La petite pensionnaire

des ursulines

 

MIRACLE EN UN ACTE

 

(1923)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marie-Claire DAVELUY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PERSONNAGES

 

 

JEANNE LE BER, la petite pensionnaire des ursulines, 12 ans.

SUZANNE LEDUC, 12 ans.

BARBE LE SEL DUCLOS, 12 ans.

MADELEINE BOUCHER, 12 ans.

MARIE BERTHELOT, 11 ans

GENEVIÈVE DE TILLY, 7 ans

MÈRE MARIE LE BER DE L’ANNONCIATION, tante de Jeanne Le Ber. Lingère.

L’ANGE GARDIEN DE JEANNE LE BER.

UN ANGE MUSICIEN.

UN SECOND ANGE MUSICIEN.

L’ANGE AUX ROSES.

L’ANGE AUX LIS.

 

 

À Québec, en octobre 1674, au monastère des ursulines. Une salle de récréation. Large table, au centre, et chaises. À gauche, un bahut recouvert de cuir. À droite, une mignonne statue de Saint Joseph dont le piédestal est orné de fleurs et de flambeaux. Il est quatre heures et demie du soir. Quatre petites filles sont installées autour de la table. Elles brodent à la clarté des bougies.

 

 

 

SCÈNE PREMIÈRE

 

SUZANNE LEDUC, BARBE LE SEL, MADELEINE BOUCHER, MARIE BERTHELOT.

 

BARBE LE SEL. – Je n’ai pas aperçu Jeanne Le Ber depuis une heure, au moins. Toi, Suzon ?

SUZANNE LEDUC. – Ni moi.

MADELEINE BOUCHER. – Jeanne Le Ber ! Tu sais bien, Barbe, qu’elle se glisse à la chapelle dès que mère Sainte-Claire disparaît.

SUZANNE LEDUC. – Surtout, lorsque mère ne lui ordonne pas de s’amuser.

MARIE BERTHELOT. – J’aime beaucoup Jeanne Le Ber, moi. Elle sourit toujours.

MADELEINE BOUCHER. – Elle est très complaisante.

SUZANNE LEDUC. – Les jolies babioles qu’elle reçoit, elle nous les donne.

MARIE BERTHELOT. – Aussi, toutes ses friandises.

BARBE LE SEL. – Je lui reproche une chose, moi.

SUZANNE LEDUC, surprise. – Quoi donc ?

BARBE LE SEL. – Elle nous quitte trop souvent pour aller prier.

MARIE BERTHELOT. – Si elle le préfère !

MADELEINE BOUCHER. – Oui, cela la regarde.

SUZANNE LEDUC. – C’est très beau. Quel singulier reproche, Barbe !

BARBE LE SEL, en soupirant. – Nous prions beaucoup, ici, il me semble. J’aime mieux travailler, m’occuper, moi.

SUZANNE LEDUC. – Oh ! Barbe, ne parle pas ainsi.

MARIE BERTHELOT. – Si mère t’entendait !

BARBE LE SEL. – Je n’en serais pas effrayée.

MADELEINE BOUCHER. – Je voudrais bien t’y voir.

BARBE LE SEL. – J’expliquerais vite que...

SUZANNE LEDUC, taquine et se levant. – Voici mère. Ne t’explique pas trop vite, Barbe.

BARBE LE SEL. – Vous riez de moi. Je vois cela. Mais vous avez tort. (Se redressant, triomphante.) Ne savez-vous pas que tout travail bien rempli est une prière ? Là, vous n’avez plus rien à répondre.

MADELEINE BOUCHER. – C’est vrai. Au fond, Barbe, tu as raison. Hélas ! je puis broder des heures et des heures, moi, sans m’endormir, tandis qu’aux vêpres...

MARIE BERTHELOT. – Tiens ! Aux vêpres ! Je suis comme toi. À la messe, ça va mieux.

SUZANNE LEDUC, hochant la tête. – Jeanne Le Ber ne partagerait pas votre opinion. Vous ne causeriez pas de ces choses avec tant d’assurance, si elle était ici.

