La confidence maternelle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

la comtesse DASH

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tu viens de me quitter, ma fille chérie ; j’entends encore le bruit de la voiture qui t’emmène, et si l’assurance de ton bonheur ne me consolait un peu de ta perte, je ne sais où je trouverais de la force pour la supporter. Depuis ta naissance, tu fus ma compagne fidèle ; en te voyant grandir, embellir sous mes yeux, j’oubliais les chagrins de ma vie, et je ne songeais plus qu’à en préserver la tienne : j’espère avoir réussi. Le mari que je t’ai donné a été choisi par toi, tu l’as trouvé digne de remplacer ta mère, il t’aimera, et tu seras heureuse près de lui, c’est mon vœu le plus cher, car je n’en forme plus que pour toi. Je t’ai promis de t’envoyer cette relation si longtemps désirée des aventures de ma jeunesse. Jamais tu n’aurais connu mes erreurs, si je ne regardais ce pénible récit comme un préservatif pour la suite de ton existence. Il me sera bien cruel de t’avouer que j’ai été coupable, je m’expose à perdre ton estime ; mais, de grâce, mon enfant bien-aimée, ne me juge pas avant de m’entendre. J’expie par des souffrances sans fin l’erreur d’un moment, je crois qu’on ne peut plus me la reprocher, toi surtout, que j’élevai dans les principes de la morale la plus pure, toi à qui j’ai appris l’indulgence en même temps que la vertu ; c’est le moment de mettre tes principes à exécution. Je compte sur ton cœur pour excuser le mien. Il me semble que les larmes que je vais répandre en rouvrant une blessure si peu cicatrisée, seront purifiées par celles que me cause la douleur maternelle ; dans un autre moment je n’en aurais pas le courage. Écoute donc, et profite.

« Je fus élevée par mon père comme il aurait élevé son fils, si le ciel lui en avait accordé un. Seule espérance d’une illustre maison, on m’entoura d’abord de tous les soins de l’amour paternel, et plus tard de tous les calculs de l’ambition. On reconnut de bonne heure chez moi une tête ardente, une grande sensibilité et une imagination vive et déraisonnable. Mes parents, au lieu de chercher à calmer ces funestes dispositions, se contentèrent d’en retarder le développement, mon caractère fut contraint, et non pas rompu. On me retint dans l’enfance le plus longtemps possible ; à seize ans on me traitait encore comme une petite fille. Rien n’était plus plaisant que de me voir à cet âge où déjà la coquetterie commence à se développer. J’étais un singulier mélange de qualités et de défauts. Je quittais l’étude des sciences abstraites, de la littérature, des langues mortes même, pour jouer à la poupée, et je me remettais avec la même gaieté à mon chevalet et à mon piano.

« Le soir, la société la plus brillante se réunissait chez ma mère, je voulais plaire à tout le monde, et j’y réussissais. Les femmes voyaient dans ma naïveté une sorte d’assurance contre ma jeunesse, et les hommes, toujours portés à mal penser de notre sexe, prévoyaient que la vivacité de mes impressions me conduirait à quelque folie.

« J’avais dix-sept ans lorsque je rencontrai ton père. Il était beau, aimable, riche et rempli de talents. Chaque famille recherchait son alliance. Il m’aima ; je crus que je l’aimais aussi, et je donnai mon consentement à notre mariage avec tout le bonheur imaginable.

« Ce fut un enchantement que la première année ; mon mari m’accabla d’attentions : j’avais la meilleure maison de Paris, un des plus beaux noms de la monarchie, des équipages superbes, des diamants de princesse ; enfin, il ne me manquait rien de ce qui, dans ma jeune tête, constituait le bonheur.

« Je ne quittais pas les fêtes et les parties de plaisir. Absolument maîtresse de mes actions, je me plongeai dans toutes les extravagances que me permettait mon magnifique état. Je fis des inconséquences sans nombre ; la calomnie ne m’épargna pas, et cependant j’étais aussi pure que toi, ma fille. Certaine de mes intentions, je bravais les dangers. Cette assurance me perdit.

