étales du lac, au pied du mur de l’abbaye : sous ce ciel froid et pur d’Octobre, elles étaient pâles, sans ombres, sans frissons. Une grande majesté planait sur elles.

Plus que la beauté glacée du Bourget, ce qui, dès l’abord, me rendit une paix oubliée, c’était de sentir que je n’étais plus seul, dans le désespoir de ma conscience déchirée, qu’un cœur d’homme, sous la robe noire de saint Benoît, battait pour moi, souffrait de ma souffrance.

 

 

 

DES excuses, non, je n’en cherche point. Je souhaite bien davantage de voir mon âme jusqu’au fond, dans ses responsabilités les plus secrètes. Les parents qui, entre leurs enfants et eux-mêmes, sentent s’agrandir un fossé, ont tort d’accuser l’ingratitude de la jeunesse : la faute leur incombe. S’ils n’ont pas su se faire semblables à ceux qu’ils ont engendrés, rompre avec leurs habitudes de pensée, pour pénétrer celles de leurs fils, qu’ils n’incriminent qu’eux-mêmes, le jour où ils sont, devant la chair de leur chair, des étrangers.

Je n’ai pas accompli cet effort. Enfermé dans cette inhumaine tour de l’étude et de la science, croyant que la vie n’existait que dans la méditation, j’ai accepté tacitement de négliger mon fils. Il a grandi sans que je m’en rendisse compte. Un jour vint où je vis auprès de moi, au lieu du gauche adolescent de la veille, un homme que j’ignorais.

Un homme dont tout me séparait. Jean ressemblait à sa mère : grand, fort, blond, insouciant comme elle. Une nature sans profondeur. J’allais rayer ce mot, mais il me fait toucher du doigt mon erreur essentielle. Mon erreur, cela a été sans doute de ne considérer comme valable que ce qui, dans l’existence, est objet de réflexion, et de négliger ce qui est peut-être, profondément, la vie : les passions les plus simples, les spontanéités les plus animales. Une certaine forme de gaieté, de joie vivace et libre, chez autrui, m’a, depuis toujours, semblé le signe de la médiocrité. Travers d’intellectuel qui n’a connaissance des hommes que par les livres. Chez Marguerite, cette exubérance animale me causa tant d’exaspération, qu’à plusieurs reprises je la rabrouai. Quand Jean fut d’âge à faire des études, je le mis en pension dans une ville voisine, moins pour assurer la qualité de son travail que pour écarter de moi cette présence bruyante. Je n’aimais pas la vie, voilà la vérité ; je n’en aimais que le reflet, l’image ; et j’en étais entièrement ignorant.

On a souvent observé que les hommes qui, par profession ou habitude, sont entraînés à manier des idées, à raisonner, à induire, à déduire, dans la pratique, au contraire, sont sujets à plus d’erreurs que les autres. C’est que, s’ils partent d’un postulat inexact, tout leur mécanisme cérébral travaille sur cette donnée fausse, sans que le sens intuitif, le bon sens, pour dire plus humblement, vienne la corriger. Ainsi ai-je pu passer à côté d’une vérité élémentaire sans même la soupçonner. Il a fallu un drame pour me faire comprendre que les passions ne sont pas seulement des objets d’études pour nos Racine et nos Balzac, des thèmes de développements pour les théologiens, mais de simples et violents mouvements d’âme, où l’être entier se joue lui-même, risque son bonheur, son destin.

Tel que je fus, je ne me souviens pas d’avoir eu de jeunesse, si l’on entend par là autre chose que le fait tout matériel d’avoir treize, ou quinze, ou dix-huit ans. Du plus loin que je me souvienne, je fus toujours semblable à moi-même, médiocrement, implacablement semblable. Parfois, il y a quelques années, cette idée me traversait l’esprit et me causait une gêne. D’autres regrettent leur adolescence ; je n’avais rien à regretter. J’atteignis ma quarante-cinquième année, sans que l’âge eût marqué mon visage ; je ne sentais pas couler le sable ; j’étais en dehors du temps comme de la vie. C’est une position inhumaine, où l’âme s’ankylose et pourrit.

J’avais épousé, à vingt ans, Marguerite, pour des raisons de pure convenance familiale. L’aisance que sa dot m’apportait, le désir de ma mère, mon indifférence totale à l’amour expliquent cette union singulière. Nous étions aussi peu faits que possible pour vivre ensemble. Elle aimait Paris, le théâtre, les journées si pleines et si vides du monde, tout ce que je détestais et méprisais à la fois. S’il n’eût tenu qu’à moi, nous eussions toujours habité Conflans, alors que, les deux années que dura notre union, j’obtins difficilement d’y passer trois mois. Marguerite mourut en couches en mettant Jean au jour. Éprouvai-je du chagrin ? Sans doute pus-je le croire : j’étais très conventionnel et fort peu perspicace. À distance, aujourd’hui, je pense que cette mort, tout particulièrement horrible, puisqu’elle atteignait un être jeune, amoureux de la vie et en pleine santé, dut me laisser presque indifférent : mais il ne faut pas céder à la tentation de me représenter comme une manière de monstre, ce qui serait une autre façon, assez subtile, de m’excuser maintenant. À vrai dire, je ne sais pas ce que j’éprouvai : j’avais vingt-trois ans.

Peu après mon deuil, alors que je me demandais si je ne déciderais pas de quitter Paris, une circonstance m’y contraignit : une atteinte de tuberculose ganglionnaire qui se manifesta d’abord par quelques abcès froids à l’aine et au cou, puis par une déformation douloureuse du coude, me rendit, aux dires des médecins, le séjour en province nettement recommandable. J’entrai bien volontiers dans leurs vues, qui s’accordaient à mes goûts. Ma famille possédait depuis longtemps, en Savoie, cette maison de Conflans dont je reparlerai. J’en avais fait réparer les hauts toits et les murs : je m’y installai sans retard. Qui trouvera étrange qu’à vingt-quatre ans j’aie pu m’accommoder d’une existence aussi recluse (Conflans, ni Albertville dont elle est le faubourg, ne contenaient nul être que je pusse fréquenter autrement que de la façon la plus superficielle et la plus intermittente), celui-ci n’aura pas compris mon caractère et s’étonnera vainement. Je me vouai dès lors aux travaux qui, par la suite, devaient m’assurer, dans la très étroite spécialité où je me cantonnai, une petite réputation. Je restais donc de longs mois solitaire, absorbé par ma tâche ; de temps en temps, j’allais à Paris renseigner sur mes recherches les maîtres qui m’avaient poussé à les entreprendre, les confrères qui s’intéressaient à des travaux analogues. Les ans passèrent ainsi, marqués pour le monde par de grands évènements, pour moi, par des publications de mémoires dans des revues savantes. Que je n’aie pas trouvé plus tôt risible, grotesquement risible, une telle existence, je vois maintenant là la preuve de l’aberration mentale dans laquelle j’avais glissé : 1914 fut bien davantage, pour moi, l’année où l’Académie des Sciences Morales me décerna un prix que celle où l’Europe pénétra dans les cercles de la mort.

Mon fils, qu’une nourrice, puis une vieille gouvernante, avaient d’abord soigné, fut ensuite mis en pension, comme je l’ai dit. Je ne le voyais qu’aux vacances, et d’ailleurs fort peu. Cet enfant robuste, dont la vitalité excessive n’arrivait jamais à s’employer entièrement, courait les champs et les montagnes, faisait de longues courses à bicyclette, dépensait son temps et ses forces d’une façon qui m’irritait et me déconcertait, quand je me donnais la peine de l’observer. C’est peu de dire qu’il ne me ressemblait en rien : il était exactement le contraire de ce que je suis. S’il avait pu formuler sa loi, ce dont, même à vingt ans, il eût été bien incapable, il eût dit, sans doute, que vivre, pour lui, c’était céder à un déterminisme ingénu, s’abandonner au flux puissant qui le portait, aux instincts qui conduisaient son jeune être animal. À table, il me racontait en riant des aventures que je ne trouvais pas drôles, et dont je ne comprenais même pas le sens. Parfois, agacé, d’un mot, je lui faisais entendre mon étonnement irrité : il était alors comme un jeune chien qui ne devine pas pourquoi il est interdit de poser ses pattes sur un coussin de soie.

Pour m’intéresser à cet être si différent de moi, il me manquait d’avoir souffert : la souffrance seule contraint l’homme à sortir de lui-même, à s’évader de l’égoïsme monstrueux dans lequel, sans le savoir, peu à peu je me sclérosais.

Jean, il va sans dire, avait fait d’exécrables études ; il ne put être reçu à la deuxième partie de son baccalauréat que grâce à l’obligeance d’un de mes confrères, qui présidait le jury d’examen. Il avait dix-huit ans : il s’engagea pour n’avoir pas à choisir de carrière. À sa libération, il se fit embaucher comme surveillant de travaux par la société qui, du lac de la Girotte jusqu’à Ugine, c’est-à-dire à proche distance de Conflans, construisait des usines d’électricité. C’était devenu un grand garçon, trop grand, trop gros, – je suis plutôt fluet et maigre, – dénué de toutes complications, solide et gai. Il savait parler aux ouvriers, à qui il avait emprunté une partie de son vocabulaire. Il venait à peu près chaque semaine à Conflans, parce que revenir voir son père faisait partie, à son sens, des conventions qu’il fallait observer ; mais, entre nous, il n’y avait aucune communauté de pensée, est-il besoin de le dire ? ni même à proprement parler d’existence.

Un soir, remontant d’Albertville, je le trouvai dans ma bibliothèque, feuilletant un livre, qu’il jeta, en me voyant entrer. Je reconnus, au maroquin violet qui le couvrait, mon petit Amiel.

– Quel raseur ! s’écria mon fils. J’ai essayé d’en lire quatre lignes... Et tu as pu aller jusqu’au bout, puisque tu as mis tous ces trucs au crayon dans les marges ? Il est vrai que moi, je n’y connais qu’ dalle !... acheva-t-il en éclatant de rire.

– Tu as tort, répondis-je trop sèchement.

Mais déjà, il me racontait l’histoire d’un contremaître que le téléférique des matériaux avait laissé en panne une heure, dans l’inconfortable benne, entre ciel et terre. Et il s’amusait de l’incident ! J’aurais dû être plus indulgent ; ma jeunesse perdue, c’était en lui, dans mon fils qu’il fallait la vivre. Ah ! je le sens maintenant avec une force tragique ! Mais je n’étais alors qu’une abstraction.

Il faut même dire davantage : j’étais si absorbé en moi, par les pauvres problèmes que je me posais pour le plaisir de les résoudre, que je ne me rendais peut-être même pas compte à quel point j’étais éloigné de la vie et de mon fils. Nos existences juxtaposées ne s’étaient jamais mêlées. Je n’éprouvais même pas alors, ce que je devais, par la suite, ressentir si vivement, cette sorte de jalousie basse et dissimulée que les hommes qui cessent d’être jeunes ont souvent à l’endroit de leurs cadets. Sa vie à lui, ma vie à moi, c’étaient deux phénomènes si différents que le même mot changeait de sens suivant l’être auquel il s’appliquait. Il n’y avait entre nous que quelques habitudes, en tout cas, aucun sentiment véritable. Si monstrueux que cela puisse paraître à qui frappe d’un tabou les rapports affectifs entre les pères et les fils, il en était ainsi pour nous. Du moins en fut-il ainsi, pour mieux dire, jusqu’au jour où, dans notre vie commune, apparut Sévéra.

 

 

 

CEST chez un de nos lointains cousins, médecin à Aix-en-Provence, que Jean rencontra Sévéra, s’éprit d’elle et décida de l’épouser. Le tout avec la promptitude et la vivacité qu’il mettait en toutes choses. Je n’objectai rien à ce projet ; les renseignements que mon parent me donna permettaient pleine confiance en la famille de cette jeune fille, une des plus anciennes et des plus fières de la Corse. Qu’elle fût pauvre importait peu : la fortune dont nous jouissions était suffisante, d’autant que, à ce qu’il me sembla, les goûts de Sévéra n’étaient pas dispendieux. Si Jean travaillait, c’était en somme beaucoup plus pour utiliser mieux ses journées, que par besoin. Peu de temps après, le mariage se fit, et, sans que je l’eusse vraiment décidé, sans que cette question même eût été abordée entre nous, le jeune ménage s’installa à Conflans. C’est-à-dire que Jean continuait à monter chaque jour, en motocyclette, jusqu’aux travaux du Doron (il rentrait cependant chaque soir). Sévéra et moi passions la journée ensemble. Oh ! cela ne signifiait pas, surtout au début, qu’une grande intimité se fût établie entre nous ! Néanmoins, sa présence à côté de moi, au repas de midi et dans cette heure de demi-flânerie où, après déjeuner, on lit les journaux et les revues, ne laissait pas de modifier mystérieusement l’air même de notre maison. Ce dont je ne me rendis pas compte avec netteté tout d’abord, mais qui allait me devenir de plus en plus évident jusqu’à l’instant où cette évidence fut, pour moi, cause de malaise et de désordre.

Au début, je n’avais prêté à ma belle-fille qu’une attention fort superficielle. Je m’appliquais à une politesse assez cérémonieuse, mais sans intimité. Un jour, pourtant, une circonstance fortuite attira sur elle mon attention. Nous lisions après déjeuner dans la bibliothèque ; je fus appelé au dehors par un domestique, pour donner mon opinion sur quelque détail de service. Je posai, ouvert sur mon bureau, le livre que je lisais : une thèse allemande sur l’inspiration réaliste chez Holbein le Jeune. Quand je revins, Sévéra, penchée sur l’ouvrage, examinait une des planches en couleurs ; levant des yeux troublés, elle me regarda.

– Quelle abominable chose... murmura-t-elle, les dents serrées.

La planche reproduisait le célèbre Christ mort de Bâle, avec une scrupuleuse fidélité : le regard révulsé, la bouche grande ouverte, le rictus d’agonie, et jusqu’à cet éclairage blafard qui accentue le tragique de cette toile, tout était merveilleusement rendu.

– On assure qu’Holbein, expliquai-je, prit pour modèle un noyé retiré du Rhin.

Elle détourna la tête.

– C’est une horreur ! dit-elle.

Et comme je ne songeais même pas à fermer le livre, tant cette scène me surprenait, elle reprit :

– Dans mon pays, le vendredi saint, on adore aussi le Christ mort. C’est un grand Christ de bois, immense, démesuré. On le dépend de sa croix, on le couche sur un brancard, au milieu du chœur, entouré de cierges et de mottes de terre hérissées d’herbes des marais. Dans l’église noire, on ne voit, dans ce cercle de feu, que ce grand corps blême, comme un cadavre. Les femmes et les enfants, toute la journée, viennent prier auprès de lui, et, avant de partir, il faut lui baiser les pieds. Je n’ai jamais pu, moi, acheva-t-elle d’une voix contenue et tragique. Son visage était comme celui-là... Il me semblait que c’était un vrai mort.

Je restai un long moment silencieux, ne trouvant pas un mot à répondre.

– C’est à Corte ? finis-je par demander.

– Oui.

Ce fut la première fois où j’eus le sentiment que cette enfant menue, si fragile d’apparence, devait porter en elle une singulière tension morale. Pourquoi m’avait-elle dit cela ? La violence de son émotion lui avait-elle seule imposé cette confidence ? J’en suis venu à considérer, par la suite, Sévéra tantôt comme une joueuse d’échecs dont aucun coup n’était irréfléchi, mais dont les méthodes échappaient au spectateur, fût-il le plus initié, tantôt comme un être de pure spontanéité, que seul le jeu libre de ses passions et de ses impressions conduisait : je n’ai jamais pu conclure.

Qu’elle fût absolument différente de mon fils, ce que j’ai dit suffit à le prouver. Au physique, le couple qu’ils formaient avait quelque chose de paradoxal : lui si blond, si grand, si robuste, elle mauviette, brune aux yeux toujours fiévreux. Quand ils allaient côte à côté, elle se suspendait à son bras et marchait ainsi comme à demi portée. Elle savait que sa faiblesse était une arme auprès de Jean : peut-être ne l’avait-il épousée que pour le plaisir de donner à un être frêle et charmant son appui et sa protection. Elle avait, au reste, une grâce d’une puissante force de suggestion. On sentait en elle quelque chose qui ressemblait à une violence contenue, sans cesse refrénée, mais qui, cependant, laissait apparaître une manière de tremblement. Cette tension intérieure, que l’incident du tableau d’Holbein m’avait révélée, me fut manifeste ensuite. C’est alors que je commençai à m’intéresser à Sévéra. J’aurai fait comprendre avec exactitude ce que j’éprouvais en disant que, jamais, auparavant, je n’avais fait attention à aucun être : ce contact était, pour moi, une expérience d’une totale nouveauté. Et c’est dans ce sens, tout d’abord, que je puis écrire que sa présence apporta du trouble dans ma vie, ce qui, je pense, ne laissera pas de paraître quelque peu risible.

Pourquoi avait-elle épousé mon fils ? Cette question que je ne me posai point était cependant essentielle. Quand les différences si manifestes qui les séparaient m’apparurent, je mis, bien à la légère, l’explication au compte de la passion amoureuse ; et, à vrai dire, je ne puis pas encore affirmer que ce ne soit point là la vérité. Mais ce qui, par la suite, m’apparut en elle, permettrait aussi bien de dire que tout fut régi par un affreux calcul, par le désir le plus vil d’échapper, de quelque façon que ce fût, à la pauvreté. Ici encore, porter un jugement sur Sévéra est la chose la plus difficile : tout me laisse à penser que les sentiments les plus opposés trouvaient à s’accorder en elle. N’est-ce pas peut-être aussi une dernière faiblesse qui m’interdit de la condamner, ou le sentiment de ma propre culpabilité qui m’empêche de juger autrui ?

