Cistus

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis DANTIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CECI est arrivé dans le bas du fleuve, à Saint-Fabien-de-Rimouski, il n’y a pas plus de cinquante ans. Des gens pas très vieux s’en souviennent comme d’hier, et vous en disent tous les détails.

Le deuxième rang, que frise le beau lac Saint-Mathieu, était alors bien moins peuplé qu’il ne l’est aujourd’hui. Le long de sa route cahoteuse, des terres en friche ou à peine ouvertes alternaient avec des étendues de forêt ou de savane, et de loin en loin seulement quelques maisons de billots rustiques abritaient les familles déjà implantées sur le sol. Vers l’extrémité est surtout régnait un paysage de chaumes éventrés, de souches abattues, et de galets surnageant comme dans un naufrage. La maison de Paul Corriveau marquait de ce côté la limite des habitations. Sa terre à lui, pourtant, était dès longtemps en culture, et le beau vert de ses prairies tranchait sur les poussées sauvages qui l’environnaient de toutes parts. Ambitieux, actif, il s’était créé ce domaine ; c’était l’effort de dures années. Il vivait là avec sa femme, son garçon Onésime, et ses deux filles Thérèse et Alice. Il n’était ni pauvre ni riche, mais la famille ne manquait de rien, grâce au travail de tous. Le pain abondait dans la huche, le lard dans le saloir, et, le dimanche à la grand’messe, la mère Corriveau et ses filles étaient remarquées pour leurs agrès neufs et séants.

L’aînée de celles-ci, Thérèse, était une créature bien faite, grande, fortement moulée, aux joues rondes teintées d’un sang vif, aux yeux d’un brun tranquille, et dont l’allure solide, les mouvements posés, exprimaient une grâce vigoureuse. Elle avait vingt-deux ans. Elle valait un garçon pour tous les ouvrages de la ferme ; son frère même lui rendait des points quand il s’agissait de faner, de nouer les javelles ou de fouler dans la tasserie. Son père, qui l’utilisait sans compter et ne la complimentait guère, en était fier secrètement. Si la terre prospérait, on le devait à elle autant qu’à personne.

Sa sœur plus jeune, Alice, ne lui ressemblait que de loin. Elle était née plus délicate, avec des os plus frêles, et elle avait grandi dans une suite de rougeoles et de coqueluches qui la laissaient un peu chétive. Elle était blonde, avec des traits menus, des prunelles bleu-azur, une taille élancée, des mains fines, toute une nature sensitive et nerveuse. Incapable des gros travaux, elle s’employait surtout au ménage, au soin des volailles, et tandis que Thérèse passait sa vie au grand soleil sur les côteaux lointains, elle écoulait la sienne entre la maison et la grange. Son père lui disait quelquefois : « Toi, t’es pas une fille d’habitant : t’es faite pour une maîtresse d’école. » Mais sa mère prenait sa défense, rappelait son activité, le bon soin qu’elle prenait des choses : « Elle est casuelle, c’est pas sa faute, mais elle m’aide comme elle peut. »

Depuis trois mois pourtant, la bonne femme éprouvait des inquiétudes. Son Alice semblait dépérir ; ses joues pâlissaient, ses yeux prenaient un éclat vague ; elle se traînait à ses besognes avec une évidente fatigue. On la surprenait accoudée devant les fenêtres ou assise, songeuse, dans les coins. « Faut que tu prennes soin de toi, ma petite fille », déclarait la mère ; – et, avec des attentions tendres, elle la bourrait de thé sauvage et d’infusions d’herbe-Saint-Jean.

