Dans la nuit
où s’ouvrent les cœurs
par
Rose DARDENNES
Ils sont deux, Martine et Vincent, petits et transis, seuls entre le bois et la plaine immense, dans la profonde nuit. Leurs yeux grands ouverts sur tout ce noir hostile gardent encore l’affreuse vision du château paternel assailli, ravagé, pillé...
Et leur cœur est en eux comme avec une grande déchirure béante qui les fait pleurer et appeler douloureusement le papa et la maman que le sire de Mauroc a emmenés prisonniers...
« Papa !...
– Maman !... »
Ah ! dès que s’apaisa le tumulte de la bataille, durant laquelle ils s’étaient cachés tous les deux derrière une tenture, comme ils les ont cherchés !... Dans tout le château désert et ruiné, sinistre comme si la mort y rôdait encore, ils ont appelé... crié... Pleuré, aussi ; car dans la chère demeure ravagée, l’écho de leur propre voix répondait seul, lugubrement, à leurs appels ; et toutes les portes béantes ou enfoncées ouvraient sur des salles vides, abandonnées, glacées...
Tant qu’une lueur de jour pénétra par les hautes fenêtres à meneaux, ils ont erré par les couloirs et les galeries, et lorsqu’ils n’y virent plus à l’intérieur, ils furent chercher encore par les cours et les jardins...
Mais en vain.
Parents, serviteurs, amis, tous étaient morts ou prisonniers ; il n’y avait plus personne.
Personne, qu’un petit garçon de sept ans, et sa sœur qui en avait à peine six...
Dans la grande nuit tout à fait venue, un grand frisson les saisit et ils s’enfuirent sans savoir où, tout droit devant eux, courant comme si dans cette ombre affreuse le sire de Mauroc allait les poursuivre...
Tant coururent et crièrent, et pleurèrent, les pauvrets, qu’ils tombèrent épuisés au pied d’un grand chêne tout en haut de la colline... C’était fini, leurs petites jambes ne pouvaient plus avancer, et ils avaient si peur, si peur...
Alors ils se serrèrent très fort l’un contre l’autre, et tous les deux contre le grand arbre...
Mais comme le grand arbre était raide et froid !...
Tant qu’ils avaient marché, ils n’avaient pas pris garde au silence de la nuit. Mais maintenant que leurs pas se sont tus, ah ! comme c’est grand, et grave, et effrayant, tout ce noir où l’on n’entend rien, rien, rien...
Ils se serrent encore plus fort et retiennent même leur souffle...
Oh ! ce craquement, là tout près, n’est-ce pas un loup ?... Ou bien le sire de Mauroc et ses soudards venus pour les saisir et les tuer ?...
Et ces formes, là-bas, encore plus noires que la noire nuit ?... Des buissons ?... des bêtes ?... des hommes prêts à bondir ?... Ah ! que c’est affreux pour deux petits enfants d’être seuls et perdus dans la nuit !...
Leurs yeux, pourtant, finissent par se clore : ils sont si las... et ils ont tant pleuré.
*
Leurs anges gardiens seuls savent combien de temps Martine et Vincent ont dormi dans la froide nuit.
Mais voici que, tout à coup, dans cette nuit toute noire s’allume – très loin – une lumière tremblante... puis une autre... dix... vingt... cent... plus encore, bien sûr : à droite, à gauche, en face aussi, à croire que les étoiles du ciel sont toutes descendues pour voyager cette nuit sur la terre, par petits groupes clignotants, comme elles font les autres nuits dans le ciel... Elles sont seulement un peu moins blanches et brillantes que là-haut, mais c’est sans doute pour ne pas éblouir les petits enfants des hommes !...
Comme c’est drôle : les étoiles en voyage sur la terre partent des quatre coins de la nuit ; mais elles s’en viennent toutes vers une brillante constellation qui vient de s’allumer d’un seul coup au milieu, et ne bouge pas, elle... Martine et Vincent regardent, regardent ces lueurs amies, et songent à se mettre en route comme elles vers la lumière toute rose des six fenêtres en ogives et du grand portail illuminé... lorsque débouchent là, juste derrière eux, quelques lumières encore qui accourent, s’arrêtent et se penchent sur leurs visages.
