Sire Halewyn

 

 

 

 

par

 

 

 

 

Charles DE COSTER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

Des deux châteaux.

 

Le Sire Halewyn chantait une chanson.

Et toute vierge l’entendant voulait aller à lui.

Or, à vous, bons Flamands, je vais narrer l’histoire dudit Sire Halewyn et de sa chanson, et de la vaillante damoiselle Magtelt :

Deux fiers châteaux étaient en la comté de Flandres. En l’un se tenait le sire de Heurne avec la dame Gonde, sa bonne femme, Toon le Taiseux, son fils, Magtelt, sa fille mignonne, ses pages, écuyers, varlets, hommes d’armes et tout le domestique, emmi lequel était grandement aimée Anne-Mie, fillette de gentil lignage et servant la damoiselle Magtelt.

De tout ce qui venait du labeur de ses manants, le sire de Heurne ne prenait que le meilleur.

Et les manants disaient de lui que c’est fait d’homme juste ne prendre qu’à son besoin quand on peut tout robber.

En l’autre château, se tenaient le Sire Halewyn le Méchant, avec ses père, frère, mère et sœur, et toute la séquelle de ses brigands.

C’étaient laides gens, je vous l’affie, et maîtres passés ès pilleries, briganderies, assassinements, et il ne faisait point bon de trop près les considérer.

 

 

II

De Dirk le Corbeau.

 

Ladite famille était issue en droite lignée de Dirk, premier des Halewyn, lequel fut nommé le Corbeau, à cause qu’il était autant enragé à butin, comme corbeau à charognes.

Et qu’il était tout de noir vêtu, lui et sa troupe.

Cettuy Dirk, vivant au temps des grandes guerres, besognait comme foudre en la bataille. Là, d’un pesant marteau, son arme unique, taillé en bec à un côté, rompait lances, brisait épieux et déchirait jazerans comme si les mailles en eussent été drap. Et nul ne lui pouvait résister. Et ainsi effrayait-il l’ennemi, lequel se voyant venir sus Dirk et ses noirs soudards, nombreux, hardis, délibérés, ullant et coassant, se cuidait mort davant le combat.

La déconfite parachevée et le gros du butin enlevé (ce dont Dirk avait part léonine et jamais ne faisait celle des pauvres), les barons et hommes d’armes le laissaient, lui et les siens, s’épandre par le champ et s’en allaient disant : Au Corbeau les miettes.

Nul n’y eût osé demourer, car il eût été détranché et occis incontinent. Et soudain commençaient ceux de Dirk besogner en corbeaux ; coupant les doigts pour avoir les bagues, voire même aux blessés, lesquels criaient encore à l’aide, détranchant tête et bras à fin de se donner plus d’aise au dévêtir. Eux-mêmes s’entrebattaient et tuaient sus les pauvres morts, pour gorgerins, courroie chétive de cuir bouilli ou chose moindre encore.

Et se tenaient aucune fois au champ trois jours et trois nuits.

Quand étaient nus tout à fait les morts ils boutaient la dépouille ès chariots, pour ce emmenés.

Et ils s’en retournaient au manoir de Dirk, pour là faire ripaille et grande chère. Cheminant ils battaient paysans, prenaient filles et femmes pour un petit qu’elles fussent avenantes, et en faisaient à leur plaisir. Ainsi vivaient-ils combattant, pillant, robbant le bien de celui qui ne le pouvait défendre ; au demourant sans souci aucun ne de Dieu, ne du diable.

Dirk le Corbeau devint de sa force bien glorieux, et aussi pour ce que, à cause de ses victoires, Monseigneur le comte lui bailla, avec droits de haute et basse justice, la terre d’Halewyn.

Et il se fit pourtraiter bel écu, lequel figurait grand corbeau de sable sus fond d’or, avec cette devise : Au Corbeau les miettes.

 

 

III

Du Sire Halewyn et de ses comportements en son jeune âge.

 

Ains à ce fort corbeau ne naquirent les petits pareils.

Car ils furent, par cas rare, gens de plume et d’écritoire, n’ayant oncques souvenance du bel art de guerre et dédaignant armes.

Ces grands clercs perdirent bien la moitié de leur seigneurie. Car à chacun an, quelque fort voisin leur en robbait morceau.

Et ils procréèrent enfants maigres, chétifs et de face pâle, lesquels se mussaient ès coins, ainsi que font clercs, et là sus leur séant, marmonnaient complaintes et litanies mélancoliquement.

Ainsi se perdirent les bons mâles en la famille.

Siewert Halewyn, c’est le méchant duquel je vais narrer l’histoire, fut autant comme eux laid, chétif, piteux et d’aigre trogne, voire même davantage.

Et aussi comme eux se mussait et cachait ès coins voulentiers, fuyait les compagnies, oyant rire entrait en rage, suait méchante humeur, oncques n’enlevait la tête ès cieux, comme gentil homme, mais contemplait ses patins sans cesse, plourait sans motif, geignait sans cause, et oncques n’avait de rien contentement. Au demourant était couard et cruel, prenant plaisir en ses jeunes ans à gehenner, navrer, blesser chiennets et chattons, moineaux, fauvettes, pinsons, rossignols et toutes biestelettes.

Voire même étant jà grand, à peine s’osait-il attaquer à loups, nonobstant son bon épieu. Mais sitôt que la bête était chue il la perçait de cent coups comme enraigé.

Et ainsi vint-il jusques à l’âge de mariage.

 

 

IV

Comment le Sire Halewyn voulut prendre femme et de ce qu’en disaient les dames et damoiselles.

 

Lors, pour ce qu’il était l’aîné de la famille, il lui fallut aller en la cour du comte, afin d’y prendre femme. Mais chacun s’y était de lui gaussé voyant sa grande laideur, et notamment les dames et damoiselles, lesquelles ricassant entre elles disaient :

« Voyez-ci le beau sire. – Que prétend-il céans ? Il nous vient épouser, je pense. – Quelle en veut pour quatre châteaux, autant de seigneuries, dix mille manants et le pesant d’or du prétendant ? Nulle. – C’est grand pitié : ils procréeraient ensemble beaux enfants, s’ils sont à leur père semblables ! – Ho qu’il a beaux cheveux, le diable les peigna d’un clou ; beau nez, c’est prune ridée et beaux yeux d’azur vif ourlés de gueules merveilleusement. – Ne va il point plourer ? Ce serait belle musique. »

Et le Sire Halewyn oyant ainsi parler les dames ne leur savait mot répondre, car de colère, honte et douleur, il avait la langue épaisse.

Ce nonobstant il voulut à chacun tournoi, tournoyer, mais il était à chacune fois battu avec grande honte, et les dames, le voyant choir, plaudissaient tempêteusement, s’écriant : « Gloire au mal bâti ! – Au vieux corbeau manque le bec. » Ainsi l’accomparaient-elles à Dirk, souche glorieuse des Halewyn, lequel avait tant été puissant et valide en son temps. Et à toutes fois festoyé de cette façon s’en retournait en son logis le Sire Halewyn.

 

 

V

Pourquoi le Sire Halewyn étant revenu du tournoi appela le diable.

 

Au troisième tournoi qu’il s’en revint battu, étaient près du pont ses père, mère, frère et sœur.

Et le père dit :

« Or ça, considérez mon beau fils, Siewert le mol, Siewert le flatri, Siewert l’esrêné, qui s’en revient du tournoi la queue entre les jambes, comme chien daubé à grands bâtons. »

Et la mère dit :

« Je le vois assez, Monseigneur le comte t’a passé au col chaîne d’or et accolé publiquement, pource que tu as, dans le tournoi, tournoyé sus le dos tant vaillamment ainsi que te fit jadis si bien faire Messire de Beaufort. Vive Dieu ! ce fut chute triomphante. »

Et la sœur dit :

« Salut, mon bel aîné, quelles nouvelles apportez ? Tu fus vainqueur assurément, ainsi que je le vois à ta trogne triomphante. Où donc est l’écharpe des dames ? »

Et le frère dit :

« Comment est votre glorieux portement, Messire Siewert Halewyn l’aîné, descendant du Corbeau au fort bec ? Car tel corbeau croque aigles, autours, laniers, gerfaux, éperviers, sans grande peine. Avez-vous point soif, soif de baron, soif de victorieux, je ne dis soif de manant ? Nous avons céans clair vin de grenouille, lequel vous rafraîchira les boyaux de tout feu de victoire. »

– « Ha, » répondit le Sire grinçant des dents, « si Dieu me donnait force, je te ferais chanter autre chanson, Messire mon frère. »

Et ce disant, tira son épée pour l’en férir, mais le puisné, l’évitant, cria :

« Salut, corbeau décorbiasé ; salut, chapon. Exhausse notre maison, je te supplie, Siewert le victorieux. »

– « Ha, » dit le Sire, « que n’allait donc ce piauleux tournoyer ainsi que moi ? mais il ne l’eut osé, étant de cette guenaille de couards qui regardent faire les autres, croisent les bras et se gaussent des besognants. »

Puis il descendit de son destrier, s’alla cacher en sa chambre, y ploura de furieuse rage, supplia le diable de lui octroyer force et beauté et lui promit foi de baron, qu’en échange il lui baillerait son âme.

Il l’appela toute la nuit, s’écriant, plourant, soi lamentant, voire même pensant à se défaire. Mais le diable ne vint point, étant ailleurs empêché.

 

 

VI

Des grandes vagations du Sire Halewyn.

 

Tous les jours, qu’il y eût air doux ou aigre, ciel clair ou épais, autan ou vent paisible, pluie, grêle ou neige, le sire Halewyn vaguait seul emmi les prés et bois.

Et tous enfants, le voyant, s’enfuyaient criant par peur.

« Ah, » disait-il, « je suis doncques bien laid ! » Et il poursuivait à vaguer.

Mais si, cheminant, il rencontrait quelque manant, ayant santé ou beauté, il lui courait sus et souventefois il en tua de son épieu.

Et un chacun le redouta et pria Dieu qu’il voulût bien ôter leur seigneur de ce monde.

Et à toute nuit, le sire Halewyn appelait le diable. Mais le diable ne venait oncques.

« Ha, » disait le Sire, soi lamentant, « que ne me veux-tu octroyer force et beauté en cette vie ! je te baillerais mon âme en l’autre. Bon est le marché. »

Mais le diable ne venait point.

Et il, inquiet, angoisseux sans cesse et mélancolique, fut tôt semblable à vieil homme et ne fut plus nommé par tout le pays que le sire Mal bâti.

Et son cœur fut gonflé de haine et de colère. Et il maudit Dieu.

 

 

VII

Du Prince des pierres et de la chanson.

 

En la saison des prunes s’étant pourmené par tout le pays et notamment jusques à Lille, et s’en retournant en son château, il traversait le bois. Cheminant, il vit emmi le fourré, contre un chêne, pierre très-longue et large pareillement.

Et il dit : « Ce me sera bonne selle, bien douce pour m’y reposer et rafraîchir un petit. » Se séant sus la pierre, il pria le diable de rechef de lui vouloir bien bailler force et beauté.

Cependant il était encore clair jour ; les oiselets, fauvettes et pinsons chantaient dans les bois joyeusement ; et il y avait beau soleil et vent doux, et le Sire Halewyn s’endormait par grande lassitude.

Ayant sommeillé jusques à la nuit venue, il fut soudain éveillé par un bruit bien étrange. Et il vit, à l’aide de la brillante lune et des claires étoiles, comme un animant ayant pelage pareil à pierre moussue, lequel grattait la terre sous la pierre, boutant aucunes fois la tête au trou par lui cavé, ainsi que font chiens cherchant taupes.

Le Sire Halewyn, pensant que ce fut quelque fauve, le frappa de son épieu.

