La promenade des Noëlis
CONTE DE NOËL (IMITÉ DU DANOIS)
par
Édouard DECAUDIN-LABESSE
La lune en son plein mettait des irisements d’opale sur la neige qui couvrait la mousse au bord des routes et sur l’herbe dans les prairies, le givre diamantait les haies, et les étoiles brillaient comme des yeux curieux dans un ciel pâle si transparent, qu’on croyait apercevoir au delà le rayonnement des splendeurs éternelles.
À travers les vitres de toutes les maisons du village sortaient de grandes lueurs rouges, tantôt plus vives et tantôt presque éteintes, les lueurs des feux de Noël autour desquelles les familles étaient rassemblées, attendant que le premier coup de minuit donnât le signal d’aller à l’église. Quand une porte s’ouvrait, un bruit joyeux de voix se répandait au loin et aussi une bonne odeur de cuisine.
Il faisait si beau, si beau, dans cette calme nuit de décembre qu’on s’étonnait de ne pas entendre les oiseaux gazouiller dans les branches et qu’on oubliait le grand froid qu’il faisait.
Mais voilà que soudain, tout au fin fond du village, s’élève un murmure vague comme si les oisillons s’éveillaient et se mettaient à battre des ailes avant de prendre leur volée.
Le murmure se fait rumeur, puis le son devient distinct ; ce sont de petites voix aiguës, agiles comme la voix de l’alouette et sonnant clair comme le cristal : les Noëlis viennent de commencer leur promenade.
Leur troupe fait sur la route une ombre opaque, trouée çà et là par la flamme sombre d’une lanterne. Ils s’avancent en chantant un antique noël dont leurs pas marquent la cadence :
Un ange apparaît aux bergers
Et vers le Sauveur les mène.
Ils s’en vont, à pas légers,
Franchissant le mont et la plaine ;
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
En avant, marchent les plus grands, du pas traînant des paysans, alourdis par les longues journées de travail dans les champs ; derrière viennent les tout petits, précipitant leurs pas, se heurtant, trébuchant, tant ils se hâtent de peur de s’écarter du gros de la troupe. Ils se donnent la main entre eux ou s’accrochent au jupon des filles, forçant leurs petites voix grêles, hésitantes encore, pour dire, avec le chœur, les couplets du vieux noël :
Une étoile apparaît aux rois
Et vers le Sauveur les guide.
Par les champs et par les bois
Ils s’avancent d’un pas rapide ;
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
Les flammes rouges des falots qui dansaient tout à l’heure sur la route comme de gros feux follets sont maintenant immobiles, la terre durcie par la gelée ne sonne plus sous les petits pieds chaussés de lourds sabots ; les Noëlis font leur première halte, ils frappent à une porte : c’est celle de la vieille madame Dalen. Elle est si vieille, si vieille, madame Dalen, qu’aucun des Noëlis ne peut se figurer qu’elle ait jamais été jeune, et elle est si riche, si riche, qu’elle ne connaît pas ses richesses, bien qu’elle passe, dit-on, sa vie à les compter.
Karin, la servante, est aussi vieille que sa maîtresse, et son asthme l’oppresse si fort qu’on l’entend souffler et gémir dans l’escalier et dans le vestibule, pendant qu’elle se dirige vers la porte pour ouvrir aux Noëlis.
Qu’elle est donc lente à venir, cette vieille Karin, et lente à ouvrir, et qu’il lui faut de temps pour regarder en abritant de sa main maigre et ridée sa chandelle vacillante, avant de reconnaître les visiteurs.
Les filles s’avancent avec des corbeilles pleines de branches vertes ; elles s’inclinent, offrent les bouquets mêlés de houx et de gui qu’on doit suspendre au manteau de la cheminée pour « attirer le bonheur », et disent sur une mélodie lente :
Dieu donne bon an
Au cœur bien donnant.
Et les garçons, en chœur, appuient de leurs voix plus rauques :
De qui ferme sa main pleine
L’enfer est la peine.
L’enfant Noël de cette année, une fillette de trois ans à peine, rose comme un Jésus de cire, s’approche à son tour, tendant son tablier. Karin y met un tout petit paquet de papier gris et referme bien vite la porte.
– Vieille avare ! dit entre ses dents Arne, grand garçon à cheveux roux, en voyant combien le présent de madame Dalen tient peu de place.