MARIE BERTHELOT. – Bien sûr, Suzon. Jeanne Le Ber, c’est une petite sainte. Mère Sainte-Claire nous le répète sur tous les tons. Comment veux-tu, alors, qu’elle pense comme nous...

BARBE LE SEL. – Qui ne sommes pas des saintes.

MARIE BERTHELOT, candidement. – Ça, c’est certain pour toi, Barbe. Tu te querelles trop souvent.

BARBE LE SEL, vexée. – Et toi, Marie, tu es curieuse, bavarde, entêtée, tu te mêles de tout, tu...

SUZANNE LEDUC. – Barbe, Barbe, tu vas trop loin ! Marie ne voulait pas te blesser à ce point, je suis sûre.

MADELEINE BOUCHER. – Tu lui donnes raison.

MARIE BERTHELOT, le cœur gros et baissant la tête. – Non, je ne voulais pas blesser Barbe... Car je l’aime,... Barbe,... malgré qu’elle... me dise... ces vilaines... choses... (Effrayée.) Oh !... c’est vrai ?... dites,... je suis tout cela, tout cela ?... (Elle lève des yeux pleins de larmes vers ses compagnes.)

BARBE LE SEL, se levant impétueusement et entourant Marie de ses bras. – Non, non, tu n’es rien de tout cela, Marie. Pardonne-moi, je suis une méchante de t’avoir fait de la peine. Et ce soir, tu auras mon dessert. De la citrouille cuite sous les cendres. Tu aimes cela, hein ? Je sais que nous aurons de la citrouille, ce soir, par la sœur cuisinière. Elle est mon amie.

MARIE BERTHELOT, rayonnante. – J’accepte la moitié de ton dessert, la moitié, seulement. Gardes-en un peu.

SUZANNE LEDUC. – À la bonne heure. La paix se signe. Ah !... (Elle se retourne, une petite élève, Geneviève de Tilly, entre en compagnie de Jeanne Le Ber. Celle-ci porte dans ses bras un beau coussin de soie rouge, garni de rubans, et bordé d’un galon d’or.)

 

 

 

SCÈNE II

 

LES MÊMES, JEANNE LE BER, GENEVIÈVE DE TILLY.

 

 

GENEVIÈVE DE TILLY, montrant, à toutes, le coussin. – Voyez le beau cadeau que tante de Repentigny vient d’offrir à Jeanne. (Elle enlève le coussin des bras de la petite fille et l’installe joyeusement au milieu de la table. Les broderies sont délaissées. Toutes s’approchent, s’exclament, admirent. Jeanne Le Ber les rejoint lentement. Elle s’assoit près de ses compagnes sans prononcer une parole. Elle prend sa broderie.)

SUZANNE LEDUC. – C’est beau, moelleux ! Ce galon d’or est ravissant.

MADELEINE BOUCHER. – À genoux, sur ce duvet, on prie sans fatigue.

GENEVIÈVE DE TILLY. – C’est justement ce que tante de Repentigny a dit à Jeanne.

MARIE BERTHELOT. – J’aimerais un tel présent.

BARBE LE SEL. – Et moi donc !

GENEVIÈVE DE TILLY, avec une moue. – Eh bien, Jeanne ne vous ressemble pas. Tante a insisté beaucoup avant qu’elle accepte.

SUZANNE LEDUC, délaissant les riches rubans du coussin et se tournant vers Jeanne Le Ber. – C’est vrai, cela, Jeanne ? Oh ! comment pouvais-tu hésiter ?

JEANNE LE BER, avec un peu d’embarras. – Il est trop beau pour moi.

BARBE LE SEL. – Quelle idée !... Tu es beaucoup plus jolie que ton coussin, Jeanne.

JEANNE LE BER. – Ne dis pas cela, Barbe, je t’en prie.

BARBE LE SEL. – Pourquoi ?

JEANNE LE BER. – Je ne sais pas. Mais cela ne me fait pas plaisir.