La chose la plus surprenante n’est pas que Jean n’eût pas observé quelles différences profondes le séparaient de sa femme : je doute qu’il ait jamais analysé ces relations. Mais ce qui, à la réflexion, me paraît singulier, c’est que Sévéra n’ait pas mesuré cet abîme, avant même de se marier. Sa sensibilité, si vive, devait lui rendre plus violents les multiples petits hiatus qui, entre Jean et elle, ne manquaient pas de se produire chaque jour. Ou faut-il admettre que, l’ayant épousé amoureuse, elle eût lentement dessillé ses yeux et compris son erreur ?

En tout cas elle n’en laissa rien paraître. Elle s’appliqua, au contraire, à calquer son mode de vie sur celui de son mari. Elle le suivait partout où il lui plaisait de l’emmener. Le soir, quand il rentrait, il lui proposait une promenade en motocyclette. Je l’avais vue, l’instant d’avant, méditative, assise sur le mur qui, au-dessus des vallées, ceinture le jardin clos ; elle riait aussitôt et, comme si sa véritable vie avait été de courir les routes sur une machine trépidante, montait en selle derrière Jean, bravement. Ils semblaient tout entiers à la joie simple de la vitesse, de l’escapade familière, à un bonheur que je ne me retenais pas de juger assez vulgaire, et dont j’étais déconcerté que Sévéra s’accommodât.

Mais un soir qu’ils rentraient ainsi, lui tout exubérant, remuant, agité pour le plaisir de faire jouer ses muscles, qu’une journée de fatigue n’avait point lassés, elle, les traits tirés, les pommettes rouges et les lèvres sèches, elle me regarda sans parler. Ce regard ne dura qu’une seconde, mais l’ayant vu, je ne pus m’empêcher de dire :

– Jean, tu vas fatiguer Sévéra, avec ces courses folles et si longues !

– Mais non, mais non, c’est elle qui aime ça, me répondit-il en riant.

Et tourné vers elle :

– N’est-ce pas, ma vieille, que...

– N’ayez pas peur, père, répondit-elle avec un peu trop de hâte. C’est moi qui demande à Jean...

Elle n’acheva pas sa phrase. Ses regards de nouveau rencontrèrent les miens. J’y lus cette violence passionnée, énigmatique, où je distinguai clairement son angoisse de la vie et de la mort.

 

 

 

SÉVÉRA aimait Conflans et notre demeure. Je lui en sus gré.

Conflans est, en dehors d’Albertville, au flanc du Mirantin, sur une bosse détachée à demi dans la plaine, le vieux quartier où la cité naquit jadis. L’ancienne route des pèlerins et des marchands y passait, évitant les eaux peu sages de l’Isère et de l’Arly : un site de défense et de commerce. Des maisons gothiques et Renaissance qui rappellent Venise, de belles fontaines aux eaux abondantes, gardent encore le souvenir d’une splendeur passée. Aujourd’hui, les habitants désertent la vieille cité pour habiter la plaine où passe le chemin de fer. Conflans meurt : les petites rues tortueuses à la fraîcheur de cave gardent encore de la décence, mais la plupart des maisons y sont vides, les façades seules y subsistent, ornées d’arcs en tiers-point et de meneaux sculptés, et, derrière les volets clos, les murs croulent, blocs par blocs, emplissant de gravats les couloirs, les ruelles, et jusqu’aux jardinets en paliers, où ne poussent plus guère que les herbes sauvages.

Moi qui ne m’intéressais à rien, qu’à mes spéculations et mes travaux, je m’étais attaché à cette antique cité. La Maison Rouge, ce palais de briques, la Grande Roche, sa vaste place et ses platanes, ma vieille maison, son jardin, sa terrasse, c’était pour moi un cadre dont je n’eusse pu me passer que bien malaisément. Notre demeure, vue de la place, sur laquelle elle s’ouvre, n’est point cependant d’un accueil très amène. Un haut portail encadré de pilastres, et dont les lourds vantaux sont de bois plein hérissé de clous, ouvre sur une courette d’où monte vers la maison un escalier d’un style heureux. L’intérieur est beau, d’une grandeur assez triste ; de longues pièces voûtées qui datent du moyen âge s’alignent à demi vides à l’étage inférieur ; au premier, des chambres plus restreintes et d’un aspect moins morose, s’ornent de poutres et de poutrelles sculptées.

La façade principale regarde vers le couchant. Une cour, aux dalles irrégulières, la sépare d’un parterre surélevé qu’encadrent des balustres. Deux escaliers jumeaux, de belle maçonnerie, y dessinent en se joignant un perron d’allure florentine où tremble l’ombre de deux hauts cyprès noirs. C’est par là qu’on accède à ce parc, ou, pour dire plus modestement, ce coin de terre sauvage, que nous appelons, depuis toujours, le jardin clos.

C’est un terre-plein pris dans les anciens remparts ; ils tracent en ce point, au-dessus de la vallée, une esplanade rectangulaire que portent, comme une bastille, de puissantes falaises nues. Dans un coin, une vieille tour, encore droite, solide, date du temps des invasions sarrasines. Au bord de l’à-pic, un parapet de pierre, large et bas, cerne soigneusement l’enclos. Le jardin, qui fut conventuel, est beau et mélancolique. Une treille en fait le tour, soutenue par des haubans ; une pergola rustique, si basse qu’on doit courber la tête pour la suivre, le traverse en son milieu, d’un bout à l’autre ; quelques arbres fruitiers poussent en espaliers contre le mur du chemin.

Je dois confesser qu’on eût difficilement trouvé terre plus abandonnée. Des chemins y couraient, envahis par les herbes ; des taillis y croissaient de-ci de-là, selon leur gré, et, de loin en loin, notre vieux jardinier, au milieu des plantes vivaces et des champs incultes, installait, au hasard, un carré de salades ou une planche de radis.

Ce désordre motivait un grief que formulait Jean bien souvent. Il eût voulu que tout l’enclos fût transformé en un fécond potager. Je ne m’y résignais pas volontiers. Cette nature sauvage, c’était peut-être tout ce qui restait de vivant, en moi, autour de moi, pour moi. Je le sentais confusément et j’aimais mon jardin négligé.

Je me rendis vite compte que Sévéra le chérissait autant que moi. Plusieurs fois, quand Jean remit sur le tapis la question du potager modèle, Sévéra protesta vivement. Ce qu’elle aimait dans notre parc, c’était son abandon. Bien souvent, je la trouvais, le soir, assise sur le mur bas qui domine la combe, immobile, méditative. Des odeurs fortes montaient de toutes les plantes, des abeilles grésillaient autour des ancolies et les hirondelles criaient, en volant vite, au ras du sol. Dans la lumière oblique qui marquait les contrastes, les vallées étaient belles. L’âpre gorge qui ouvre sur la Tarentaise était plongée dans l’ombre et la forêt de Rhonne, au flanc de la montagne, n’était plus qu’une grande plaque lisse, d’un sombre bleu. Mais, à l’ouest, la combe ouvrait large, riante, toute envahie des rayons d’un soleil déjà bas. Au pied des Bauges, des collines molles et longues, hérissées de villages, accompagnaient la plaine où l’Isère inscrivait des méandres étincelants.

Au pied de la terrasse, la ville grise et jaune, dans le vert cru des arbres, s’étendait au creux du val de l’Arly. Des rumeurs en montaient : ronronnements d’usines, trompes d’automobiles, de temps en temps meuglements de vaches et, brochant sur le tout, coups de sifflet aigus des locomotives qui manœuvraient en gare. C’était une impression singulière que celle du contraste entre le grand repos du jardin et le remuement de la ville, à nos pieds. On avait le sentiment d’être, par rapport à la vie, dans un état de suspens et de libération. Était-ce cela qu’éprouvait Sévéra comme moi ?

Elle se tenait, d’ordinaire, dans un coin de la terrasse où un très grand sureau la cachait ; des asphodèles poussaient là, venues je ne sais d’où. Elle disait que leur odeur amère lui rappelait le parfum puissant de son pays natal. Elle y lisait, de longues heures, ou, le livre posé près d’elle, restait immobile à rêver. Je l’y surpris deux ou trois fois. Rêver à quoi ? C’est ce qu’il eût été bien difficile de pénétrer. Sur ce visage étroit, sur cette peau mate, dans ces grands yeux d’un noir sans reflets, que distinguer ? Les émotions même ne livraient point son secret.

Plusieurs mois passèrent ainsi. Jamais cette femme ne déplora le silence, l’isolement de notre maison. Jamais elle n’essaya d’entraîner Jean à de vains amusements. J’eus parfois l’impression qu’elle vivait à la fois une double vie, que celle qui apparaissait à Jean et celle même que je croyais déchiffrer n’étaient pas véridiques, qu’une autre Sévéra gisait au fond, très au fond d’une conscience soigneusement celée. Mais cette réflexion me vint-elle par la suite, lorsque les évènements m’eurent éclairé, ou mon esprit la forgea-t-il alors ? Je ne saurais dire.

Si l’on exempte quelques heures qu’elle consacrait à la lecture (mais lisait-elle ? elle me demandait des livres, c’est tout ce que je puis dire, sans que le choix de ces ouvrages, ni l’intérêt qu’elle y prenait, pussent me renseigner), je ne sais pas à quoi Sévéra occupait ses journées. Elle ne travaillait pas à l’aiguille ; elle ne surveillait pas les travaux domestiques dont notre vieille bonne assumait seule la responsabilité. Elle était dans la maison, non comme une étrangère, car au contraire il semblait que le cadre eût été fait pour elle, mais plutôt comme une grande dame un peu fantasque qui dédaigne de s’intéresser aux soucis quotidiens et poursuit un rêve intérieur.

Le contraste était si vif entre ce que je la voyais être, tout le jour, quand elle était seule, et ce qu’elle se montrait à Jean, qu’on pouvait se demander s’il n’y avait pas chez elle un souci d’attitude. Jouait-elle la comédie ? Je n’en sais rien. Car son mari revenu, elle était gaie, exubérante, avec un naturel parfait : elle ne se contraignait pas, cela me semblait évident. Mais pourquoi alors, pourquoi cette différence, cette opposition ? On eût dit que ce n’était pas le même être. Jean devait connaître, simpliste comme il était, une Sévéra joueuse, vive, toujours prête à courir les routes avec lui. Il pensait sans doute à elle comme à un bon camarade de plaisir et de sport. Et, non moins certainement, il ignorait l’autre, celle qui, dans le jardin clos, demeurait silencieuse de longues heures, au milieu des plantes sauvages.

Peu à peu, je me persuadai que Sévéra, en ne me cachant pas cette autre face de son caractère, me livrait en somme une vérité qu’elle ne communiquait point à Jean. Pourquoi agissait-elle ainsi ? Je ne me le demandai même pas. Mais j’en vins à éprouver, chose monstrueuse puisqu’il s’agissait de la femme même de mon fils, le sentiment qu’une communauté spirituelle s’était établie tacitement entre nous, communauté d’où Jean demeurait exclu, et qu’en somme Sévéra, plus secrètement et plus profondément en un certain sens, m’appartenait.

 

 

 

L’ATTITUDE de Sévéra à mon égard ne pouvait d’ailleurs me renseigner en rien sur ses propres sentiments. Je n’étais pas très expert à comprendre autrui : j’en ai déjà fait l’aveu. Si les mêmes faits se reproduisaient, sans doute errerais-je de la même façon. Je ne me comprends pas moi-même, ces pages le confessent assez, et malgré tout l’effort que j’ai accompli pour observer ce qui m’amena au point où je suis, je ne trouve que des bribes de souvenirs, des lambeaux de témoignages, la pire incertitude et la pire confusion. De Sévéra et de moi, le plus fort, ce n’était pas moi.

Je la voyais souvent confiante, vive, spontanée. Peut-être cette spontanéité n’était-elle qu’un plus subtil calcul ; mais comment l’aurais-je discerné ? Elle me questionnait sur mes travaux, auxquels rien ne l’avait préparée à s’intéresser, et dont cependant elle avait tout aussitôt assez pénétré l’essentiel pour que, sans connaissances spéciales, elle ne donnât jamais l’impression d’être désorientée. C’est une façon bien adroite qu’ont les femmes de toucher l’homme dans ce qui intéresse le plus son esprit et de réintroduire, en somme, insidieusement, le sentiment en un point où il n’a rien à faire. Le pis est que l’homme ne soupçonne même pas la manœuvre. Manœuvre ? Non, car elle est inconsciente et toute d’instinct.

Sévéra avait l’art de me montrer que mon travail retenait son attention : quelques questions, une réflexion juste. Si la conversation se prolongeait, ses regards fuyaient, devenaient absents. J’aurais pu conclure bien des choses, si j’avais su observer de façon plus profonde...

D’autres jours, elle restait enfermée dans un silence que, je le sentais bien, personne ne pouvait rompre : un silence au fond duquel elle était retirée comme en son âme. Les mots même qu’elle prononçait restaient extérieurs à ce mutisme fondamental, à cette réserve inexpugnable. J’en étais tout désorienté, et gauche comme un adolescent. Les heures de la journée s’écoulaient, mortelles. Et Sévéra ne redevenait joyeuse, n’éclatait de son beau rire (ces soirs-là, un peu forcé, me semblait-il) que lorsque le klaxon de Jean avait retenti sur la grand’place, accompagnant les détonations du moteur. Un tel revirement me laissait croire que la vraie partie se jouait entre Sévéra et moi ; mais quelle partie ? Je n’en savais rien, je n’en distinguais pas le sens.

Il paraîtra peut-être curieux que je n’aie pas, aussitôt, cherché à m’éclairer sur mes propres sentiments. Mais c’est que je n’avais à aucun degré le sens de l’analyse psychologique. Je vivais trop en moi, j’acceptais les êtres tels qu’ils se présentaient à moi, sans jamais me soucier de leur vérité profonde. Moi-même je n’étais pour moi qu’une apparence, un ensemble de données conventionnelles, que réunissait, en un faisceau à peu près cohérent, la chaîne de mon stérile labeur. À distance – n’en ai-je pas déjà fait l’aveu ? – il me semble bien que la présence de Sévéra apporta dans ma vie un élément de trouble. Qu’on m’entende bien : je suis sûr que ce mot ne pouvait pas être pris dans le sens détestable qu’on imaginerait volontiers. Non, trouble, en ceci que cette jeune femme mystérieuse me préoccupait, que sa vie à mes côtés me détournait de l’exclusif souci de mes recherches, que des préoccupations différentes venaient à la traverse de celles qui m’étaient habituelles. Au début, pas autre chose. Mais, pour moi, dont la vaine innocence du cœur ne manquera pas de paraître stupide, et me paraît telle aujourd’hui, c’était déjà, grosse de conséquences, une fissure à peine visible, certes, mais une fissure quand même dans un édifice qui ne semblait si solide que parce que nul choc ne l’avait jamais mis à l’épreuve.

Il serait déloyal de ne pas noter ici que la première fois que je pus observer le trouble en moi fut celle-ci. Voyant partir Jean et Sévéra en promenade, avec une joie et une exubérance que je connaissais bien, je me réjouis de leur plaisir très sincèrement, mais en même temps, un fugitif mouvement de retour sur moi-même me chagrina quelques secondes. Si j’avais exprimé ce que je ressentais, c’eût été à peu près ainsi : « Et moi, qu’ai-je fait de ma jeunesse ? » À vrai dire, cela ne vint pas jusqu’à l’expression, à peine jusqu’à la conscience : cela demeura enfoui dans cette zone indécise de l’âme où nous maintenons, à notre insu, d’ordinaire, tous les sentiments qui heurtent notre sens moral traditionnel et nos habitudes intellectuelles les plus invétérées. Si je me souviens précisément de cet éclair psychologique qui me traversa et disparut tout aussitôt, c’est que, plus tard, de telles réflexions devaient s’installer et ouvrir en moi une plaie douloureuse.

Aurais-je prêté plus d’attention à ce mouvement d’âme tout nouveau, que j’aurais compris combien le trouble avait progressé en moi. C’est sans doute à un contrecoup de ce subtil ébranlement intérieur qu’il faut attribuer l’incident qui se produisit, le même soir, auquel je ne pris pas garde, mais qui m’éclaire, à distance, sur beaucoup de points obscurs de mon histoire.

Jean et Sévéra rentrèrent assez surexcités, à ce qu’il me parut. La course, le grand air, sans doute. Notre dîner débuta de façon très gaie mon fils raconta des anecdotes ramassées sur ses chantiers ou dans la ville. Il avait un goût immodéré des cancans qui circulent toujours dans les petites cités. Très souvent, il faisait allusion à des gens dont j’ignorais jusqu’au nom.

– Mais, enfin, papa, c’est la vingtième fois que je t’en cause (car il parlait fort mal, malgré mes rectifications).

– Tu sais bien que je n’arrive pas à m’intéresser à tout ce monde.

– Tu ne t’intéresses qu’à tes fiches ! me dit-il en riant.

Le ton était plaisant, mais non irrespectueux. Je ne sais trop pourquoi, je le pris mal et répondis à mon fils quelques mots assez désagréables. Il me regarda surpris. Tout au long de son éducation, je n’ai peut-être pas usé trois fois de l’argument d’autorité. Visiblement, il ne comprit pas pourquoi je le rabrouais.

La conversation reprit, assez morne. Sévéra n’avait rien dit. Pendant les quelques secondes qu’avait duré l’algarade, elle avait gardé les yeux fixés sur son assiette. Un instant plus tard, elle m’examina d’un coup d’œil, sans que je pusse distinguer ce qu’elle pensait. M’adressant à elle, je lui demandai si elle s’était intéressée à un ouvrage qu’elle m’avait emprunté trois ou quatre jours auparavant, et dont, après avoir lu quelques pages, elle m’avait dit tout de suite qu’il lui plaisait. Elle prit un ton neutre, une voix modulée et douce, pour me répondre qu’elle avait dû renoncer à cette lecture, tant elle l’avait jugée ennuyeuse.