On se remet en route, rythmant par la marche le cantique de Noël :
Qu’apportent ces humbles bergers
À l’Enfant Sauveur du monde ?
– Des fleurs, les fruits des vergers
Et des brebis la toison blonde.
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
Après la vieille madame Dalen, c’est la famille Eriksen qu’on visite. Il y a dans cette famille deux jeunes filles blondes dont les yeux sont bleus comme les pervenches qui fleurissent au printemps dans les grands bois, et les enfants les connaissent bien.
Ah ! l’on n’a pas fait attendre les Noëlis à la porte, cette fois ! Les deux charmantes sœurs Klara et Lucretia étaient sur le seuil avant que le dernier noël du refrain eût été lancé à pleins poumons. Les filles n’avaient pas eu le temps de formuler en chœur le souhait traditionnel que Klara et Lucretia les avaient déjà embrassées toutes à la ronde et que leur mère tenait l’enfant Noël dans ses bras pour le faire entrer dans la maison.
À la bonne heure ! Si la joie plane sur leur foyer, les Eriksen le méritent bien. Chacun des Noëlis a reçu quelque chose en particulier, et chacun a été régalé, avant de partir, d’un bon coup de boisson chaude.
– Dieu vous garde, mes enfants, crie Mme Eriksen qui, debout sur le pas de sa porte, les regarde s’éloigner dans la rue toute blanche de la lumière de la lune, et, après leur mère, Klara et Lucretia répètent : Dieu vous garde !
Les voix enfantines reprennent à l’unisson le noël dont les notes lentes s’égrènent dans la nuit :
Les puissants rois, qu’apportent-ils ?
Celui qui vient d’Arménie
Porte les parfums subtils
Que produit sa terre bénie.
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
Après les Eriksen, c’est chez la jeune madame Strômberg, dont la riche demeure est de l’autre côté du petit bois, qu’on va porter le bouquet de houx.
Les Noëlis s’en vont un peu tremblants sous l’ombre des sapins dont les rameaux se penchent lourds de givre ; les tout petits ont peur des loups dont ils s’imaginent voir briller les grands yeux jaunes derrière chaque tronc d’arbre, ils ont peur de la chouette qui pousse des cris lugubres, ils ont peur de leur ombre qui danse devant eux à la lueur tremblante des falots.
Les grands les rassurent ; ils savent le moyen d’effrayer les loups en poussant de grands cris, et la chouette n’est pas méchante.
Les pies, les geais, les petits passereaux qu’on voit perchés dans les grands hêtres où ils guettent la visite des cigognes qui doivent leur dire si l’hiver sera long, ne redoutent pas l’obscurité ; pourtant ils ont bien plus d’ennemis que n’en peuvent redouter les petits enfants, il ne faut donc pas trembler ; le noël est repris en chœur, et l’on arrive à la porte de madame Strômberg.
Elle a du monde chez elle, des amies de la ville qui sont venues passer les fêtes du nouvel an, accompagnés de leurs maris et de leurs frères.
Madame Strômberg est dans son salon, au milieu de ses invités ; elle chante un noël français écrit par un compositeur fameux pour un chanteur célèbre ; un noël majestueux, pompeux, solennel, pas bien religieux peut-être, mais tout à fait différent de ces vieilleries que chantent les enfants du village en allant mendier – disent les amies de la jeune madame Strômberg, dédaigneuses des naïfs usages de nos pères.
– Dites à ces enfants de passer leur chemin, ordonne M. Strômberg, nous ne faisons pas l’aumône !
Et pendant qu’il dit cela d’un ton dur, sa jolie petite femme roucoule le noël parisien, comme elle roucoulerait une romance sentimentale.
Les Noëlis ne s’en iront pas pour cela les mains vides ; Karolina Handlôs s’est glissée dehors à leur arrivée. Mettant un doigt sur ses lèvres pour demander le silence, elle a déposé quelque chose dans le tablier d’Agneta qui fait l’enfant Noël, puis elle l’a embrassée en disant tout bas : « C’est bien peu, mes chers enfants, mais je ne puis mieux faire. S’il suffisait de vous aimer pour que vous soyez heureux, votre bonheur à tous serait assuré. Dieu vous garde, chers enfants, et un bon Noël à tous.