BARBE LE SEL. – Comme tu es étrange ! Je n’ai que les yeux de bien, moi. Lorsqu’on me le dit, j’en suis très contente.

MADELEINE BOUCHER. – Tu pourras apporter ton coussin à la chapelle, Jeanne. Nous en avons toutes de jolis, sauf toi. Tu donnes sans cesse le tien.

SUZANNE LEDUC. – Oui, c’est cela, apporte-le.

JEANNE LE BER. – Peut-être ! (Elle approche le coussin, prend une paire de ciseaux, et, avec de jolis gestes, très doux, enlève peu à peu les rubans.)

SUZANNE LEDUC. – Jeanne, que fais-tu là ?

JEANNE LE BER. – Il sera plus simple sans ces babioles.

MADELEINE BOUCHER. – Tu as peut-être raison, mais c’est dommage.

BARBE LE SEL. – Que feras-tu des rubans ?

MARIE BERTHELOT. – Du beau galon d’or ?

SUZANNE LEDUC. – Laisse-moi admirer ces rubans, encore une fois. (Elle les prend avec un soupir.)

GENEVIÈVE DE TILLY, embrassant Jeanne Le Ber. – Tante aura du chagrin lorsqu’elle saura cela. Elle croyait te faire plaisir, Jeanne. Elle t’aime tant. Je ne le lui dirai pas, je crois.

JEANNE LE BER, qui s’est levée et a repris rubans et galon, apparaît soudain hésitante. – Oh ! si je savais faire de la peine, je garderais tout, ma petite Geneviève.

SUZANNE LEDUC. – Mais que vas-tu faire, Jeanne, de ces babioles ?

JEANNE LE BER. – Les jeter. (Bas.) Au feu.

SUZANNE LEDUC, courant à elle. – Donne-les-moi plutôt, veux-tu ? Je m’en parerai aux jours de fête.

JEANNE LE BER, la regardant doucement. – Comme tu aimes à te parer, ma Suzon chérie !

SUZANNE LEDUC, baissant la tête. – C’est vrai. Et j’ai tort. Ton regard me le dit. (Jeanne Le Ber l’embrasse. La petite retourne lentement à sa place.)

JEANNE LE BER. – Ne m’en voulez pas, je vous en prie, si je ne vous cède pas, cette fois. (Elle les considère toutes, suppliante.)

BARBE LE SEL. – Certes, non, nous ne t’en voudrons pas. Pour ma part, Jeanne, c’est la première fois que je te vois refuser quelque chose, à qui que ce soit.

MARIE BERTHELOT. – C’est vrai cela. Barbe a raison.

MADELEINE BOUCHER. – Accomplis ton sacrifice en paix, Jeanne. Va.

GENEVIÈVE DE TILLY, s’emparant de la main de Jeanne Le Ber. – Laisse-moi te suivre, ma grande amie. Je me sens légère, légère comme un petit oiseau près de toi. Et ton sourire, qu’il est doux ! Il me semble que petite mère me caresse. Je m’ennuie d’elle... bien bien fort, parfois !

(Jeanne Le Ber et Geneviève de Tilly ouvrent une porte à gauche. Elles reculent, mère Marie Le Ber de l’Annonciation entre à cet instant. Elle fait signe aux deux enfants de demeurer à leur place.)

 

 

 

SCÈNE III

 

LES MÊMES, MÈRE MARIE LE BER DE L’ANNONCIATION.

 

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Où vous rendez-vous, ma nièce ? Et qu’est-ce que ces colifichets que j’aperçois dans votre main ?

JEANNE LE BER. – Le cadeau que je viens de recevoir en était orné, tante. J’aurais été malheureuse de le garder ainsi. (Elle baisse la tête.)

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Qui vous a offert ce cadeau ?

JEANNE LE BER. – Madame de Repentigny.