Mais ce qui pesait sur Alice, la tenant ainsi abattue, c’était bien pis qu’une lassitude, c’était le poids d’un lourd secret. Elle aimait, à l’insu de tous. Elle aimait en cachette Laurent Dulac, un grand garçon de ferme qui leur avait aidé à faire les récoltes, que ses parents avaient logé pour la saison. Aux maints frôlements de chaque jour les deux jeunes s’étaient vite épris : elle, gagnée par sa belle humeur et sa force, lui par ses manières douces, par le son d’argent de son rire et le feu-follet de ses yeux. Ils s’étaient fait des signes pendant les veillées, s’étaient pris les doigts sous la table, s’étaient souvent rencontrés au puits. Même, une fois, il l’avait embrassée à l’abri d’un voyage de foin. Mais ceci n’était pas un jeu ; ils s’aimaient pour de bon, leur cœur était captif. Ils rêvaient de se marier et s’étaient promis l’un à l’autre. Un jour du mois passé, Laurent avait abordé le père Corriveau et, en termes bien humbles, lui avait demandé sa fille. Mais hélas ! ç’avait été une tempête. Le fermier, stupéfait d’abord, s’était monté, l’avait traité d’enjôleur, d’effronté, intriguant après l’héritage. Les instances, les raisons n’y avaient rien fait. Alice était survenue toute en pleurs, la mère elle-même avait supplié, mais en vain. « Sa fille, avait-il dit, n’était pas pour un engagé, un quêteux, sans une piastre, sans un pouce de terre, n’ayant que sa chemise sur le dos. » Et non content de ce refus, il avait, à l’instant, compté ses gages à Dulac et l’avait renvoyé tout net, lui interdisant sa maison, lui défendant de revoir Alice.

Laurent était parti, mais lui et elle s’étaient revus. En fait leur amour persistait, s’accroissait par l’obstacle même. Le garçon avait un emploi au village du Moulin ; mais souvent, après ses journées, dans la nuit déjà brune, il se glissait à travers champs jusqu’à la ferme des Corriveau. Il attendait, dissimulé derrière un orme de la route. Alice, sous un prétexte, sortait et venait le rejoindre. C’étaient des instants courts, fiévreux, coupés d’inquiétude, où ils échangeaient des paroles, des caresses hâtives, et se confirmaient leur promesse. Ces entrevues laissaient la jeune fille affaissée et brisée ; leur souvenir tourmentait ses jours et hantait ses nuits sans sommeil. Voilà pourquoi elle était pâle et réfractaire à toutes les tisanes.

Ceci dura jusqu’en novembre. Alors les soirs devinrent glacés. Le vent du large régna, secouant la forêt, poussant devant lui les feuilles mortes. La nuit tombée plus tôt rendit leurs rendez-vous lugubres. Il devint moins facile d’imaginer des ruses. Quand enfin Alice s’échappait, elle cherchait Laurent à tâtons dans l’obscurité noire ; ils restaient là, grelottants sous la bise, balbutiant des mots qui s’étouffaient dans leur poitrine, lamentant leur destin, envoûtés quand même par leur grand amour et plus que jamais donnés l’un à l’autre.

Puis, certain matin, une nappe blanche couvrit la campagne, annonçant l’hiver proche, les froids intenses, les poudreries, les routes impraticables, les traces que les pas laissent dans la neige : – l’hiver, où ces visites même seraient impossibles. Leur problème alors se dressa, pressant et cruel. Ils se creusaient l’esprit sans aboutir à rien, tournaient cent fois autour des mêmes barrières. – « Alice, disait Laurent, si je suis fait pour ta malchance, vaut mieux que je m’en aille et que je porte mon chagrin tout seul. » Mais elle protestait : « Non, pas ça : je vivrais pas sans toi ; jamais je pourrais en aimer un autre. »

Et peu à peu un plan, né de leur désespoir, se formait, s’infiltrait en eux. S’ils secouaient ces chaînes injustes, s’ils s’évadaient ensemble, et si, malgré tout le monde, ils gagnaient le droit de s’appartenir ! C’était la fille qui, dans une crise de larmes, avait jeté cette suggestion. Elle faisait son chemin ; ils arrivaient à en parler comme d’une contingence probable. « Vois-tu, disait Laurent, c’est vrai que je n’ai rien ; mais, une fois mariés, je te réponds que je travaillerais dur. Nous nous en irions aux États, où l’on gagne gros dans les facteries. » « Crois-tu, répliquait-elle, que je travaillerais pas aussi ? Ce n’est pas ça qui m’inquiète. » Par degrés l’idée de cette fuite les obsédait, les maîtrisait. Le remords s’y glissait pourtant : la jeune fille mesurait le scandale d’une pareille révolte, la peine que sa mère en aurait. Mais la passion affluait plus forte, emportant et effaçant tout.