La jeune fille n’est pas riche, en effet ; à vingt ans elle sert de mère à une sœur et à deux frères dont les seules ressources sont le fruit de son travail.
Elle est gouvernante des enfants de Mme Strômberg et elle a bien des mauvais jours, car Mme Strômberg, cette femme d’une sensibilité exquise, si tendre pour elle-même, n’est pas douce aux autres.
Les frères de Karolina l’ont d’abord appelée Karla, puis ils ont abandonné ce diminutif pour dire : Kârleka : tendresse.
Elle rentre silencieusement comme elle est sortie et jette un regard craintif autour du salon, afin de s’assurer que sa courte absence est restée inaperçue. Elle respire, personne ne fait attention à elle, ou du moins personne n’a l’air d’y faire attention.
Il y a pourtant quelqu’un qui l’a vue porter son offrande aux Noëlis, quelqu’un qui voudrait bien lui demander une des branches vertes du « bouquet de bonheur » qu’elle a attaché à son corsage, n’ayant pas de foyer où le suspendre et ne voulant pas s’en défaire. C’est Harald Pétersen, le frère de la fière Helena Pétersen, la meilleure amie de la jeune ma dame Strômberg.
Harald est professeur à Christiania ; ses travaux l’ont déjà rendu célèbre ; avec cela il est riche, et Mme Strômberg ne serait pas fâchée de lui voir épouser sa sœur Rosa, c’est pour cela qu’elle est si aimable avec lui.
Rosa ne repousserait pas : la demande d’Harald, s’il lui proposait de devenir sa femme ; tout en conservant la modestie qui sied à une jeune fille, Rosa a souvent encouragé le professeur : celui-ci n’a pas compris ou n’a pas voulu comprendre ; cependant, Rosa espère bien que le souper et le bal de Noël ne s’achèveront pas sans qu’Harald se soit déclaré, car il la regarde souvent.
C’est vrai qu’il regarde souvent Rosa, mais ses yeux se portent aussi fréquemment sur Kârleka.
Les rois qu’apportent-ils encor ?
Outre l’encens et le baume,
L’un porte un bassin plein d’or
Comme symbole du royaume.
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
Ainsi chantent les Noëlis, et de porte en porte, ils s’en vont offrant leurs rameaux et recevant les dons des familles charitables. Refuser une offrande aux promeneurs de Noël, ce serait attirer le malheur sur soi.
Dans la maison là-bas, tout au bout de la rue qui mène à l’église, on ne voit pas les fenêtres resplendir de lueurs brillantes, on n’entend éclater ni les voix, ni les rires sonores, on croirait la maison inhabitée. Pourtant la porte s’est ouverte à l’approche du cortège, une toute petite fillette est sortie, disant à voix basse aux Noëlis : Ne chantez pas si haut, maman est malade, si malade qu’elle n’a rien pu apprêter pour vous. Je sais qu’elle vous recevrait bien, si elle pouvait se lever et descendre ; moi, voilà tout ce que j’ai, je vous l’offre. Et la fillette a donné quelques pauvres jouets, les seuls qu’elle possédât.
– Un bon Noël, Elin, pour toi et pour ta mère, lui répond Hanna Melvyn ; l’Enfant-Dieu se souvient de ceux qui n’oublient pas les Noëlis. En disant cela, elle a glissé sur le seuil derrière Elin, avec le bouquet de feuilles luisantes sur lesquelles les baies rouges se détachent comme des étincelles, un beau jouet que vient de leur donner la fille d’Axel, le riche horloger. C’est un oiseau qui se promène et qui chante comme s’il était vivant grâce à un mécanisme caché dans l’intérieur de son corps.
Telle est la mission des Noëlis, ils reçoivent du riche et donnent au pauvre.
S’ils avaient su quelle était la valeur de certains des présents qu’ils ont recueillis, peut-être eussent-ils fait à Elin un autre cadeau : les parents d’Elin sont dans une si profonde misère !
Les Noëlis se hâtent, voici que les trois quarts de onze heures viennent de sonner à l’horloge de l’église, et il leur faut encore frapper à plusieurs portes, avant d’entrer à l’église à minuit sonnant et sur le dernier refrain de leur Noël :
Qu’apporte encore ce vieillard
Que pour sage l’on renomme ?