– Mais Sévéra, lui dis-je, vous m’avez dit que le premier chapitre vous avait paru si attachant ?

– Vous croyez, père ? me répondit-elle, comme si elle était très sincèrement surprise.

Elle ajouta au bout d’un instant :

– Le premier chapitre peut-être...

Désorienté, je n’insistai pas. Notre repas s’acheva dans le silence. Après quoi, Jean alla graisser et nettoyer sa machine, et d’une fenêtre de mon bureau, je vis Sévéra suivre le chemin sous la treille, et gagner son coin habituel, près du sureau.

Je restai quelques instants à réfléchir à cet incident, dont le sens ne m’échappait pas totalement. Sans aucun doute, Sévéra avait voulu me faire entendre qu’elle n’approuvait pas mon attitude à l’égard de Jean. Et je pensais, tout mécontent que je fusse, qu’en somme j’avais eu tort. Mais cela ne laissait pas de me démonter, et je me mis au travail sans entrain.

Au bout d’une heure, un grattement léger, à ma porte, me fit sursauter. C’était Sévéra. Elle entra, traversa la grande pièce obscure, s’avança dans le cône de lumière, avec une expression presque mutine sur son visage que l’air vif de la nuit avait rosi.

– Je viens vous demander un autre livre, me dit-elle. Il ne faut pas m’en vouloir de n’avoir pas lu... d’avoir dit que je n’avais pas lu... corrigea-t-elle.

Elle fit un geste vague.

– Je vous en prie : donnez-moi donc ce roman anglais que vous aimez, qui se passe sur des collines de bruyère où souffle le vent.

Elle était déjà ressortie du bureau, emportant le livre souhaité, que je n’étais pas encore revenu de ma surprise. C’était la première fois qu’elle venait ainsi frapper à ma porte, le soir, et justement ce soir-là...

 

 

 

CEST le lendemain que le hasard me mit au fait de certains évènements de la vie de mon fils. Était-ce désir de me rendre service, était-ce malice, au contraire ? je ne sais. Le notaire qui me renseigna passait pour être l’homme le mieux informé du canton. Il me sembla alors comprendre ce qui se passait à côté de moi et que je ne soupçonnais pas. L’attitude de Sévéra avec ses sautes d’humeur, son inattaquable quant-à-soi, en même temps cette inclinaison à se confier à moi (ou du moins ce que je prenais pour tel) m’apparut soudain plus claire. Je commis, à ce moment-là, sans aucun doute, une nouvelle erreur, car si l’infidélité de Jean pouvait expliquer, dans une certaine mesure, un aspect de la conduite de Sévéra, d’autres mobiles existaient en même temps, soigneusement cachés.

J’appris donc que Jean avait, depuis longtemps, et bien avant son mariage, une liaison avec une Italienne de petite vertu, veuve d’un contremaître d’usine. Il l’avait connue à Beaufort, l’avait installée dans notre ville. Il l’avait abandonnée quelque temps, lorsqu’il avait épousé Sévéra ; mais il était retourné à elle, par la suite, comme à un vice. Tout cela, je l’appris d’un seul coup, n’ayant rien soupçonné.

La question aussitôt se posa à moi : que savait Sévéra ? Les signes qui échappent aux hommes ne sont point cachés aux subtiles antennes des femmes ; un silence, un geste, pour elles est aussi révélateur qu’un aveu. Si ma belle-fille ne connaissait pas les détails de la liaison, il était hors de doute que, du moins, elle la soupçonnait.

Et si elle n’ignorait pas quelle était celle pour qui Jean la trahissait, comme elle devait souffrir, l’orgueilleuse, la rétive, dans sa fierté autant que dans son amour ! Cela m’annonçait un drame, j’en eus aussitôt le pressentiment, mais non de celui qui devait se produire ensuite.

Je me trouvai extrêmement embarrassé. Devais-je prendre à part mon fils et lui remontrer ce qu’il y avait d’immonde dans sa conduite ? J’hésitais à le faire sans savoir si Sévéra souhaitait que j’accomplisse cette démarche, et surtout parce que je craignais que mon intervention fût inefficace. D’ailleurs, je me rendais bien compte que Jean devait être plein de remords : qu’il aimât sa femme, cela ne faisait aucun doute ; mais, en lui, les seules forces déterminantes étaient celles de l’animalité et il devait leur céder, maussade contre lui-même, sans pouvoir les combattre. Sévéra seule, sans doute, aurait pu agir efficacement sur lui et le ramener à une droite voie. Le voudrait-elle ? Le voulait-elle ? Il me semblait que, telle que je la connaissais, elle était bien capable de préférer le pire, d’abandonner la partie, et de se porter elle-même aux solutions les plus désespérées. Que faire ? Je me décidai à attendre que Sévéra m’en parlât la première, attentif à guetter le premier signe d’un aveu, qui me permettrait d’intervenir, de la questionner.

Elle résista longuement à sa souffrance : son orgueil blessé lui interdisait de se confier. Mais, sans qu’aucun de nous eût rompu le silence, un jour, il devint évident que chacun savait, et savait aussi que l’autre n’ignorait point. Un regard que nous échangions si Jean arrivait en retard (alors même que Sévéra jouait l’habituelle comédie de l’exubérance), un silence que nous laissions tomber, s’il donnait une explication embarrassée ; rien n’avait été dit, mais nous nous comprenions.

Cette sorte de complicité tacite que je n’osais pas rompre, ni d’une façon ni d’une autre, augmenta le trouble dont j’ai parlé. Il se produisit en moi, bien que je ne m’en rendisse pas compte tout de suite, une profonde transformation. Peu à peu, inconsciemment, j’en vins à m’intéresser plus à ce drame sentimental qui se jouait à mes côtés qu’à mes travaux scientifiques en cours. C’était pour moi, à la lettre, une révolution. Mon esprit, mon âme même subissaient un déplacement. Je découvris la vie, sa vérité, son tragique, sur le visage de Sévéra, méditative, fermée, de Sévéra en proie à une douleur qu’elle n’avouait pas.

Et, en même temps, si j’avais été plus attentif à moi-même, j’aurais décelé en mon cœur un sentiment nouveau. Je ne comprenais pas ce qui poussait Jean à cette basse aventure ; je n’éprouvais que du dégoût. Les forces de la chair n’ont jamais mû mon être ; mon fils, à cet égard, comme à tant d’autres, m’était étranger. Et dans ma réprobation, cette pensée se faisait jour, encore vague, confuse. « À la place de Jean, j’aimerais Sévera ; je ne pourrais pas la trahir. » À la place de Jean... J’aurais dû méditer là-dessus. J’aurais découvert dans cette simple supposition, d’apparence si innocente, la première trace d’un sentiment indéfinissable et trouble qui se mêlait à une amertume inconnue, subtile, l’amertume de ma jeunesse perdue, l’amertume inconsciente de n’avoir pas été celui qui aurait eu le droit d’aimer Sévéra.

J’essaye de noter exactement ce qui s’est produit, mais le notant, je donne de la précision à des éléments qui n’ont été que de ténus brouillards. Ma conduite à l’égard de ma belle-fille n’était pas autre que celle d’un père amical, attentif et courtois. Peut-être aurais-je été enclin à me montrer plus expansif, plus affectueux ; mais elle ne s’y prêtait guère.

Un incident rompit entre nous cette glace.

L’automne approchait. C’était le soir. La nuit descendait lentement sur la plaine et déjà l’ombre montait au flanc de la Belle Étoile, dont le sommet aigu émergeait seul dans la lumière dorée. La journée était belle ; aux pentes des montagnes, septembre jaunissait les feuilles des arbres et la vigne vierge qui couvrait la vieille tour sarrasine flamboyait de rouges éclatants. C’était pourtant un de ces soirs où la splendeur de la nature est trop puissante, trop au-dessus de l’homme pour apporter véritablement la paix. Vers six heures, je sortis dans le jardin ; je montai les degrés du perron florentin, m’engageai sous la treille basse où de petites grappes d’or restaient encore. Un bruit léger attira mon attention ; je me dirigeai vers le coin de bosquets d’où il partait.

Je croyais Sévéra à la ville ; elle y était descendue et je ne l’avais pas entendue rentrer. Quand, derrière le gros sureau habituel, je la découvris, ployée sur elle-même et sanglotante : je demeurai interdit.

En me voyant, elle fit des bras un geste qui m’écartait. Elle me regarda les yeux remplis de larmes. Des pleurs avaient coulé sur son visage, et, y séchant, l’avaient marqué de traces grises. Elle était émouvante et tragique.

Elle se domina en un instant et cessa de pleurer. Nous restâmes un long moment à nous dévisager, sans mot dire.

– Ma pauvre enfant... murmurai-je.

Elle secoua violemment ses cheveux noirs et plats. Non, elle refusait, elle refusait l’attendrissement, la consolation illusoire. Elle était Corse. Elle me saisit par le poignet :

– Jurez-moi que vous ne lui direz jamais que vous m’avez vue ainsi.

Je ne répondis pas.

– Jurez ! jeta-t-elle à mi-voix, impérieuse.

– Pourquoi ?

– Je vous haïrais si vous parliez, répondit-elle.

De nouveau, nous nous examinâmes, les yeux dans les yeux. Son visage avait pris une expression tendue, de violence concentrée, de résolution, presque de haine. Oui, le mot de haine était celui qui convenait à cette figure ravagée, à ces prunelles brillantes, à cette bouche desséchée et tordue, à cette puissante et démoniaque beauté. Je sentis bien qu’elle était plus forte que moi.

Mais qui haïssait-elle ? Je n’aurais pu le dire. Moi autant que mon fils, peut-être. Elle devait détester le monde entier. Outragée, blessée à vif, à quels excès ne se porterait-elle pas ?

– Qu’avez-vous ? balbutiai-je, stupide.

Elle haussa les épaules avec mépris.

– Vous savez tout ? questionnai-je alors.

– Vous m’avez promis que vous ne diriez rien. Il n’a pas besoin d’apprendre que je pleure...

– Non. Mais calmez-vous.

– Je suis calme, je suis parfaitement calme...

– Non. Quand vous serez plus paisible...

– Je ne parlerai pas.

Je me tus un instant et je répliquai :

– Il n’y a pas besoin de parler.

Encore un silence, puis :

– Ce n’est sans doute qu’une affaire de patience. Il se lassera. Il n’est pas méchant... tentai-je de dire.

Elle éclata brusquement de rire, me laissant décontenancé. Et, énigmatique, s’écria :

– Que vous, vous me disiez cela !

– Mais, je vous en prie, Sévéra, écoutez-moi. Je ne veux que votre bonheur.

Elle me regarda, une fois encore, de ces regards qui allaient si loin, et se levant soudain, prêtant l’oreille :

– Ah ! laissez-moi, jeta-t-elle en s’enfuyant à travers le jardin.

Elle avait reconnu le bruit du moteur de la motocyclette qui montait la pente de Conflans. Un instant après, comme Jean arrivait, elle descendait l’escalier et apparaissait sur le seuil, le visage sinon apaisé, du moins rafraîchi, fardée, les lèvres rouges.

 

 

 

MAIS quelle qu’eût été sa volonté de garder pour elle seule ses souffrances et de ne point se confier à moi, le seul fait que ces quelques mots eussent été échangés entre nous transforma nos relations. Averti désormais, je surveillai son attitude ; je guettai sur son visage la trace de la jalousie et de la douleur. Elle s’appliqua d’abord à se comporter comme si la scène du jardin n’avait jamais eu lieu : son silence prétendait à abolir notre complicité. Mais, peu à peu, je sentis se produire un certain relâchement dans son effort ; elle n’en était pas encore à oser parler avec franchise, mais si mes regards la surprenaient inquiète, le visage crispé, elle ne jouait pas la comédie de l’indifférence.

Que se tramait-il en cette âme secrète ? Quels sentiments exactement éprouvait-elle ? Était-ce seulement la jalousie, la blessure d’amour et d’amour-propre qui l’atteignait à vif ? Je le croyais alors : aujourd’hui, je viens à en douter. Elle était trop complexe pour que mon regard malhabile la perçât à jour : ce que je pensais être la vérité n’était qu’une vérité superficielle, une des vérités nombreuses de son âme. Mais je n’ai pas ici à juger quiconque, autre que moi.

Il m’apparut en tout cas simple et logique qu’un jour elle cédât au désir de se confesser. Qu’elle eût besoin d’un appui, cela me sembla naturel. J’aurais dû, au contraire, conclure qu’il n’était pas naturel qu’une âme aussi fermée acceptât cependant de se livrer.

– Le plus pénible, me dit-elle un jour, à l’improviste, c’est d’avoir eu confiance, de n’avoir plus confiance, et de vivre à côté d’un être en cet état de mutuelle trahison. Je sais qu’il me ment ; je lui mens moi-même en me taisant. C’est une vie abominable.

L’habitude fut prise ; nous parlâmes désormais de Jean. J’avais appris quelques détails supplémentaires sur sa triste aventure : je fis part à Sévéra de ceux qui devaient le moins la peiner, en lui faisant ressortir combien il semblait peu vraisemblable qu’une telle liaison durât longtemps.

– Si, dit-elle, c’est ce qu’il aime. Il n’y a rien de commun entre nous.

Je retins la question qui me venait aux lèvres : « Pourquoi, alors, l’avoir épousé ? »

Mais son regard me fixait, lisait l’interrogation en moi et refusait de me répondre par une sorte de bravade.

Sur sa demande, nous avions convenu que, pour l’instant, nous ne dirions rien à Jean. (Je me faisais, au surplus, peu d’illusions sur l’importance qu’il pouvait accorder à mes conseils.) Comme nous avions pris l’habitude de parler de ce sujet, cela créa entre Sévéra et moi un lien nouveau, une véritable complicité. Tout ce qui, dans l’attitude de mon fils, dénonçait sa conduite, le moindre lapsus, un retard, une gêne, tout était noté par les deux témoins attentifs que nous étions. Le lendemain, nous nous communiquions les résultats de nos remarques. À la réflexion, un tel jeu me paraît assez malpropre, et c’est là que, si je remonte bien, je trouve le point de départ de ma responsabilité. Je prenais une sorte de plaisir mauvais à espionner mon fils, à le juger durement en compagnie de sa femme. Parfois même je poussais la sévérité si loin que, se reprenant, elle me disait, d’un ton, il est vrai, très peu convaincu et qui ne cherchait point à persuader :

– Mais il est bon cependant...

Comme s’il s’agissait d’un étranger.

Je ne puis dissimuler que l’attitude de Sévéra me causait une joie perfide, amère, une joie que je ne voulais pas ressentir, que je ne définissais pas, mais qui était en moi et grandissait. Était-ce de voir Sévéra plus proche de moi ? Je ne l’aimais pas, je ne l’ai jamais aimée : si du moins aimer, c’est connaître la passion qu’on éprouve pour un autre être, l’accepter, la subir, consentant, non je n’ai pas aimé Sévéra. Il y a des péchés cependant qu’une conscience faussée, ou aveugle, peut commettre, presque à son insu : ma cécité morale, loin de m’être une excuse, est ma plus grave responsabilité. Sans avoir rien fait, activement, pour cela, j’étais vraiment le complice de Sévéra, parce que je demeurais passif. Le complice ? Le mot est gros pour l’état où je définis, en cet instant, nos rapports : il prendra tout son sens plus tard.

Ainsi se produisit, dans nos relations, un glissement indéfinissable au bout duquel il fut évident que les liens les plus forts étaient entre Sévéra et moi, et non entre elle et son mari. C’était pour moi une situation entièrement nouvelle, bouleversante, et dont tout mon équilibre intérieur eut à souffrir. Un phénomène se produisait en moi. Ma vie studieuse et féconde, du temps où Sévéra n’habitait pas Conflans, m’apparaissait dans un halo grisâtre de médiocrité et d’ennui. Une période nouvelle avait commencé avec son arrivée ; je n’imaginais plus sans sa présence notre vaste maison, les grandes pièces silencieuses, ni le jardin clos, ni son mur au-dessus de la combe. Que reprocher en somme à cette attitude nouvelle ? Rien sans doute. Cependant, jusque dans la demi-griserie où j’étais, j’éprouvais une gêne. Certains repas se déroulaient dans une atmosphère si lourde et si oppressante, que je me retenais pour ne pas rompre brutalement le silence, provoquer un éclat, une discussion. Les regards de Sévéra me surveillaient.

Que se passait-il entre elle et Jean ? Je n’en savais rien ; elle ne m’en faisait point part. Je savais maintenant qu’elle jouait la comédie quand elle riait, quand elle plaisantait, quand elle appelait son mari « mon grand perché » ou « Dam, grand ours blond ». Pourquoi prolongeait-elle cette feinte ? Cela devenait peu à peu intenable. J’avais la sensation qu’une menace confuse était suspendue au-dessus de nous, que le plus tôt serait le mieux de tirer au clair cette question et que, puisque cette liaison ne cessait point, il faudrait bien, une fois, interroger brutalement Jean. Certains jours, l’atmosphère dans laquelle nous vivions était si fausse, les minauderies de Sévéra si évidemment mensongères, que je pensais : « Nous jouons Maison de poupée. Attention au troisième acte. » Mon fils eût été bien surpris si j’avais prononcé tout haut ces mots.

Ce n’est pas volontairement que je mis fin à cette situation. Je n’avais aucune envie de désobéir aux conventions que j’avais conclues avec Sévéra. Mais, comme tous les êtres timides, je cède parfois à des impulsions incontrôlées. C’était un soir de dimanche où j’avais vu Sévéra passer, en quelques instants, d’une gaieté manifestement factice à une maussaderie peu habituelle. Y avait-il eu quelque chose entre eux ? Resté seul avec Jean, je lui dis soudain :

– Crois-tu que ta conduite soit parfaite ?