Enfin, une soirée de décembre où Laurent était venu tard, bravant le gros temps qui rageait ; où il haletait, épuisé de sa marche dans la tempête ; où le norouet sifflait, couvrant presque leurs voix, ils se décidèrent à en finir. – « Ça ne peut plus durer, prononça Alice, je suis au bout comme toi : c’est temps d’en faire à notre idée. Laurent, ne viens plus d’ici Noël, c’est juste deux semaines ; mais la nuit de Noël, je t’attendrai. Je m’arrangerai pour garder la maison tandis qu’ils seront tous à la messe de minuit. Viens avec une carriole ; je ferai mes paquets et tu m’emmèneras, tu m’emmèneras n’importe où. La nuit de Noël, entends-tu ? Viens à minuit sans faute. »

– C’est bon, Alice, dit le jeune homme, le faut, c’est destiné : à Noël on finira tout ça. Je louerai l’attelage à Louis Matte comme pour m’en aller à la messe. Je viendrai te chercher, et on filera sur Trois-Pistoles où ils ne connaissent ni toi ni moi. Là on s’arrêtera et on verra quoi faire. C’est entendu, la nuit de Noël, rien ne m’empêchera. » – Et ils s’étaient donné, dans la neige aveuglante, un baiser glacé et brûlant.

Ces deux semaines furent longues pour Alice. Elle les passa dans une attente surexcitée, dans une sourde terreur de ce qu’elle allait faire. Tous les objets de la maison, jadis si familiers, le poêle, les chaises, les armoires, lui jetaient maintenant des regards de reproche. Le chien Castor, les poules et le beau coq verni s’éloignaient d’elle comme d’une étrangère. Chaque mot qu’elle adressait à sa mère, à sa sœur, lui semblait être le dernier. Elle en pleurait toute seule ; mais l’image de Laurent la soutenait. Elle l’aimait plus que tout ; il serait là à l’heure fixée, ils s’en iraient ensemble.

Le matin du 24 décembre, elle prépara les voies. Elle se leva très tard sous prétexte d’un rhume et d’un mal dans les joints.

– Si je suis comme ça, dit-elle, c’est bien fini pour moi d’aller à la messe cette nuit.

Sa mère lui arrangea une infusion de sauge, qu’elle lui fit boire par intervalles, mais sans beaucoup de résultat. Le soir venu, pourtant, elle se déclara mieux, mais incapable de sortir. – « Allez à l’église, vous autres, insista-t-elle, je resterai avec Castor. Je ferai un somme d’abord ; ensuite, je mettrai la table pour vous et chaufferai le réveillon. » – « Comme tu voudras, ma fille, dirent les parents, c’est à ton goût. » – Car ils étaient dociles à ses petits caprices et ils l’avaient toujours gâtée.

Vers onze heures les hommes attelèrent, prirent place dans la berline avec la vieille mère et Thérèse ; et bientôt les patins crissèrent, la voiture glissa sur la route, et le son des clochettes s’éteignit dans la neige épaisse qui tombait.

À minuit juste, Laurent parut. Alice, qui surveillait anxieusement les vitres, le vit venir à travers la brume blanche. Elle courut vers lui au dehors, l’entraîna dans la salle déserte.

– Tout est bien, je suis toute seule ; je t’attendais, et t’es venu.

– Es-tu prête, ma belle ? dit Laurent.

– Je serai prête dans un quart d’heure, le temps d’empaqueter mes hardes ; eux en ont encore pour longtemps. Décapote-toi, chauffe-toi un peu. Dis-moi, personne ne t’a-t-il vu ?

– Personne ; ils étaient tous rendus quand j’ai passé dans la montée.

– Le temps est vilain, n’est-ce pas ?

– Oui, il fait un peu froid, mais j’ai des robes bien chaudes.

Ils se regardaient tendrement, comme éblouis de se revoir, avec pourtant une sorte d’hésitation, de gêne.

– Ça ne te coûte pas, au moins, de t’en venir avec moi ?

– Ça me coûte, comme de raison, rapport à ma famille, mais je suis décidée.