« Il y avait trois ans que j’étais mariée lorsqu’un ami officieux vint me raconter des propos tenus sur mon compte, et qui n’avaient nulle apparence de fondement. Ennuyée de n’entendre sans cesse que des compliments outrés ou des calomnies odieuses, je le renvoyai, et pour me débarrasser de lui, je demandai mes chevaux. Je me fis conduire à quelques lieues de Paris. Voyant auprès de la route un bois touffu, je descendis, et, après avoir ordonné à mes gens de m’attendre, je m’enfonçai seule dans une allée. Là, pour la première fois de ma vie, je me mis à réfléchir ; je rentrai en moi-même, et je fus saisie d’un effroi mortel en apprenant à me connaître.

« La violente passion de mon mari avait fait place à l’indifférence. Il ne me rendait point malheureuse, j’étais toujours libre de mes volontés ; mais ce n’était plus ce sentiment que j’avais cru éternel. Dès que je m’aperçus de ce changement, je me précipitai plus que jamais dans le tourbillon pour m’étourdir, et j’y réussis. Ce jour-là seulement, la vérité se présenta à mes regards et m’épouvanta. Je reconnus que ce que j’avais pris pour de l’amour n’avait été chez moi que de l’exaltation, de l’enivrement. En sondant mon cœur, je sentis qu’il était vide, que les affections n’en avaient point été éveillées ; elles devaient l’être un jour : cette certitude m’atterra.

« Je tombai involontairement à genoux pour demander au ciel la grâce de rester innocente, déjà il me semblait que j’étais coupable. Je formai la résolution de fuir la société, de me réfugier à la campagne, et je revins chez moi tellement remplie de ces idées, que je refusai un bal charmant qui me fut offert par une de mes cousines. Gustave ne voulut point y consentir, il me plaisanta sur mon accès de misanthropie, et moitié de gré, moitié de force, je me laissai entraîner. Mes plans de retraite disparurent comme une ombre devant les charmes de la danse. Jamais je ne fus plus gaie.

« J’étais coquette, Valentine ; je l’étais comme le sont toutes les femmes, c’est un instinct qui naît avec nous ; peut-être est-ce par amour-propre ; il est en effet bien doux de voir à nos pieds ces êtres superbes qui se sont créés nos maîtres ; enfin, quel qu’en soit le motif, c’est une vérité incontestable. Je volais ce jour-là de triomphe en triomphe, je désespérais mes rivales, et, sans en avoir l’intention, je fis vingt malheureux. Je ne conçois pas le plaisir que trouve presque tout notre sexe à tourmenter l’autre. Qu’on cherche à plaire aux hommes, rien de mieux ; mais ce qui me semble odieux, c’est d’enfoncer à dessein un trait empoisonné dans le cœur d’un infortuné, pour le retourner ensuite avec cruauté et le déchirer impitoyablement. Ce ne furent jamais mes idées ; grâce à Dieu, je n’ai rien dans ce genre à me reprocher.

« Lorsque je fus seule après cette victorieuse soirée, mes réflexions du matin se représentèrent à mon esprit ; je fis mon possible pour les accorder avec ma conduite, et je me persuadai que cette place inoccupée appartenait à mes enfants, je n’en avais point encore. Cette illusion me consola ; je m’endormis et je ne pensai plus à ma terreur.

« Néanmoins je craignais de m’être trompée, je me surprenais à chercher autour de moi quel serait mon vainqueur. Cette idée, une fois venue, se renouvela souvent ; bientôt je ne pus la chasser : je me déterminai à reprendre mes projets de fuite, et j’engageai Gustave à me conduire dans une terre que nous possédions près de Nancy. Il y consentit. Je me crus là bien en sûreté. Certes, nul en province ne pouvait ébranler une vertu qui résistait à tous les élégants de la cour.