Mais l’épieu fut brisé, et un petit bonhommet de pierre lui saillit sus les épaules, et de ses dures mains le frappa aux joues aigrement et dit, sifflant et riant :

« Cherche, Siewert Halewyn ; cherche faucille et chanson, chanson et faucille ; cherche, cherche, Mal bâti ! »

Et ce disant allait et venait comme puce sus le dos du Méchant, lequel se pencha et d’un morceau de son épieu cava le trou, et la joue de pierre du petit bonhommet était lez sa joue, et ses deux yeux éclairaient le trou mieux que n’eussent fait lanternes.

Et mordant de ses dents affilées Halewyn, le frappant de ses petits poings, et de ses ongles le pinçant et tenaillant, et riant aigrement, le petit bonhommet disait : « Je suis le Prince des pierres, je garde les beaux trésors ; cherche, cherche, Mal bâti ! »

Et ce disant, le battait à toute outrance. « Il faut, » grinçait-il joyeusement et se gaussant de lui, « il faut à Siewert Halewyn, force et beauté, beauté et force, cherche, Mal bâti. »

Et il arrachait au Méchant les cheveux par mèches et déchirait sa robe de ses ongles, tant qu’il en était loqueteux tout à fait, et disait, s’éclaffant de rire : « Force et beauté, beauté et force ; cherche, cherche, Mal bâti ! » et il se laissait pendre à ses oreilles de ses deux mains, lui baillait de ses pieds de pierre dans le visage, nonobstant que le Sire criât à cause de la douleur.

Et le petit bonhomme disait : « Pour avoir force et beauté, cherche, Halewyn, chanson et faucille, cherche, sire Mal bâti ! » Et le Méchant sans cesse cavait la terre du morceau de son épée.

Subitement la terre croula sous la pierre, ouvrant ainsi grand trou, et Halewyn, à la clarté des yeux du petit bonhommet vit un sépulcre et dans le sépulcre un homme couché beau merveilleusement, et ne semblant point mort.

Et l’homme était vêtu de blanc et ès mains tenait une faucille, de laquelle le manche et la lame étaient d’or.

« Prends faucille, » dit le petit bonhommet, lui battant la tête de ses poings.

Le Sire Halewyn ayant obéi, l’homme couché devint poussière, et il issit de la poussière flamme blanche, haute et large, et de la flamme blanche, chanson douce merveilleusement.

Et soudain s’épandit en la forêt parfum de cinnamome, encens et marjolaine.

« Chante, » dit le petit bonhommet, et le Méchant redit la chanson. Cependant qu’il chantait et que son aigre voix était muée en voix plus douce que voix d’ange, il vit, issant du plus profond du bois, vierge belle de beauté céleste et nue entièrement ; et elle se vint placer vis-à-vis de lui.

« Ha, » dit-elle plourant, « maître à la faucille d’or, je suis venue, bien obéissante ; ne me fais trop souffrir prenant mon cœur, maître à la faucille d’or. »

Puis la vierge s’en fut dans le parfond du bois, et le petit bonhommet, s’éclaffant de rire, jeta par terre le Sire Halewyn, et dit :

« Tu as chanson et faucille, ainsi auras-tu force et beauté ; je suis le Prince des pierres ; au revoir, mon cousin. »

Et le Sire s’amassant ne vit plus le petit bonhommet ni la vierge nue ; et, considérant bien angoisseusement la faucille d’or et cherchant en son esprit la signifiance de l’homme couché et de la vierge nue, et s’enquérant aussi à quelle fin lui serviraient la faucille et mélodieuse chanson, il vit soudain sus la lame belle inscription en lettre de feu.

Mais il ne put lire les lettres, car il était ignorant ès toutes sciences ; et, plourant de furieuse rage, se roula emmi les buissons, s’écriant : « À l’aide, Prince des pierres ! ne me laisse point ici mourir de désespérance. »

Lors le petit bonhommet revint, sauta sus son épaule et, lui baillant sus le nez force nazardes, lut la suivante inscription sus un côté de la lame de la faucille :

 

        « Chanson appelle,

        Faucille tranche,

        En cœur de vierge trouveras :

        Force, beauté, honneur, richesse,

        Ès mains de vierge mort. »

 

Et sus l’autre côté de la lame le petit bonhommet lut encore :

 

        « Quel que tu sois qui ces lettres verras

        Et la chanson chanteras,

        Quiers bien, entends et va :

        Nul homme t’occire ne pourra.

        Chanson appelle,

        Faucille tranche. »

 

Ce qu’ayant lu, le petit bonhommet s’en fut.

Soudain le Méchant ouït une voix triste, disant :

– « Veux-tu chercher force et beauté ès mort, sang et larmes ? »

– « Oui, » dit-il.

– « Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, » répondit la voix. Puis il n’ouït plus rien.

Et il regarda la faucille où les lettres flambèrent jusques au moment où Messire Chanteclair éveilla les poules.

 

 

VIII

De ce qu’Halewyn fit à la fillette coupant du bois.

 

Le Méchant fut bien joyeux et s’enquit en soi-même si c’était en cœur de vierge enfant ou mariable qu’il trouverait les choses promises et ainsi contenterait son grand désir d’honneur et puissance.

Adoncques il s’alla planter debout non loin d’aucunes chaumières où il savait être fillettes de tous âges, et là attendit le matin.

Peu après le soleil levé, une fillette sortit, âgée de neuf ans à grand’peine, et s’empêcha à chercher et couper du bois.

Allant à elle, il chanta la chanson et lui montra la faucille.

Ce qu’elle voyant, cria, par peur, se voulut ensauver et courut le grand pas.

Mais il, l’ayant poursuivie et prise, l’emmena par force en son château.

Y entrant, il vit sus le pont la dame sa mère qui lui dit :

« Où vas-tu, Mal bâti, avec cette enfant ? »

Il répondit :

« Donner gloire à notre maison. »

Et la dame le laissa aller, cuidant qu’il était fol.

Il entra en sa chambre, ouvrit à la fillette la poitrine sous le sein qui commençait à poindre, tira le cœur avec la faucille et but le sang.

Mais il n’en eut point de force davantage.

Et plourant aigres larmes, il dit : « La faucille m’a déçu. » Et il jeta dans le fossé le cœur et le corps.

Et la dame Halewyn, voyant ces pauvres corps et cœur tombant en l’eau, manda qu’ils lui fussent apportés.

Considérant le corps navré sous le sein gauche, et le cœur ôté, elle gagna peur, craignant que Siewert son aîné ne besognât ès maléfices.

Et elle bouta de rechef le cœur en la poitrine de la fillette et la fit très bien ensevelir et chrétiennement et pourtraire belle croix sus le drap du visage et après mettre en terre et dire belle messe pour le repos de son âme.

 

 

IX

Du cœur de vierge et de la grande force du Sire Halewyn.

 

Soudain bien marri et se jetant à genoux Halewyn dit : « Las ! le charme est-il débile ? J’ai chanté et elle n’est point venue à mon chant ! Que me mandez vous de faire présentement, Seigneur Prince des pierres ? S’il me faut attendre la nuit, je le ferai. Lors assurément n’étant point par le soleil empêché, vous aurez pour me donner force et beauté, toute puissance, et vous ferez venir à moi la vierge nécessaire. »

Et il alla de nuit rôder aux alentours des chaumières et là chantant et regardant si nulle ne venait :

Il vit à la clairté de la lune bien brillante, la fille de Claes, le pauvre fol, susnommé le Batteux de chiens, à cause qu’il daubait et frappait vilainement tous ceux qu’il rencontrait, disant que ces maudits chiens lui avaient robbé tout son poil, et le lui devaient rendre.

La dite fille soignait Claes très bien, et ne se voulait marier, nonobstant qu’elle fût belle, disant : « Puisqu’il est fol, je ne le peux délaisser. »

Et chacun la voyant si brave, lui donnait aucun de son fromage, autre de ses fèves, autre langue de baleine et ainsi vivaient-ils à deux, sans faim.

Le Méchant demourant immobile lez la bordure du bois chanta. Et la fille marcha vers la chanson droitement, et chut à genoux devant lui.

Il alla vers son château, elle le suivit et elle y entra, ne sonnant mot, avec lui.

Sus l’escalier, il rencontra son frère, lequel s’en revenait d’avoir chassé le sanglier et lui dit se gaussant :

« Le Mal bâti nous va-t-il faire un bâtard ? » Et à la fille : « Or ça, donzelle, te voilà doncques bien enamourée de mon laid frère, que tu le suis ainsi sans mot dire ? Prends-moi plutôt et ainsi auras-tu plaisir plus grand. »

Mais il, par rage, le frappa de son épieu au visage.

Puis le laissant, monta l’escalier jusques en sa chambre.

Là ayant fermé l’huis par crainte de son frère, devêtit la fille toute nue ainsi qu’il avait vu la vierge en sa vision. Et la fille dit qu’elle avait froid.

Vitement de la faucille d’or il lui ouvrit la poitrine sous le sein gauche.

Et cependant que la fille criait la mort, le cœur de lui-même vint sur la lame.

Et le Méchant vit le petit bonhommet devant lui, sortant des pierres du mur et qui ricassant lui disait :

« Cœur sur cœur, c’est force et beauté. Halewyn pendra la vierge au Champ de potences. Et le corps y demourera jusques à l’heure de Dieu. » Puis rentra dans le mur.

Le Sire posa le cœur sur sa poitrine et le sentit battre moult fortement et s’attacher à sa peau, et soudain sa taille courbée fut redressée ; et son bras prit telle force que l’essayant, il brisa un lourd banc de chêne, et se regardant en un verre à mirer, il se vit si beau qu’il ne se reconnut point.

Et il sentit en ses veines flamber feu de puissante jeunesse, et descendant en la grand’chambre, il y vit, soupant, ses père, mère, frère et sœur.

Nul d’eux ne le voulut reconnaître, sinon à la voix, laquelle n’était point changée.

Et la mère soi levant s’alla bouter tout contre lui pour le bien considérer.

Et il lui dit : « Femme, je suis ton vrai fils Siewert Halewyn, l’Invincible. »

Mais son frère, lequel il avait tantôt frappé au visage, lui courant sus : « Damné soit, » dit-il, « l’Invincible, » et il le frappa de son couteau. Mais la lame se brisa comme verre sus le corps du Méchant, ce que voyant le puisné il le prit au corps, mais le Méchant l’en arracha et le jeta loin comme il eût fait de chenille.

Lors le puisné se rua sus lui, la tête en avant comme bélier, mais à peine eut-il touché le Sire de la tête qu’il s’y fit grande blessure et eut de sang le visage couvert.

Et le père et la mère, la sœur et le frère saignant churent à genoux et demandant pardon le supplièrent de les vouloir bien faire riches puisqu’il avait si grande force.

« Je le ferai, » dit-il.

 

 

X

Comment le Méchant robba un orfèvre lombard et des mignons propos des dames et damoiselles.

 

Au lendemain s’étant vêtu et armé de la faucille (il méprisait autres armes étant fort par charme), Halewyn prit le corps de la pucelle et l’alla pendre au Champ de potences.

Puis chevauchant s’en fut en la ville de Gand.

Et les dames, damoiselles et bourgeoises pucelles le voyant passer sur son noir coursier s’entredisaient : « Quel est ce beau chevalier chevauchant ? »

– « C’est, » répondait-il moult fièrement, « Siewert Halewyn qui fut le Mal bâti. »

– « Là, là, » disaient les plus hardies : « vous vous gaussez, Seigneur, ou bien vous fûtes mué par fée. »

– « Oui, » disait-il, « mêmement eus-je avec elle compagnie charnelle, et autant en aurai-je de vous, s’il me plaît. »

À ce propos, ne se courrouçaient du tout les dames et damoiselles.

Et il s’en fut chez un orfèvre Lombard lequel lui avait en diverses fois prêté six vingt florins. Mais l’orfèvre ne le reconnut point.

Il lui dit qu’il était le Sire Halewyn.