– C’est de la myrrhe et du nard
Amers comme les jours de l’homme.
Noël, Noël !
Jésus est descendu du ciel,
Noël !
Kling, kling, kling, klang, kling, chantent les notes joyeusement envolées du carillon, kling, klang, klang, klang, kling ! La grosse cloche sonne le premier des douze coups, les Noëlis entrent dans l’église, semant le plancher de rameaux verts. Ils sont chargés de jouets, de gâteaux, de livres, de menus objets ; bien qu’ils aient laissé une part de leur récolte sur le seuil des indigents, ils n’en ont pas moins un riche butin à se partager.
Une chose les inquiète, c’est de savoir ce qu’il y a dans le petit paquet de papier gris que leur a remis Karin, la servante de la vieille madame Dalen.
Ils ne seront guère attentifs au service, avec une si grande curiosité agitant leur petite cervelle, c’est bien à craindre.
Arne n’a pas pu attendre plus longtemps ; caché derrière ses camarades, il a ouvert le papier. Après l’avoir déployé, il a poussé un noël si vigoureux que les poutres de la vieille église en ont été ébranlées et que l’écho de la sacristie a répété : Noël !
Qu’y avait-il donc dans le papier gris ? Il y avait autant de petites pièces d’or luisantes et toutes neuves qu’il y avait de Noëlis.
– C’est égal ! a dit Hanna, les pièces de cuivre de Kârleka m’ont fait plus de plaisir encore, parce qu’elles ont été données avec un doux sourire et de douces paroles.
Maintenant qu’ils savent ce que renfermait le papier que leur a remis Karin, la servante de la vieille Mme Dalen, les Noëlis ne seront pas très attentifs au service, c’est à craindre, pressés qu’ils sont de raconter à leurs parents les événements de la promenade.
Ce n’est pas l’impiété qui les rend si bruyants, c’est la joie. L’Enfant-Noël, le vrai, Celui dont on célèbre la venue et qui voit au fond de leur cœur, ne leur en voudra pas.
Après l’office, le pasteur a fait le partage entre les Noëlis ; et chacun d’eux portant sa part, ils se reforment en bande et s’en vont en chantant comme ils sont venus.
Les voix et les pas s’éteignent au loin ; un à un, les chanteurs sont rentrés chez eux, le dernier a fait retentir le dernier Noël, les portes sont closes.
C’est maintenant que le village est plein d’une rumeur de fête ! La fumée monte si lumineuse au-dessus des larges cheminées ; les grosses bûches de Noël craquent dans l’âtre avec des pétillements si vifs que toutes les maisons ont l’air d’être en train de flamber. Les grandes flammes qui dansent dans les foyers empourprent les rues comme un reflet d’incendie, les poules s’en sont éveillées dans les poulaillers, et les petits oiseaux dans les creux de murailles où ils s’abritent contre le froid de l’hiver.
On est à table, on soupe, on cause, on rit ; les toasts se croisent d’un bout de la table à l’autre : À votre santé, Madame. – Boirai-je un verre de vin avec vous, mon compère ? – Bien des joyeux Noëls, Mademoiselle.
– Eh, eh ! à cet âge, on n’a que de joyeux Noëls ; ce n’est pas comme nous autres, têtes grises.
Les souhaits affectueux répondent aux paroles cordiales, les mains se serrent ; les amitiés deviennent plus étroites et les inimitiés s’apaisent dans la gaîté sereine des repas de Noël.
Le lendemain, quand le soleil pâle de décembre se leva sur le village, les rues étaient vides et silencieuses. Tout le monde dormait encore.
Les Noëlis rêvaient qu’ils allaient de porte en porte distribuer les bouquets de bonheur et que de toutes les maisons sortait une interminable procession de jouets.
La jeune madame Strômberg se croyait à la ville chantant le Noël français, après chaque couplet duquel éclataient des applaudissements enthousiastes. Le riche horloger Axel s’imaginait qu’il était parvenu à fabriquer des oiseaux vivants ; chacun avait son rêve dans lequel passaient ses joies ou ses douleurs, ses ambitions ou ses dégoûts, ses regrets ou ses espérances.