« Bientôt mon château se remplit. On accourait de vingt lieues à la ronde pour partager les plaisirs bruyants que j’avais introduits chez moi. Les officiers des régiments des environs ne furent pas les derniers à se présenter. Ce n’étaient que chasses, comédies, réjouissances de toute espèce.

« Parmi les femmes qui me visitèrent, j’en distinguai une qui réunissait tout ce qu’on peut concevoir de plus séduisant. Elle me parut douce, bonne autant que jolie. Nous nous liâmes intimement. Elle était veuve, par conséquent rien ne l’empêcha d’accepter la proposition que je lui fis de s’établir à Sorval pour tout le temps que j’y resterais encore. Ses talents charmaient nos courts instants de solitude ; ils étaient vraiment extraordinaires ; je n’ai jamais rencontré de femme qui les possédât tous à un degré aussi éminent.

« Je l’ai déjà dit, je recevais beaucoup d’officiers. Ils me firent leur cour plus ou moins, et furent repoussés avec cette politesse que donne l’usage du monde. Un seul parut insensible à mes charmes, et par cette raison je le remarquai. C’était le prince Alfred de... (je ne te le nommerai pas). Je ne sais comment je ne l’avais pas rencontré dans le monde à Paris ; il y avait été un instant, et son père l’avait fait partir pour la province. Essaierai-je de te le dépeindre ? chère Valentine : c’est lui qui a fait toute ma destinée...

« Rien n’était plus régulièrement beau que son visage, l’expression en était sérieuse et presque sévère. Lorsqu’il s’animait, il se répandait sur ses traits une sorte de jeunesse et d’enfantillage que je n’ai vus qu’à lui. Sa taille, élevée et bien prise, avait peut-être le défaut d’être un peu raide. Il était plus instruit que ne le sont les hommes ordinairement à vingt-cinq ans. Son esprit, plus profond que brillant, retrouvait de la légèreté avec les femmes qui lui plaisaient ; enfin c’était un de ces êtres que nous sommes fières de subjuguer. Il ne se montrait pour aucune autre ce qu’il était pour la personne aimée, et comme je le lui ai répété souvent, j’étais la seule, dans la nombreuse société qui nous entourait, qui connût réellement son caractère. Toujours calme et tranquille, excepté lorsqu’une émotion inattendue se présentait, il n’y avait chez lui aucun premier mouvement, et cependant point de calcul. Je l’ai vu pleurer trois fois dans le cours de notre liaison ; chacune de ses larmes paraissait lui coûter une douleur inconcevable. Froid et cependant emporté, il ne souffrit jamais un affront sans colère, et ne reçut un bienfait sans reconnaissance.

« Voilà à peu près quel était celui qui m’égara, ma fille. Si je l’avais connu tel, peut-être aurais-je été sauvée ; mais je fus entraînée dans le précipice par une pente insensible : je ne m’en aperçus que lorsque j’y fus tombée sans retour. L’amie dont je t’ai parlé, cette Pauline, me conduisit comme par la main. Que Dieu le lui pardonne, elle a causé le malheur de ma vie !

« Alfred, après un séjour d’un mois près de nous, se décida à lui présenter son hommage. Elle l’accueillit, je ne devinai rien de tout cela. Cependant un penchant secret me rapprochait de lui ; je ne m’en rendais pas compte, je n’y songeais pas.

« Un soir que nous faisions des folies dans le salon, il me blessa légèrement au pied. La galanterie empressée avec laquelle il répara sa maladresse me charma. Nous causâmes longtemps ensemble ; j’étais enivrée. Bientôt le son d’un piano se fit entendre, une voix sonore commença une brillante cavatine... il y courut et ne quitta plus Pauline. La jalousie me révéla mon amour ; je me retirai dans ma chambre, et là je déplorai ma funeste erreur dans toute l’amertume de mon âme.

« Pauline, fatiguée de ses triomphes ou craignant de perdre sa victime, me rejoignit après quelques instants. Elle employa toute la finesse de son esprit à détruire l’impression que j’avais reçue et qui m’éloignait d’elle involontairement. Elle me dit qu’elle aimait Alfred, se garda bien d’ajouter ce que j’ai su depuis, qu’elle avait des raisons de s’en croire aimée ; enfin elle gagna si bien ma confiance qu’elle reçut l’aveu de ma faiblesse et de mes remords.