GENEVIÈVE DE TILLY, avec volubilité. – Oui, tante Marie. Jeanne ne voulait pas l’accepter. Alors tante a dit : « Vous me peineriez beaucoup, ma petite Jeanne, si vous me refusiez. Votre mère m’a recommandé de vous témoigner de la bonté durant votre séjour à Québec. » Alors Jeanne a pris le beau coussin dans ses bras. Mais il n’est plus aussi ravissant, maintenant que les faveurs et le galon sont enlevés. Nous ne disons rien, mère, parce que nous aimons trop Jeanne pour la contrarier. Et tante de Repentigny non plus ne saura pas. J’ai promis.

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Ah ! c’est ainsi ! Ma nièce, je crains que vous ne fassiez erreur en tout ceci. Je sais que vous réprouvez les ornements futiles. Et vous avez raison. Mais il faut aussi faire la part de la gratitude. Madame de Repentigny a cru vous être agréable en ayant pour vous cette attention. Vous devez y répondre sans consulter votre goût. Allons, ma petite Jeanne, vous allez être gentille et remettre à ce coussin ses rubans et son galon d’or. Je le désire. (Elle la ramène vers ses compagnes.)

BARBE LE SEL. – Je vais t’aider, Jeanne. Vous le permettez, mère ?

JEANNE LE BER. – Merci, Barbe. Tante, laissez-moi accomplir seule ce travail. Car vous avez raison, j’aurais dû vous demander conseil avant de... (Elle réprime un sanglot.)

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Mais ne prenez pas de peine, ma nièce. Votre intention était droite... Votre amour du sacrifice est trop grand, voilà tout. (Elle caresse ses cheveux.)

JEANNE LE BER, se rassérénant. – Vous êtes bonne, tante.

MÈRE DE L’ANNONCIATION, se retournant vers les compagnes de sa nièce. – Quant à vous, petites, vous allez me suivre. Mère Sainte-Claire désire que les élèves se réunissent au parloir. Elle a plusieurs observations à vous faire. J’excuserai Jeanne auprès d’elle. Voyez-vous, je tiens à ce que ma nièce fasse voir dès demain matin, à mère Sainte-Claire, le coussin remis en bon état. C’est si gracieux, ce cadeau, de la part de Madame de Repentigny. Venez, petites, venez vite. (Toutes sortent, en faisant des signes d’amitié à Jeanne Le Ber qui leur sourit doucement, puis s’absorbe dans son travail.)

 

 

 

SCÈNE IV

 

JEANNE LE BER, seule.

 

Je regrette d’avoir chagriné tante de l’Annonciation !... Je l’aime de tout mon cœur... Mais je me plais tant à être pauvre ! (Elle se tourne vers Saint Joseph.) Comme vous l’étiez, grand saint, qui ne donniez pas au beau Seigneur Jésus de la soie, du velours, de l’or... Je veux être dépouillée, comme vous et comme Jésus !... Je suis triste lorsque l’on m’offre de riches cadeaux... Je me sens loin de vous. Mais je dois obéir, coûte que coûte... Je suis fatiguée, oui, bien, bien fatiguée. Mes yeux se ferment... malgré moi. Ô mon ange gardien, protégez-moi,... venez... Je... (Sa tête tombe, elle dort.)

 

 

 

SCÈNE V

 

LA MÊME, MÈRE MARIE LE BER DE L’ANNONCIATION.

 

MÈRE DE L’ANNONCIATION, entrant. – Vous avancez, ma nièce ?... (S’approchant.) Tiens, elle dort, la pauvre petite ! Et elle a pleuré, on dirait... J’ai peut-être été sévère... Il est difficile de diriger une sainte petite fille comme Jeanne. Je reviendrai dans une vingtaine de minutes. Ce serait dommage d’interrompre un sommeil, que le ciel regarde avec douceur, je suis sûre. Éteignons ces bougies. Une suffira. (Elle sort, laissant la pièce pleine d’ombre.)

 

 

 

SCÈNE VI

 

LA MÊME, PUIS DES ANGES.