– « Ha, » dit l’orfèvre, « je vous supplie, messire, de me vouloir bien rendre les six vingt florins. »

Mais Halewyn ricassant : « Mène-moi, » dit-il, « en la chambre où tu musses ton or. »

– « Messire, » dit l’orfèvre, « point ne le ferai, ce nonobstant que je vous aie en grande estime. »

– « Chien, » dit-il, « si tu ne m’obéis je t’occis et détranche incontinent. »

– « Ha ! » dit l’orfèvre, « ne vacarmez point céans, messire, car je ne suis ni serf ni manant mais bourgeois libre communément. Et si tant est que vous me veuillez ici parforcer, je me saurai revancher, je vous l’affye. »

Lors Halewyn le frappa et le bourgeois cria à l’aide.

Ce qu’oyant, vinrent les apprentis au nombre de six et voyant le Méchant lui coururent sus.

Mais il les battit pareillement à l’orfèvre et leur manda de lui enseigner où était mussé l’or.

Ce qu’ils firent s’entredisant : « Celui-ci est le diable. »

Et l’orfèvre plourant : « Seigneur, » dit-il, « ne prenez point tout. »

– « J’en ferai à ma volonté, » dit le Méchant, et il remplit son escarcelle.

Et ainsi prit-il à l’orfèvre plus de sept cents beaux besans.

Puis le voyant qui ne cessait de se lamenter, il lui bailla de rechef force coups, lui disant de ne piauler si fort et qu’avant le mois fini il lui en prendrait le double.

 

 

XI

De l’orgueilleux écu du Sire Halewyn.

 

Et le Méchant devint le baron le plus riche, puissant et craint de toute la comté.

Et blasphémant il se dit pareil à Dieu.

Et cuidant le vieil écu de Dirk et sa devise trop chétifs pour sa grandeur.

Il manda de Bruges peintres en plate peinture, afin de lui façonner nouvel écu.

Les dits peintres selon son ordre mussèrent en un compon le vieux corbeau, et sus champ d’argent et de sable pourtraitèrent cœur de gueules et faucille d’or avec cette devise : Nul ne peut contre moi.

Il fit de même pourtraire le dit blason sus une grande bannière, laquelle se voyait à la maîtresse tour du château. Et aussi au-dessus de la porte sculptée en pierre. Et sur sa targe laquelle il fit ouvrer plus grande afin que son orgueilleuse devise y parût davantage. Et sus ses armes, vêtements et partout où il le pouvait mettre.

 

 

XII

Comment le Sire Halewyn tournoya contre un chevalier d’Angleterre.

 

Or il advint qu’en ce temps là, Monseigneur de Flandres fit clamer un tournoi.

Et avait mandé à tous ses seigneurs et barons de venir à Gand tournoyer.

Il y vint et y fit planter sa targe.

Mais les seigneurs et barons considérant l’orgueilleuse devise et ampleur de la targe s’en tinrent grandement offensés.

Et chacun d’eux tournoya contre lui, et fut battu.

Là était présent fier chevalier d’Angleterre, lequel s’avança au milieu du champ, où se tenait droit et orgueilleux le Sire Halewyn :

– « Or ça, » dit-il, « messire de l’Invincible, il me déplaît te voir là si aigrement campé et nous bouquant très tous. Veux-tu contre moi tournoyer ? »

– « Oui, » dit le Sire.

– « Si je te vaincs, tu seras mon serf et t’emmènerai avecques moi en Cournouailles.

– « Oui, » dit le Sire.

– « Et te ferai graisser le sabot à mes chevaux et vider de fumier l’écurie ; puisses-tu là être invincible à labeur. »

– « Oui, » dit le Sire.

– « Et, si tu n’es invincible, l’invincible bâton te frottera invinciblement. »

– « Oui, » dit le Sire.

– « Mais si tu me vaincs, vois-ci ton lot :

« Vingt cents besans lesquels sont en l’hôtel de ton seigneur le noble comte de Flandre ; tout l’habillement de mon cheval qui est de fin fer de mailles ; sa belle selle faite en beau cœur de cormier, bien couverte en cuir, et avec arçonnières peintes fièrement de dix braves chevaliers s’entrebattant et de Notre Seigneur chassant le diable hors le corps d’un orgueilleux ; de plus mon casque lequel est de fin fer battu et au-dessus est bel épervier d’argent suroré, à grandes ailes, lequel, nonobstant ta devise, pourra bien contre ton cœur saignant, ton ébréchée faucille et ton piteux corbeau. Or ça, Messire de l’Invincible, cuides tu gagner invinciblement les vingt cents besans, le mien casque et l’habillement de mon cheval ? »

– « Oui, » dit le Sire.

Puis, Monseigneur lui-même ayant donné le signal, ils coururent l’un contre l’autre bien âprement.

Et fut le chevalier d’Angleterre vaincu comme tous.

Lors toutes les dames de clamer et plaudir s’écriant : « Gloire à Siewert Halewyn le preux, Siewert Halewyn le flamand, Siewert Halewyn l’Invincible. »

Et il fut par elles s’en retournant en l’hôtel de Monseigneur pour y dîner, baisé, caressé et choyé assez.

Et, couvert de l’armement du chevalier d’Angleterre, s’en allait par les villes de Bruges, Lille et Gand, chevaucher et larronner partout.

Et de chacun voyage ramenait bon butin.

Et sentait le cœur, sans cesse, épandre en sa poitrine force vive et battre contre sa peau.

Puis s’en retourna en son château avec les vingt cents besans, et les armes du chevalier d’Angleterre.

Là ayant sonné du cor, vint au-devant de lui sa mère, laquelle, le voyant si doré, fut ravie en grande joie et s’écria : « Il nous fait riches comme il a dit. »

– « Oui, » dit le Sire.

Et elle chut à ses pieds et les baisa.

Ce que fit aussi le puis né fils disant : « Seigneur mon frère, tu nous tires de pauvreté, je te veux servir. »

– « Ainsi dois-tu, » dit le Sire. Puis entrant en la salle : « Je veux souper, » dit-il, « toi, femme, tu me bailleras le manger, et toi, homme, le boire. »

Et au lendemain et aux autres jours mangeant et buvant il fit faire office de privé servant à ses père, mère, frère et sœur, tour à tour.

 

 

XIII

Du cœur séché et de la dame Halewyn

 

Mais un matin qu’il mangeait en son château,

Cependant que ses père et sœur étaient allés à Bruges acheter drap d’écarlate couleur de blé pour robes,

Et qu’il était servi par son frère et sa mère humblement,

Il devint soudain froid, tout-à-fait, car le cœur ne battait plus.

Portant la main à sa poitrine, il y toucha peau séchée.

Lors il sentit se retourner son visage, descendre ses épaules, se voûter son dos, et tout son corps s’amenuiser.

Regardant sa mère et son frère tour à tour, il les vit ricassant et ils s’entredisaient « Voyez ci notre seigneur rentré en sa première laide peau et son premier laid visage. »

– « Ha, Messire, » dit le frère, s’approchant hardi et parlant bien insolemment, « vous faut-il servir de cette clauwaert pour vous raminer ? Vous n’avez plus, ce crois-je, votre force ancienne. »

– « En veux-tu tâter ? » dit le Sire, et il le frappa du poing, mais il ne lui fit plus de mal que mouche.

Ce que voyant, le puis né s’enhardit et se séant tout contre Halewyn sus le banc.

– « Messire, » dit-il, « vous avez du boudin assez, je crois, c’est mon tour de manger. »

Et il lui prit le boudin hors l’écuelle.

– « Messire mon fils, » dit la mère, « vous me devriez bien servir, à moi, qui suis vieille, de ce vieux vin que pour vous seul gardez. »

Et elle lui prit le gobelet hors la main.

– « Messire mon frère, » dit le puis né, « vous avez, je crois, trop de ce quartier de brebis aux châtaignes sucrées, je le voudrais, ne vous déplaise. »

Et il mit le quartier de brebis devant lui.

– « Messire mon fils, » dit la mère, « vous avez, je crois, peu de goût pour cette belle pâtisserie à l’orge et au fromage, baillez m’en, s’il vous plaît. »

Et le Sire ébahi la lui bailla.

– « Messire mon frère, » dit le puis né, « il est longtemps jà que vous êtes là sis comme empereur, ne vous plairait-il vous dégourdir les jambes nous servant ? »

Et le Sire se levant les servit.

– « Messire mon fils, » dit la mère, « je vous vois présentement docile, vous plairait-il me demander pardon de m’avoir fait si longtemps tenir debout comme privée servante vous baillant à boire et à manger, moi votre mère ? »

Et le Sire chut à ses pieds.

– « Messire mon frère, » dit le puis né, « te plairait-il choir à mes pieds pareillement et les baiser pour ce que jadis j’ai fait céans envers toi office de serf ? »

– « Je ne veux, » dit le Sire.

– « Tu ne veux ? »

– « Je ne veux, » dit le Sire, et il démarcha d’un pas en arrière.

– « Viens ci, » dit le frère.

– « Je ne veux, » dit le Sire.

Lors le puis né lui courut sus, et, le jetant à terre bien aisément, il commença le dauber, frapper, meurtrir le visage de son éperon d’or, disant : « Revanche toi, Siewert Halewyn l’Invincible. Nul ne peut contre toi sauf moi. Tu nous as longtemps tenus comme serfs assujettis, maintenant je te tiens comme fromage et t’écrase sous le pied. Que ne fais-tu cabrioles comme chèvres ou ne t’envoles-tu comme oiseau, Siewert l’enchanté ? » et, s’enrageant à frapper, il tira son couteau, disant : « Je te détranche si tu ne cries merci. »

– « Je ne veux, » dit le Sire.

Mais la mère oyant ce, prit subtilement, dans le feu, poignée de cendres ardente et, nonobstant leur chaleur, en emplit au puis né yeux et bouche disant : « Tu n’occiras mon aîné, méchant cadet. »

Et cependant que le puis né ullait à cause de la grande douleur des cendres lesquelles l’aveuglaient, la dame lui ôta le couteau, et, comme il tournait et retournait sus lui-même bandant les bras, cherchant qui il frapperait, la dame le fit choir, l’enferma en la chambre, et issit tirant son aîné après elle. Puis, nonobstant qu’elle fut par l’âge faiblie, elle emporta Halewyn en la tour sus ses épaules, ainsi que fait pastoureau de brebis (car il était hors de sens tout à fait), et là soigna et pansa son visage et sa poitrine lesquels étaient déchirés et saignants, et, à la tombée de la nuit, s’en fut le laissant.

 

 

XIV

De la faiblesse grande du Sire Halewyn et des nuits et journées qu’il vécut en la forêt.

 

Le Méchant étant seul et soulagé un tantinet se leva, fut bien joyeux tâtant la faucille à sa ceinture, ouvrit la porte, écouta s’il n’oyait rien et si son frère n’était point là.

Et quand la nuit fut noire, descendit sus son séant l’escalier.

Car il était tant esréné de coups et meurtrissures qu’il ne se pouvait du tout tenir debout, et ainsi il arriva jusques au pont qui n’était point encore levé et passa.

Et bien languissant il vint en la forêt.

Mais il ne put, étant trop faible, aller jusques aux chaumines, lesquelles étaient bien distantes de deux lieues vers le nord.

Lors se couchant sus les feuilles, il chanta.

Mais nulle pucelle ne vint, car la chanson ne pouvait de si loin être ouïe.

Et ainsi passa le premier jour.

La nuit étant venue, il tomba froide pluie, dont il prit les fièvres. Ce nonobstant il ne voulait retourner en son château par crainte de son frère. Frissant, claquetant des dents, et soi traînant vers le nord, il vit en une clairière belle fillette, haute en couleur, frisque, accorte, pimpante, et chanta. Mais la fillette ne vint point.

Et ainsi passa le second jour.