« Au lieu de les fortifier, elle les détruisit en me persuadant que pourvu qu’une femme n’oubliât pas entièrement ses devoirs, une préférence lui était permise. Nous nous promîmes mutuellement que la préférée préviendrait l’autre afin qu’elle tâchât de se guérir, et nous nous séparâmes plus intimes encore par nos doubles confidences.

« Deux jours après, nous nous promenions ensemble ; après beaucoup de circonlocutions, elle m’engagea à renoncer au prince : elle avait reçu sa déclaration dans la matinée. Jamais, ma fille, je ne pourrai te rendre ce que j’éprouvai alors ; je perdis toute idée et je tombai dans des convulsions affreuses. La violence de mon imagination, ma sensibilité si longtemps comprimée se développèrent avec fureur ; ma perfide amie les encouragea. Je ne connus bientôt plus de frein, et, lorsque je revis Alfred, je ne fus pas maîtresse de lui cacher ce que j’éprouvais ; sans lui dire précisément que je l’adorais, je le lui fis entendre si clairement qu’il ne put en douter.

« Que se passa-t-il en lui ? je n’en sais rien ; il prétendit qu’il n’aimait point Pauline, qu’il n’avait cherché près d’elle qu’une occupation. Peu de temps après nous étions d’accord et j’étais déjà la plus malheureuse des femmes.

« Mon amie se fit un mérite de son sacrifice. Je n’ai pu depuis l’attribuer qu’au désir de me mettre sous sa dépendance et de me forcer à fermer les yeux sur sa conduite, car j’ai acquis la certitude qu’au moment où je la plaignais le plus, un des amis de mon mari l’avait déjà consolée.

« Alfred ne montrait pas pour moi cette passion brûlante dont j’étais remplie ; il m’aimait cependant, mais il était effrayé de ma réputation de légèreté. Ma vie était une continuelle alternative de désespoir et de ravissement ; il se passait des semaines entières sans qu’il me donnât une seule marque d’amour, et quelque temps après il m’en accablait. Je ne pouvais jamais être sûre de lui ; un horrible soupçon me poursuivait partout ; j’étais convaincue que je ne devais qu’à sa pitié ou à l’effervescence de son âge les courts moments d’abandon que je lui voyais. C’était la punition de ma faute.

« Je puis bien l’assurer, pendant les années qui s’écoulèrent entre ma chute et mon repentir, je ne parvins à être tranquille qu’en m’étourdissant sans cesse. Hors les éclairs de bonheur qu’un cœur comme le mien devait rencontrer dans une passion aussi violente, je ne fus point heureuse. Ma santé en souffrit étrangement, mon caractère se changea tout à fait ; je devins triste, morose ; je pleurais sans cesse.

« Peu à peu le château se dépeupla ; on me délaissait depuis que je n’offrais plus de plaisirs. Il ne resta qu’un petit comité dont Pauline se garda bien de se détacher.

« À cette époque, Gustave fut aussi obligé d’entreprendre un long voyage. Des propriétés, qui venaient de ma mère, réclamaient sa présence en Suède ; je saisis le prétexte de mon veuvage pour ne point retourner à Paris, et pendant que tout le monde s’étonnait de ma sauvagerie, je courais d’illusions en illusions après un bonheur qui ne peut se trouver ici-bas.

« Au milieu même de l’ivresse où me plongeait la présence de mon amant, j’étais déchirée de remords. L’avenir se présentait à moi sous les couleurs les plus sombres. Je ne me dissimulais pas que j’avais perdu par ma faute et ma réputation, et une grande partie de mes agréments. Ces sacrifices m’auraient peu coûté sans les craintes qui les accompagnaient. Le prince avait beau me jurer que je régnerais à jamais sur lui, je savais trop que c’était impossible. Je ne pouvais être jalouse du présent, je l’étais du passé et de l’avenir.