 

(Jeanne Le Ber dort toujours. Soudain, à la faveur de l’ombre, on voit entrer un ange, vêtu de blanc, l’Ange Gardien de la petite fille. Il s’avance avec grâce, se penche sur Jeanne et effleure son front. Se retournant, il appelle à voix basse quatre autres anges : deux anges musiciens, vêtus l’un de rosé, l’autre de vert. Ils portent des violes d’amour. Le second ange musicien est entré en jouant une mélodie très douce. Il demeure au fond de la pièce. Il jouera, pendant toute la scène, de façon voilée, à l’écart de tous. Deux anges aux fleurs suivent les anges musiciens et se placent l’un à droite, l’autre à gauche du premier ange musicien. L’un des anges aux fleurs est habillé en mauve. Dans ses bras, il tient une gerbe de roses, sur sa tête est posée une couronne de fleurs de même couleur. Le second ange aux fleurs est drapé de jaune et porte une longue gerbe de lis ; sur sa tête brille une petite couronne d’or. Trois des anges : le premier ange musicien et les anges aux fleurs se tiennent groupés, à droite. Le second ange musicien ne quitte pas le fond de la pièce ; l’Ange Gardien demeure près de Jeanne Le Ber.)

L’ANGE GARDIEN. – Ma douce petite fille s’est endormie ?... Elle repose, l’esprit endolori et heureux. Elle est heureuse, oui, parce qu’elle a obéi, mais elle est triste aussi, parce qu’il lui faut reprendre les hochets de la vanité. (Elle l’abrite de ses ailes.)

L’ANGE AUX ROSES. – Petite Jeanne, ton âme a le parfum des rosés dont le Seigneur me pare éternellement.

L’ANGE AUX LIS. – Ton être si pur a la délicatesse des grands lis s’ouvrant aux lueurs de l’aube. Dieu, soleil de justice, te baigne, comme eux, de sa chaude lumière.

L’ANGE MUSICIEN. – Enfant, les battements de ton cœur qui aime Jésus (les anges s’inclinent) se rythment avec quelle grâce !... Ta prière est une harmonie... Les violes d’amour du Paradis en prolongent là-haut les accents.

L’ANGE GARDIEN. – Anges de Dieu, veillons sur cette précieuse enfant. Le Seigneur la regarde avec complaisance ! Souvent, elle nous appelle à son aide. Elle nous redit ainsi son affection : « Anges, qui êtes mes gardiens, puisque le ciel m’a confiée à vous dans sa bonté, éclairez-moi ! »

L’ANGE AUX ROSES. – Amen ! Remplissons de parfum l’air qu’elle respire. (Elle agite doucement sa gerbe de roses.)

L’ANGE AUX LIS. – Que la fraîcheur des lis se joigne à l’odeur des roses ! (Elle trace lentement avec ses fleurs le signe de la croix.)

L’ANGE GARDIEN, se penchant. – Jeanne sourit. Ô douceur !

L’ANGE AUX ROSES. – Alléluia ! Alléluia !

L’ANGE AUX LIS. – Ne dit-on pas chez les humains que, toujours, dans le sommeil, l’enfance rit aux anges ?

L’ANGE GARDIEN. – Oui, je me rappelle ce mot, si gracieux pour nous.

L’ANGE MUSICIEN, se tournant vers le second ange musicien. – Ô mon compagnon musicien, les accords de nos deux violes feront peut-être durer le sourire de Jeanne. La joie du ciel doit éclairer son front et... je vois, hélas, des larmes à peine séchées, sur ses joues pâlies.

L’ANGE GARDIEN. – Les larmes de ma sage petite fille ! Elles sont ainsi que des perles sans prix. Anges de l’Harmonie, oui, faites entendre, sans trêve, vos sons les plus suaves. Bercez, bercez le sommeil de Jeanne, l’enfant bénie de Dieu, la petite sœur des anges.

LE PREMIER ANGE MUSICIEN. – Deo Gratias ! (Il joue doucement, lui aussi. Nul autre bruit que cette céleste mélodie des anges musiciens.)

L’ANGE GARDIEN, rompant bientôt le silence, en hochant avec tristesse la tête. – Hélas ! l’heure fuit vite chez les humains. Anges amies, il faut s’éloigner. Nous reviendrons bientôt.