À la nuit la pluie tomba de rechef et il ne sut du tout bouger tant il était raidi, et chanta, mais nulle vierge ne vint. À l’aube, la pluie ne cessant point et il étant couché sus les feuilles, un loup survint et le flaira, cuidant que ce fût quelque mort mais il le voyant s’écria bien épouvantablement et le loup s’en fut par peur. Puis il prit faim mais ne trouva rien à manger. À vêpres il chanta de rechef mais nulle pucelle ne vint.

Et ainsi passa le tiers jour.

Vers la minuit le ciel prit clairté et le vent souffla chaud. Et il, quoique souffrant grandement de faim, soif et fatigue, ne s’osa endormir. Au matin du quatrième jour il avisa comme fille bourgeoise venant vers lui. La fille voulut s’enfuir le voyant, mais il s’écria bien fort : « À l’aide, je suis de faim et fièvres navré. » Lors la fille approcha et lui dit : « J’ai faim pareillement. » « Es-tu, » dit-il, « pucelle ? » « Ha, » dit-elle, « il m’a fallu de Bruges m’ensauver, car l’ecclésiastique m’y veut brûler pour ce que j’ai au col tache brune et grande comme pois, venant, dit-il, de ce que j’ai eu commerce charnel avec le diable. Mais je ne vis oncques le diable et ne sais comme il est. »

Il, sans l’écouter, s’enquit de rechef si elle était pucelle et la fillette ne sonnant mot, il chanta sa chanson.

Mais elle ne bougea du tout, lui disant seulement : « Vous avez bien douce et forte voix pour homme enfiévré et affamé si amèrement. »

Lors il lui dit : « Je suis le Sire Siewert Halewyn. Va-t’en en mon château demander la dame ma mère, et sans parler à autre que ce soit, dis lui que le sien fils endure en la forêt faim, fièvres et fatigue et trespassera tantôt si on ne lui vient en aide. »

La fillette s’en fut, mais issant du bois elle vit au Champ de potences le corps pendu de la vierge et courut par peur bien loin. Passant sus la seigneurie du sire de Heurne, elle demanda à manger et à boire, en une chaumine de manants. Et là, narra comment elle avait trouvé le sire Halewyn se mourant de faim. Mais il lui fut répondu que ledit Sire étant plus méchant et cruel que diable, il le fallait laisser manger par les loups et autres forestiers.

Et le Méchant demoura couché en grande attente et angoisse.

Et ainsi passa le quatrième jour.

À l’aube du cinquième, ne voyant point revenir la fillette, il pensa qu’elle avait été prise par l’ecclésiastique et ramenée à Bruges afin d’y être brûlée.

Tout à fait écœuré et froidi, et se disant : « Je vais tantôt mourir, » il maudit le Prince des pierres.

Ce nonobstant, à vêpres il chanta.

Et il était pour lors au bord du chemin.

Et il vit venir à lui fillette, laquelle chut à genoux devant lui.

Et il lui fit ce qu’il avait fait aux autres.

Puis se leva plein de verte force, vigueur et beauté, et, le cœur posé sus son cœur, il s’en fut au Champ de potences, portant le corps, et là le pendit à côté de la première vierge.

 

 

XV

Comment le Méchant ayant pendu quinze vierges au Champ de potences menait noces cruelles et ripailles impies.

 

Le Sire Halewyn devint grandement puissant et redouté et tua jusques quinze vierges lesquelles il pendit toutes au Champ de potences.

Et il menait joyeuse vie, sans cesse mangeant, buvant et festinant.

Chacune dame qui s’était de lui gaussée en son temps de faiblesse et laideur était en son château venue.

En ayant usé, il la chassait comme chienne, se revanchant ainsi vilainement.

Et de Lille, Gand et Bruges lui venaient les filles de joie les plus belles, portant aux bras leur enseigne, et elles servaient à son plaisir et à celui de ses amis, emmi lesquels les plus méchants étaient Diederich Patre-Nôtre, ainsi nommé de ce qu’il hantait voulentiers les églises ; Nellin le Loup, lequel ès batailles ne s’attaquait autrement qu’à ceux qui étaient chus, ainsi que font loups ; et Baudouin Sans Oreilles, lequel en son plaid de justice criait toujours : « À mort, à mort ! » sans prétendre ouïr défense aucune.

Ensemble avec les belles filles de joie, lesdits seigneurs menaient noces et festins sans cesse, robbaient tout aux pauvres manants, blé, fromage, poules, coqs, bœufs, veaux et pourceaux.

Puis, ayant bauffré outre l’ordinaire suffisance, jetaient à manger à leurs chiens les bonnes viandes et les fins gâteaux.

Donnaient à étrangler et mettre en pièces aux éperviers, faucons et laniers, les poules, coqs et pigeons ; fesaient baigner de vin les pieds de leurs chevaux.

Souventefois jusques à la minuit, voire même au coq chantant, battaient tambours, sifflaient scalmeyes, chantaient violes, sonnaient trompettes, ronflaient cornemuses, pour leur ébattement.

 

 

XVI

 

Comment les bourgeois de la bonne ville de Gand baillèrent protection aux filles pucelles de la terre d’Halewyn.

 

Cependant ès chaumines des manants étaient pleurs, faim et misère grande.

Et la quinzième vierge ayant été prise sus la terre d’Halewyn,

Les mères prièrent Dieu de les faire stériles ou qu’elles procréassent mâles uniquement.

Et les pères grondaient, et s’entredisaient bassement : « N’est-ce point pitié de voir ainsi se perdre ès mort et déshonneur ces douces et claires fleurs de jeunesse ! »

Et aucuns dirent : « Allons-nous-en en la bonne ville de Gand nuitamment, emmenant toutes nos filles pucelles et là narrons le fait aux bourgeois, implourant leur benoîte protection sus elles et les laissant en ladite ville s’ils nous en octroyent permission. Et ainsi ne seront elles par notre seigneur tuées. »

Tout manant connaissant cettuy dessein le jugea bon ; et un chacun qui avait fille pucelle s’en fut à Gand, et là narra le fait à la commune et les bons hommes leur baillèrent protection. Et ils voulurent bien nourrir en leur ville lesdites filles.

Ainsi plus aises s’en retournèrent les manants en la seigneurie du Méchant.

 

 

XVII

De ce que faisait le Sire Halewyn sus la limite de sa terre.

 

Cependant vinrent âpre hiver, aigre froid et furieux autan.

Et le cœur de la quinzième vierge ne battit plus tant fortement sus la poitrine du Sire Halewyn.

Et il chanta, mais nulle ne vint. Ce dont il fut bien triste et fâché.

Mais, considérant qu’il était, au château du sire de Heurne, deux fillettes réputées pucelles par le pays,

Et que ledit château n’était tant plus distant de sa seigneurie que de la cinquième part d’une lieue,

Et qu’ainsi les deux fillettes le pourraient ouïr et viendraient à lui,

Il s’alla à chacune nuit bouter sus la limite de sa terre, et là chanta vers ledit château, nonobstant l’aigre froid, et la neige commençant choir abondamment.

 

 

XVIII

Des damoiselles Magtelt et Anne-Mie et de Schimmel, le brave pommelé.

 

Tandis que vaguait le Méchant, le Sire Roel de Heurne et la dame Gonde, son épouse, bien vêtus et ayant à leurs robes peaux de fauves, lesquelles donnent grande chaleur au corps, séaient tous deux sus leurs coffres bien coîment vis à vis le bon feu de chêne ; ensemble devisant, ainsi que font vieilles gens voulentiers.

Mais, c’était la dame Gonde qui le plus parlait étant femme.

Et elle disait :

– « Mon vieil homme, oyez-vous l’autan souffler en la forêt furieusement ? »

– « Oui, » répondait le Sire Roel.

Et la dame disait :

– « Dieu nous a grandement favorisés de nous bailler, par ce grand froid, si beau château bien couvert, si bons vêtements et si clair feu. »

– « Oui, » répondait le Sire.

– « Mais bien plus encore, » disait la dame, « il nous a montré sa divine grâce en nous baillant si bons et braves enfants. »

– « De fait, » répondait le Sire.

– « Car, » disait la dame, « nul ne peut voir jeune homme plus vaillant, brave, fier et portant mieux notre nom, que ne l’est Toon, notre fils. »

– « Oui, » disait le Sire, « il m’a sauvé de mort en la bataille. »

– « Mais il, » disait la dame, « est en ce défectueux, qu’il est de paroles tant chichard, qu’à peine connaissons nous la couleur de sa voix. Et bien l’a-t-on susnommé le Taiseux. »

– « Mieux vaut à mâle, » dit le Sire, « forte épée que bonne langue. »

– « Je vous vois céans, messire, » dit la dame, « encavé bien avant en vos réflexions, car tristesse et gravité sont deux lots de vieillesse, mais je sais bien fillette qui vous dériderait le front et vous ferait vous éclater de rire. »

– « Possible est, » dit le Sire.

– « Oui, » dit la dame, « possible est assurément, car que vienne à vous, en cette chambre, Magtelt notre fille, je verrai bien mon mari et seigneur être joyeux. »

Ce qu’oyant, le Sire hocha la tête sous riant un petit.

– « Oui, oui, » dit la dame, « car si rit Magtelt, mon vieux Roel rit ; si Magtelt chante, muse mon vieux Roel et dodeline de la tête joyeusement, et si elle trotte céans, il la suit des yeux riant à chaque pas de sa mignonne. »

– « De fait, Gonde, » dit le Sire.

– « Oui, oui, » dit la dame, « car quelle est ici la joie et santé ? Ce n’est moi qui suis vieille et perds mes dents par morceaux ; ni toi davantage, mon compère en antiquaille, ni le Taiseux davantage, ni Anne-Mie la privée servante, qui nonobstant qu’elle est bien douce et saine en son corps, est moult trop paisible en ses façons et ne rit que si on la fait rire. Mais celle qui nous fait vieillesse heureuse, celle qui est le rossignol céans, celle qui toujours court et vole, vient et revient, passe et repasse, chante et rechante, joyeuse comme carillon de Noël : c’est notre bonne fille. »

– « Ainsi est-il, » dit le Sire.

– « Ha, » dit encore la dame, « ce nous est heur bien grand avoir telle enfant, ayant jà tous deux les pieds froids sans cesse. Car sans elle pourrions-nous passer le temps en tristesse, et de nos vieux pieds le froid monterait au cœur et ainsi serions-nous portés en terre plus vitement.

– « Oui, femme, » dit le Sire.

– « Ha ! » dit la dame, « toute autre damoiselle voudrait avoir servants d’amour, aller en la cour de Monseigneur et là prendre mari. Mais la mignonne pucelle n’y songe du tout, car elle n’aime céans que nous et celle qui la suit sans cesse et est comme sa sœur, Anne-Mie la privée servante, mais c’est pour la tabuster un petit et ainsi l’aider à rire. »

– « De fait, » dit le Sire.

– « Oui, oui, » dit la dame, « et chacun l’aime, admire et respecte ; pages, écuyers, varlets, gens d’armes, privés servants, serfs et manants, tant elle est riante et joyeuse ; tant elle a brave et chaste contenance. Il n’est point jusqu’à Schimmel, le beau coursier, qui ne la suive ainsi que chien. Ha ! la voyant venir il hennit de grand aise ; aussi est-elle seule à lui porter orge et avoine ; d’autres il n’en veut brin. Elle le traite comme homme et souventefois lui bailla grande pinte de clauwaert, laquelle il huma très-bien. Elle se fait de lui entendre par parole, mais il ne faut point qu’elle soit aigre, sinon il semble plourer et la regarde tant tristement qu’elle n’y peut résister et lors elle l’appelle disant : « Beau Schimmel, brave Schimmel, » et autres flattants propos ; ce qu’oyant, le gentil pommelé se lève soudain et vient à elle, tout près, pour se mieux faire flatter. Il ne souffre point sus le dos autre qu’elle, et la portant, plus fier est-il que Monseigneur de Flandres, en tête de ses bons barons et chevaliers. Ainsi a-t-elle sus un chacun, commandement, par joie, bonté et douceur. »

– « Oui, » dit le Sire.