Il s’assit près du feu pendant qu’elle montait à sa chambre. Il l’entendait marcher au-dessus, s’activer, ouvrir les tiroirs. Dehors le vent hurlait ; la neige dure cinglait les carreaux.

Enfin elle descendit, son manteau sur le bras, portant des paquets pas bien gros qu’elle déposa sur une berceuse.

– J’y pense, dit-elle, je leur ai promis de mettre la table pour le réveillon. Je peux bien faire ça, il y a du temps.

Elle étendit une nappe toute blanche. Elle sortit de l’armoire les assiettes, les tasses bleues qu’elle connaissait si bien. Elle plaça sur la table une carafe de vin de gadelles avec des verres autour. Elle arrangea sur des plateaux les beignes et les tourtières.

Elle mit de l’eau prête à bouillir dans la théière de fonte.

Elle s’attardait à tout cela sans s’en apercevoir, poussant parfois un soupir étouffé. « Pauvres parents, songeait-elle, ils vont faire un triste réveillon. »

Mais, s’arrachant à ces pensées, elle mit sa mante et sa capine. « Je suis prête », dit-elle enfin. « Je fais ça, Laurent, parce que je t’aime. Allons, embarquons tout de suite. »

Au même instant le chien Castor, qui dormait dans un coin, s’éveilla, grognant sourdement. Puis il se dressa sur ses pattes et, les yeux luisants d’un feu vert, il aboya, tourné vers la porte. On entendit alors deux coups frappés sur les panneaux.

– Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est qu’ ça ? s’exclamèrent-ils ensemble, voilà-t-il du monde à présent ?

Ils restaient là, interdits, incertains. – « Va voir par le châssis, dit-elle, ce que ça peut bien être. »

Laurent se glissa près des vitres, essayant de percer l’obscurité et la bourrasque.

– Je distingue pas bien, dit-il, mais ça m’a l’air d’être un enfant.

– Un enfant à une heure pareille ? C’est pas possible, Laurent. Quelque voisin, peut-être, qu’a besoin de secours. Attendons voir ce qu’il va faire.

Deux autres coups résonnèrent, plus secs, suivis du bruit de la clenche qu’on remuait.

Elle chuchota : – « N’y a pas à dire, faut leur ouvrir ; ce sera à la grâce de Dieu. »

Elle tourna le loquet et, dans une engouffrée d’air glacé et de neige, un petit garçon apparut, roula presque à travers la salle.

Ce marmot paraissait avoir six ou sept ans et offrait, de la tête aux pieds, un aspect lamentable. La neige qui le couvrait laissait voir par endroits ses habits décousus, troués de larges déchirures. Il portait une mince casquette grise, dont la visière presque arrachée tombait de travers sur son front. Ses doigts rougis sortaient de vieilles mitaines percées. Ses souliers étaient dénoués et gonflés par la glace. Un foulard effrangé cachait sa figure à demi. Il grelottait, cloué sur place, sans même lever les yeux.

Les jeunes gens s’étaient rapprochés et ils le regardaient, surpris.

– Le connais-tu ? demanda Laurent.

– Pour sûr que non, dit-elle, je n’ai jamais vu c’t-enfant là.

Elle lui toucha doucement l’épaule.

– Qui es-tu, mon petit ? Que fais-tu par ici à c’t’heure ?

Le mioche s’agita et hocha la tête sans répondre.

– Il est gelé, le pauvre, il ne peut même pas parler. Laurent, aide-moi, il faut le réchauffer d’abord.

Ils lui retirèrent le foulard où la neige commençait à fondre, la casquette, les mitaines, puis un court pardessus dont la doublure pendait et dont les manches ne tenaient plus. Ils purent voir alors d’autres loques couvrant sa taille maigre, et une figure brune aux traits grêles, au teint fatigué, à l’expression timide et presque sauvage. Le pauvret n’était guère joli, ni de mine avenante. Les pommettes de ses joues saillaient ; son nez s’arquait peu gracieux au-dessus de lèvres trop minces. Ce qui frappait en lui, c’étaient de grands yeux noirs aux reflets assez doux ; mais leur regard semblait inquiet, errait sans se fixer, comme étranger aux choses voisines.

Ils le conduisirent près du poêle et l’installèrent en face du fourneau ouvert. Alice lui ôta ses souliers d’où l’eau maintenant ruisselait.