« Avec le nom qu’il porte, me disais-je, il se mariera nécessairement : une autre l’obtiendra, ce titre dont j’aurais été si fière ; elle aura alors la permission de l’aimer, et moi, qui sait si lui-même il ne me le défendra pas !

« Ces idées étaient déchirantes ; j’avais de plus à résister à ses instances et à ma propre inclination, il me semblait que je ne survivrais pas à ma honte. Je le lui dis, il ne m’en parla plus ; mais il souffrait, il se plaignait que je ne l’aimais pas. Je ne pus y tenir plus longtemps, et, après six mois de combats opiniâtres... je cédai...

« Oh ! ma fille, je suis à tes genoux, en te faisant cet aveu. Pardonne, pardonne à ta pauvre mère. Conserve-lui ton estime, ton amitié. Elle a failli, mais son crime lui a été remis par le ciel. Seras-tu plus sévère que lui ? N’auras-tu pas égard à la cruelle pénitence qui durera jusqu’à sa mort ?

« J’ai interrompu mon récit, il était devenu trop pénible ; je crains de n’avoir pas la force de l’achever. Oh ! ma Valentine, pardon, pardon !

« Il faut terminer cette tâche cruelle : c’est une sorte d’expiation au-dessus peut-être de celles que j’ai déjà faites.

« Je fus deux ou trois jours anéantie ; mais Alfred était si heureux, il me chérissait de si bonne foi, que je ne crus pas l’avoir acheté trop cher. Je ne te raconterai pas ce qui se passa ensuite, tu le devines sans peine. Toutes les liaisons de ce genre se ressemblent : elles ne diffèrent que par le plus ou le moins de douleurs. J’en fus abreuvée. Le régiment du prince changea de garnison. Nous ne pûmes nous séparer. Il obtint un congé d’un an, qu’il allongea encore pour rester près de moi. Tu sens tout ce que cette conduite avait de répréhensible, aussi personne n’ignorait notre intimité ; ma famille seule, par une espèce de miracle, n’en fut pas instruite, ou du moins ne fit pas semblant de l’être. L’absence de mon mari se prolongeait toujours ; il m’annonça qu’un séjour de dix-huit mois lui était nécessaire, et qu’il ne répondait même pas de revenir à cette époque.

« Comme Pauline restait près de moi, quelques personnes doutaient si Alfred n’était pas son amant. Je saisis cette chance avec avidité. Elle était libre, rien ne les empêchait de s’unir ; je pouvais donc, sans faire tort à mon amie, laisser planer sur elle des soupçons qui m’auraient perdu dans l’esprit de ton père ; d’ailleurs, elle fut la première à le proposer. Elle me fit écrire dans ce sens à Gustave ; une fois prévenu, je ne craignais plus rien de la médisance.

« Le rôle qu’elle joua dans toute cette affaire me répugna même alors ; je n’étais pas assez aveuglée pour ne pas voir qu’une femme qui sert une intrigue étrangère est plus méprisable que celle qui joue le premier rôle ; elle n’a pas l’excuse de la passion, et, si jamais une malheureuse put avoir des droits à cette excuse, ce fut moi. Alfred était mon Dieu, mon idole ; ce n’est pas une métaphore de dire que je ne pensais qu’à lui, rien ne pouvait m’en distraire. Il m’arrivait de passer des heures entières à le regarder sans qu’il me vît : c’était une jouissance inexprimable.

« Cependant mes remords et mes inquiétudes continuaient. Je lui fis promettre que, s’il devait se marier et qu’il ne m’aimât plus, il me renverrait mes lettres. Je ne voulais pas d’autre avis, et j’étais certaine de n’y pas survivre. Ma cruelle amie contribuait à augmenter mes incertitudes, si le prince manquait d’attention, si ma funeste idée qu’il ne m’aimait pas se présentait à mon esprit.

« Ce n’est pas vous, ma chère, disait-elle, qui êtes destinée à animer ce beau marbre.

