Les nattes couleur de lune

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Rose DARDENNES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Renée s’engouffre dans le couloir sordide, et d’un solide coup de talon claque la porte au nez de toute cette joie de la rue pleine de gens pressés, riant de porter du bonheur en paquets roses et bleus, qu’ils accrocheront tout à l’heure à un sapin fleuri de lumière et d’argent.

Car toute l’allégresse de Noël est dans la rue, dans les vitrines, sur les visages et dans les cœurs ; on la devine derrière chaque fenêtre blanchie ; on l’aperçoit par chaque porte qui s’entrouvre sur des pavés rutilants ou des brassées de houx et de gui, on la lit dans les yeux des parents qui se faufilent mystérieusement au sous-sol avec des paquets plein les bras ; elle éclate dans la démarche même des enfants qui semblent courir au-devant de la jubilation... Elle est partout, oui, partout, excepté dans son cœur à elle et dans cette pièce toute grise où elle va retrouver une pauvre femme – sa mère – qui tousse à n’en plus finir...

« Il n’y a que pour moi que ce n’est pas Noël !... » murmure-t-elle avec une atroce amertume qui tire ses lèvres minces et noircit le regard de jais dans son visage terne et mal venu.

Elle s’est tassée sur l’escalier, mordillant ses ongles tour à tour et ressassant cette détresse depuis des mois enlisée au fond de son cœur, et qui déborde tout d’un coup, à l’heure même où tant d’autres cœurs s’ouvrent, larges, au bonheur... Elle ne pleure pas : elle rage. Elle rage de n’être point riche comme ceux qu’elle vient de rencontrer, de n’avoir pas comme les autres un père qui gagne des sous pour acheter les bottes et les fourrures dans lesquelles on nargue joyeusement la neige. Elle rage parce que ce sera Noël cette nuit pour toutes les autres et pas pour elle...

Car Noël, en sa pensée, c’est le luxe et les sous, la dinde, le réveillon, le sapin rutilant et les souliers dans la cheminée, débordants de jouets et de bonbons... Or, tout cela, c’est vrai, n’est point pour elle cette année, puisque son père est mort, et sa mère, souffreteuse, sans travail depuis six mois ; l’allocation suffit tout juste à payer le terme, le gaz, le pain, les légumes, et quelquefois un tout petit bout de viande dure... Tout le reste : les oranges ; les bonbons, les pâtisseries et les beaux tabliers, les indéfrisables, les jolis bonichons de laine aux couleurs vives et les chaudes socquettes, elle le regarde de loin, avec un pincement au cœur. Noël aussi, elle le regardera de loin : elle n’aura même pas cette petite trousse, qu’elle guigne depuis trois semaines à l’étalage de l’Uniprix, pour remplacer le vieux plumier de bois démodé que les autres détaillent avec commisération...

« Non ! ce n’est pas Noël pour moi ! » gronde-t-elle une seconde fois en se relevant, cachant sous un haussement d’épaules frondeur la profonde tristesse de son pauvre petit cœur d’enfant.

Elle fonce dans la pièce, jette son capuchon sur une chaise et s’affale sur l’autre, marmonnant à peine une espèce de bonjour qui tient du grognement et fait venir une larme dans les yeux tristes de sa maman.

Une pauvre maman, en vérité : émaciée, toute blanche, trop lasse, dirait-on, pour porter sur son frêle cou une tête appesantie de deux merveilleuses nattes pâles en couronne. Mais Renée la voit à peine, tout occupée, ce soir, de sa rancœur et de sa misère...

Toutefois, s’il arrive que les filles ne regardent point leur mère, il advient rarement que les mères ne regardent point leurs filles. Et celle-ci, voyant la sienne, si sombre, a tout de suite deviné : c’est Noël, n’est-ce pas ?... Noël pour toutes les autres...

« Renée, veux-tu me donner mon manteau, mon écharpe grise ?... J’ai une course à faire. »

Toute pâle, la jeune femme se lève, et sa tête ploie sous la royale chevelure qui fait son charme unique... L’enfant, un instant, est émue de cette fragilité :

« Tu n’auras pas froid, Maman ?