– C’est pas possible, dit-elle, de lui laisser les pieds comme ça. Je cours en haut lui chercher des bas secs.

Laurent, dans l’intervalle, prenant la main froide de l’enfant : « Dis à présent, petit, d’où ce que tu viens ? Es-tu écarté dans ce bout-ci ? »

L’étrange gamin restait muet. Enfin, comme avec peine, il marmotta entre ses dents :

– Des gens, ils m’ont jeté dans la neige.

– Comment ! ils t’ont jeté dans la neige ? Qui ça, des gens ? Ton père, ta mère ?

Le petit secoua la tête et répéta :

– Des gens.

– Tu ne les connais pas ? Voyons, t’étais avec eux autres dans une voiture, pas loin d’ici, et ils t’ont jeté en bas ?

Mais le garçonnet maintenant était distrait, n’écoutait plus. Il regardait le plafond, la tapisserie. Comme Laurent insistait, il fit, importuné, un geste indiquant une poussée violente.

– Des gens ! dit-il très haut ; ils m’ont jeté dans la neige.

Alice arrivait juste avec des chaussons de grosse laine, qu’elle se mit à passer aux petits pieds bleuis, après les avoir essuyés d’une serviette bien chaude.

– Il vient de me parler, dit Laurent, et sais-tu ce qu’il dit ? Ils l’ont jeté dans le chemin, des gens. Pas moyen d’en tirer autre chose.

– Dans le chemin, ce pauvre innocent ? Peut-on avoir si mauvais cœur ! Et qu’est ton nom, chéri ?

L’enfant balbutia un mot presque inintelligible, mais qui ressemblait à « Cistus ».

– Cistus ? C’est-il bien ça ? Et Cistus qui ? T’as un autre nom ?

Mais le mioche haussa les épaules et redit seulement :

– Cistus.

– As-tu faim ? reprit-elle.

Il fit oui d’un grand signe de tête.

– Mon Dieu, Laurent, comme ça nous retarde ! Mais quoi, peut-on faire autrement ?

– On ne peut pas, Alice. Donne-lui à manger.

Elle le conduisit vers la table et découpa pour lui une tranche de tourtière, qu’il se mit à dévorer avidement.

– Il tremble encore : lui faudrait du thé chaud. Veux-tu que je lui en fasse une tasse ? ou bien veux-tu partir tout de suite ?

– Fais-lui une tasse de thé. Ça nous porterait pas chance de le laisser ici sans soins.

Elle mit la bouilloire sur la flamme et, en quelques minutes, elle eut le bol fumant, que Laurent fit boire au marmot en soufflant sur les cuillérées.

– Es-tu mieux, à c’t’heure ? s’enquit-il.

– Oui, répondit Cistus.

Mais au même instant il pâlit, ses yeux chavirèrent, et il s’affaissa sur lui-même. Laurent le reçut dans ses bras.

– Bonne Vierge ! dit-il, le v’là sans connaissance !

La jeune fille se précipita. Ils le portèrent sur le banc-lit ; ils ouvrirent sa chemise et lui frottèrent les paumes des mains.

– Quelle malchance pour nous autres ! gémit Alice. L’heure qui avance ! Mais ce pauvre petit garçon ! Peut-être qu’il va revenir tout de suite.

Il demeurait sans mouvement, sans haleine perceptible. Ils lui glissèrent entre les lèvres quelques gouttes d’eau-de-vie qui ne causèrent qu’une inconsciente grimace.

Les minutes passèrent, anxieuses. L’horloge marquait maintenant une heure.

– Va-t-il mourir ? dit la jeune fille. – Écoute, Laurent j’ai peur pour toi, j’ai peur qu’ils te surprennent ici. Et pourtant, je ne veux pas que tu t’en ailles. Nous sommes rendus trop loin. Reste à m’aider auprès du petit. Ne pensons à rien, faisons d’après notre cœur.

Ils continuèrent à réchauffer les membres de l’enfant ; mais lui semblait tombé dans un coma profond, et de temps en temps seulement un souffle, un battement des cils, trahissait un reste de vie.

– Laisse-moi m’en retourner, dit Laurent, on se reprendra plus tard. S’ils me voient, c’est de la misère pour toi.