– « Ha, » dit la dame, « que le Dieu Très Bon garde notre mignonne, et que toujours à nos vieilles oreilles nous oyions chanter ce rossignol jeunet. »

– « Amen, » dit le Sire.

 

 

XIX

Comment Magtelt chanta au sire Roel le Lied du Lion et la chanson des Quatre Sorcières.

 

Tandis que devisaient le Sire Roel et la dame Gonde,

La neige était en grande abondance tombée,

Et avait amplement couvert Magtelt et Anne-Mie, lesquelles s’en revenaient d’avoir été porter pierre d’aigle à la femme de Josse, pour qu’elle se la liât à la cuisse gauche et ainsi se soulageât en son proche accouchement.

Et les fillettes entrèrent en la grand’chambre auprès de Roel le Preux et de sa bonne femme.

Magtelt, s’approchant de son père, s’agenouilla pour le saluer.

Et le Sire, l’ayant relevée, la baisa au front.

Mais Anne-Mie demoura en un coin humblement ainsi qu’il convenait à privée servante.

Et il faisait bon voir les deux fillettes couvertes de neige entièrement.

– « Jésus-Maria, » dit la dame Gonde, « voyez-ci les deux folles, qu’ont-elles fait pour être ainsi tout de neige habillées ? Au feu vitement, fillettes ; au feu, et séchez-vous. »

– « Silence, femme, » dit le Sire, « vous allanguissez les jeunesses. En mon jeune temps, j’allais par froid, neige, grêle, tonnerre, tempête bravement. Ainsi fais-je encore quand besoin est, et veux-je que Magtelt fasse de même. Merci Dieu ! ce n’est point à feu de bois que se doit réchauffer notre fille, mais à feu de nature lequel flambe ardent ès corps des enfants du vieux Roel. »

Mais Magtelt, le voyant prêt à entrer en colère, s’alla agenouiller à ses pieds :

– « Seigneur père, » dit-elle, « nous n’avons froid du tout, car tant nous avons sauté, dansé et follié nous entredaubant et frappant que nous avons fait de l’hiver printemps, et aussi nous avons chanté chansons jolies lesquelles je vous supplie me bailler permission de vous dire.

– « Je le veux, mignonne, » dit le Sire ; et Magtelt lui chante le lied de Roeland de Heurne le Lion qui s’en revient de la terre sainte et en ramène belle épée, et aussi la chanson des Quatre Sorcières où l’on peut ouïr miaulement de chats, bêlement de bouc et le bruit qu’il fait ouvrant sa queue en temps de pluie.

Et le Sire oublia sa grande colère.

Magtelt ayant cessé, il fit servir le souper et allumer la croix, laquelle jeta soudain belle lumière à cause des quatre lampes flambant au bout de chacun bras.

Et il fit seoir sa fille à son côté.

Anne-Mie se vint de même seoir à la table, à côté de la dame qui disait : Voisinage de jeunes, réchauffe vieilles gens.

Et il leur fut, à ce soir-là, servi beau pain blanc, bœuf salé et fumé en la cheminée à belle fumée de pommes de pin ; saucisson de Gand, lequel on disait avoir été inventé par Boudwin le Goulu, bâtard de Flandre ; langue de baleine et vieille clauwaert.

Le souper parachevé et dite la prière, Magtelt et Anne-Mie s’en furent coucher, en la même chambre, car Magtelt aimait Anne-Mie comme sœur et la voulait sans cesse auprès d’elle.

 

 

XX

De la seizième vierge pendue.

 

Magtelt tôt riant, chantant et folliant, s’endormit. Mais Anne-Mie, ayant froid un petit, ne put prendre sommeil.

Et le Méchant se vint mettre sus la dernière limite de sa terre.

Là sa voix sonna claire, douce et mélodieuse.

Et Anne-Mie l’ouït, et sans songer du tout qu’elle fût peu vêtue, elle issit hors le château par la poterne.

Quand elle fut hors, la neige lui agaça le visage, la poitrine et les épaules bien aigrement.

Et elle se voulut couvrir contre cet aigre froid et cette méchante neige, mais elle ne le put, s’étant pour dormir à l’aise dévêtue.

Allant vers la chanson, elle passa sus ses pieds nus le fossé, duquel l’eau était gelée.

Et cuidant monter sus le bord, lequel était haut et bien glissant, tomba ;

Et elle se fit au genou grande blessure.

S’étant amassée, elle entra en la forêt, navrant aux pierres ses pieds nus et aux branches des arbres son corps transi.

Mais elle cheminait sans plainte.

Quand elle fut près du Méchant, elle chut à genoux devant lui.

Et il lui fit ce qu’il avait fait aux autres.

Et Arme-Mie fut la seizième vierge pendue au Champ de potences.

 

 

XXI

Comment Magtelt chercha partout Anne-Mie.

 

Au lendemain Magtelt, étant ainsi qu’à chaque matin la première éveillée, fit sa prière à Monseigneur Jésus et à Madame sainte Magtelt, sa benoîte patronne.

Les ayant implourés bien dévotement pour le Sire Roel, la dame Gonde, le Taiseux, et tout le domestique, et d’abord pour Anne-Mie, elle regarda le lit d’icelle dont voyant demi-clos les rideaux elle cuida que sa compagne dormait encore ; adoncques, vêtant sa belle robe, elle disait allant par la chambre ou se regardant dans le verre à mirer :

– « Or çà, Anne-Mie, réveille-toi, réveille-toi, Amie-Mie ! À qui dort tard vient tard la pâture. Les passereaux sont éveillés et les poules aussi et jà elles ont pondu. Réveille-toi, Anne-Mie. Schimmel hennit en l’écurie et le clair soleil luit sus la neige ; mon seigneur père gronde les privés servants, et ma dame ma mère prie pour eux. Sens-tu point la friande odeur des fèves et du beau bœuf cuit aux épices ? Moi je la sens, et j’en ai grande faim ; réveille-toi, Anne-Mie. » Mais la fillette ne put tenir sa patience plus longtemps et ouvrit les rideaux tout à fait.

Ne trouvant point Anne-Mie : « Là, » dit-elle, « voyez la malicieuse, elle est sans moi descendue, et sans moi mange bœuf et fèves. »

Et toute courante Magtelt descendit l’escalier et entra en la grande chambre où, voyant le Sire son père, elle se mit à genoux et lui demanda de la bénir, et elle fit de même à la dame Gonde.

Mais la dame lui dit : « Où est Anne-Mie ? »

– « Je ne sais, » dit Magtelt, « elle se gausse de nous sans doute, et se cache en quelque coin. »

– « Telle n’est, » dit le Sire Roelt, « sa coutume car si quelqu’un céans se gausse des autres, ce n’est point elle, mais toi, mignonne. »

– « Seigneur père, » dit Magtelt, « vous m’allez faire inquiète parlant ainsi. »

– « Adoncques, » dit le Sire, « va quérir Anne-Mie ; pour ce qui est de nous, commère, mangeons ; nos vieux stomachs ne peuvent aussi bien que ces jeunes attendre longuement le nourrissement. »

– « Ha, » dit la dame, « je ne saurais manger : va, Magtelt, et nous ramène Anne-Mie. »

Mais le Sire se servit une grande platelée de belles fèves et de beau bœuf, et mangeant disait que rien n’est comme femme facilement hors de sens, angoisseux, troublé, et ce pour moins que rien.

Ce nonobstant il était inquiet un petit, et souventefois regardant la porte disait que la fillette malicieuse s’y montrerait subitement.

Mais Magtelt ayant couru par tout le château revint et dit : « Je n’ai point trouvé Anne-Mie. »

 

 

XXII

Comment Magtelt ploura bien amèrement et de la belle robe de la damoiselle.

 

Et Magtelt eut grosse peine sus le cœur et ploura, et soi lamenta s’écriant : « Anne-Mie, où es-tu ? Je te veux ravoir. » Et tombant sus ses genoux vis à vis du Sire Roel, elle dit : « Monseigneur père, vous plaît-il envoyer soudards en bon nombre, afin qu’ils s’enquièrent d’Anne-Mie ? »

– « Je le veux, » dit-il.

Les soudards s’en furent mais n’osèrent chevaucher sus la terre d’Halewyn par peur du charme.

Et au retour, ils dirent : « Nous ne savons rien d’Anne-Mie. »

Et Magtelt s’alla mettre en lit et pria le Dieu Très-Bon de lui rendre sa douce compagne.

Au second jour, elle s’alla seoir près du vitrail fenestré, et sans cesse ni repos considéra la campagne et la neige tombant, et regarda si Anne-Mie ne venait point.

Mais Anne-Mie ne pouvait venir.

Et au tiers jour la peau lui saigna contre les yeux par force de plourer. Et la neige ne tombant plus, le ciel se fit clair et le soleil y luit et la terre fut gelée.

Et à tous jours à la même place s’allait seoir la dolente Magtelt considérant la campagne, songeant à Anne-Mie et ne disant mot.

Le Sire Roel la voyant si marrie, envoya quérir à Bruges drap d’écarlate azur, afin qu’elle s’en fit robe, et bel or de Chypre pour la bordure et beaux boutons d’or bien ouvrés.

Magtelt besogna bien, faisant ladite robe, mais ne s’égaya du tout, considérant son prochain bel accoutrement.

Et ainsi passa la semaine, et à tous jours Magtelt besognait et ne disait mot et ne chantait du tout et plourait souventefois.

Au cinquième jour, la robe étant parachevée et bien bordée du bel or de Chypre, et ornée des beaux boutons, la dame Gonde dit à Magtelt de la vêtir et lui montra sa magnifique contenance en un grand verre à mirer ; mais Magtelt se voyant si belle ne rit du tout, car elle songeait à Anne-Mie.

Et la dame, considérant combien elle était fâchée et silencieuse, plourait aussi, disant : « Depuis que ne chante plus notre Magtelt, j’ai plus grand froid d’hiver et de vieillesse. »

Et le Sire ne se plaignait point, mais il était maussade et rêveur et buvait clauwaert tout le jour.

Et aucunes fois entrant en grande colère il mandait à Magtelt de chanter et d’être joyeuse.

Et la fillette chantait gais lieds au vieil homme, lequel alors entrait en joie et Gonde pareillement.

Et pour lors ils étaient tous deux devant le feu, dodelinant de la tête.

Et ils disaient : « Le rossignol est céans revenu et sa musique fait couler feu de soleil printanier en nos vieux os. »

Et Magtelt, ayant chanté, s’allait en quelque coin cacher pour plourer Anne-Mie.

 

 

XXIII

De Toon le Taiseux.

 

Au huitième jour, le Taiseux s’en fut chasser au loup.

Poursuivant l’animal, il courut sus la terre d’Halewyn.

Et à vêpres, la dame Gonde issant hors la grande chambre pour aller en cuisine ordonner le souper, et ouvrant la porte, vit Toon passant devant elle. Il ne semblait vouloir entrer, et portait la tête bassement comme homme honteux.

La dame, allant à lui, dit : « Mon fils, pourquoi n’allez-vous céans donner le bon soir au Sire votre père ? »

Le Taiseux, sans répondre, entra en la chambre, et, marmonnant paroles brèves et colères pour saluer le Sire, s’alla seoir au coin le plus obscur de la chambre.

Et la dame dit au Sire : « Notre fils est fâché, ce crois-je, car il se va seoir loin de nous à l’ombre, contre sa coutume. »

Le Sire dit au Taiseux : « Fils, viens à la lumière, afin que je voie ton visage. »

Il ayant obéi, le Sire, la Dame et la dolente Magtelt le virent saignant de la tête et du col, baissant les yeux et ne les osant considérer.