Il me regarda, fit une sorte de moue.

– Tu t’imagines que nous ne savons pas ce que tu fais ?... et cette femme que tu entretiens... tout.

Il ne répondit pas. Alors, ayant vaincu ma propre résistance à parler, je continuai. Je lui représentai l’infamie de sa conduite, la déchéance dans laquelle il glissait : je lui parlai longtemps, fermement, assez surpris de trouver si bien les mots qu’il fallait. Il m’écoutait, dans une attitude de soumission, de respect et d’apparente contrition. Je parlai et en même temps j’éprouvai comme un soulagement : je déchirai le voile opaque qui nous enveloppait, le malentendu dans lequel j’étais, inconsciemment, en train de m’empêtrer. Encore un effort, je convaincrais Jean, je l’obligerais à rompre sa liaison : entre Sévéra et lui... Mais entre Sévéra et moi ?

À cet instant elle rentra dans la pièce. Je me tus. Elle nous examina l’un après l’autre, silencieux comme des coupables. Je ne dis rien.

Une minute plus longue qu’un jour s’écoula. Puis, Jean, plus calme que moi, dit :

– Faut que j’aille graisser la moto.

Sévéra resta devant moi, le visage dur :

– Pourquoi avez-vous parlé ? me demanda-t-elle d’une voix sourde.

Ses lèvres frémissaient d’une passion mal contenue, mais dont le sens m’échappait.

 

 

 

HUIT jours durant, elle garda avec moi un silence hostile. Je sentais que j’aurais beau faire, rien ne l’entamerait. D’ailleurs, assez déconcerté par son reproche, j’avais le sentiment complexe, d’une part d’avoir rompu un accord mystérieux auquel je tenais et d’autre part, que, en un certain sens, il était salutaire que je l’eusse rompu. Elle s’écartait sans ostentation, mais avec une grande fermeté ; elle ne m’adressait plus la parole que lorsque les menues circonstances de la vie quotidienne l’y contraignaient, et alors ses regards passaient sur moi avec une expression indéfinissable de dédain.

Intérieurement je protestais : « N’avais-je pas le devoir de parler ? Me taire, n’était-ce pas accepter par avance la ruine vers laquelle je voyais s’acheminer leur ménage ? Non, j’avais trop de responsabilités. Je devais intervenir. » Mais ces assertions, dont je me contentais, ne suffisaient pas à me satisfaire. Je savais qu’elles ne coïncidaient qu’avec une partie extérieure de mon être, qu’au fond de moi, d’autres mobiles s’agitaient, que je n’étais pas assez clairvoyant pour discerner. Avoir parlé, c’était écarter de moi Sévéra. Il était bon qu’elle fût écartée. Mais si cela était vraiment souhaitable, était-ce donc que c’était nécessaire ? Cette question que je me pose maintenant, et à laquelle je n’hésite pas à répondre d’une affirmation formelle, je ne crois pas qu’alors je me la sois posée. Il me suffit de me sentir désagréablement touché par l’attitude de Sévéra, comme si elle me proscrivait de sa présence : mais ce silence même contribuait à développer en moi un trouble insidieux. Sévéra me lia peut-être plus à son destin par cette semaine de silence que par six mois d’intimité.

Mon intervention, au surplus, n’avait eu aucune conséquence favorable. Je m’en rendis compte bientôt. Jean et sa femme avaient-ils eu, dans la nuit qui avait suivi mes remontrances, une explication ? Je ne l’ai jamais su. Même plus tard, je ne songeai pas à l’apprendre. En tout cas, leurs rapports se trouvèrent soudain modifiés, et dans le sens le plus fâcheux.

Au fond, comment aurais-je souhaité que l’affaire se passât ? Que les deux époux, réconciliés après une conversation loyale provoquée par moi, effaçant le passé, revinssent devant moi comme pour une nouvelle bénédiction ? C’était risible. Si une réconciliation s’était produite entre eux, assurément ils n’auraient rien eu de plus pressé que de me fuir : je le comprends maintenant, non sans amertume.

Rien de tel sans doute ne se produisit. L’air de notre maison se trouva, d’un seul coup, comment dire ? gelé. Nos relations, en apparence, n’avaient pas changé, mais nous étions comme Adam et Ève quand ils connurent leur nudité. Le mensonge aussi peut être une innocence. Sévéra ne riait plus, ne jouait plus à la petite fille ; la maison de poupée croulait. Je le sentais, nous le sentions tous parfaitement. Ce fut une semaine horrible de silence, d’attente. J’en étais à souhaiter qu’un évènement quelconque, providentiel, se produisît pour rompre cet insupportable mutisme collectif ; quand il se produisit. Si j’avais été superstitieux, j’aurais pu croire que c’était ma volonté même qui, intervenant dans l’ordre occulte des destinées, s’était rendue efficiente, et maléfique. J’aime mieux penser que seul le hasard répondit d’un écho tragique à mon vœu.

Cet évènement devait d’ailleurs me prouver à quel point nos remontrances avaient été vaines, et combien, avec son air soumis, enfantin, mon fils était indépendant de Sévéra et de moi.

Il allait chaque jour à Beaufort, je l’ai dit, en motocyclette, et revenait le soir par le même moyen. La route d’Albertville à Beaufort, après avoir pris de la hauteur quelque temps sur les terrasses qui dominent l’Arly, au pied du Mirantin, s’engage dans la gorge sauvage du Doron. La vallée est si étroite, à maints endroits, que, pour pouvoir se glisser, la route doit passer d’une rive sur l’autre ; elle sinue ainsi de pont en pont. Plusieurs d’entre eux, précédés de tournants, sont dangereux, d’autant que l’humidité, qui règne là constamment, rend en certains points le sol fort glissant.

Jean descendait de Beaufort. Il avait sa maîtresse derrière lui, sur la selle mobile qui remplaçait le porte-bagage, et sur laquelle, d’ordinaire, montait Sévéra. En retard (l’heure que marquait sa montre, à l’instant où elle se brisa, nous en donna la preuve), il devait marcher vite. Un lourd camion chargé de ciment pour les chantiers masquait la route. Jean, pour l’éviter, prit fortement à sa droite, se trouva soudain en face d’une auto qui doublait le camion, et ébloui par les phares, obliquant encore davantage, vint s’accrocher au parapet de pierre du pont ; le choc jeta la femme contre la dure paroi de rocher qui surplombe la chaussée, où son sang traça une marque, avant qu’elle retombât, sans vie, sur le talus. Quant à mon fils, il resta étrangement en selle sur sa machine, mais un tube du châssis, en se brisant, avait enfoncé sa poitrine, et ses vertèbres étaient rompues. Il vivait.

On le ramena, pantelant, à l’hôpital. On me prévint d’avoir à l’y rejoindre.

– J’y vais aussi, dit Sévéra qui n’avait rien laissé paraître de ce qu’elle éprouvait.

Nous descendîmes la pente de Conflans en courant.

Le chirurgien qui opéra Jean ne nous avait laissé que le plus faible des espoirs. Il lui semblait certain que la terrible commotion, la déchirure du poumon (il avait vomi de grandes quantités de sang) et surtout la rupture de l’épine dorsale, dussent entraîner la mort à bref délai. En tout cas, si le hasard voulait qu’il survécût, il serait certainement paralysé.

Je regardai Sévéra à l’instant où le médecin prononça son verdict. Elle ne cilla point.

Nous remontâmes ensemble à Conflans. Elle avait offert de veiller son mari, mais on avait refusé : les gardes religieuses suffisaient.

– Après une telle émotion, disait le bon docteur Guyon, vous seriez une pauvre infirmière, madame...

Après une telle émotion ?

Et moi ? Eh bien, devant ce corps exsangue, ce visage bouffi et meurtri, un sentiment me remuait, qui était bien un sentiment de paternité. Je souffris, vraiment, de voir mon enfant blessé : si détaché que j’eusse toujours été de lui (je crois l’avoir assez nettement avoué), c’était mon fils, je le savais au fond de ma chair. Cette émotion était pour moi si inattendue, si nouvelle, que j’hésitais à la comprendre. L’attitude de ma belle-fille me déconcerta. Était-il possible qu’elle demeurât à ce point indifférente ? N’avait-elle donc pas aimé Jean, jamais, même quand elle l’épousait ? Et si elle l’avait aimé, ne fût-ce qu’un jour, et de la façon la plus fugitive, n’y avait-il pas en elle quelque chose comme un souvenir de cet amour qui devait frémir encore ?

Peut-être cependant, tant tout cela était en moi trouble et mal défini, n’aurais-je pas ressenti pour mon fils ce que je viens de dire, si Sévéra, depuis huit jours, n’avait été avec moi fermée, silencieuse, si même, auparavant, elle n’avait point été ce qu’elle avait été...

– Sévéra, lui dis-je, en rentrant à la maison.

Elle me jeta un coup d’œil, je vis qu’elle avait les prunelles embuées. Elle franchit le seuil de ma bibliothèque, se jeta dans un fauteuil et y demeura prostrée.

– Sévéra, répétai-je, au bout d’un long moment.

Alors elle me dévisagea, les yeux maintenant secs. Sa bouche était tendue, toute son expression marquait cette volonté inflexible, cette sûreté que je connaissais.

Elle resta ainsi assez longtemps, les regards fixes.

– La femme est morte ? me dit-elle enfin.

– Oui, murmurai-je.

C’était donc à cela qu’elle pensait ? Je me sentis faible devant elle, si sentimental, si puéril. Et, en même temps, quelque chose de plus puissant que ma volonté m’attirait vers cette étrange fille, dont je ne comprenais rien. Mais, comme je restais silencieux, elle se leva, s’approcha de moi et me touchant la main :

– C’était vous qui aviez raison, me dit-elle. Pardonnez-moi.

 

 

 

DE très longs mois passèrent. Jean survécut. La robustesse exceptionnelle de sa constitution le sauva, ou, pour mieux dire, prolongea, pour son malheur et pour le nôtre, le cours d’une existence amoindrie, atroce.

La blessure du poumon qui, tout d’abord, avait paru sérieuse, se cicatrisa assez vite. Quand rien ne prédispose à la tuberculose, de tels accidents sont moins graves qu’ils semblent. Mais, par contre, la commotion nerveuse et la rupture vertébrale entraînèrent les plus terribles conséquences. De l’une, il résulta qu’il demeura dans un état de demi-enfance, en tout cas d’hébétude et de prostration : il restait des heures à suivre des yeux le vol d’une mouche, puis, retrouvant à peu près sa raison, parlait à sa femme, ou à la garde, des courses qu’il ferait quand il serait rétabli. Mais il ne semblait même pas se rendre compte de son état, ce qui, sans aucun doute, aurait été infiniment plus pénible, s’il avait pu mesurer à quel point de déchéance physique était tombé le bel athlète qu’il avait été. Car la compression de la moelle épinière avait provoqué une paralysie des membres inférieurs, dont il y avait peu d’espoir qu’il dût jamais guérir.

Nous nous trouvâmes donc, Sévéra et moi, devant cette situation : un malade à soigner, un malade incurable, selon toute probabilité, une vie ruinée, que ne vivifierait nul amour, nul espoir. « Pour moi, encore, me disais-je, peu importe ! Mais Sévéra ? » J’en étais presque à lui conseiller de partir, d’aller se refaire une existence nouvelle. Mais où, comment ? Et d’ailleurs, au moment de parler, quelque chose me contraignait au silence.

Sévéra avait pris avec courage sa tâche d’infirmière. Elle aidait la garde-malade, participait aux soins sans rien marquer de dégoût, ni d’ennui, sans manifester, il est vrai, non plus, d’émotion. Il semblait qu’elle assumât cette charge parce que c’était un devoir ; elle se soumettait à une abstraction, mais elle n’agissait point par amour. C’était trop évident, et, au reste, excusable. Le malheureux, jusque dans son terrible accident, ne l’avait-il pas outragée ? Était-ce même de la rancœur qui lui dictait sa conduite ? Je ne sais, on ne peut pas juger Sévéra : pour juger, il faut pénétrer, au moins en partie, les mobiles de l’être ; on ne connaît jamais d’elle qu’une attitude, limitée, définie, et dont on ne sait pas si elle y est tout entière engagée. Or, l’attitude qu’elle avait à l’égard de Jean était justifiée et irréprochable. Parfois, le malheureux la regardait, en proie à un trouble enfantin, fait de remords et de désespoir ; il bégayait des mots, se traitait tout haut de « salaud ». Elle ne répondait pas, elle sortait de la pièce, sans ostentation, je dirais presque : avec simplicité.

Cette situation pouvait durer longtemps.

Entre Sévéra et moi, les rapports s’étaient peu à peu rétablis tels qu’ils avaient été, encore que, subtilement, une gêne indéfinissable s’y fût glissée. À quoi était-elle due ? C’est difficile à dire. Peut-être, tout simplement, à ceci que, Jean écarté, nous nous trouvions seuls et peut-être aussi que nous n’avions plus entre nous de secrets portant sur lui. En tout cas, cela n’était qu’un élément infinitésimal, auquel je ne prêtais guère d’attention.

Sévéra avait repris l’habitude de venir me parler, de lire sur mes conseils. Délivrée de l’obligation qu’elle s’était longtemps imposée de jouer à la petite fille frivole avec son mari, elle n’était plus que, selon sa vérité, une jeune femme sérieuse, réfléchie, secrètement passionnée, et qui souffrait sans doute de n’avoir, dans la vie, aucun but à atteindre. Elle ne fit jamais allusion à ce qu’il y avait de terrible pour elle dans l’accident de Jean ; son orgueil lui interdisait de se plaindre. Mais elle s’efforça de s’intéresser davantage à mon travail, tout abstrait et lassant qu’il fût et, au bout de quelques mois, commença à me rendre d’appréciables services. J’ai toujours aimé à faire par moi-même le plus possible ; mais Sévéra sut si bien s’assimiler mes méthodes, et, sans gêner en rien mon labeur personnel, me faciliter les besognes matérielles de recherches, de classement, que j’ai peine à imaginer, maintenant, en me souvenant du passé, que j’eusse pu manquer de cette aide précieuse.

Notre intimité croissait donc. Il restait cependant, en elle, comme une zone réservée où je sentais que je ne devais pas m’engager, sous peine de provoquer des hiatus. Par une convention silencieuse, nous ne parlions pas de Jean, ou plutôt nous ne parlions que de sa maladie, des soins que nécessitait son état. Les médecins appelés en consultation de Chambéry, de Lyon même, envisageaient tour à tour maints procédés de traitement, qui s’avérèrent, à l’usage, aussi inopérants les uns que les autres. De cela, Sévéra et moi nous nous entretenions librement. Mais si une allusion involontaire, un rappel de souvenirs, venait soudain à poser, fût-ce même indirectement, la question de leurs rapports, Sévéra éludait toute réponse, glissait entre les doigts. Une ou deux fois, cependant, je pus – ou crus – saisir sa pensée profonde et ce que j’aperçus en elle, la durée d’un éclair, fut tel que, me repliant rapidement, je gardai une impression de gêne et d’inquiétude intolérables. D’ailleurs, tout aussitôt, donnant à la conversation un autre tour, elle s’efforçait d’effacer l’impression que je venais de ressentir.

De très longs mois passèrent. Un hiver maussade et pauvre en neige, mais où de violentes pluies balayèrent le jardin clos, chassées contre nos volets par un grand vent venu de la combe. Nos deux cyprès tremblaient et la girouette rouillée, à l’angle du toit, gémissait toute la nuit, comme un chien fou. Un grand feu de bois ardait dans la cheminée de mon bureau. Hiver maussade, mais dont je ne me souviens pas sans une joie, qui, aujourd’hui, m’est remords. Nous passions de longues heures, Sévéra et moi, dans cette pièce familière, aux murs couverts de livres. J’ai honte à écrire ce mot : j’étais heureux. Voilà le second indice que je trouve de ma culpabilité profonde. Cette joie était pure, mais elle était interdite. Je n’avais pas le droit d’être heureux. Non que je ne fusse pas ému de voir mon fils dans l’état où il se trouvait, non que je n’éprouvasse point un sentiment de pitié et même de douleur. Mais l’intimité avec Sévéra, cette intimité intellectuelle était quelque chose de si nouveau pour moi, de si bouleversant, que je ne me rassasiais pas du plaisir que cela me causait. Plaisir pur, plaisir chaste – en ce qui me concerne, en ce qui concerne ma conscience, je puis l’affirmer, – mais dont je sais trop que le démon secret qui rôde autour de chacun avait fait une tentation.

Puis, un printemps tardif éclata comme une résurrection. Le jardin se remplit de fleurs ; des parfums montaient vers nos fenêtres ouvertes. Nous reprenions l’habitude d’y passer chaque soir un moment. Puis un été... À ce moment, la santé de mon fils, au lieu de s’améliorer, évolua soudain dans un sens plus inquiétant. À tant rester étendu, ce grand corps solide perdit de sa force. Une décalcification des os se produisit, que nul ne soupçonna d’abord, mais qui un jour se révéla quand, faisant un mouvement pour saisir un objet et heurtant l’avant-bras à la table de nuit, il se brisa le cubitus. De nouveaux problèmes se trouvèrent posés. Il fallut envisager des traitements reminéralisants, des piqûres intraveineuses, une nourriture riche en phosphore et en chaux. Il maigrissait en même temps ; ce corps magnifique devenait fragile. Il mangeait peu ; le médecin conseilla des drogues à l’arsenic. L’espoir de le guérir reculait dans une sorte de rêverie vague, mais, d’autre part, l’éventualité de sa mort n’était ni si proche, ni si certaine que nous pussions tabler sur elle. Nous vivions dans un état de provisoire et d’attente qui eût été infiniment pénible si l’un de nous avait été seul, mais qui, puisque nous étions deux, donnait à nos relations un caractère très particulier.