« Il y avait là de quoi me faire mourir de chagrin.

« Enfin, ma fille, le jour qui devait rompre cette union arriva. Le duc de*** rappela son fils à Paris : mes prières et mes larmes ne purent que retarder le moment fatal. Je n’essaierai pas de te dépeindre nos adieux ; il n’y a pas d’expression qui puisse rendre cette souffrance de la séparation, ce vide de l’absence ; il faut l’avoir éprouvé. Ce souvenir reste si douloureux, qu’on ne le réveille pas sans ressentir presque la même chose ; c’est une cicatrice qui ne se ferme point.

« Restée seule dans ma terre, ma première pensée fut d’aller rejoindre Alfred ; je n’y résistai pas. À mon arrivée, il était parti pour le midi de la France, où je ne pouvais le suivre sans me perdre entièrement. Je préférai donc revenir aux lieux où je l’avais connu ; mon retour à Sorval fut aussi soudain que l’avait été mon départ. J’y passai six éternels mois, sans autre société que mes regrets. Le prince m’écrivait souvent, je lui répondais plus souvent encore.

« Peu à peu, la correspondance devint moins active de son côté ; ces retards m’effrayaient, je tombai dans un état de mélancolie affreux. Je n’avais plus d’illusions, le voile était déchiré ; je n’attendais plus que le courrier qui devait m’annoncer la mort, lorsque Pauline revint dans ma solitude, et m’amena quelques personnes.

« Nous étions à table quand on apporta les journaux. Pauline les ouvrit et les mit dans sa poche sans vouloir les montrer. On ne vit dans cette discrétion qu’une plaisanterie ; je ne pus me rendre raison de l’inquiétude qu’elle me causa.

« À peine rentrée au salon, mon amie me conduisit dans ma chambre ; je devinai qu’elle avait quelque nouvelle à m’apprendre.

« Le prince se marie, me dit-elle sans préparation ; son contrat a été signé par le roi. »

« Ces paroles firent sur moi un tel effet, que la tête me tourna sur-le-champ, et, au lieu des pleurs auxquels elle s’attendait, Pauline reçut pour réponse un grand éclat de rire. Elle ne s’y trompa pas.

– Restez ici, Alix, il est impossible que vous reparaissiez dans cet état, tâchez de vous calmer.

– Moi ? je suis très calme. Comment ! nous irons à la noce, à la noce d’Alfred ! Jamais plus beau fiancé ne conduisit une jeune fille à l’autel. »

« Pauline fut effrayée de cette insensibilité ; elle chercha à rappeler mes douleurs, sans pouvoir y réussir. J’étais décidément folle.

« Trois jours après cette scène, je l’étais encore. On essaya de me remettre les lettres qui étaient arrivées pendant ce temps. Je brisai l’enveloppe avec indifférence ; mais, à peine eus-je aperçu mon portrait et une longue tresse de mes cheveux, que l’étendue de ma perte m’apparut tout entière. Je fondis en larmes, ma raison me revint pour souffrir. Je poussais des cris déchirants, j’appelais Alfred, mon Alfred, et les regards de Pauline me disaient qu’il n’était plus à moi.

« Un mois d’angoisses épouvantables s’écoula : je me renfermai davantage en moi-même, j’assurai à mon amie, qui me fatiguait de ses consolations, que je me guérissais, et je la priai de me laisser seule chez moi. Je nourrissais un projet extravagant, sans doute, mais que rien ne m’aurait empêchée d’exécuter.

« Aussitôt qu’elle fut partie, je demandai des chevaux de poste et je volai à Paris. À peine descendue à mon hôtel, je montai en fiacre en ordonnant de me conduire chez le prince..... Le cocher s’arrêta, la porte s’ouvrit, je me précipitai dans la loge du portier ; on me répondit que monsieur était chez lui, et un domestique qu’on appela me conduisit par un escalier dérobé dans le cabinet de son maître. J’entrai, il n’y avait personne. Une lampe éclairait cette petite pièce, remplie de livres et d’objets de travail.