La dame s’écria par peur, considérant le sang, et Magtelt vint à lui, et le Sire dit : « Quel a baillé à mon fils la honte en sa contenance, la tristesse en l’âme et les blessures au corps ? »

Le Taiseux répondit : « Siewert Halewyn. »

– « Pourquoi, » dit le Sire, « mon fils fut-il présomptueux assez que de s’attaquer à l’Invincible ? »

Le Taiseux répondit : « Anne-Mie pendue au Champ de potences de Siewert Halewyn. »

– « Las, » dit le Sire, « pendue notre pauvre servante ! tristesse et honte sur nous ! »

– « Seigneur Dieu, » dit la dame, « vous nous frappez bien durement. » Et elle ploura.

Mais Magtelt ne put ne parler ne plourer, par la trop grande force du saisissement de douleur.

Et elle regarda son frère fixement, et son visage se cavant blêmit, et saignèrent contre ses yeux les blessures de ses larmes, et tout son corps tressauta à grandes secousses.

Cependant le Taiseux s’était sis plourant sourdement comme lion navré.

– « Ha, » disait le Sire soi cachant le visage, voyez-ci le premier mâle plourant en la maison des de Heurne. Honte sur nous, sans revanche, car il a charme. »

Et le Taiseux boutait ses doigts en la blessure de son col épandant ainsi le sang ; mais il n’en sentait du tout la douleur.

– « Toon, » dit la Dame, « ne souillez point ainsi votre blessure de vos doigts, car vous l’allez empoisonner, mon fils. »

Mais le Taiseux ne semblait l’entendre.

– « Toon, » dit la dame, « ne le faites, je, votre mère, l’ordonne. Laissez-moi laver tout ce sang et vêtir de baume ces laides plaies. »

Cependant qu’elle s’empêchait à préparer le baume et à tiédir l’eau en un bassin à laver mains, Toon ne cessait de gémir et de sangloter. Et il s’arrachait les cheveux et la barbe furieusement.

Et le Sire Roel, le regardant, disait : « Quand mâle ploure, c’est sang et honte, honte sans revanche. Halewyn a charme. Ah ! présomptueux, t’était-il donc bien besoin d’aller en son château braver l’Invincible ? »

– « Las, Messire, » dit la dame, « ne soyez tant aigre au Taiseux, car il montra beau courage, voulut sus le Méchant revancher Anne-Mie. »

– « Oui, » dit le Sire, « beau courage qui nous mène honte céans. »

– « Narre, » dit la dame, « narre, Toon, le fait à ton père, pour lui bien montrer que tu es son digne fils demouré. »

– « Je le veux, » dit le Sire.

– « Seigneur père, » dit le Taiseux gémissant et parlant par sauts : « Aime-Mie pendue, Siewert Halewyn près des potences. Il riait. Je lui courus sus, de mon épieu besognant en croix sus son ventre, pour vaincre le charme invincible. Il riait, disant : « Je prendrai Magtelt. » Je le frappai du couteau, la lame n’entra. Il riait. Il dit : « Je n’aime point chatouillement, ôte-toi. » Je ne m’ôtai. Je frappai de l’épieu et couteau ensemble, vainement. Il riait. Il dit de rechef : « Ôte-toi. » Je ne pouvais. Lors, il me frappa du fer de son épieu au col et à la poitrine, et du manche sus le dos, comme manant. Il riait. Je perdis sens par force de coups. Battu comme manant, seigneur père, je ne pouvais contre lui. »

Le Sire, ayant ouï Toon parler, fut moins courroucé, entendant comme il n’avait été présomptueux, considérant aussi sa grande douleur et ses amers gémissements et sa grande honte.

Prêt le baume et tiédie l’eau, la dame Gonde s’appliqua à vêtir les blessures du Taiseux et notamment celle de son col qui était grande.

Mais Magtelt ne ploura goutte et tôt elle s’en fut pour dormir, non sans avoir été bénie du Sire son père et de la dame sa mère.

À trois restèrent longtemps ensemble devant le feu, le père, la mère, et le fils ne sonnant mot, car le Taiseux, gémissant, ne pouvait porter sa défaite, et la dame plourait et priait ; et le Sire, honteux et triste, soi cachait le visage.

 

 

XXIV

Comment la damoiselle Magtelt prit bonne résolution.

 

Magtelt, davant que de se mettre en lit, pria mais non hautement.

Et son visage était âpre et colère.

Et s’étant dévêtue elle se mit en lit, fouillant aucunes fois sa poitrine de ses ongles, comme gênée d’étouffement.

Et son souffle était pareil à expiration d’agonisant. Car elle était triste et marrie amèrement.

Mais elle ne plourait point.

Et elle ouït le grand vent, précurseur de neige, s’enlevant par dessus la forêt et grondant comme eau qui monte au temps des grandes pluies.

Et il jetait contre les vitraux fenestrés, feuilles et ramules sèches, lesquelles y frappaient comme ongles de doigts de trépassés.

Et il huait et sifflait en la cheminée bien tristement.

Et la vierge dolente vit, en son esprit, Anne-Mie pendue au Champ de potences et son pauvre corps becqueté des corbeaux, et elle pensa à l’honneur taché de son vaillant frère, et aussi aux quinze pauvres vierges navrées par le Méchant ;

Mais elle ne ploura point.

Car en sa poitrine étaient douleur asséchante, poignante angoisse et amère soif de revanche.

Et elle s’enquit bien humblement à Notre-Dame s’il lui convenait laisser longtemps le Méchant tuer les vierges au pays de Flandres.

Et au coq chantant, elle descendit du lit, et clairs étaient ses yeux, fière sa contenance, droite sa tête et elle dit : « J’irai à Halewyn. »

Et soi jetant à genoux, elle pria le Dieu Très-Fort de lui bailler courage et force pour la revanche d’Anne-Mie, du Taiseux et des quinze vierges.

 

 

XXV

De l’épée du Lion.

 

Au jour levé, elle s’en fut au Sire Roel, lequel était encore en lit, à cause du froid.

La voyant entrer et choir à genoux devant lui, il dit :

– « Que me veux-tu, mignonne ? »

– « Seigneur père, » dit-elle, « puis-je aller à Halewyn ? »

Ce qu’oyant, il fut bien effrayé et vit que Magtelt, ne pouvant ôter son cœur d’Anne-Mie, la prétendait revancher. Et il lui dit avec amour et colère :

– « Non, ma fille, non, toi pas ; qui s’en va là ne revient pas ! »

Ce nonobstant l’oyant issir hors la chambre, il ne cuida du tout qu’elle lui pût manquer d’obéissance.

Et Magtelt s’en fut vers la dame Gonde, laquelle priait en la chapelle pour le repos de l’âme d’Anne-Mie ; et elle tira à sa mère la robe, pour se montrer présente.

La dame ayant tourné la tête, Magtelt chut à genoux devant elle :

– « Mère, » dit-elle, « puis-je aller à Halewyn ? »

Mais la dame : « Oh ! non, ma fille, non, toi pas ; qui s’en va là ne revient pas. »

Et ce disant, elle ouvrit les bras, et laissa choir sa pomme d’or à chauffer mains, si bien que toute la braise ardente s’épandit sur le solier. Puis, se prenant à gémir, plourer, trembler et claqueter des dents, elle embrassait la fillette bien étroitement et ne la voulait point laisser aller.

Mais elle ne cuida du tout qu’elle lui pût manquer d’obéissance.

Et Magtelt s’en fut à Toon, lequel malgré ses blessures était déjà issu du lit et, sis sur son coffre, se chauffait au premier feu.

– « Frère, » dit-elle, « puis-je aller à Halewyn ? »

Ce disant, elle se tenait bien assurée devant lui.

Le Taiseux leva la tête et bien sévèrement la regarda, attendant qu’elle parlât davantage.

– « Frère, » dit-elle, « Siewert Halewyn nous a tué cette douce servante que j’aimais ; et de même il a fait à quinze autres pitoyables vierges, lesquelles pendent au Champ de potences bien honteusement ; il est pour le pays plus cruel vastateur que peste, mort et guerre ; et ès toutes chaumines, de son fait sont pleurs et grand deuil, frère, je veux le tuer. »

Mais le Taiseux considérait Magtelt et ne répondait mot.

– « Frère, » dit-elle, « il ne me faut refuser, car mon cœur tire à lui. Ne vois-tu assez comme je suis céans triste et marrie, et comme je mourrai à douleur ne faisant point ce que je dois. Mais y étant allée, je reviendrai joyeuse et chantant comme davant. »

Mais le Taiseux ne sonnait mot.

– « Ha, » dit-elle, « as-tu crainte pour moi, considérant combien de bons chevaliers l’assaillirent et furent par lui vaincus terriblement, voire même toi, mon vaillant frère qui encore portes de ses marques ? Je n’ignore point qu’il est écrit sur sa targe : « Nul ne peut contre moi. » Ains ce que tous n’ont pu, une le pourra. Il marche confiant en sa force, plus magnifique qu’olifant et plus fier que lion, se cuidant invincible, mais quand la bête va d’assurance, plus à l’aise besogne le chasseur. Frère, puis-je aller à Halewyn ? »

Cependant que Magtelt en était là de son propos, chut soudain du mur où elle était accrochée, belle épée bien aiguë et affilée, et de large lame près la garde. La poignée en était de beau cèdre du Liban bien ornée de croisettes d’or, et on tenait, au château, ladite épée pour merveilleusement sainte et bonne à cause qu’elle avait été ramenée de la croisade par Roeland de Heurne, le Lion. Et nul ne s’en osait servir.

Tombant l’épée, elle s’alla coucher lez les pieds de Magtelt.

– « Frère, » dit Magtelt se signant, « la bonne épée du Lion est chue à mes pieds ; c’est le Dieu Très-Fort qui montre en ce sa volonté : il faut lui obéir, frère, me laissant aller à Halewyn. »

Et le Taiseux, se signant pareillement à Magtelt, répondit :

– « Ce m’est tout un où tu vas, si tu gardes ton honneur et portes droite ta couronne. »

– « Frère ! » dit-elle, « merci à toi. » Et la noble vierge tressauta de tout son corps bien fortement, et elle qui n’avait plouré goutte connaissant morte Anne-Mie, et l’honneur du Taiseux taché, ploura larmes bien abondantes, lesquelles fondirent son aigre colère, et s’éclatant en sanglots par joie excessive, elle dit encore : « Frère, frère, c’est l’heure de Dieu ! Je vais à la revanche ! »

Et elle prit la bonne épée.

Le Taiseux, la voyant si brave, se leva droit, et lui mettant la main sus l’épaule : « Va, » dit-il.

Et elle s’en fut.

 

 

XXVI

Du noble accoutrement de la damoiselle Magtelt.

 

Étant en sa chambre, elle se vêtit de ses plus beaux atours bien vitement.

Que mit la belle vierge sus son beau corps ? Chemise plus fine que soie.

Et couvrant la fine chemise ?

Robe de bel écarlate pers des Flandres, sus laquelle étaient ouvrées les armes des de Heurne merveilleusement, et les bords près du col et des pieds étaient bien brodés d’or de Chypre.

De quoi la belle vierge ceignit-elle sa taille menue ?

De ceinture de cuir de lion, harnachée d’or.

Que mit la belle vierge sus ses belles épaules ?

Son grand keirle, lequel était d’écarlate cramoisi ourlé d’or de Chypre, et il la couvrait toute entière, car c’était ample manteau.

Que mit la belle vierge sus sa tête fière ?

Belle couronne de plattes d’or, d’où s’épandaient tresses de blonds cheveux aussi longs qu’elle-même.

Que tint la belle vierge en sa main mignonne ?

L’épée sainte et bonne venue de la croisade.

Ainsi vêtue, elle s’en fut en l’écurie, et para Schimmel, le bon coursier, de sa selle des bonnes fêtes, c’est dire la belle sambue de cuir peint de diverses couleurs et ouvré d’or bien finement.