 

 

 

LÉTÉ vint et, loin d’amener une amélioration dans l’état de santé de mon fils, correspondit plutôt à un nouvel affaiblissement. Il semblait qu’une force intime l’usât patiemment. Les os devenaient de plus en plus fragiles ; en frappant un doigt contre le rebord du lit, il risquait sans cesse de le briser. Il était évident d’ailleurs que tous les traitements qu’on avait tentés pour le guérir se montraient impuissants ; tout au contraire, les drogues qu’on lui faisait prendre ne contribuaient-elles pas à cette usure que j’ai dite ? Je sais maintenant quelle fut sur ce point l’atroce vérité, mais alors, je ne voyais dans son mal qu’un de ces phénomènes dont l’implacable déterminisme nous laisse désarmés, tel le cancer et son foisonnement cellulaire, telle la phtisie et sa décomposition des tissus. L’expression populaire qui compare le mourant à une lampe dont l’huile – la vie – baisse lentement jusqu’à s’éteindre, était exactement juste, appliquée à Jean. Il ne luttait pas pour vivre, il perdait chaque jour de sa force, j’aurais dit qu’il renonçait, si je n’avais su à quel point cela devait être, chez lui, inconscient, animal.

Le médecin, le brave docteur Guyon, ne savait que parler d’anémie pernicieuse. Il ne croyait pas à la tuberculose des os : il paraît que Jean n’en présentait guère de symptômes. On tenta cependant de lui faire faire une cure de soleil, nu, dans l’angle de la petite cour, à l’endroit où les rayons étaient les plus chauds. Son corps brunit, mais ne se fortifia pas. Quant à lui, il acceptait ce traitement avec la même torpeur, la même indifférence quasi bestiale, que tout le reste. Son intelligence baissait rapidement. Ainsi nous devenait-il peu à peu étranger.

J’aurais éprouvé assurément un sentiment d’affection, de déchirement, de pitié plus intense, pour un être que j’aurais vu lutter contre la mort, se débattre, protester contre son mal. Ou pour celui qui, subissant sa déchéance, en aurait eu conscience, l’aurait sciemment acceptée. Mais cette silencieuse prostration, cet abattement profond, ne permettaient presque pas de saisir l’être vivant : ce n’était plus qu’un mécanisme usé qui, bientôt, s’arrêterait définitivement. Déjà, il était presque rayé de notre existence... Cette phrase est horrible, elle est vraie. À deux ou trois reprises, je m’en souviens fort bien, je distinguai en moi cette pensée atroce : « Il était jeune, je suis vivant. » Ce sentiment d’aimer la vie et la jeunesse, ce lien charnel au monde créé, à l’apparence sensuelle des choses, que je n’avais jamais connu, je l’éprouvais maintenant avec une force mystérieuse, que je ne définirais pas. Mon attachement grandissant pour Sévéra, ce n’était peut-être pas autre chose que la fixation, sur un être que le destin m’avait proposé pour ce rôle, de cet appel impérieux, auquel trop longtemps j’étais demeuré sourd. Ainsi écartais-je mentalement mon fils de notre vie commune. Je jure que jamais je n’ai formulé, ne fût-ce que de la façon la plus inconsciente, le vœu qu’il mourût ! mais (était-ce mieux ?) je n’envisageais plus une existence à laquelle Sévéra n’eût pas été mêlée étroitement. Je n’envisageais pas que Jean guérît et reprît sa place au milieu de nous.

Je savais que Sévéra pensait de même. Elle ne me l’avait jamais dit, mais il y a des sentiments si secrets que seul le silence peut les exprimer. Chez elle, sans doute, plus clairvoyante, cet inconscient était conscience, cette sourde impulsion, volonté. N’étais-je qu’un jouet, qu’un complice ? Ah ! ici, déjà je touche au fond de ma misère ! Nous ne sommes pas responsables de ce que notre imagination invente, de ces inquiétantes ombres qui rôdent en nous aux heures de demi-sommeil, dans la rêverie vague de la distraction ? Mais si ! Je ne veux pas d’échappatoire. Ne pas repousser ces ombres démoniaques, ne pas les contraindre à rentrer au néant, les accepter ne fût-ce qu’une seconde, n’est-ce pas déjà les aider à prendre vie ? Si Sévéra savait où elle allait, je n’étais pas moins coupable qu’elle de ne m’être pas soucié de savoir où j’allais moi-même. Non. Quoi que je sois enclin à dire pour me justifier, l’oubli n’est pas le synonyme de la rémission.

Un an acheva de s’écouler. Le soir de ce jour de Septembre où, douze mois plus tôt, l’accident s’était produit, nous étions, Sévéra et moi, dans le jardin. Le spectacle des vallées, où flottait la brume bleue du crépuscule, la fraîcheur de l’ombre progressante, tout me portait à oublier, à me fondre dans cet instant, où je sentais la vie battre en moi, si intense, si délicieuse.

– Quelle belle soirée... murmurai-je.

Elle tourna la tête vers moi. Elle tenait, entre ses dents, un brin amer du grand sureau. Son visage était tendu, plus qu’à l’ordinaire, et ses yeux luisaient d’un feu violent. Elle rejeta les cheveux en arrière, d’un geste familier, et les aplatit d’une main rapide.

– Vous souvenez-vous ? me dit-elle à voix basse, en crachant dans le vide la branchette déchirée.

– De quoi donc ?

Elle me regardait si fixement que je lus sa pensée.

– Ah ! murmurai-je. Il y a un an...

Elle haussa les épaules.

– Vous aviez parlé. Je savais bien que cela ne servirait à rien. Je savais, depuis que j’étais sa femme, que je m’étais trompée. Peut-être le savais-je déjà avant ? Oui, peut-être. En tout cas, tout de suite.

– Il a tant souffert...

– Et moi ?

Elle se tut, puis :

– J’avais souffert plus que lui ! reprit-elle.

Je ne sais pas pourquoi, j’eus l’impression que cette brève conversation avait, en plus du sens que comportait individuellement chaque phrase, un autre sens qui m’était inconnu, – qu’elle élucidait quelque chose, qui sans doute n’était explicable que pour Sévéra. Tels ces palimpsestes sur lesquels on lit, en travers de l’onciale d’un texte pieux, les lignes pâles, brouillées, d’un manuscrit romain, sacrifié. Une inexplicable gêne me saisit ; mais n’en comprenant pas la cause, je repris :

– Je sais bien. J’aurais voulu pouvoir vous éviter des souffrances. Qu’il vous eût trahie, vous, Sévéra...

Elle me regarda dans les yeux, et je n’osai plus continuer.

– Il aurait mieux valu qu’il fût mort sur le coup, n’est-ce pas ?

Je haussai à demi les épaules.

– À quoi sert de prolonger ainsi des vivants qui sont déjà des morts ?

J’aurais voulu lui dire qu’il restait une chance, que les médecins, en somme, ne désespéraient pas. Mais je savais si bien que cela n’avait aucun sens et que l’espoir du docteur Guyon n’avait, en somme, d’autres raisons que son ingénue ignorance. Elle avait, quant à elle, deviné ma réponse informulée.

– Pour moi, dit-elle entre ses dents, je sais bien que, si jamais... si enfin il guérissait totalement, je ne pourrais pas oublier...

Le ton était chargé de haine, d’un désir passionné de vengeance. Quoi répondre ? Je ne comprenais pas très bien le mobile qui la poussait (mes sentiments hélas, comme moi-même, sont médiocres, et j’ai souvent pensé, à mon propos, à ce mot de Huysmans, que nos péchés eux-mêmes sont ladres). Et, en outre, au fond de moi, quelque chose faisait écho à cette haine, à ce désir de vengeance.

Elle secoua la tête à plusieurs reprises, brisa du plat de la main la branche folle d’un arbuste et, changeant de ton, se mit à m’interroger sur une question de pure technique historique, dont nous nous étions préoccupés la veille. Elle parlait alors simplement, calmement : comme elle savait se vaincre ! Nous restâmes encore assez longtemps à deviser sur ce recoin de mur d’enceinte ; le soir descendit lentement. Quand elle me quitta et s’éloigna, mince silhouette sous la treille basse, je demeurai immobile à la suivre, une joie insidieuse en moi.

À quelques pas, raide dans le lit comme dans une tombe, mon fils achevait de mourir.

 

 

 

NOUS ne le vîmes pas mourir. La garde était absente pour la matinée, ayant chez elle une parente souffrante. Sévéra avait passé quelques heures auprès de lui et s’était chargée du soin de lui donner les potions habituelles, puis était sortie, un peu avant midi, croyant qu’il s’assoupissait, d’après ce qu’elle me dit alors. Le repas achevé, avant de regagner mon bureau, je poussai doucement la porte de sa chambre ; il était immobile dans le lit et je fus sur le point de me retirer. Mais une grosse mouche rôdait dans la pièce, avec un bruit grésillant, et, je ne sais pourquoi, – sans doute par répugnance instinctive, – je voulus la chasser. M’approchant alors du lit, je vis que les yeux du malade regardaient fixement le plafond, grand ouverts. Je n’en fus pas autrement surpris ; il lui arrivait d’être éveillé et de ne point parler. Je lui adressai quelques mots ; il ne me répondit pas. Il était pâle, cireux, la bouche entr’ouverte et déjà quelque peu crispée. Je le touchai, il était froid.

Je sortis rapidement et appelai Sévéra. Elle apparut sur le seuil de sa chambre ; il ne me sembla pas extraordinaire qu’elle ne marquât ni beaucoup de surprise, ni de douleur. Ses yeux cependant s’agrandirent : un effroi manifeste y passa. Elle baissa la tête et ne dit rien.

Je rentrai dans la chambre mortuaire : elle ne me suivit pas. Me retournant, je l’interrogeai du regard, elle fit un geste des bras, comme pour chasser une ombre, et, se reculant rapidement, referma sur elle la porte de sa chambre. Je me souvins alors du Christ mort d’Holbein et de la brève scène dont il avait été la cause. L’attitude de Sévéra, à la réflexion, ne me surprit pas. Elle me semblait même presque naturelle. Tout le temps que le corps fut dans la maison, Sévéra resta aussi loin qu’elle put. Elle passa ces trois journées dans le jardin, silencieuse, perdue dans une méditation dont je croyais pénétrer le secret. L’atmosphère si spéciale, et horrible, des demeures qui contiennent un mort, semblait peser sur elle, l’épuiser. Je la voyais jaunir, ses traits se creuser, ses yeux s’enfoncer dans l’orbite. Allait-elle, à son tour, tomber malade ? Je m’inquiétai : elle refusa tout remède, même le fortifiant que j’avais cru devoir faire acheter, et elle n’expliquait rien.

Quand les quatre employés funèbres vinrent, portant le cercueil, j’allai pourtant lui dire :

– Ne voulez-vous pas le revoir, une dernière fois ?

Elle esquissa ce geste de protestation, d’exorcisme, que je lui avais vu faire, et s’enfuit littéralement, sortant même du jardin par la porte dérobée qui donne sur la Grande Roche. Je fus seul pour assister à la mise en bière. C’est un spectacle affreux. Chaque détail accuse l’horreur de la disparition suprême, évoque l’image de la décomposition. Le fond de la caisse était empli de cendre et de charbon : on sait pourquoi. Je jetai un regard à cette chair qui avait été ma chair ; n’osant pas l’embrasser une dernière fois, je l’effleurai d’un doigt hâtif. Le contact était froid et humide, comme d’une soie huileuse. Les hommes rabattirent alors soigneusement le drap sur le visage, le long du corps, sur les pieds, et, se saisissant du cadavre, le soulevèrent. Quand je vis qu’ils pouvaient ainsi tenir cette forme blanche, raide, que le corps ne pliait pas, une impression me pénétra, indéfinissable, l’impression que cet être avait vraiment cessé de nous appartenir à nous, monde des vivants, aux membres souples, que rien n’était plus dans cette chair vidée d’âme. Je me mis à pleurer. J’éprouvais une douleur vraie, profonde, une douleur animale. S’il m’avait fallu l’analyser, peut-être ne lui aurais-je trouvé que de médiocres racines. Ce n’était sans doute que le sentiment du never more, sentiment tout égoïste que nous donne tout ce qui nous marque notre vieillesse et que tout nous mène au même but. C’était aussi quelques souvenirs : Jean jouant dans le jardin, Jean revenant aux vacances, souvenirs qui étaient pour moi bien peu de chose, je l’ai dit, mais qui soudain, devant ce définitif, prenaient une impérieuse grandeur.

Quand le couvercle eut été vissé, le cercueil disposé sur les tréteaux bas, des cierges allumés tout autour, les religieuses agenouillées de chaque côté, je sortis de la pièce. Sévéra était dans le couloir, toute mince, toute jaune, dans sa robe noire de petite veuve, de pensionnaire ; appuyée au mur, fixement, elle me regarda. Elle examinait mon visage où, sans doute, les traces de mes larmes étaient visibles. Elle ne dit rien, mais j’avais compris. Je n’essaierai pas d’expliquer pourquoi : cet échange de regards me causa une impression de gêne indéfinissable, qui me resta toute la journée. Je répondis aux visiteurs d’un ton neutre, machinal ; tout était long, monotone, fastidieux.

Le lendemain, nous le portâmes au cimetière, ce petit cimetière de Conflans, si calme, si champêtre, abrité de beaux arbres, à mi-colline, au-dessus de la montée de la route. Comme les rues qui vont à l’église sont en pente rude, on porta le cercueil à bras. Six jeunes hommes, appartenant à sa classe militaire, s’acquittèrent de cette tâche. Je suivais tout de suite, avec deux autres camarades de mon fils, et Sévéra. La veille au soir je lui avais demandé :

– Voulez-vous ?...

Elle ne m’avait pas laissé finir :

– Oui, j’irai...

Ses grands voiles de crêpe retombant jusqu’à mi-corps, elle marchait à mes côtés : je savais qu’elle ne pleurait pas.

Les porteurs étaient en sueur quand nous arrivâmes au cimetière. Ils étaient rouges, l’un ahanait. Dans mon dos, le brouhaha des conversations grommelait. J’entendais distinctement une voix que je ne pouvais reconnaître, commenter avec une minutie technique les causes de l’accident. Quand on posa le cercueil sur le sol, le silence se fit. La journée était merveilleuse, une de ces journées d’arrière-saison auxquelles la Savoie donne tant de prestige. Et, dans ce spectacle de la mort, mon égoïsme involontaire, mais impérieux, me faisait sentir ma vie, éprouver jusqu’au fond de moi le sentiment délicieux que j’étais vivant, ce sentiment si nouveau, si pénétrant. L’idée me traversa l’esprit que j’avais oublié de renvoyer – depuis huit jours que je les avais – les épreuves de mon étude à la Revue des Sciences annexes de l’Histoire. Et comprenant que jamais, auparavant, une telle négligence de ma part n’eût été possible, je me rendis compte que ce travail auquel j’avais attaché tant d’importance avait cessé de véritablement compter pour moi.

Le prêtre achevait de psalmodier ; il me tendait le goupillon ; je fis le geste rituel, me tournai vers Sévéra. Elle esquissa à son tour le signe, me rejoignit à quelques pas de là. Sa main ne tremblait pas. Quand, à la maison, elle releva son voile, son visage était calme. Les lèvres seules étaient trop sèches, trop pâles.

Nous mangeâmes en silence. Le soir tomba, lugubre. Je ne sus pas trouver les mots que j’aurais voulu. Qu’aurais-je même voulu dire ? Je l’ignorais.

À la fin :

– Sévéra, dis-je doucement, cette maison est la vôtre. Vous êtes libre, vous ferez comme il vous plaira. Mais si vous décidez de demeurer ici, vous savez que j’en serai heureux... si toutefois cette demeure ne vous rappelle point de mauvais souvenirs.

Et, pendant que je parlais, j’avais le sentiment qu’un hiatus se produisait. Les mots étaient-ils ceux qu’elle attendait ? Nous jouions un jeu singulier. Elle était si secrète, si fermée. Retombant dans le silence, je songeais à sa destinée : ce mariage insensé, ces quelques mois de joie purement artificielle, cette année morose, cette mort. Et elle n’avait pas vingt-cinq ans !

– Peut-être faudrait-il envisager, repris-je avec effort, de vous refaire une vie. Vous êtes jeune, ces deux ans de tristesse seront vite oubliés.

Elle me regarda, me sourit, et je compris que ce que je disais était absolument, définitivement stupide, mais je ne savais pas pourquoi.

 

 

 

LE lendemain, elle me dit :

– J’ai besoin d’être seule quelque temps. Je vais retourner dans mon pays.

Je l’interrogeai du regard :

– Mais je reviendrai, ajouta-t-elle.

Elle n’avait plus en Corse que des grands-parents, qui habitaient Sartène. Souvent, elle m’avait parlé de cette étrange bourgade, haut perchée, isolée dans le sud sauvage de l’île. La maison était à l’écart de la ville, construite si près de l’à-pic que le second étage était de plain-pied par derrière. Un jardin escarpé, aride, l’entourait. Une tombe familiale en occupait le centre ; au printemps, un mimosa flamboyait à côté.

– Je comprends que vous ayez soif de calme, Sévéra, mais ne vous laissez pas absorber par cette solitude, par ce désir de vie sauvage...

Pourquoi parlais-je ainsi ? Parce que je savais que, partie, elle me manquerait ? Quelle candeur !

– Puisque je vous ai promis de revenir...

Singulière conversation entre un père et une belle-fille, au lendemain d’un si grand deuil ! Mais la mort de Jean ne pouvait qu’introduire dans nos relations une familiarité plus grande, en supprimant le dernier – et bien fragile – obstacle. Cependant, le silence retombant entre nous, une grande gêne s’y insinua. Nous ne pûmes pas trouver les mots pour le rompre. Nous restâmes longuement muets. Quand le soir vint, je ne la rejoignis pas au jardin, elle ne vint pas dans la bibliothèque.