Pourtant, il y avait trois personnes que le sommeil n’avait pas visitées. Celles-là faisaient, tout éveillées, de si doux songes qu’elles n’en auraient pas voulu de plus beaux pour leur sommeil, si elles avaient pu les choisir : c’étaient la vieille madame Dalen, Elin et Kârleka.
Ce n’était pas pour compter ses richesses, comme on le disait, que la vieille Mme Dalen s’enfermait seule dans sa maison solitaire ; c’était pour pleurer son fils unique parti pour explorer les mers polaires et dont personne n’avait plus entendu parler.
Voilà qu’à minuit sonnant, juste comme si l’enfant Noël, en descendant sur la terre, l’eût ramené avec lui, Erik Dalen était arrivé chez sa mère. La pauvre femme avait été si saisie de surprise qu’elle n’avait pas pu sortir pour se rendre à l’église. Qu’importait cela ? Le cantique d’action de grâces qui chantait au fond de son cœur ne fut pas le moins fervent de ceux qui montèrent au ciel cette nuit-là.
Elin avait rêvé qu’on était au printemps ; les cigognes revenaient des pays chauds par grandes troupes, chaque famille s’installait dans son nid accoutumé en haut d’une cheminée du toit d’un édifice élevé ou du clocher d’une église.
Celle qui jouait si familièrement avec Elin l’été dernier portait au cou une grande corbeille enrubannée d’où il sortait tant, tant de joujoux qu’Elin ne savait plus où les mettre. C’était des oiseaux qui paraissaient voler, des poupées, des cavaliers, des lapins battant du tambour, des ballons, des pantins, des fleurs ; et quand Elin crut la corbeille vide et s’approcha pour regarder au fond, elle y trouva, quoi ? une petite sœur que Pierre 1 lui dit de prendre dans ses bras ; il y avait aussi un petit frère dans la corbeille, mais Pierre ne voulut pas le donner à Elin, il l’emporta dans une autre maison. Elin en eut tant de chagrin qu’elle s’éveilla, et voyez ! son rêve n’avait pas menti, la cigogne lui avait en effet apporté une petite sœur qui dormait dans son berceau.
Quant à Kârleka, devinez ce que Noël lui avait apporté ?
– Une fortune, un palais, des trésors ?
– Mieux que cela ; en l’embrassant sous le bouquet de houx, comme l’usage lui en donnait le droit, Harald Pétersen lui avait demandé si elle voulait être sa femme.
Quand il la regardait pendant que madame Strômberg chantait, elle lui faisait l’effet, parmi toutes ces jeunes femmes orgueilleuses, d’un bouleau gracieux au milieu d’une noire forêt de sapins.
Il se disait que la fortune sans le dévouement ne peut rien pour le bonheur, que la riche Rosa voyait en lui l’homme célèbre, l’héritier d’une des premières familles de Copenhague plutôt que l’ardeur de tendresse dont il se sentait capable pour celle qui associerait sa vie à la sienne ; que Kârleka si douce, si gracieuse, si bonne, si modeste, avait toutes les qualités qui font une femme accomplie.
À la vérité, Kârleka n’apporterait pas de dot, bien loin de là, elle arriverait accompagnée de trois orphelins. Eh bien ! le mari de Kârleka travaillerait comme s’il était déjà père de famille, l’économie de Kârleka ferait le reste et l’équilibre serait bien vite rétabli.
Harald se disait cela et bien d’autres choses encore. La seule chose qu’il ne se disait pas, c’était qu’il aimait Kârleka.
Il le dit pourtant sous le bouquet de houx, lorsqu’il prit la main de la jeune fille avant de l’embrasser, et ce fut à elle-même.
Kârleka n’a rien répondu quand Harald lui a demandé d’être sa femme ; elle était trop émue, car si Kârleka avait été assez peu raisonnable pour caresser un rêve impossible à réaliser, elle aurait rêvé de traverser la vie appuyée sur le bras d’Harald Pétersen.
Le baiser de Noël a scellé leurs fiançailles ; au printemps prochain, Kârleka quittera la jeune madame Strômberg pour aller vivre à Copenhague chez son mari.
Le souhait traditionnel des Noëlis a été exaucé ; quant à la menace renfermée dans les deux autres vers, il faudrait aller trop loin pour savoir si elle a été mise à exécution : n’entreprenons pas ce voyage.
Édouard DECAUDIN-LABESSE,
À tire-d’ailes, 1892.