Et ils s’en furent à deux, à travers la neige qui tombait épaisse.

 

 

XXVII

Comment le Sire Roel et la dame Gonde interrogèrent le taiseux et de ce qu’il répondit.

 

Ainsi que s’en allait Magtelt vers Halewyn, et étant jà passée la première heure, la dame Gonde interrogea le sire Roel : « Monsieur, » dit-elle, « ne savez-vous où est notre fille ? »

Le Sire dit qu’il ne le savait ; et parlant au Taiseux : « Fils, » dit-il, « ne sais-tu où est ta sœur ? »

Le Taiseux répondit coîment : « Magtelt est brave fillette : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

– « Monsieur, » dit la dame, « ne vous mettez en peine l’interrogeant, car il a, tantôt parlant, usé sa langue. »

Mais le Sire dit à Toon : « Fils, ne sais-tu où est notre fille ? »

– « Magtelt, » répondit-il, « est belle vierge, et droite elle porte sa couronne. »

– « Ha ! » s’exclama la dame, « je suis bien angoisseuse ; où doncques est-elle ? »

Et la dame s’en fut fouiller le château tout à fait.

Mais revenant elle dit au Sire : « Elle n’est point céans, elle a méprisé notre commandement et s’en est allée à Halewyn. »

– « Femme, » dit Roel, « cela ne se peut, les enfants, en ce pays, eurent tous jours à leurs parents obéissance. »

– « Toon, » dit la dame, « où est-elle ? Toon, ne le savez-vous ? »

– « Le Méchant, » répondit-il, « craint la belle vierge : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

– « Roel, » s’exclama la dame, « il sait où est notre Magtelt ! »

– « Fils, répondez, » dit le Sire.

Le Taiseux répondit :

– « L’épée de la croisade est tombée du mur, ès pieds de la vierge. Tout succède à celui que Dieu guide. »

– « Toon, » cria la dame, « où est Magtelt ? »

– « La vierge, » dit-il, « chevauche sans peur, elle va au devant de l’homme armé : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

La dame gémissant :

          « Ha, » dit-elle, « elle va mourir notre Magtelt, elle est à présent froidie, doux Jésus ! L’épée de la croisade ne pourra point contre Siewert Halewyn. »

Le Taiseux répondit :

– « Il marche dans sa force se cuidant invincible, mais quand la bête va d’assurance, plus à l’aise besogne le chasseur. »

– « Méchant, » dit la dame plourant, « as-tu su laisser aller l’oiselet vers l’autour, la vierge vers l’ennemi des vierges ! »

Le Taiseux répondit :

– « Celle que l’on n’attendait point viendra : bien mène Dieu ceux qu’il mène. »

– « Monsieur, » dit la dame au Sire, « vous l’entendez assez, elle s’en est allée à Halewyn, et c’est ce méchant qui lui en a baillé permission. »

Le Sire Roel allant à Toon :

– « Fils, », dit-il, « nous n’avions céans qu’une joie, c’était notre Magtelt, tu as abusé de puissance lui baillant permission de s’en aller là bas. Si elle n’est point ce soir revenue, je te maudis et bannis. Que Dieu pour lors m’entende, t’enlevant en ce monde le pain et le sel, et en l’autre ta part de paradis. »

– « Dieu, » dit le Taiseux, « mènera l’épée. Qu’à celui qui a mal fait vienne le châtiment. »

Gonde commençant à s’écrier, plourer et lamenter, Roel lui manda de se taire et envoya bonne troupe d’hommes d’armes vers Halewyn.

Mais ils revinrent n’ayant point vu Magtelt, car ils n’avaient osé aller sus la terre d’Halewyn par peur du charme.

 

 

XXVIII

Du chevauchement de la damoiselle Magtelt.

 

Chantant et sonnant du cor, chevauche la noble damoiselle.

Et elle est belle de beauté céleste ; et rose et frisque est son visage.

Et droite elle porte sa couronne.

Et sa main mignonne tient bien sous son keirle la bonne épée de Roel le Lion.

Et largement ouverts sont ses yeux assurés cherchant par la forêt le sire Halewyn.

Et elle écoute si elle n’ouïra point le bruit de son coursier.

Mais elle n’ouït rien, sinon, emmi l’épais silence, le calme son des neigeux flocons tombant coîment comme plumes.

Et elle ne voit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et blanche aussi la très longue route et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Qui ainsi fait flamber ses yeux brun clair ? C’est son beau courage.

Pourquoi ainsi porte-t-elle si droites sa tête et sa couronne ? À cause de la grande force de son cœur.

Qui ainsi soulève sa poitrine ? La dure pensée d’Anne-Mie et du Taiseux battu et les grands crimes du sire Halewyn.

Et sans cesse elle regarde si elle ne le verra point venir, et si elle n’ouïra point le bruit de son coursier.

Mais elle ne voit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et blanche aussi la route très longue et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Et elle n’ouït rien, sinon, emmi l’épais silence, le calme son des neigeux flocons tombant coîment comme plumes.

Et elle chante.

Puis, parlant à Schimmel, elle dit : « À deux, bon Schimmel, nous allons à un lion. Ne le vois-tu dans sa caverne attendant les passants et dévorant les pauvres vierges ? »

Et Schimmel, l’oyant, hannit joyeusement.

– « Schimmel, » dit Magtelt, « tu es, ce vois-je, bien aise, allant à la revanche d’Anne-Mie avec la bonne épée. »

Et Schimmel hannit de rechef.

Et Magtelt chercha le sire Halewyn par la forêt. Et elle écouta si elle n’ouïrait point le bruit de son coursier ; elle regarda si elle ne le verrait point venir.

Et elle ne vit rien, sinon l’air blanc de neige tout à fait, et la très longue route toute blanche et blancs aussi les arbres désenfeuillés.

Et elle n’ouït rien, sinon, emmi l’épais silence, les neigeux flocons tombant coîment comme plumes. Et elle sonna du cor.

 

 

XXIX

Du corbeau et du moineau, du chien, du cheval et des sept échos.

 

Quand elle fut au milieu de la forêt, elle vit emmi l’air épais de neige venir à elle le sire Halewyn.

Le Méchant avait à ce jour belle robe d’écarlate pers sur laquelle était brodé par compons son laid écu. À sa taille il portait belle ceinture clouée de plattes d’or ; et à la ceinture la faucille d’or, et par dessus sa robe, bel opperst-kleed d’écarlate couleur de blé.

Monté sus cheval roux, il venait à Magtelt, et elle vit qu’il était beau.

Devant le cheval trottait, abayant et menant grand tapage, chien tout pareil à loup, lequel voyant Schimmel lui courut sus et le mordit. Mais Schimmel, d’un vaillant coup de pied qu’il lui bailla, lui fit danser triste danse et chanter piteuse chanson sus sa patte cassée.

« Ha, » pensa la noble vierge, « que Dieu me doint, brave Schimmel, de faire mieux au maître que tu ne fis au chien. »

Et le Méchant vint à elle :

– « Sois saluée, » dit-il, « belle vierge aux yeux brun clair. »

– « Sois salué, » dit-elle, « Siewert Halewyn l’Invincible. »

Mais le Méchant : « Qui te mène, » dit-il, « en ma terre ? »

– « Mon cœur, » dit Magtelt, « tirant à toi, je te voulais voir et suis aise pouvant, à vu de face, te considérer. »

– « Ainsi, » répondit-il, « ont fait et feront toutes vierges, mêmement les plus belles dont tu es. »

Cependant qu’ils devisaient, le chien blessé courait le grand trotton lez le cheval et se pendait à l’opperst-kleed du Méchant, comme s’il l’eût voulu tirer à terre.

Ce qu’ayant fait, il s’allait seoir en la neige, le long du chemin, et là levant la tête ullait bien lamentablement.

– « Vois-ci, » dit-il, « mon chien qui abaie à la mort, n’en as-tu point de peur, fillette ? »

– « Je vais, » dit-elle, « à la garde de Dieu. »

Ayant quelque peu chevauché et devisé, ils virent en l’air, se balançant au-dessus d’eux, corbeau de haute taille sus le col duquel s’était bouté furieux petit moineau le becquetant, poignant, déplumant et pépiant de male rage. Blessé, navré, volant de ci, de là, à droite, à gauche, en haut, en bas, butant contre les arbres aveuglément et croassant l’angoisse, ledit corbeau s’en vint choir mort et les yeux crevés sus la selle du Méchant. Il, l’ayant considéré, le jeta sus le chemin ; cependant que le moineau s’était allé jucher sus un arbre et là se secouant le pennage allégrement pépiait à plein bec en signe de victoire.

– « Ha, » dit Magtelt riant au moineau, « tu es de noble lignée, gentil oiselet ; viens-ci, je te donnerai belle cage et t’engraisserai du plus fin froment, millet, chanvre et chènevis.

Mais Halewyn entra en grande colère : « Petit manant orgueilleux ! » dit-il, « que ne t’ai-je ès lacs ! tu ne chifflerais longtemps ta victoire sus ce noble corbeau. »

Entretandis, le moineau pépiait sans trêve et ainsi semblait se gausser d’Halewyn, lequel dit à Magtelt :

– « Oses-tu t’éjouir et plaudir à ce vilain, sachant que mon écu est du corbeau de mon glorieux ancêtre Dirk ! Connais-tu point que tu n’as plus comme lui à chiffler longuement ? »

– « Je, » dit-elle, « chifflerai tant qu’à Dieu, mon maître, il plaira. »

– « Il n’est, » dit-il, « pour toi, nul maître que moi, car je suis ici l’unique. » Soudain il prit grand froid, car le cœur d’Anne-Mie, nonobstant qu’il battît encore, était comme glace sus sa poitrine. Lors cuidant que ce cœur s’allait sécher tantôt, il dit à Magtelt : « Tu viens en ton temps, belle vierge. »

– « Ceux-là, » dit-elle, « viennent toujours en temps, que Dieu mène. »

– « Mais, » dit-il, « quelle es-tu qui, chevauchant par ma terre, chantant et sonnant du cor, y mènes si insolent tapage ? »

– « Je suis, » dit-elle, « la damoiselle Magtelt, fille de Roel le Preux, Sire de Heurne. »

– « Et, » dit-il, « tu n’es point froidie, allant par cette grande neige ? »

– « On ne fut, » dit-elle, « oncques froidi en la race des de Heurne. »

– « Et, » dit-il, « tu n’as point de peur, étant près de moi et sus ma terre où nul n’ose bouter le pied ? »

– « On n’eut, » dit-elle, « oncques peur en la race des de Heurne. »

– « Tu es, » dit-il, « brave damoiselle. »

– « Je suis, » dit-elle, « fille de Roel le Preux, Sire de Heurne. »

Il ne répondit mot et ils marchèrent aucun temps sans parler.

Soudain il, levant la tête orgueilleusement, dit : « Suis-je point l’Invincible, le Beau, le Fort ? Ne le serai-je point toujours ? Oui, car tout vient en aide à mon heur victorieux. Au temps jadis, il m’était besoin, par froid, neige et vent emmi les ténèbres, de chanter pour appeler les vierges, et présentement, la plus gente, noble et belle, est au clair jour venue sans par chanson être appelée : fier signe de croissante puissance. Quel est mon pareil ? Nul fors Dieu. Il a ciel, j’ai terre, et sus tout ce qui vit, force et triomphe. Que me viennent armées, foudres, tonnerres, tempêtes, qui pourra contre moi ? »

– « Moi ! » répondirent à son laid blasphème sept voix parlant ensemblement.

Ces voix étaient l’écho des Sept géants, lequel rendait sept fois tout bruit avec grande force de sonorité.

Mais le Méchant : « Oyez, » dit-il, « Messire Écho qui s’ose gausser de l’Invincible. »

Et il s’éclata de rire.