Elle partit. Le train du matin l’emmena, vers Marseille, où elle s’embarquerait. À la gare, dans ces minutes suspendues, si mornes, si vides où, même dans les départs les plus douloureux, on souhaite que le train ne retarde pas davantage l’instant de la séparation, je remarquai que, tandis qu’elle se penchait à la portière, elle avait le visage crispé.

– Ne froncez pas le front, Sévéra, lui dis-je.

Et pour que cette phrase fût bien sans importance, j’ajoutai :

– Cela vous donnerait des rides.

Elle m’examina à demi souriante, comme si elle cherchait à bien comprendre le sens exact de mes mots et le sentiment qui me les avait dictés.

Je remontai la pente de Conflans, lentement, maussade, désemparé. En passant devant le cimetière, je m’arrêtai, j’y entrai. Il avait plu, le ciel était encore bas ; le sol humide collait aux pieds. Cette lourde terre qui poissait les semelles me faisait penser à celle qui, à quelques mètres, serrait le cercueil de mon fils. J’étais en proie à un lent tourbillon sentimental ; des lambeaux d’idées et d’émotions traversaient ma conscience comme de mouvantes ombres. La pluie recommença à tomber ; je fus heureux qu’elle me contraignît à partir.

Les quinze jours que dura l’absence de Sévéra furent pour moi un temps de vie médiocre, de repliement, d’inaction. Je ne pouvais pas travailler ; j’avais perdu goût à mon labeur. Je voulais entreprendre des recherches sur un sujet nouveau et j’avais déjà commencé à récolter des fiches, mais je manquais de cette foi qui attache l’esprit à la matière du travail et fait passer sur la monotonie lassante des besognes. Le jardin se dépouillait déjà de ses feuilles ; le vent du sud-ouest soufflait beaucoup, tout chargé de pluie. Je ne sortais guère, je restais enfermé, vainement, dans mon bureau.

Il faut que je l’avoue, je me mentais à moi-même. Je me disais : « Il y a huit jours, Jean était vivant, Sévéra était là. Nous le soignions, nous espérions le sauver. Notre vie était orientée vers un but ; nous avions un sens. Aujourd’hui, je suis seul. Je ne sais pas pourquoi je vis. Ce jeune ménage aurait pu avoir des enfants... » Un entassement de mensonges. Tout ce raisonnement n’avait aucune réalité. La seule cause de mon désarroi était cette absence, ce silence dans la maison où elle n’était plus, ce vide du jardin abandonné. Sévéra s’écartant de moi achevait de me lier à mon insu. Une dernière résistance, au fond de mon être, luttait contre cette force qui m’enserrait. Je refusais de voir clair. Je m’étais habitué à cette présence, à cette attentive compagne, à cette communauté de travaux et d’efforts que je n’avais jamais connue : tout cela me manquait et me laissait souffrant.

Pas davantage ? Toujours la même question. Non, non, je n’aimais pas Sévéra. Rien de ce qui peut nourrir l’amour, aucun désir, aucune passion charnelle, n’était en moi. Je crois même que la seule pensée d’en éprouver m’eût fait horreur. J’ai toujours vécu prodigieusement dégagé de telles préoccupations. C’est, si l’on veut, risible (et j’incline aujourd’hui à penser que ce le fut, en vérité), mais, du moins, je puis assurer que, jamais, de ma part, le désir incestueux fut de ces rêves qu’on caresse, péchés auxquels on se promet avant même de les commettre. Cela n’est point pour m’excuser. Moins aveugle sur moi-même, sans doute, aurais-je mieux vu à quels dangers je m’exposais. Je croyais à une innocence à laquelle ma conscience avait cessé de croire.

Nul incident ne marqua ces quinze jours. Ou du moins, le seul qui eût pu être important passa alors complètement inaperçu pour moi. Sévéra m’envoya une brève carte postale. Le timbre de la poste portait le cachet d’un pays dont j’ignorais jusqu’au nom : quelque chose comme Sera di... J’ai oublié, peu importe. Pour me renseigner, je pris un tome d’une Encyclopédie et examinai une carte de Corse. Je ne trouvai d’ailleurs point le nom que je cherchais, la carte étant à trop petite échelle, et je présumai (ce que je sus par la suite) que cela devait être quelque village des environs de Sartène. J’allais refermer le volume, quand mon attention fut attirée par un objet qui, jouant le rôle de signet, gonflait les pages. Une marque ? Peut-être. C’était un petit mouchoir de soie ; le chiffre et le parfum me le firent aisément reconnaître. Je ne fus pas autrement surpris que Sévéra eût consulté l’Encyclopédie pour y trouver quelque renseignement et je retirai le mouchoir d’entre les feuillets. Cependant, machinalement, comme cela m’arrive souvent quand je feuillette un dictionnaire, je laissai mes yeux parcourir les deux pages ainsi marquées. Et sans y prêter mieux qu’une demi-attention, je lus trois petits articles historiques : l’un sur Arsace qui fonda la monarchie des Parthes, en 255 avant Jésus-Christ ; un autre sur Saint Arsène, qui fut précepteur du fils de Théodose ; le dernier sur Arsinoé, princesse égyptienne, femme d’un Ptolémée. Ce dernier article étant en bas de page, je tournai la feuille, pour l’achever, négligeant les trois longues colonnes denses que le rédacteur chimiste et médical avait consacrées à l’arsenic, aux arséniates, aux arséniures et autres dérivés de ce métalloïde. Puis, je refermai le gros volume et l’ayant reporté à sa place sur le rayon, je repris le petit mouchoir. Le parfum qui en émanait était pénétrant. Je n’aime pas les parfums (je ne suis d’ailleurs pas expert en cette matière), mais celui-là éveilla en moi tout un remous de sensations confuses, au jeu desquelles je me laissai aller.

Et c’est ce soir-là que je fis un geste qui me demeure, aujourd’hui encore, mystérieux. Je me sentis dans un tel état de confusion, d’incertitude, que, sortant de chez moi, et vraiment sans le vouloir, j’allai à l’église. Elle était vide, comme toujours en semaine. Je m’agenouillai dans un coin, d’où je voyais un des apôtres sculptés dans le bois sombre de la chaire tendre vers moi une main bénissante. Je m’absorbai, moins dans une méditation que dans une rêverie. Puis, peu à peu, le sentiment se fit jour en moi de la singularité de ma démarche. Je ne suis pas un esprit religieux. La médiocrité de mon âme n’exige pas de grands élans de foi. Le sentiment tragique du mal ne m’a jamais bouleversé. Absorbé dans mon travail, je n’ai donné à la religion qu’un consentement tout extérieur, sanctionné de pratiques superficielles. La mort même de Jean ne m’avait pas amené à me questionner sur ce que je pensais réellement, profondément. Et voilà qu’une impulsion inconsciente, un ordre secret, incompréhensible, m’amenait là, en ce coin sombre d’une nef humide ? Pourquoi ?

De la façon la plus machinale, et comme on fait une politesse, comme on se plie dans le monde à certains usages dont cependant on ne fait aucun cas, je murmurai une prière, dont les mots me revenaient par la force de l’habitude. Ce n’était qu’un mécanisme tout automatique : rien de plus.

Au bout d’un temps que je ne saurais évaluer, je sortis. Mais j’étais si troublé, si désorienté, que je dus me promener longuement dans le jardin clos, pour essayer de voir un peu clair. Je ne comprenais pas. « Je sais, me disais-je, que je ne suis plus jeune, et c’est mon fils qui est mort... Quarante-six ans, encore bien des jours avant la vieillesse. Mais je vis, je vis !... Ce n’est pas moi qui suis mort. » Et songeant à Sévéra, dont l’image ne s’absentait, pour ainsi dire, jamais de mon esprit, je le sentais comme le symbole même de cette vie que je m’étais pris à aimer.

 

 

 

ELLE revint. Il me parut tout de suite que quelque chose avait changé dans son attitude, ou peut-être que quelque chose était précisé, avait pris forme et décision. Elle était habillée de noir, mais ne portait pas de voile, sans doute pour la commodité du voyage. Les gens de la ville la regardèrent quand nous passâmes. Elle ne restait plus enfermée dans ce silence où je l’avais vue, dans cette réserve déconcertante où elle se réfugiait souvent. À peine réinstallée :

– Montrez-moi, dit-elle, où vous en êtes ? Avez-vous fait la bibliographie des Capitulaires ? J’espère bien que non, je m’en étais chargée.

– Vous resterez ici, Sévéra ?

– Je vous avais promis de revenir.

Nous nous regardâmes un instant en silence. Elle me parut tendue, encore plus impérieuse qu’auparavant. Une lame d’acier.

– Non, je n’ai pas fait cette bibliographie. Je comptais sur vous, vous voyez. Il y aura aussi l’index du tome III...

– J’y pensais justement, hier, en mer.

Je me sentais délicieusement cerné. Ces attentions, les seules peut-être qui pussent me toucher, elle les avait toutes. Notre vie reprenait, semblable à ce qu’elle avait eu de meilleur, à cette période où, durant la maladie de Jean, nous nous étions rapprochés l’un de l’autre, et où elle s’était, en somme, proposée comme disciple.

– Voulez-vous aller au cimetière ? demandai-je au début de l’après-midi.

Une ombre brève passa sur son front.

Nous nous y rendîmes. Il faisait assez beau, quoique froid, mais le champ du repos était plus accueillant que le jour où j’y étais entré. Nous restâmes inclinés sur la tombe. M’étant un peu écarté, j’examinai Sévéra. Immobile, elle avait les yeux fixes de ceux qui regardent sans voir. Elle ne priait pas ; elle semblait plongée dans une méditation vague, pénible, mais dont rien ne transparaissait sur son visage figé. Elle demeura si longtemps dans cette attitude que, redoutant je ne sais quoi, je la touchai au bras et l’appelai à voix basse. Elle frissonna, me regarda, et dit tout bas :

– Vous avez raison.

Et elle s’écarta rapidement. Au moment de sortir du cimetière, elle me dit :

– La tombe est bien soignée.

– C’est le vieux Bruno qui s’en occupe, répondis-je. Il va mettre des chrysanthèmes.

Nous remontâmes la pente, silencieux. Je fus alors témoin de l’extraordinaire maîtrise de soi de cette jeune femme, si frêle d’apparence. Je suis sûr qu’elle venait d’être violemment remuée (et je ne savais pas alors combien elle avait de raisons d’être troublée) ; avant même que nous eussions franchi la vieille porte fortifiée de Conflans, elle s’était déjà dominée.

Elle me dit, d’une voix raffermie :

– Oui, j’ai beaucoup réfléchi pendant ces quinze jours. Sartène, vous savez, est un lieu choisi pour la méditation. L’automne y était admirable. Le soir, l’odeur du maquis entrait dans ma chambre. Mes vieux grands-parents me soignaient, mais ne me parlaient guère. J’avais besoin d’être seule. Je ne l’avais pas été depuis... depuis que j’avais rencontré Jean, à Aix. Il ne savait pas ce que c’est que la solitude. Même quand il était seul, il ne la possédait pas. Pour lui, vivre, c’était remuer de l’air, se déplacer, agir, pour rien, comme pour se prouver sa vie ; la vraie vie, ce n’est pas cela. J’aime le jardin clos à cause de cette solitude : personne n’y vient que vous et moi. On est comme retiré du monde. Les bruits de la vallée et de la ville, on ne les entend que de loin, comme venant d’un monde différent. Sartène ou Conflans, je ne pourrais vivre ailleurs.

Nous arrivions au seuil de la maison. En passant devant moi, elle ajouta :

– Et puisque je vous avais promis...

Elle me rejoignit peu après dans mon bureau. J’étais en proie à une inquiétude singulière. J’avais l’impression que tout ce que Sévéra venait de me dire, et qu’elle avait voulu me dire, avait un double sens qu’il me fallait tâcher de pénétrer.

Sans doute la vie auprès de ses grands-parents devait-elle manquer de distractions : ici, du moins, elle avait des livres, et ces recherches auxquelles elle avait pris goût. Mais quand même, à vingt-cinq ans, décider de s’enfermer ainsi en compagnie d’un homme qui n’était que son beau-père...

– Écoutez, Sévéra, je vous remercie d’être revenue. Vous savez combien votre présence m’est agréable. Vous avez si admirablement compris l’homme que je suis ! Oh ! pas un homme très intéressant, très attachant, une manière de rat de bibliothèque, égoïste, étroit de cœur et d’esprit, comme tous ses pareils. Vous vous êtes intéressée à mes travaux, soit, mais je me demande si j’ai le droit d’accepter que vous reveniez vivre ici, maintenant que rien ne vous y attache plus ? Vous êtes toute jeune ; les deux ans que vous venez de passer ne marqueront sur vous aucune trace. Ne restez pas ici pour moi...

Et comme je m’interrompais, malgré moi, je donnai à la conversation un cours nouveau. Si elle était gênée par les soucis d’argent pour se refaire une vie nouvelle, la fortune de Jean, qui était suffisante pour la préserver de la gêne, lui appartiendrait. Bien qu’il n’eût, évidemment, pas fait le moindre testament, j’étais prêt...

– Je vous remercie, père, interrompit-elle, sèche comme si elle me souffletait.

Je restai interdit. Elle s’était approchée de la fenêtre et tapotait nerveusement la vitre de ses doigts recourbés. Au bout d’un long moment, se retournant :

– Écoutez, à votre tour. Je croyais que vous aviez compris. Je suis revenue librement ici, volontairement, et non pour m’assurer le pain quotidien. Croyez bien que j’ai, si je le veux, d’autres moyens de me préserver de la gêne. (Elle avait dit ces mots avec une amertume pleine de sous-entendus ironiques.) Mais si vous ne souhaitez pas me voir rester, si vous pensez que ma place n’était ici que tant que Jean vivait...

– Sévéra, vous ne me comprenez pas ! m’écriai-je en proie au plus grand trouble et au désespoir.

– C’est une comédie que nous avons jouée, continua-t-elle sans me répondre, ni me regarder. Si vous (elle appuya fortement sur le mot) n’aviez pas été ici, quand j’ai appris la conduite de Jean, je me serais enfuie, comprenez-vous ?

Je m’approchai d’elle. Elle parlait d’une voix si bouleversée, si violente que, ne sachant que répondre, je lui dis seulement :

– Calmez-vous, je vous en prie, Sévéra.

J’étais tout près, à la toucher, dans la profonde embrasure de la fenêtre d’angle, au-dessus de la combe. Elle m’écarta d’un geste rapide, et, sans mot dire, sortit de la pièce.

 

 

 

IL n’y avait plus à s’y tromper. Entre Sévéra et moi il y avait autre chose que ce que j’avais pensé. Ou plutôt, en moi, une voix très obscure, dissimulée dans le plus secret du cœur, l’avait déjà dit sans que je voulusse l’entendre. Encore à cet instant où je me trouvais en face de cette vérité nouvelle, bouleversante, je refusais d’y croire, je tergiversais. Éveillé toute la nuit, je pesais chacun des mots qui m’avaient été livrés. La singulière fille n’avait pas tout dit ; elle laissait encore du champ à mon interprétation.

Le jour passa. Nous vécûmes l’un à côté de l’autre, tout simplement, comme si rien ne se passait entre nous. Mais il suffisait que nos regards vinssent à se croiser pour que cette attitude de courtoise correction nous parût vaine : nous nous hâtions de prendre un sujet de conversation banal. Que me veut-elle ? me répétais-je, seul. Que s’est-il passé en elle ? Qu’a-t-elle voulu, désiré, calculé ?

Vers le soir, Sévéra étant descendue à la ville, je sortis dans le jardin, me sentant incapable de travailler. C’était un soir gris et déjà froid. Le vent coulait des cimes couvertes de neige et des courants d’air glacés balayaient Conflans sur sa barre plus encore que la plaine. Les nuages sombres glissaient juste au ras des montagnes, éclairés en dessous par le soleil très bas, et blanc comme une lame. Les cyprès noirs tremblaient de leur cime, et, dans la cour, au pied du perron, les feuilles de la vigne vierge, arrachées par le vent, tourbillonnaient en crissant sur la pierre.

J’allai m’asseoir sur le petit mur large et bas, à l’endroit habituel. La nuit tombait lentement sur la plaine, une nuit lourde, qui venait des montagnes avec le vent. Les lumières de la ville s’allumaient une à une ; déjà celles de la gare, en un triangle parfait, tachaient de leurs feux jaunâtres le sol gris. Un train, qui descendait de Tarentaise, traversa le pont en fer, en dessous du mur à pic, siffla avant d’entrer en gare, s’arrêta. L’esprit vide, je regardais toute cette activité de la vie qui se manifestait proche, et à laquelle je ne me sentais pas appartenir.

Et soudain, la pensée de Sévéra, revenant au premier plan de mes préoccupations, s’imposa à moi, m’emplit d’une véritable ivresse. Pour moi, cette jeunesse, cette vie encore libre, de nouveau libre, qui pouvait s’accomplir ailleurs ! Pour moi, et elle l’avait voulu ! Ses mots : « Si vous n’aviez pas été ici, quand j’ai appris la conduite de Jean... » et à ce moment-là, elle n’avait pas voulu avouer, elle avait fait la brave... « Je me serais enfuie, comprenez-vous ? » Non, je ne comprends pas encore. Pourquoi ? Car il n’est pas possible qu’elle m’ait aimé. Non. Repousser cette folie, cette idée ridicule. Je pourrais être, je suis son père. Elle a plus de vingt ans de moins que moi. Et je n’ai rien pour qu’on m’aime. Personne ne m’a jamais aimé. Et si cela était vrai ? Non. Il ne faut pas, il ne se peut pas que cela ait été. Au fond de moi, au fond d’elle, alors, le désir d’inceste. Je ne voulais pas.