« Oh ! les pauvres petits, mon Dieu !... » dit une douce voix à côté d’eux. Des bras solides et forts les soulèvent... Une douce chaleur, peu à peu, les enveloppe... Ils arrivent dans une grande salle où flambe une bûche énorme sur des landiers de fer, et le lait chaud et sucré coule entre leurs lèvres bleuies de froid... Ils sont bien... Trop bien... C’est un beau rêve sans doute ! »
*
« Que me dit-on, Bertrande ?... Vous avez recueilli... »
Un homme vient de pénétrer dans la haute salle, et les petits poussent un cri de terreur : cet homme à l’affreux regard de tigre, ils l’ont reconnu, ils en sont sûrs, c’est le sire de Mauroc ! Ah ! c’est un cauchemar, maintenant l’homme s’approche, et son regard luit...
« Maughein... Comme je me rendais avec mes gens à l’office de cette Sainte Nuit, je les ai trouvés, en larmes et transis sur le chemin glacé... Et je les ai ramenés ici...
– Mais savez-vous, Bertrande, qui sont ces enfants-là ?...
– Des malheureux, que Dieu nous envoie, Maughein...
– Le fils et la fille du seigneur de Haultjoye, mon prisonnier !... J’entends qu’on les jette dehors à l’instant !
– Maughein ?... Y pensez-vous ?... »
L’homme au regard de tigre se dresse, menaçant, et du doigt montre la porte à dame Bertrande son épouse.
« Qu’on me laisse seul avec eux ; je m’en charge, moi ! »
Plus encore qu’au pied du grand chêne, dans la nuit glacée, les pauvrets se serrent l’un contre l’autre, transis de peur...
« Maughein !... Maughein ! dit encore la douce voix derrière la porte, allez-vous une nuit de Noël mettre le comble à vos crimes ? Ne voyez-vous pas que Dieu vous envoie ces petits pour vous inviter plutôt à vous repentir ?
– Taisez-vous, et partez, vous dis-je !... Ou sinon... »
Elle se tait, oui. Car elle a dit les mots qu’elle avait à dire, et, quoi qu’il y fasse, son époux les a reçus en plein cœur ; si rudement que son pas en est plus lent, et moins cruel son regard pesant silencieusement sur Martine et Vincent...
Mon Dieu, qu’est-ce qu’il va faire ?... Et qu’il est impressionnant, là, tout droit au-dessus d’eux, sans rien dire et sans bouger...
Les secondes passent... Et puis les minutes...
D’abord, ils n’osent lever les yeux. Mais c’est si long qu’à la fin Vincent s’y risque, timidement...
« Oh ! regarde... » murmure-t-il à sa sœur dans un souffle.
Tous les deux voient ainsi rouler lentement une larme des yeux du sire de Mauroc. Et ces yeux qui pleurent ne luisent plus comme ceux du tigre...
« Noël !... » répète l’homme à mi-voix...
Noël !... Depuis dix ans qu’il brigande dans la région, il ne fête plus Noël, lui... Dame Bertrande, chaque année, s’en va seule avec ses gens vers la petite église en liesse...
Mais voici que ce soir, puisqu’encore il ne vient point, Monseigneur Jésus l’envoie chercher par ces deux petits-là... ? Monseigneur Jésus ne connaît point en son Cœur la méchante fierté des hommes qui se replient durement lorsqu’une fois on les a blessés... Il aime encore Maughein, et l’appelle ; Il lui envoie ces deux petits à sa porte pour lui suggérer le geste qui réparerait un peu le malheur qu’hier il sema à Haultjoye...
Ce geste... il le devine... il le voit... il n’aurait que trente pas à faire pour ouvrir au fond du sombre couloir la porte du cachot où pleurent sans doute Alain et Marie-Liesse de Haultjoye en songeant à leurs enfants perdus... Il les amènerait là... et les petits, éblouis, sauteraient dans leurs bras...
...Et puis ensemble, ayant fait la paix, tous iraient bien vite, avec les petites lanternes dans la grande nuit, retrouver les autres chez Monseigneur Jésus qui apporte le pardon et la paix aux gens de bonne volonté.
*
Ils iraient... Ils vont...
Ils arrivent, tout juste comme on sonne la messe.
Car ce geste, le sire de Mauroc l’a accompli pour montrer à Dieu sa bonne volonté revenue. Et tandis qu’au fond de l’église il avoue ses crimes et s’incline sous le divin pardon, Martine et Vincent, serrant bien fort la main de leur papa et de leur maman, s’en vont jusqu’à la crèche remercier Monseigneur Jésus venu parmi les hommes pour qu’en leur cœur la haine cède le pas à l’amour et que refleurisse le bonheur sur les pas de la charité...
Rose DARDENNES.
Recueilli dans Et maintenant, une histoire,
deuxième volume, Fleurus, 1955.