L’ANGE AUX ROSES. – Je te salue, Jeanne très chère. Ton âme sera frémissante au réveil. « Elle souhaitera courir à l’odeur de nos parfums. »

L’ANGE AUX LIS. – Tu chériras de plus en plus l’isolement candide du lis, qui défend sa blancheur. Comme lui, tu te dresseras sans cesse vers la Lumière. Elle s’irisera sur ton front. Elle le parera du plus doux éclat. Tu es déjà, vois-tu, ainsi qu’un beau lis, adorateur et expiatoire.

L’ANGE GARDIEN. – Et moi, petite fille docile et humble, mienne par la volonté du Roi des Rois, je désire... (L’ange joint les mains et se recueille un moment.) Je désire que tu ne soupires plus en vain... Tu aimes la simplicité, on te la permettra. Sans doute, tout à l’heure, en t’éveillant, tes doigts agiles finiront d’orner ce coussin. Il le faut. Ton acte d’obéissance doit être parfait. Mais dès que j’aurai porté devant Dieu ton geste d’enfant soumise, je reviendrai. À ta tante chérie, je soufflerai de tendres choses... Tu en seras heureuse. Oui,... et ton Ange Gardien, heureux, lui aussi, voilera son sourire, sous ses ailes... ses grandes ailes faites pour t’abriter. Jeanne, ô Jeanne, tendre petite âme, agneau chérie de Dieu, espère ! Je veille sur toi. Quoique, invisible, ma présence se fait maternelle pour toi. Ma bonne petite écolière, à l’œuvre maintenant ! Éveille-toi !... (L’Ange effleure de sa main le front de Jeanne. Puis, il glisse à travers la pièce et rejoint les autres anges. Tous disparaissent : les anges musiciens d’abord, puis les anges aux fleurs, puis l’Ange Gardien. Jeanne Le Ber lève lentement la tête.)

 

 

 

SCÈNE VII

 

JEANNE LE BER, seule.

 

JEANNE LE BER, elle frotte longuement ses yeux. – Comme j’avais sommeil !... J’ai dû dormir longtemps... (Elle regarde autour d’elle.) Mais..., je suis dans la salle de récréation... Et voici le coussin rouge. (Elle baisse la tête.) Je ne l’ai pas encore terminé. Allons, à l’ouvrage. (Elle coud.) Oh !... quel beau rêve j’ai fait !... Les anges m’entouraient, ils me consolaient de mon chagrin... J’ai encore un peu de peine... Mais on dirait qu’à chaque point de mon aiguille, mon cœur se sent moins lourd... Mère Sainte-Claire dit que l’obéissance porte avec elle sa récompense... Elle a raison... Ah !... plus que ce petit galon d’or à remettre... J’ai fini. (Elle joint les mains sur son coussin et semble prier.)

 

 

 

SCÈNE VIII

 

LA MÊME, MÈRE MARIE LE BER DE L’ANNONCIATION.

 

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Ah ! Jeanne ne dort plus ?

JEANNE LE BER, courant à sa tante. – Tante, pourquoi n’avoir pas secoué ma paresse ? J’en suis honteuse.

MÈRE DE L’ANNONCIATION, gaiement. – Vous ai-je jamais secoué, ma nièce ?... Fi donc ! Réveiller une bonne petite fille qui dort !... (Elle s’approche de la table.) Ah ! voici le coussin. Il a recouvré sa splendeur. (Elle s’assoit. Jeanne Le Ber s’appuie à son épaule en soupirant.) C’est bien, Jeanne, votre empressement à exécuter mes ordres me fait plaisir. Il faut, parfois, voyez-vous, contrarier ses goûts... même s’ils semblent parfaits... On ne sait jamais, petite fille,... si l’orgueil ne s’insinue pas à travers cette modestie,... qui devient trop consciente,... exige d’être sans cesse satisfaite... Aux regards de tous, il faut éviter, aussi, de se singulariser... Vous me comprenez ?