Je relevai brusquement la tête ; au sommet du perron, entre les deux cyprès, Sévéra, forme noire, détachée sur la blanche façade encore éclairée de jour cru, apparaissait, une main couvrant les yeux, me cherchant. J’appelai.

– C’est mon coin habituel, dit-elle. Comme le sureau sent fort.

C’était vrai, l’odeur était amère.

Elle s’était assise sur le mur non loin de moi ; elle approuva d’un signe de tête.

Il me sembla alors que c’était tout naturel, que mon âge n’était pas un obstacle, que, tout simplement, Sévéra vivrait à mes côtés : tout était merveilleusement facile.

– Restez donc avec moi, Sévéra, puisque vous le voulez bien. Je ne me passerais pas aisément de votre présence, maintenant.

– Vous vous en êtes passé quinze jours, dit-elle assez ambiguë.

– C’est pourquoi, je vous le dis maintenant, je ne veux plus en être privé.

Comme le vent devenait glacé, je me levai :

– Ne restons pas là, marchons. Vous allez prendre froid, mon petit.

Nous nous dirigeâmes vers le fond du jardin, où la terrasse est au-dessus du val de l’Isère. La nuit était déjà opaque dans la gorge de Tours.

– Ne pensez-vous pas, Sévéra, ajoutai-je à voix basse, qu’il y a quelque chose de... d’étrange, presque de scandaleux...

– À ma conduite ? interrompit-elle.

– À notre conduite, rectifiai-je.

– Pour qui ? Pour les pauvres gens de la ville, qui jaseront ? ou pour nous ? Des premiers, si vous saviez combien je me moque. Et quant à nous...

– Eh bien oui, nous.

Elle tourna la tête vers moi.

– Je n’ai jamais aimé votre fils, dit-elle, les dents serrées. (Les mots me parvenaient hachés par le vent qui nous soufflait maintenant au visage, puisque nous revenions vers la maison.) Jamais. Je croyais vous l’avoir fait comprendre. J’ai cédé à mon emportement quand je l’ai épousé, voilà tout. Et aussitôt j’ai compris mon erreur. J’ai joué la comédie, pour vous, pour moi aussi, et pour lui, que je méprisais. Mais quand j’ai su qu’il me trompait avec cette créature... Vous voyez bien que lorsqu’on souhaite de toutes ses forces une vengeance, le destin même y prête la main. Son accident, c’est ma volonté...

– Sévéra ! ne pus-je me retenir de dire.

– Je n’ai pas pleuré, je n’ai pas souffert de le voir tel qu’il était. Pardonnez-moi de vous avouer cela ainsi. Mais je crois que, vous non plus, vous ne souffriez pas beaucoup... pour d’autres raisons, continua-t-elle inexorable. Dans mon pays, le sang de l’homme qu’on hait, par sa vue seule, donne un apaisement. Je le haïssais et je jouais la comédie de la petite fille frivole. Vous avez bien fait de me donner à lire Maison de Poupée : il y avait dedans quelques bons conseils. Il me mentait si mal, si grossièrement : les hommes ne savent pas mentir. Moi, je mentais bien ; il me croyait dupe.

– C’est atroce, ma pauvre enfant, ce que vous dites là.

Elle éclata d’un rire amer.

– Ce qui était atroce, c’était de m’être trompée. De savoir que je n’avais qu’une vie et que je la gâcherais. Le sort a tout remis en place.

– Mais sa mort ?...

– Rassurez-vous, je ne suis pas si forte que je voudrais. J’ai souffert de sa mort, je n’ai pas pu m’empêcher de souffrir. Hier, au cimetière, j’ai été remuée. Je n’aurais pourtant rien fait pour lui rendre la vie. Vous allez dire encore que je suis atroce. Pourquoi cacher, et vous cacher à vous, ce que je ressens, ce que j’ai pensé ? Il vaut mieux que vous sachiez tout. N’aviez-vous pas tout deviné ?

Nous arrivions à la maison. Elle me précéda dans la bibliothèque, jeta au travers d’un fauteuil son manteau noir, et, s’adossant à la cheminée, où flambaient de grosses bûches, toute petite, toute menue devant ce grand feu clair, elle reprit, la voix ferme, volontaire :

– Sans vous, je vous l’ai dit, je serais partie. Vous m’avez appris à m’intéresser à des choses nouvelles pour moi, vous m’avez fait comprendre que la sensibilité n’avait pas à être seule satisfaite dans la vie. Je sais bien ce qu’il y a en vous de sec, de trop précis, de livresque, père, mais cependant...

Elle haussa les épaules. Scène singulière que celle-ci, où je me trouvais en face de cette jeune femme, qui était ma belle-fille, et qui, rejetant toutes les conventions, me jugeait avec cette tranquille audace.

– Comprenez-vous ? ajouta-t-elle.

Je n’osais pas lui répondre qu’en somme je ne comprenais pas.

Quand elle fut sortie de la pièce, je restai immobile, indécis. Le parfum de Sévéra, que la chaleur du grand feu avait amplifié, flottait autour de moi. Il me rappela le petit mouchoir que j’avais trouvé et d’où se dégageait la même odeur. « Où l’ai-je rangé ? » Je le cherchai dans plusieurs tiroirs, sans succès. « L’aurais-je laissé dans l’Encyclopédie ? Je croyais bien, cependant, l’en avoir retiré. » Je pris le tome. « Où donc ? Ah oui, l’article sur Arsinoé. » En effet, à la page où se trouvait ce mot, la trace qu’avait laissée dans la feuille le mouchoir plié était nettement visible ; mais il n’y était pas. Je demeurai assez longtemps, la page ouverte devant moi, cherchant à me souvenir des gestes que j’avais faits alors. Et machinalement mes yeux reprenaient leur lecture. Arsène, arsenal, arsenic... Un métalloïde d’aspect gris... Empoisonnement par l’arsenic... et brusquement une association d’idées s’opéra en moi. Un des médicaments qu’on avait donnés à Jean pour stimuler son appétit n’était-il pas à base d’arsenic ? C’était sans doute ce qui expliquait que Sévéra eût voulu voir l’article concernant ce poison. Ne soignait-elle pas Jean ? Bien souvent, ne se chargeait-elle pas de lui servir cette potion ? Le matin même de sa mort, n’était-elle pas restée seule à ses côtés, le veillant, dévouée, attentive, lui administrant le médicament. Elle le soignait, tout en le haïssant, en souhaitant sa mort... Je n’osais pas me laisser aller à formuler, fût-ce au plus intime de mon esprit, fût-ce pour la repousser aussitôt, l’hypothèse que cette association d’idées avait entraînée ; cela n’était pas, cela ne pouvait pas être. Je rejoignis Sévéra dans la salle à manger.

– J’ai retrouvé, lui dis-je, un de vos mouchoirs, tout à fait par hasard, dans un tome de l’Encyclopédie.

Je la regardais tout en parlant. Elle ne détourna pas la tête, ne baissa pas les yeux. Cette ombre cependant que je crus voir passer sur son visage, était-ce seulement mon imagination qui la créait ?

 

 

 

JE croyais n’avoir attaché à cette folle pensée aucune attention, mais elle proliféra en moi secrètement. Un démon me disait à l’oreille : « Raisonne donc. Id fecit... Elle le haïssait. Elle voulait sa mort, l’a-t-elle caché ? » Je ne voulais pas y penser ; je me persuadai que cela ne pouvait pas être. Et la voix reprenait : « Que sais-tu d’elle ? Ne la crois-tu pas capable de tout ? » Je le savais, je le croyais. Ah ! renfoncer au fond des puits obscurs de la conscience cette vaine idée que, seule, la coïncidence la plus absurde avait éveillée ! Ou dire à Sévéra : « Vous avez étudié dans l’Encyclopédie les médications à l’arsenic. » « Mais pourquoi donc, soufflait la voix, elle-même n’a-t-elle pas eu l’idée de répondre ainsi ? »

L’absurdité d’une telle proposition m’apparaissait par moments si grande, qu’il me semblait impossible qu’en d’autres instants j’eusse pu y croire. Tout était naturel, pénible, mais naturel : il me suffirait d’en parler à Sévéra. À l’instant d’aborder ce sujet, une gêne intérieure cependant me freinait : je ne pouvais pas m’y résoudre. Je sentais que, n’y eût-il qu’une chance sur mille, qu’une sur cent mille, pour que mon imagination fût véridique, je ne devais pas risquer de tomber juste : alors notre existence serait irrémédiablement compromise, notre accord serait brise. Je n’envisageais même pas ce que je pourrais faire devant Sévéra criminelle : je ne pouvais pas me représenter ce que je serais, moi, en face d’elle. L’horreur de mon rôle, dans cette seule supposition, m’apparaissait si grande que, broyé, prostré d’avance, je me sentais prêt à m’abandonner à tous les destins.

Pourtant, quoi que je fisse, ma conduite se ressentait de ce trouble intérieur. Il m’arrivait d’examiner Sévéra à la dérobée, comme pour pénétrer le sens vrai de ce visage fermé ; et, à l’instant où je croyais la surprendre, son regard droit venait au-devant du mien et me contraignait à détourner la tête. Il me semblait y lire une sorte de bravade, l’interrogation d’un joueur qui sait ses cartes meilleures et attend.

Deux ou trois jours s’écoulèrent, je ne sais plus. Moi, si calme, si méthodique, moi, l’homme des fiches, des index bibliographiques et des références minutieuses, je me sentais en proie à un vertige, le même au fond que celui dans lequel j’avais lentement glissé depuis que Sévéra était entrée chez moi. Le même, mais soudain accéléré, devenu fou. Ce fut un singulier moment. J’attendais je ne savais quoi, un évènement qui mettrait fin à mon incertitude et à mon trouble. Je l’attendais avec une confiance singulière, car je savais qu’il serait dangereux. Et cette attente n’avait rien de raisonnable, de logique : c’était comme une peur, une de ces peurs insanes qui prennent certains êtres à l’instant de descendre un escalier, de traverser une place, une peur d’âme.

Et Sévéra ? Je ne savais pas. Mais elle me perçait à jour. Elle devina le raisonnement qui s’élaborait en moi, depuis le jour où j’avais ouvert l’Encyclopédie ; elle guetta sur mon visage les progrès du doute. J’en viens aujourd’hui à me demander si elle n’avait pas fait exprès de laisser son petit mouchoir dans le livre, par jeu, ou pourquoi ?

Un soir enfin, n’y tenant plus :

– Sévéra, répondez-moi. Vous n’aimiez pas Jean, vous ne l’aimiez plus, quand son accident s’est produit... (là j’hésitais encore, et je dis seulement au lieu de la question qui me brûlait les lèvres) : avez-vous souhaité sa mort ?

Elle m’examina, comprit le vrai sens de ma phrase :

– Je n’ai pas pleuré, souvenez-vous, dit-elle.

Je repris :

– Je n’ai pas aimé mon fils comme j’aurais dû ; tout nous séparait. Je sens maintenant que le tort pesa sur moi. Ce n’est pas aux enfants d’accomplir l’effort, de franchir le fossé : nous sommes coupables. Entre lui et moi, si différents, si opposés, j’aurais dû savoir créer un lien. Et vous êtes venue, Sévéra, avec qui je me suis tout de suite senti mystérieusement accordé. Vous me compreniez, vous étiez de mon sang...

– Qu’était-il donc entre nous ? m’interrompit-elle brusquement.

Je n’avais plus rien à dire. Je savais bien ce qu’elle sous-entendait par là. Admettons qu’elle n’ait rien fait, qu’elle n’ait pas donné au destin ce misérable coup de pouce, ne reste-t-il pas que moi, moi aussi, je pensais ce qu’elle venait de formuler ? Il était entre nous comme un étranger. Qu’elle était habile ! Désarmé, vaincu, comment poursuivrais-je l’enquête que je me persuadais d’entreprendre ? D’un seul mot, elle m’avait arrêté.

Nous nous séparâmes sans insister.

Mais, dans la nuit, le bruit léger d’un pas dans le petit couloir qui menait à ma chambre m’ayant fait dresser l’oreille – bien qu’harassé, je ne pouvais dormir –, je ne fus pas surpris que, dans la porte entr’ouverte, la forme attendue se silhouettât.

De cette nuit, je ne saurais rien dire. Le brouillard noir des jardins où les morts furent vivants, les portes verrouillées, dans cette chambre où nous étions seuls, mettait comme une présence ; il entrait par une fenêtre que j’avais ouverte pour ne pas étouffer d’angoisse, au début de la soirée tragique. Tout était silence et péché ; la main froide que je serrais n’était pas une main humaine. Ce n’était pas de l’amour, aucun mot d’amour ne fut dit. Mais une haine jetait l’une vers l’autre deux âmes frénétiques, dans un corps à corps épuisant et stérile. Je ne parlais pas, je ne pouvais rien dire. Les pensées qui tournoyaient en moi, c’était la nuit qui les absorbait ; elle seule savait mon désespoir et ma terreur. J’avais oublié qui j’étais, et mon âge, et toute notre commune destinée. Je n’étais plus rien, rien que cette puissance maléfique qui me dominait, me suppliciait et me condamnait au plaisir. Un bruit sourd sonnait en mes os ; je reconnus, soudain attentif, le rythme de mon cœur, et non le bruit funèbre d’une main contre une planche de chêne. Nous étions glacés et brisés, jetés dans l’enfer de froid qu’imaginent les mystiques, où nul être vivant ne peut résister au mal.

Je me souviens cependant que, prononçant tout bas le nom de Sévéra, je l’entendis me répondre d’une voix si lointaine que je la reconnus à peine :

– Vous êtes un monstre, aussi, vous saviez tout, vous avez tout accepté.

– Non, non, murmurai-je, les dents serrées.

– Ah ! taisez-vous, répondit-elle.

J’acquiesçai en moi-même : je ne pouvais que me taire, comme je m’étais tu, parce que je m’étais tu.

Dans cette nuit de haine et d’abjection, je mesurai le fond de ma misère. Je pouvais être fier de mon esprit, de mon savoir : je découvrais que je n’avais pas d’âme, ou que, plutôt, je ne pensais à mon âme qu’à l’instant où elle m’échappait, où elle était perdue. Je comprenais que ce que je sentais être mon âme, c’était ce que je devrais faire, et qu’elle n’existerait qu’accomplie, rédimée. L’horreur même du péché où je m’étais abandonné me faisait soudain comprendre et l’existence du mal, et que j’étais sa victime. Une victime qui n’avait pas su se défendre, et dont l’innocence, la candeur, la stupide candeur si l’on veut, loin d’être une excuse, était la première faute.

Le matin vint. Sévéra, vêtue de sa robe de chambre sombre, était debout, près de la fenêtre d’angle, qu’elle avait ouverte et par où entrait un flot de lumière violente. Je me dressai. Était-ce possible que cela fût, eût été, que cela dût être encore ? Comme elle me regardait, de tout ce visage tendu que je connaissais bien, avec cette dureté interrogative, cette passion qui lui pâlissait la peau, presque laide, et terrible comme l’ange de la colère, je ne pus pas me retenir de lui demander lâchement :

– Pourquoi Sévéra, pourquoi ?

Elle n’hésita pas, elle me répondit de sa voix de cuivre, fêlée ce matin :

– Il fallait que nous fussions enfin complices.

Que répondre à cela ? Elle avait raison.

 

 

 

 

QUAND je fus seul, je me jetai devant le crucifix, un petit crucifix noir, au Christ d’os, qui a dû être autrefois dans une cellule de moine. Le même devant lequel aujourd’hui j’écris ces lignes. De l’immense naufrage où j’ai volontairement englouti tout ce qui m’attachait, je n’ai voulu arracher que cette humble croix grossière.

J’ai dit déjà que je n’étais pas un esprit religieux, mais quand les mots de Sévéra me parvinrent, le brouillard se déchira. Le sens incompréhensible du drame dans lequel je m’étais engagé m’apparaissait soudain dans une évidence totale. Il m’était explicité par mon péché, par le mal auquel j’avais cédé. Sévéra m’apparaissait telle qu’elle devait être, en réalité, le mal nimbant son jeune être tentateur, et tout ce qui, en elle, m’attirait, tourné vers la destruction. Le mal, c’est avant tout le non-être, ce qui porte atteinte à l’être, ce qui rompt en lui l’aspiration vers la vie.

La foi, que je n’avais jamais eue vive, m’apparaissait soudain comme la seule raison à laquelle je pusse me raccrocher encore dans le désordre où j’étais. Et ce n’était pas seulement – comment dire ? – parce que mes pensées ne pouvaient pas être accordées, que je me sentais en proie au désordre, mais parce que le désaccord était une atteinte à mon être, à cet être secret que j’avais si longtemps négligé et dont cependant la nécessité m’apparaissait comme celle de l’ordre, de l’achèvement. C’était à m’éprouver pécheur, criminel, condamné, que je sentais aussi la possibilité de la rédemption et de la grâce. Mais tout cela était confus en moi, enveloppé de terreurs et de malédictions.

Je restai longuement immobile dans l’attitude de la prostration. Je ne priais pas, je n’en étais sans doute pas capable. Je me laissais aller au déroulement de mes pensées et, malgré l’extrême fatigue physique en laquelle j’étais, je me sentais cependant lucide, clairvoyant, détaché de moi-même dans une certaine mesure, et en tout cas, assez pour me juger.

– Il fallait que nous fussions complices.