– Non, ma chérie : je me sens bien... Je ne serai pas longtemps absente. »

 

*

 

Elle a mis une heure, à peine. Et la voici, plus pâle, peut-être, dans l’écharpe sombre qu’elle a serrée sur sa tête avec une épingle de sûreté. Mais elle sourit et porte de la joie :

« Renée, Renée, nous fêterons Noël comme les autres !... Allume la lampe et le feu, ma petite fille, et vois, vois ce que j’ai trouvé pour toi... »

Comme toutes les mamans de la terre en ce soir béni, qui mettent à la mesure des petits le grand bonheur apporté au monde par l’Enfant-Dieu, elle tend à sa fille un paquet rose et un carton blanc.

« Prends, prends, Renée : c’est Noël, vois-tu... »

Le carton blanc vient tout droit de chez le pâtissier et les doigts qui ont défait âprement le paquet rose tremblent soudain sur une trousse d’écolière – non pas l’humble trousse de l’Uniprix, mais une magnifique, avec douze crayons de couleur, un compas et un stylo à bille... Une trousse plus belle que celle de Jacqueline, la fille du boucher...

Une vague de plaisir saisit l’enfant et la fait danser, danser, comme une chèvre folle autour de la table, jusqu’à n’en pouvoir plus et s’effondrer sur un tabouret, à bout de souffle et de griserie, coulant doucement dans cette autre joie plus profonde que l’on écoute en silence, les yeux clos et les deux mains posées... Mais voici qu’en ce silence bientôt naît une question insidieuse, troublante, bientôt impérieuse : où donc Maman a-t-elle trouvé de l’argent pour acheter ces trésors ?... Renée a beau se dire que Noël est un jour unique où les anges voyagent, invisibles, par toute la terre, pour accomplir des merveilles que les hommes ne savent point faire, elle a vécu trop près de la dure réalité, la pauvrette, pour croire que les choses tombent du ciel sans que personne règle la facture... Et qui donc a payé cette trousse et les choux à la crème que sa mère dispose allègrement sur la belle assiette à fleurs, entre deux brins de gui qui complètent la Fête ?... Son regard erre autour de ces humbles richesses, en quête de leur secret. Et son cœur, soudain, s’arrête sous un choc à l’instant où ses yeux de jais s’ouvrent et se fixent, béants, à cette écharpe que la jeune femme n’ôte point...

Le secret de son Noël ?... Ah ! elle tremble maintenant de le deviner et brûle d’en être sûre et d’arracher ce fichu qui le cache !... Elle bondit et s’accroche à sa mère ; elle n’ose pas, non, dégrafer cette épingle qui tient l’écharpe close sur un mystère ; mais elle glisse, doucement, doucement, ses deux mains par-dessous, en quête des nattes couleur de lune...

Mais les nattes n’y sont plus, et l’enfant devine : pour lui acheter un Noël, sa mère a vendu, – oui, vendu ! – ses cheveux et sa beauté...

« Maman... Maman... Tu as fait ça pour moi !!!... »

Elle ne trouve pas d’autres mots. Et que feraient des mots devant ce don-là ?... Elle est aimée, aimée plus que tout, aimée jusqu’au sacrifice par cette mère qui la serre sur son cœur en pleurant de joie !

« Maman !... »

Il n’est que ce mot-là qui soit assez grand pour mesurer tant d’amour qui l’enveloppe.

...Tant d’amour aussi qui sourd de son cœur à elle, et monte, monte, jusqu’à se nouer en deux bras au cou de cette mère qui, pour elle, n’épargna pas même sa beauté...

« Maman ! Maman ! Tu m’aimes et je t’aime !... Jamais, non jamais je n’ai connu Noël si beau !... »

Les sapins, la musique et la fête que l’on fait avec des sous, ah ! que c’est loin maintenant, et peu de chose auprès de cette autre fête que goûtent la mère et la fille enlacées, dans une masure soudain lumineuse et chaude d’un grand feu de tendresse !... Les anges qui passent, sans que personne les entende frôler la nuit, s’arrêtent et s’inclinent bien bas devant cet amour-là. Car Noël, en vérité, c’est la fête unique de la lumière et de l’amour apportés au pauvre monde par un tout Petit Enfant...

 

 

 

Rose DARDENNES.

 

Recueilli dans Et maintenant, une histoire,

deuxième volume, Fleurus, 1955.

 

 

 

 

 

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