– Monsieur le prince est chez madame la princesse, me dit le valet de chambre, je vais l’avertir. Madame veut-elle me dire son nom ? »

« Je n’eus que la force de faire un signe négatif, et je me laissai tomber sur un fauteuil. Restée seule ; je promenai mes yeux sur tout ce qui m’entourait.

« Me voici donc chez lui, m’écriai-je, je vais le voir !

« Un mouvement machinal m’attira devant une glace ; je souris à ma pâleur, au changement de mes traits. J’étais décidée à mourir, je ne voulais que lui dire adieu et lui montrer l’état où il m’avait réduite. Le bruit des pas d’un homme qui traversait l’appartement voisin se fit entendre ; je les reconnus, c’étaient les siens. L’émotion de bonheur triompha de mon ressentiment, et lorsque Alfred ouvrit la porte, il me reçut dans ses bras sans connaissance.

« En revenant à moi, j’étais couchée sur un canapé ; mon regard rencontra le sien et ne s’en détacha plus. J’oubliai tout, il me sembla que j’étais encore à Sorval ; je passai mes doigts dans les mèches de ses cheveux noirs, comme je le faisais autrefois, il ne remuait point. Après un long moment de silence, il parla : sa voix dissipa mes illusions et me rendit à mon désespoir.

– Qu’êtes-vous venue faire ici, Madame ? pensez-vous que cette démarche puisse être ignorée ? Voulez-vous me forcer à me reprocher toujours de vous avoir perdue ?

– Ce que je suis venue faire ? vous me le demandez ! Ô mon Dieu ! m’écriai-je en cachant ma tête dans mes mains, suis-je assez punie ?

– Alix, vous me faites bien du mal, et à vous aussi. Vous n’êtes donc pas raisonnable. J’espérais que vous auriez senti que je ne pouvais désobéir à mon père. J’ai tâché de vous oublier et de faire le bonheur de ma femme. Vous connaissez ma franchise, et je crois devoir vous assurer que c’est maintenant mon unique désir.

– Fort bien, Monsieur, repris-je ; car cette phrase, qui m’annonçait si clairement mon sort, me rendit toute ma fermeté. Il ne me reste plus qu’à vous remettre les gages d’amour que je tenais de vous. »

« Je déposai silencieusement un petit coffre sur le sofa et je me levai ; avant de refermer la porte, une irrésistible envie de le regarder pour la dernière fois me fit rentrer dans l’appartement. Il était encore à genoux à la même place, immobile et les yeux fixés sur la boîte fatale. Je me rapprochai de lui, je pris sa main.

– Alfred, je vous pardonne, vous m’avez tuée, vous avez rempli mes jours d’amertume ; soyez aussi heureux que vous m’avez rendue misérable. Adieu ! »

« J’étais déjà loin avant qu’il eût songé à me poursuivre, s’il en avait eu l’intention.

« De retour chez moi, je m’enfermai. J’écrivis quelques lettres, je fis mon testament, et, avec toute l’assurance de la folie, je bus un verre de poison... La dose n’en était sans doute pas assez considérable, ou les remèdes qu’on m’administra, aidés de ma jeunesse et de la force de mon tempérament, me sauvèrent. On me rappela à la vie. Après des souffrances horribles, dont je me ressentirai toujours, je sortis de mon appartement.

« Je fus soignée, pendant toute cette maladie, par un ange de vertu. Ta belle-mère, à présent, ma fille, elle m’avait aimée depuis mon enfance. Mes travers l’avaient éloignée de moi, mon malheur la ramena. Elle me représenta qu’il ne me restait plus qu’un refuge, l’amitié et la religion.

– Votre position n’est pas désespérée, cependant. Votre mari ignore tout, votre famille ferme les yeux, et une conduite irréprochable peut rétablir votre réputation. Quittez Paris pendant quelques années, fuyez vos souvenirs, rattachez-vous à vos devoirs, et avec des efforts soutenus, vous parviendrez à reconquérir votre estime et celle des autres. »

« Je suivis ses conseils, ils me réussirent en partie. Cependant je ne pus, malgré mes tentatives, éloigner de mon cœur une image chérie ; mes remords même me la rappelaient. Il est inutile d’ajouter que je rompis sans retour avec Pauline.