Avait-elle peur pour elle, peur de ma pauvre enquête ? Elle savait bien cependant que jamais, quant à moi... Mais peu importait Sévéra. Ce n’était pas pour elle qu’il était nécessaire que nous fussions complices. Pour moi. Je m’étais menti à moi-même depuis le début, laissant s’ébranler en moi des passions inconnues, des tentations d’adolescent. Et acceptant que la différence qui existait entre mon fils et moi, différence dont j’étais responsable, coupable, différence odieuse, servît de base à tout cet échafaudage monstrueux ! Je vivais dans le postulat de l’ignorance, la mienne, celle de Sévéra. Et elle, comme son regard m’avait pénétré, comme elle avait bien deviné. Mais pourquoi, pourquoi ? Pour que nous fussions complices.

Je le savais, maintenant ; la vérité que je n’avais pas pénétrée, elle était enfermée dans mon silence. Mon cœur était criminel, avant que j’en fusse averti. Il avait fallu que le crime fût consommé pour qu’enfin, dessillé, je pusse me rendre compte de l’horreur qu’il m’inspirait, de la part que j’y avais prise. Mon fils était mort pour moi ! Ce n’était pas lorsqu’il était mort que je l’avais tué, c’était dans la nuit abjecte, c’était à l’instant où, cédant au vertige, j’avais scellé le pacte ; je me chargeais du crime, comme si je l’avais commis.

La conduite de Sévéra ne m’apparaissait pas claire. Elle ne m’aimait pas, je ne voulais pas qu’elle m’eût aimé. Pas un seul mot d’amour n’avait été prononcé par nous, et, quand nous nous étions séparés, du seuil de la porte me regardant encore, son visage était ennemi. Elle me haïssait sans doute autant que Jean. Nous étions complices, c’était tout. Pourquoi donc avait-elle agi ainsi ? Poursuivait-elle jusqu’au bout la plus désespérée des vengeances ? Mais je chassai de mon esprit ces vaines questions. Ce n’était pas d’elle qu’il s’agissait, mais de moi.

J’avais découvert qu’en m’abaissant jusqu’aux plus extrêmes abjections, je me trouvais moi-même, je trouvais la tragédie de ma destinée. Le sens du péché me révélait à moi-même, plus que trente ans de stériles études. Le pantin lamentable, nourri de fiches et de dates, je ne le connaissais plus : je commençais à saigner de ma vraie chair. Une tendresse tragique me prenait pour cet enfant que j’avais laissé mourir, fait mourir, lui. Je me sentais enfin lié à lui par de secrètes chaînes. Je me sentais, enfin, coupable à son égard. Je me retrouvais dans une humanité simple, presque animale, dans des sentiments que je n’avais jamais éprouvés.

Mais, me relevant, et marchant pour délasser mes membres brisés, je pensai soudain : « Et Sévéra ! » Elle était dans la maison. Il fallait aviser. Le destin n’est pas une abstraction qu’on éloigne de son esprit, quand elle vous gêne : c’est une vérité quotidienne, qu’on modifie, qu’on modèle sans cesse de jour en jour. Si Sévéra demeurait à Conflans... Cette seule idée me donna une sueur froide. J’osais à peine penser qu’à midi il me faudrait l’affronter, que je devrais lui parler, feindre ou ne pas feindre, car, au moment où la décision s’imposait à moi, la seule possible, celle qui nous séparerait et me permettrait la paix, dans ma conscience la mieux gardée, un regret s’ébauchait, la pensée qu’il me faudrait lutter contre quelque chose que je discernais mal, mais qui était puissant. Je sais maintenant, à distance, que ce péché qui me faisait horreur, je le chérissais en même temps, que je ne me séparerais de lui qu’au prix d’une mutilation. Je pensai à ne point paraître au repas, à faire porter un mot à Sévéra, lui enjoignant de s’enfuir ; mais je n’osai pas. Cette lâcheté me fit reculer. Il me suffit d’imaginer le regard de Sévéra sur la lettre qui lui serait remise, ce regard qui ne m’atteindrait pas, mais qui saurait quand même me percer, me faire rougir de honte. Non, il faudrait prendre sur moi l’effort nécessaire pour me dominer, pour écarter cette crainte pusillanime et cette tentation. Décider. Parler.

Me séparer d’elle. La renvoyer en Corse... Me séparer d’elle... Toute ma vie actuelle, celle que j’envisageais depuis son absence, et depuis que je savais ce qu’était sa présence, et tout notre accord rompu. Mais cet accord était immoral, cet accord était une complicité. En écrivant, aujourd’hui où le temps a passé depuis cette journée, les mots qui la racontent, je me sens encore en proie au même trouble. Je ne voyais plus clair. Il me fallait tracer, rapidement, car le temps pressait, une route en pleines ténèbres, et avec le sentiment que de ce tracé dépendait mon destin. Je retournai alors devant le crucifix, je m’y effondrai à la lettre, broyé, éperdu, semblable à un enfant. Je ne savais plus que murmurer des mots sans suite, des lambeaux de prières – car je ne les savais plus en entier, – et au dedans de moi, m’accuser, me déchirer, pour tenter de ne plus garder en moi cet attachement que je savais maudit, à ma faute.

Et lentement l’apaisement me revint, un apaisement encore fragile, mais efficace, une paix qui n’était pas la paix, mais qui permettait d’y tendre. Je sentais que l’invocation n’était pas vaine. Et j’étais si vraiment, si profondément malheureux, qu’une assurance intime s’établissait en moi : qu’il était impossible que tant de désespoir n’eût pas d’autre sens que d’être un désespoir, et ne signifiât pas la possibilité d’un accomplissement.

 

 

 

VERS le soir, ayant enfin retrouvé assez de calme pour lui parler, je rejoignis Sévéra. Il semblait que l’ombre précoce qui pesait aux vitres de la maison s’efforçait de nous faire sentir que nous étions seuls, définitivement seuls, qu’il ne nous restait plus qu’à vivre ensemble, dans notre péché, de notre péché. Mais une force dont je connaissais mal la nature me remplissait, me permettait d’agir. Il fallait que tout fût décidé maintenant, ou jamais.

– Sévéra, lui dis-je, il faut que nous oubliions. Vous oublierez. Quant à moi...

Mais n’ayant pas encore fixé le sort que je m’assignais, je repris avec quelque hâte :

– Il faut que tout ce qui a été entre nous ne soit plus. J’ai sans doute été coupable, puisque vous avez compris que j’étais votre complice. Je ne rejette pas le poids de votre faute, je verrai à l’expier. Mais il faut faire qu’elle ne soit plus, qu’elle ne recommence plus. Laissez-moi... poursuivis-je en levant à demi la main. Laissez-moi vous dire. Je n’ai pas encore compris ce qui vous a fait agir ; peu m’importe ; ce qui est grave, c’est que j’ai été responsable, autant que vous. Mais ce que nous avons fait ne peut être effacé que par une expiation, et tout d’abord en refusant le bonheur mauvais que nous connaîtrions. Nous ne pouvons plus vivre ensemble. L’enfer même ne serait pas pire que cette vie, avec, entre nous, ce mort sans cesse revivant.

Elle secoua la tête, énigmatique. Niait-elle ? Approuvait-elle ? Je ne le sais pas. Elle me regardait les yeux fixes, pâle, jaune, laide à force de pâleur et de tension intérieure. Était-elle le monstre que j’avais pu imaginer en certains moments de ma méditation, qui avait tout prévu, tout calculé, tout voulu, et puis enfin avait mis le sceau à son œuvre dans la nuit de malédiction ? Ou n’était-elle qu’une femme violente, que sa passion seule avait menée jusqu’à l’extrême, jusqu’au meurtre, et qui, maintenant, enfin, en comprenait l’horreur ? Elle ne répondit rien tout d’abord et je repris :

– Pardonnez-moi, Sévéra. Peut-être suis-je le plus coupable. Si je ne vous avais pas laissé voir à quel point mon fils m’était étranger, si vous n’aviez pas été autorisée à comprendre que votre présence me touchait plus que celle de Jean...

Non, il fallait m’arrêter, la pente était trop dangereuse. Encore un peu, je m’apitoierais. Brusquant alors les choses, et décidant en deux mots ce que je n’avais pas arrêté auparavant dans ma méditation, je dis d’une voix rapide :

– Je quitterai cette maison. Tout ce qui m’appartient sera vendu. Je ne garderai que ce qui m’est indispensable, et tout le reste sera inscrit à votre nom, dans une banque, à Marseille par exemple. Vous n’aurez pas à vous soucier de l’avenir, Sévéra. Je prie Dieu qu’il vous permettre de vous refaire une vie nouvelle... Je vous y aiderai dans la mesure où je pourrai...

Mais elle semblait ne pas écouter ce que je lui disais. Ses regards restaient dirigés vers moi, mais ils ne me touchaient pas ; ils passaient à travers mon être, fixaient en arrière de moi je ne savais quoi, la trace peut-être d’un invisible destin.

Nous demeurâmes très longtemps sans parler. Je dus faire un effort pour sortir de cette torpeur. Je me levai, elle se leva.

– Oublier, dit-elle à voix basse.

Je n’en obtins pas davantage. Au bout d’un instant, elle reprit, la voix dure, car elle avait fait effort pour la maîtriser :

– Je partirai demain. Je vous dirai si j’accepte ce que vous m’offrez. Je ne sais pas encore.

La nuit s’écoula. Harassé, je m’endormis d’un profond sommeil, d’un grand oubli. Cela, déjà, c’était l’apaisement. Quand je vins à la salle à manger, Sévéra y était, en tailleur noir de voyage, prête à partir. Dans un coin de la pièce, sa grande valise était posée. Je ressentis un étrange mouvement d’âme, comme une protestation frémissante : avais-je vraiment voulu cela ? Que Sévéra ne fût plus auprès de moi, que sa présence n’animât plus cette maison ? Je dus me forcer pour me ressouvenir de ce qui s’était passé, pour en éprouver de l’horreur, et je n’y parvins qu’à demi.

Nous prononcions des paroles futiles, ces paroles qu’on échange à l’instant du départ. L’heure de son train, le temps, le froid. Rien n’indiquait dans son attitude que ce départ fût le dernier et ne dût pas avoir de retour. Mais, au sortir de notre déjeuner, achevé rapidement, car le train était matinal, je traversai le vestibule et me dirigeai vers mon pardessus :

– Non, me jeta Sévéra, ne m’accompagnez pas.

Je me retournai brusquement. Comme je la retrouvais, décidée, nerveuse ! Je ne pouvais pas résister à cette volonté, j’obéis. Elle s’approcha de moi, me serra la main et sans rien dire sortit. Elle franchit le seuil du grand portail sans se retourner, fière, énigmatique, comme toujours, suivie de notre vieux domestique Bruno qui traînait une charrette portant la valise, et qui ne comprenait manifestement rien à ce qui se passait.

Je remontai dans mon bureau. La grande pièce me sembla soudain hostile. Je ne retrouverais pas l’atmosphère que je chérissais, au temps où, seul, je travaillais, avant le mariage de Jean, avant le drame. Quelque chose était vraiment rompu, et, seul, plus seul, je sentis que je souffrais de cette rupture. Alors, une terrible tentation m’assaillit. Il me serait difficile de dire exactement en quoi elle consistait. Était-ce l’appel de la chair qui retentissait en moi, me troublait ? À peine. C’était quelque chose d’infiniment plus grave. J’avais le sentiment qu’en déchirant brusquement, comme je venais de faire, les liens maudits auxquels j’étais accoutumé, je rompais en même temps avec le dernier aspect sous lequel ma jeunesse se fût offerte à moi. Ce sourire de malédiction qu’elle m’avait adressé, je ne le retrouverais plus jamais ; et cela, cela, ah ! ne fallait-il pas le payer d’un crime ? d’une atroce complicité ? Avec Sévéra fuyait un visage de ma vie que j’avais découvert sur le tard, que je m’étais pris à aimer plus que tous les autres, et dont, volontairement, je m’étais sevré. C’était une sensation horrible : je tranchais dans mon être vif. Courir, la reprendre, la ramener. Accepter tout, vouloir les pires abjections, mais ne pas perdre cela, cette miraculeuse impression de vie que la présence de Sévéra m’avait donnée ! Ah ! il s’agissait bien de mon fils mort, de l’arsenic, de la main meurtrière ! Pour la première fois de mon existence, peut-être, j’étais dévoré d’une passion que je ne pouvais pas refréner. Il ne s’agissait que de moi, de mon destin, de mon sacrifice, ou de mon refus.

Si, à cet instant, Sévéra était revenue, si elle était apparue à la porte de mon bureau, sans rien dire, me regardant de ce regard que je savais, toute ma volonté aurait fondu d’un seul coup et toute ma vie aurait été bouleversée. J’étais en proie à une telle émotion que, soudain, je m’aperçus que je claquais des dents. Je regardai mes mains, elles tremblaient. Je me jetai dans un fauteuil et y demeurai longtemps prostré.

Qu’avais-je fait ? Le péché, le sens du péché... des mots, de simples mots. Les fantasmes d’une conscience pusillanime. La vérité était dans cette chair que j’avais connue et qui m’apprenait ma propre jeunesse. Mes regards tombèrent sur le petit crucifix d’os devant lequel, la veille, j’avais pleuré. Mon péché me faisait horreur, et je l’aimais. Comment m’en détacherais-je ? Comment, seul...

Je me levai, je sortis, si troublé que j’oubliai de me vêtir, et que, sur la place, je m’aperçus, au froid vif qui me pénétrait, que j’étais en veston d’intérieur, sans pardessus. Je continuai cependant, arrivai devant le haut perron à double rampe de l’église. La tiédeur, le recueillement, le silence de la nef à demi obscure, aussitôt me rendirent un peu de paix.

 

 

 

DE cet orage qui traversa ma vie et en ruina les fondements les plus sûrs, l’impression me reste d’avoir, sans le savoir, sans le vouloir et par mon seul silence, commis le plus atroce des crimes. J’ai compris que le bien n’est pas seulement la méconnaissance du mal ; on ne conquiert pas le ciel par prétérition, et quand, dans la vie, on adopte l’attitude, qui fut la mienne, de s’abstraire dans l’isolement, on est d’autant plus désarmé que le mal attaque un cœur qui ne sait pas se défendre. Je laisse Sévéra à son destin : elle saura mener son char d’une main ferme. Je dois l’oublier, je l’oublierai ; je l’oublierai si Dieu le veut. Je prierai quand j’en serai digne, pour que cette âme violente, détournée de sa route, retrouve enfin le sens des vérités qu’elle méconnaît. Je ne veux pas surfaire mes sentiments ; je ne veux point parler de l’horreur que j’éprouve, en me souvenant. Si horreur il y a, c’est de moi, de moi seul. Jusqu’au dernier instant, jusqu’en cette nuit où je fus incapable de résister à mes sens soudain débridés, je fus misérable, lamentable, un pauvre homme assez grotesque que manœuvra une effroyable enfant. Tout m’apparaît aujourd’hui dans un jour si nouveau que je vois celui que je fus comme un autre être ; il me reste à expier en son nom.

Dès que, après maints jours de trouble, où je me sentis incapable de dominer le tumulte d’aspirations et de désespoirs mêlés qui tourbillonnaient en moi, je songeai à demander secours à une abbaye, je me sentis rasséréné. Je connaissais un peu Dom Bède Arthe ; nous avions échangé quelques lettres sur des points de documentation historique. Je lui écrivis : j’attendis sa réponse dans une grande impatience. Les trois lignes où il m’appelait, déjà me donnèrent un soutien. N’être plus seul, devant ma conscience. Je partis aussitôt.

Est-il possible que si peu de temps se soit écoulé depuis le départ de Sévéra et ce jour où j’achève d’écrire cette confession ? Tout est déjà si lointain ! En traversant le lac du Bourget, si calme, si parfaitement apaisé dans la brume froide qui flottait à sa surface, j’avais l’impression de quitter un monde pour un autre. Hautecombe, sur son promontoire, seule, au pied de la haute chaîne de grâce, est un de ces lieux où le silence est sans prix. L’hiver, quand nul touriste n’y vient, le recueillement des âmes s’accorde à celui des eaux désertes. L’enchantement silencieux agit sur moi. Quatre jours déjà. J’ai écrit ces pages, ne m’interrompant que pour les repas, où je gagne le réfectoire commun. Quatre jours... Ma voie, peut-être, si Dieu a pitié, si Dom Bède le veut.

Je n’ai pas caché ma médiocrité, ma bassesse. Dans le plus profond de ma détresse, j’ai senti que tout avait été voulu, et que j’avais été guidé.

Seigneur, je sais ce que je suis, misérable, pusillanime. J’ai été l’instrument bénévole de forces que je ne savais pas distinguer. J’ai vécu seul, sans Vous, négligeant Votre appui, cœur tiède, de ceux que vous haïssez. Et c’est de cette tiédeur que je fus victime. Je ne savais pas la vie, ses luttes, son déchirement, le terrible combat du mal contre le bien. Ne luttant pas pour vous, Seigneur, je luttais contre vous. Voilà le crime, celui que tous mes jours devront désormais racheter. M’en restera-t-il assez pour effacer ?

Je voudrais prendre sur moi tout le poids de la faute, me sentir écrasé par elle, comme ces pénitents de Fumes qui, sous la cagoule, portent la croix qui leur déchire l’épaule. Je n’ai pas su, mais je sais. Je vois clair et je m’accuse. En implorant une pitié qui déjà m’a été donnée, puisque j’ai pu venir jusqu’ici me prosterner, je veux que toute la faute soit sur moi. Seigneur, n’accablez pas dans votre courroux Sévéra, et acceptez d’éclairer son âme que la nuit obscurcit encore. Vous avez fait que, dans l’horreur de ma faute, je trouve le sens de mon véritable destin : laissez-moi ne pas rejeter dans l’oubli et la condamnation celle qui, par ses mains criminelles, opéra votre œuvre dans ma vie, car vos voies sont impénétrables.

 

 

 

DANIEL-ROPS, Sévéra, Éditions du Roseau, 1946.

 

 

 

 

 

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