Mais Alice s’obstinait : « Non, reste : on fait une charité. Disons le chapelet pour que le petit revienne. »

Docile, il obéit et, sans interrompre leurs soins, tous deux se mirent à exhaler des Ave pressants. Les dizaines suivaient les dizaines. L’enfant gisait toujours, glacé et immobile, mais eux persistaient à prier. Ils ne regardaient plus l’horloge ; ils priaient, poussés par une force, voués à leur bonne œuvre, oublieux d’eux-mêmes, vaguement résignés à tout.

Enfin, au bout d’un temps qu’ils ne mesurèrent pas, Cistus eut un sursaut, ses lèvres remuèrent. Puis il ouvrit lentement les yeux.

– Ils m’ont jeté dans la neige, murmura-t-il.

Ce fut une joie : « Dieu ! il revient ! » – « T’es plus dans la neige à cette heure, petit homme, dit Alice tendrement, t’es avec du bon monde. Maintenant es-tu bien guéri ? »

Pour réponse l’enfant se dressa, jeta ses pieds hors de la couche et se tint assis sur le bord.

– Portons-le dans la chaise berçante, reprit-elle, pour qu’il se remette comme il faut.

– Je peux marcher, dit Cistus.

Il alla tout seul vers la chaise, s’assit, les regarda, mais pas un sourire n’effleura ses traits pâlis et minces.

– Écoute, puisque t’es bien, mon fils, on va te laisser à présent. Faut absolument qu’on te laisse. Tu veux bien ça, n’est-ce pas ? Mais d’autres vont venir tout de suite et ils prendront bien soin de toi.

L’enfant fit un geste insouciant : – « C’est chaud ici » dit-il. Elle se tourna vers son ami :

– Laurent, y a-t-il une chance ?

– Je pense que oui, dit Laurent. Je gagnerai du côté d’en bas, quitte à revirer par après. Comme ça on croisera pas les gens au retour de la messe.

Ils saisirent vite les habits, les paquets, et se dirigeaient vers la porte, quand Castor aboya, cette fois d’une voix amie, en agitant sa queue touffue. En même temps ils perçurent un son affaibli de grelots.

– C’est trop tard, dit-elle effarée, les v’là dans une minute ! Cachons ces affaires-là vitement. Laurent, ne te trouble pas, tiens-toi à côté de moi. Je te défendrai, je prendrai ta part.

La voiture entrait dans la cour. La porte s’ouvrit après quelques secondes. Le père, la mère, Onésime et Thérèse entrèrent secouant leurs manteaux. Leur premier regard leur montra Alice avec Laurent près d’elle, et dans une chaise, un enfant étique qu’ils ne connaissaient pas. Sur la table, qu’éclairaient deux lampes, la nappe blanche reluisait, le réveillon offrait ses victuailles joyeuses.

Ils s’arrêtèrent, croyant rêver, leurs yeux errant sur cette énigme. Puis, l’aspect de Laurent éveillant un soupçon :

– Qu’est-ce que tout ça ? dit le père Corriveau. Qu’est-ce que tu fais ici, Laurent ? Et qu’est c’t’enfant-là dans la chaise ?

Alice, brave, s’avança.

– Papa, dit-elle, ce petit garçon était perdu, à moitié gelé le long du chemin. Laurent l’a rencontré et l’a mené jusqu’ici. C’était la maison la plus proche.

Tous se tournèrent vers le marmot et, curieusement, l’examinèrent. Mais soudain il dressa la tête et sa voix fluette s’éleva.

– Ça, c’est pas vrai, dit-il. Je me suis rendu ici tout seul.

Il se fit un silence profond. Pétrifiée sous le coup subit, Alice devint blanche comme un drap.

– T’entends ce qu’il dit ? reprit le père. Alice, m’as-tu fait un mensonge ?

Elle ne répondait rien. Laurent alors prit la parole.