« Ton père revint. Mon premier mouvement fut de le fuir, me trouvant indigne de le revoir. Mon sage mentor me ramena petit à petit, et parvint à nous réunir. Tu vins au monde, toi, ma Valentine, la seule joie de ma vie, et depuis ce moment, mes peines me semblèrent moins lourdes à supporter. Tu perdis ton père dans ta quatrième année. Je continuai à habiter la campagne. Mon immense fortune me donnant les moyens d’y soigner ton éducation comme à Paris, je fis venir tous les maîtres qui t’étaient nécessaires, et ce ne fut que lorsqu’elle fut terminée, que je te présentai dans le monde.

« On m’y reconnut à peine. J’étais si changée de toutes façons, que l’auteur de ma misère passa auprès de moi sans s’en douter. Pendant mon exil, la guerre avait éclaté ; il s’y était distingué, et avait obtenu, par sa bravoure, les premiers grades de l’armée. Ce n’était plus à cette époque un beau et séduisant jeune homme : c’était un noble militaire jouissant de l’estime générale, et la méritant.

« Un jour, dans une réunion, il te remarqua, ma Valentine ; une certaine ressemblance avec moi lui donna des soupçons : on te nomma, et il chercha ta pauvre mère. Avec quelle émotion je le vis approcher ! Le cœur me battait comme dix-huit ans auparavant. Il m’adressa quelques phrases polies ; je ne pus lui répondre. Je ne retrouvai ma présence d’esprit que lorsqu’il me parla de ma fille.

– Vous êtes bien heureuse, Madame, me dit-il ; je n’ai point d’enfants, je les ai tous perdus ! »

« Il me regarda alors. Je crois que nous eûmes la même pensée : le ciel peut punir ici-bas celui qui a brisé le cœur d’une femme en brisant aussi le sien.

« Le lendemain il vint me voir, et nous nous trouvâmes seuls. Notre position était bien délicate. Il m’assura qu’il m’avait conservé un attachement de frère, et me témoigna un intérêt véritable.

« Depuis lors nos relations ont continué, quoique de loin en loin ; je ne peux le voir de sang-froid ; je le fuis ; il me rappelle trop de souvenirs que je dois oublier.

« Voilà ma douloureuse entreprise achevée, ma fille ; tu sais tout, il n’y a plus rien dans l’âme de ta mère qui ne te soit connu. Je ne t’aurais point confié mes fautes, si tu ne les avais déjà devinées. Tu as désiré apprendre la raison de mon changement d’existence : à présent tu ne l’ignores plus.

« C’est la dernière fois que cette histoire, déjà si ancienne, sera rappelée : un voile éternel la couvrira. Puisses-tu, ma Valentine adorée, être plus heureuse que moi ! J’ai tâché de t’éviter les écueils où j’ai succombé. Lorsque tu t’es mariée, ton jugement était formé ; tu étais une femme en état de savoir à quoi elle s’engageait, capable d’analyser ses impressions.

« Je n’étais qu’une enfant.

« J’attendrai maintenant ta réponse, comme le jugement de Dieu. Quelle qu’elle soit, je m’y soumettrai ; je l’ai méritée.

« Adieu, Valentine, adieu ! Il y a bien longtemps que j’écris ; ma tête est plus fatiguée que mes doigts, j’ai besoin de repos. Le passé s’est présenté à moi avec une si effrayante vérité, que j’ai cru y être encore. Funeste effet des passions ! Elles épuisent notre jeunesse et nous poursuivent jusque dans l’âge mûr : le tombeau seul peut nous en mettre à l’abri !... Adieu ! »

 

 

Comtesse DASH,

Le fruit défendu, 1858.

 

 

 

 

 

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