JEANNE LE BER. – Oui, tante. Je vous comprends. (Mais sa tête se baisse de plus en plus.)

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Jeanne, Jeanne !... qu’avez-vous ? (Elle relève sa tête.) Comment, de grosses larmes ?... Sont-ce mes conseils qui vous peinent à ce point ? Ma nièce chérie, vous savez si je vous aime... (Depuis le début de cette réplique, tout au fond de la pièce, toujours noyée d’ombre, avec sa seule bougie allumée, l’Ange Gardien de Jeanne Le Ber est apparu. Ses deux mains se sont jointes sous son menton. Il regarde longuement le groupe de la tante et de la nièce. Sentant cette présence, Mère de l’Annonciation tressaille. Elle passe, troublée, la main sur son front. Puis, un sourire glisse sur ses lèvres. Elle hoche la tête, toute joyeuse. L’Ange Gardien, se sachant compris, étend la main avec un geste de bénédiction et s’enfuit. On entend un bruissement presque imperceptible. Mère de l’Annonciation se retourne vivement.) Avez-vous entendu, petite ? On eût dit un bruissement d’ailes ? (Jeanne sourit.) Et qu’est-ce donc que cette paix, qui, soudain inonde mon cœur ?... Ah ! chère enfant (elle prend dans ses mains la tête de Jeanne). Je désire que vous éprouviez un peu de ma joie... Tenez, une douce inspiration m’est venue tandis que je vous parlais tout à l’heure. Jeanne, à nous deux, nous allons dépouiller de nouveau ce coussin. Vos yeux rayonnent ?... Je comble vos désirs, n’est-ce pas ?... Auparavant, allumons d’autres bougies. Cette obscurité me fait croire à de mystérieuses présences... (Un peu inquiète.) Mais sachez-le, petite, si je cède ainsi à votre répugnance pour le luxe, c’est parce que vous m’avez obéi. Vous le croyez, n’est-ce pas ?

JEANNE LE BER, lointaine, un peu mystérieuse. – Je le crois. Oui, je le crois... Voyez-vous, tante, j’avais confié mon chagrin à mon Ange Gardien. Il a eu pitié de moi... Vous aussi !...

MÈRE DE L’ANNONCIATION, pressant sa nièce sur son cœur. – Ma petite Jeanne, comme tu es chérie de Dieu... et de ta tante ! (Toutes deux s’assoient et se mettent à l’ouvrage.)

 

 

 

SCÈNE IX

 

LES MÊMES, BARBE LE SEL, SUZANNE LEDUC, GENEVIÈVE DE TILLY.

 

BARBE LE SEL, elle entre en courant avec ses compagnes. – Nous venons te chercher, Jeanne. Ah !... Mère de l’Annonciation !... pardon !

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Approchez, mes enfants, approchez. Jeanne va vous suivre à l’instant.

SUZANNE LEDUC. – Oh ! Jeanne l’a emporté !... Plus de beaux rubans sur le coussin !... Plus de galon d’or !

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Est-ce que je ne récompense pas toujours les petites filles dociles ?

GENEVIÈVE DE TILLY. – C’est vrai cela. (Avec un gros soupir.) Mais ce n’est pas souvent mon tour.

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – À qui la faute, petite ?

BARBE LE SEL. – Mère, pouvons-nous amener Jeanne, tout de suite ? Nous faisons une ronde, une ronde monstre chez les grandes, avec les grandes.

MÈRE DE L’ANNONCIATION. – Allez, allez, gentilles enfants. Moi, je vais porter chez mère Sainte-Claire rubans, galons, et,... explications sur ma conduite... (Plus bas.) C’était étrange, tout de même, cette inspiration, tout à l’heure !... J’en ressens encore je ne sais quelle joie !... (Se secouant un peu.) Petites, je vous accompagne jusque chez les grandes. Allons ! (Toutes sortent.)

 

 

 

RIDEAU.

 

 

 

 

Marie-Claire DAVELUY,

Aux feux de la rampe, 1927.

 

 

 

 

 

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