– M’sieur Corriveau, dit-il, pardonnez-lui, elle cherche à m’excuser : mais moi, j’vas être franc avec vous. J’étais venu ici ce soir pour emmener votre fille. Elle était consentante ; c’était pour nous marier honnêtement et à l’église. Vous aviez été dur, m’sieur Corriveau, de nous refuser l’été passé. On s’aimait, voyez-vous, on ne pouvait pas se renoncer. On était pour vous faire savoir et pour vous demander pardon. Mais à c’t’heure j’aime mieux tout vous dire. On s’est mis trop en retard à soigner ce petit garçon-là. Sans lui, on serait déjà sur le chemin des lignes.

L’étonnement, puis la colère, avaient monté chez l’homme avec chaque mot de ce discours.

– Ah ! c’est donc le complot que tu manigançais ? dit-il. Venir nous voler notre fille tandis que nous serions partis ? Et toi, ma fille, tu m’aurais joué ce tour-là ? T’aurais suivi ce bon à rien loin de nous autres, quand je t’avais défendu ? Mais, pour certain, c’est lui qui ment. Il venait pour t’enjôler, n’est-ce pas ? tu l’as mis à sa place.

Alice maintenant sanglotait, la tête dans les mains. Elle prononça pourtant :

– Papa, c’est vrai tout ce qu’il dit. C’est pas un bon à rien, n’croyez pas ça. Je l’aime.

La mère Corriveau et Thérèse fondaient en larmes à leur tour. Elles allèrent vers Alice, cherchant à la calmer, et toutes trois gémissaient ensemble. Castor se prit à hurler tout bas sous le poêle. Seul Cistus assistait à tout d’un air indifférent.

Le réveillon attendait toujours. Les lampes jetaient une lueur douce sur la nappe éclatante. Les verres, les carafes scintillaient. Les plateaux continuaient d’inviter et de sentir bon.

– Le père, dit Onésime, veux-tu que je le flanque à la porte ?

Un instant un oui hésita dans l’âme agitée du bonhomme, mais il leva la main, redoutant ce nouvel éclat.

Il regardait autour de lui la scène lamentable et piteuse : tous ces êtres pleurant, noyés de chagrin, courbés sous ses reproches, n’osant même pas implorer sa grâce. Et c’était la nuit de Noël ! la nuit des cœurs unis, des volontés paisibles, qui verse la joie sur le monde ! Ils venaient d’écouter les Gloria et les cantiques. L’Enfant-Jésus leur avait souri dans sa crèche. Et ils étaient tous malheureux !

Cette table de famille, ils l’auraient entourée avec des propos et des rires. Ce serait maintenant un repas de deuil !

Cela le terrassait, il ne comprenait pas. La peine l’agrippait, lui aussi. Mais la vue de Laurent réchauffait son indignation.

Son regard vint tomber sur l’enfant inconnu. Qu’était cet orphelin ? II ne disait plus mot. Pourtant dans ses yeux noirs semblait luire à présent une flamme de surprise, de reproche.

Les pleurs d’Alice coulaient toujours. Laurent se taisait, accablé. La vieille mère faisait à son homme des signes discrets et suppliants.

Il faiblissait. Son âme s’éclairait peu à peu. S’ils étaient tous si malheureux, c’était à cause de lui, à cause de son cœur dur, de son avarice et de son orgueil ! Il pouvait leur rendre d’un mot la paix, l’allégresse de Noël. Était-il donc méchant ? Il sentait s’agiter une mêlée de poussées contraires. Mais enfin il prit un parti.

– Laurent, dit-il, viens que je te parle.

Le jeune homme s’avança, craintif.

– Tu sais qu’au temps de Noël les pères bénissent leurs enfants ?

– Je le sais, m’sieur Corriveau. Par grâce, ne nous maudissez pas !

– Les pères bénissent, que je te dis ! Eh bien, mets-toi à genoux ; tu gagnes. L’Enfant-Jésus est contre moi.

Laurent tomba agenouillé. Mais Alice avait entendu. D’un bond elle fut à ses côtés. Ce fut sur leurs deux têtes que le vieux père posa ses mains.

– Va dételer avec Onésime, avant qu’on prenne tous une bouchée.

Et le réveillon rutilait, désormais d’accord avec tous. Il riait de toutes ses faïences, étalait ses brioches tentantes, épandait ses arômes appétissants.

Les deux gars revenus, tous s’attablèrent, l’âme allégée, débordante d’une joie plus intense après ce sombre cauchemar. Les voix et les rires résonnèrent. L’intérêt, maintenant, allait vers le petit convive qui leur était donné si inopinément. Alice le fit mettre à sa gauche, Laurent ayant la droite, et pendant le repas on le pressa de mille questions. Mais sa mémoire semblait brouillée. Des gens l’avaient jeté dans la neige, c’est tout ce qu’il savait. Après bien des instances il ajouta : « Des gens de par en haut. » Il mangea ce qu’on lui servit, mais sans perdre sa mine renfrognée et distraite. On finit par juger qu’il était un peu simple, que quelque chose manquait à sa petite cervelle. Il n’en faisait que plus pitié. « On va le garder pour un temps, dit le père Corriveau. Ensuite, si on ne trouve pas à qui il appartient, on le mènera chez les sœurs, qui l’élèveront comme il faut. »

Quand il fut temps de se coucher, Alice le conduisit dans la chambre des hôtes et lui prépara un bon lit. Elle lui lava soigneusement les mains et le visage. Elle lui ôta ses loques sordides et lui passa du linge qui avait servi autrefois à Onésime enfant. Puis, l’ayant bordé dans les couvertures, elle le baisa tendrement au front. « Cher petit, je t’aime bien, dit-elle ; c’est toi qui es la cause que les choses ont tourné au mieux. » – Et, pour la première fois, un sourire indistinct, à l’expression lointaine, éclaira les traits de Cistus.

Le matin, toute la maisonnée se leva joyeuse, Laurent et Alice, naturellement, les plus heureux de tous. Une des premières pensées fut pour l’étranger orphelin. « Je vais aller voir, dit Thérèse, comment il a passé la nuit. »

Elle revint au bout d’une minute.

– Il est levé, je crois, dit-elle, il n’est pas dans la chambre.

On monta voir. Elle disait vrai. On le chercha par la maison, explorant tous les coins, sans le découvrir. On fouilla le grenier, remuant les bahuts, les malles. Alors ce fut une stupéfaction. Qu’était-il devenu ? Avait-il eu l’idée baroque de s’échapper pendant la nuit ? Mais par où avait-il passé ? La neige était intacte au-dessous de la seule fenêtre qu’il eût pu franchir.

– Aurait fallu, dit Onésime, qu’il aurait descendu, traversé la cuisine, qu’il aurait ouvert la grand’porte et pris de suite le chemin battu. Mais je l’aurais entendu, j’étais couché dans le banc-lit.

– Pauvre petit fou, dit Alice, qui est encore à courir les chemins ! C’est-il pas à tirer les larmes ?

L’étonnement s’accrut quand on constata qu’il avait repris son accoutrement misérable. Le linge blanc qui l’avait couvert gisait sur le chevet du lit.

– Il avait quéq’chose dans la tête, ce petit-là, dit le père, c’était clair à voir ; mais c’est curieux tout de même qu’il ait pu se sauver comme ça. On va en entendre parler par les voisins qui l’auront vu.

Cette fuite leur laissait, malgré tout, un sens d’intrigue et de mystère.

Laurent mena Alice à la grand’messe, où tous deux épanchèrent d’enthousiastes actions de grâces. Ensuite ils décidèrent d’aller voir le curé pour les bans de leur mariage.

Ils lui avouèrent simplement toute l’histoire de la nuit passée. L’incident du petit garçon parut le surprendre beaucoup.

– Et ce matin, dit-il, il était parti ?

– Non seulement ça, monsieur le curé, mais en venant à la messe, nous avons arrêté partout ; personne ne l’a reçu ni ne l’a vu passer.

– Il n’a pourtant pas pu s’envoler dans les airs !

Mais à ces mots il s’arrêta, une pensée frappant son esprit, et il réfléchit longuement.

Enfin, s’adressant à Alice :

– C’est à toi qu’il a dit son nom ?

– Oui, monsieur le curé. Il ne parlait pas bien franc, mais j’ai cru comprendre « Cistus ».

– Es-tu bien sûre, dit le vieux prêtre, qu’il n’a pas dit : Christus ?

 

 

 

Louis DANTIN, Contes de Noël, 1936.

 

 

 

 

 

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