Mais l’écho s’éclata de rire pareillement à lui bien longuement, fortement et terriblement.

Et Halewyn semblait aise de ce tapage et poursuivait à rire, et après lui les sept échos.

Et Magtelt cuida qu’il y eût emmi la forêt bien mille hommes cachés.

Cependant, le chien avait pris peur et ullait si lamentablement que Magtelt cuida qu’il y eût emmi la forêt bien mille chiens criant à mort.

Le cheval du Méchant avait pris peur aussi, et, s’effrayant des rires du maître, des ullements lamentables du chien et de son propre hannissement sonnant ensemble, se cabrait, ruait, s’enlevant debout comme homme, couchant l’oreille par peur, et eût, sans doute, jeté bas Halewyn, si, le poussant de l’éperon, il ne lui eût fait passer de force l’endroit des sept échos.

Mais Schimmel n’avait bougé du tout par grande merveille, car il était jeune cheval prompt au saisissement.

Le bruit ayant cessé, ils poursuivirent leur chevauchement, laissant encore sus le chemin choir maintes paroles.

Et ils vinrent ensemble au Champ de potences.

 

 

XXX

Comment Magtelt vint au champ de potences.

 

Là, Magtelt vit les seize vierges pendues, et emmi elles, Anne-Mie, et toutes étaient couvertes de neige.

Le cheval du Méchant de rechef se cabra, rua et coucha les oreilles en signe de peur ; mais Schimmel hannit et frappa du pied la neige fièrement.

Et Halewyn dit à Magtelt « Tu as là bien peu fidèle ami qui hannit d’aise à l’heure qu’il te faut trépasser. »

Mais Magtelt ne répondit mot, et, regardant les pauvres vierges, pria le Dieu Très-Fort de l’aider en leur revanche.

Cependant, le Méchant descendit de son cheval et, prenant la faucille d’or, vint contre Magtelt.

– « Il est, » dit-il, « ton heure de trépasser. Adoncques descends, pareillement à moi. »

Et d’impatience il la voulait ôter de Schimmel.

Mais Magtelt :

– « Laisse-moi, » dit-elle, « seule descendre, et s’il me faut mourir sera ce sans plourer. »

– « Tu es belle fille, » dit-il.

Et elle, étant descendue de cheval, dit : « Messire, davant que tu ne frappes, ôte ton opperst-kleed couleur de blé, car le sang des vierges jaillit si fort, et si le mien te tachait cela me ferait peine. »

Mais devant que son opperst-kleed fût ôté, sa tête gisait à ses pieds.

Et Magtelt, considérant le corps, dit : « Il marchait confiant, se cuidant invincible ; mais quand la bête va d’assurance, plus à l’aise besogne le chasseur. »

Et elle se signa.

 

 

XXXI

Des seize morts et du Prince des pierres.

 

Soudain la tête parla, disant : « Va là-bas, au bout du chemin, et sonne de mon cor clairement, afin que mes amis t’entendent. »

Mais Magtelt :

– « Au bout du chemin je ne vais pas ; dans ton cor je ne souffle pas ; conseil d’assassin je ne suis pas. »

– « Ha, » dit la tête, « si tu n’es la Vierge sans pitié, joins-moi à mon corps, et du cœur qui est sur ma poitrine oins moi ma rouge blessure. »

Mais Magtelt :

– « Je suis la Vierge sans pitié ; à ton corps je ne te joindrai pas, et du cœur qui est sus ta poitrine ta rouge blessure je n’oindrai pas. »

– « Vierge, » dit la tête plourant et parlant avec grand effroi, « vierge, vitement, vitement, fais sus mon corps le signe de la croix, et mène-moi en mon château car il va venir. »

Comme parlait la tête, soudain sortit du bois le Prince des pierres, et il se vint seoir sus le corps du Méchant, et prenant ès mains la tête : « Salut, » dit-il au Mal bâti, « n’es-tu pas présentement bien aise ? Comment est ton triomphant portement, Messire de l’Invincible ? Celle que tu n’appelais point est sans chanson venue : la vierge sans peur, ès mains de laquelle est mort ; mais il faut de rechef chanter ta chanson jolie, la chanson pour appeler les vierges. »

– « Ha, » dit la tête, « ne me fais chanter, seigneur Prince des pierres, car je sais bien qu’au bout il est pour moi dur supplice. »

– « Chante, » dit le Prince des pierres, « chante, couard qui n’as point plouré le mal à faire et présentement ploures à la face du châtiment : chante, Mal bâti. »

– « Ha, » dit la tête, « ayez pitié, seigneur. »

– « Chante, » dit le Prince des pierres, « chante, c’est l’heure de Dieu. »

– « Seigneur Prince, » dit la tête, « ne soyez tant dur à mon malheur. »

– « Chante, Mal bâti, » dit le Prince des pierres, « chante, c’est l’heure de la revanche. »

– « Ha, » dit la tête plourant, « je chanterai, puisque vous êtes mon maître. »

Et la tête chanta la chanson fée.

Et soudain il s’épandit en l’air, parfum de cinnamome, encens et marjolaine.

Et les seize vierges, oyant la chanson, descendirent des potences et vinrent vers le corps d’Halewyn.

Et Magtelt, se signant, les regarda passer, mais elle n’eut point de peur.

Et la première vierge, laquelle fut fille du pauvre fol, Claes, le Batteux de chiens, prit la faucille d’or et coupant dans la poitrine du Méchant, sous le sein gauche, en tira beau rubis, et l’ayant sus sa blessure posé, le rubis se fondit en beau sang rouge dans sa poitrine.

Et la tête jeta un grand cri bien dolent et pitoyable.

– « Ainsi, » dit le Prince des pierres, « se sont écriées les pauvres vierges quand tu les faisais passer de vie à trépas vilainement ; seize fois tu as fait mourir, tu mourras seize fois au delà de ta mort jà pâtie. Ton cri est la douleur du corps que laisse l’âme ; seize fois tu l’as fait jeter, seize fois tu le jetteras ; chante, Mal bâti, pour appeler les vierges et la revanche. »

Et la tête chanta de rechef la chanson fée, cependant que la première vierge s’en allait coîment vers le bois comme personne vivante.

Et la seconde vierge vint au corps du Méchant et lui fit ce qu’avait fait la première.

Et la tête cria la mort de rechef.

Et à elle aussi le rubis fut changé en beau sang.

Et elle s’en fut aussi vers le bois, marchant comme personne vivante.

Ainsi firent les seize vierges, et à toutes le rubis fut changé en beau sang.

Et seize fois avait la tête chanté la chanson fée, et seize fois crié la mort.

Et tour à tour chacune vierge entrait dans le parfond du bois.

Et la dernière, laquelle était Anne-Mie, s’en vint à Magtelt et, lui baisant la main droite qui avait tenu l’épée : « Bénie tu es, » dit-elle, « toi qui vins sans peur et nous délivrant du charme nous mènes en paradis. »

– « Ha, » dit Magtelt, « te faut-il si loin aller, Anne-Mie ? »

Mais Anne-Mie, sans l’entendre, entra pareillement aux autres Vierges dans le parfond de la forêt, et marcha dans la neige coîment comme personne vivante.

Cependant que la tête plourait et se plaignait, issit hors la forêt la fillette de neuf ans, laquelle avait été première tuée par le Méchant : portant encore son linceul, elle vint choir genoux devant le bonhommet Prince des pierres.

– « Ha, » dit-elle, baisant la tête bien tendrement, la flattant, caressant et essuyant les larmes, « pauvre Méchant, je veux prier pour toi le Dieu Très-Bon qui entend les enfants voulentiers. »

Et la fillette pria ainsi :

– « Seigneur, voyez comme il est navré durement ! Est-ce point assez à votre revanche qu’il soit mort seize fois ? Ha, Seigneur, doux Seigneur, et vous, Madame la Vierge, qui êtes toute bonne, daignez m’ouïr et baillez lui pardon. »

Mais le bonhommet, se dressant soudain debout, repoussa la fillette et lui dit bien aigrement : « Cette tête est mienne, il ne lui chault de tes prières ; adoncques, petite vilaine, trousse tes guenilles et t’en reva d’où tu viens. »

Et la fillette s’en fut, ainsi que les autres vierges, vers le parfond du bois.

Lors il bouta la main en la poitrine du Méchant et en tira un cœur de pierre ; puis de son aigre voix qui chifflait comme vipère et sonnait comme milliasses de cailloux sous le pas ferré d’un soudard, il dit : « Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, tu fus de ton vivant couard, et pour ce cruel ; tu ne te pus contenter des suffisants biens que Dieu t’avait en sa divine bonté baillés, tu n’eus oncques ambition de bonté, courage ne justice, mais d’or, puissance et honneurs vains ; tu n’aimas rien, ne père, ne mère, ne frère, ne sœur, et ainsi eusses tu, pour à plus grande force parvenir et plus haut commandement, occis tous ceux du pays de Flandres, sans vergogne : adoncques t’appliquas tu à meurtrir les faibles, suçant ta vie hors leur vie et ton sang hors leur sang. Ainsi fait et fera toujours cette orde vermine de laids ambitieux. Béni soit Dieu qui, par les mains de cette vierge faible et mignonne, t’a détranché le col du corps et ôté du monde. »

Ainsi qu’il parlait, il avait jeté le cœur en la neige et, lui marchant sus avec grand mépris, le poussant du pied comme chose vile et sous riant âprement, il disait de sa voix claquetante :

« Pierre tu es, pierre tu seras pendant mille ans, mais vive pierre, pierre pâtissante. Et quand hommes te viendront scier, tenailler, mettre en poudre, tu endureras tout sans te pouvoir plaindre. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, souffre et pâtis, mon cousin. »

« Tu as affamé le pauvre populaire, ainsi auras tu faim pendant mille ans ; tu as donné froid, ainsi auras tu froid pareillement. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, souffre et pâtis, mon cousin. »

« Tu seras pierre d’âtre et brûleras ; pierre du chemin et on te marchera sus ; pierre d’église, et tu porteras tout le pesant du bâtiment ; et tu souffriras tout mal, gêne, angoisse. Cœur d’ambitieux, cœur de pierre, endure et pâtis, mon cousin. »

Ce qu’ayant dit, le Prince des pierres poussant du pied devant lui le cœur du Méchant, s’enfonça en la forêt.

Lors Magtelt regarda la tête et elle vit qu’elle avait les yeux grands ouverts ; l’ayant prise, elle la lava de neige et l’emportant s’en fut sus Schimmel, laissant près du corps le cheval et le chien du Méchant, l’un ullant bassement, l’autre le considérant avec grand ébahissement de douleur.

Comme elle prenait la tête, le chien avait grondé mais non osé mordre.

Et cependant qu’elle s’en allait, chien et cheval demourèrent près du corps, bien tristes, marris et couverts de la neige qui ne cessait de choir ;

Et ils semblaient garder le maître.

 

 

XXXII

Comment le père, la mère et le frère, cherchant leur fils et frère, ne le trouvaient point.

 

Chantant et sonnant, chevauche la noble damoiselle.

Et son cœur est joyeux, songeant à Anne-Mie, aux quinze vierges et au Taiseux revanchés.

Et sa main tient bien, sous son keirle, la bonne épée et la tête du Méchant.

Et Schimmel courut le grand pas, par hâte de rentrer en l’écurie.

Magtelt étant à mi-chemin vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle vieil homme monté sus cheval noir.

Et le vieil homme dit :

– « Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon fils Halewyn ? »

Mais Magtelt :

– « J’ai laissé ton fils Halewyn en bon état s’ébattant sus la neige en compagnie de seize vierges. »

Et le vieil homme s’en fut.

Quant elle eut encore chevauché, elle vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, montée sus blanche haquenée, jeune et frisque damoiselle.

Et la damoiselle dit :

– « Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon frère Halewyn ? »

Mais Magtelt :

– « Va plus loin, au Champ de potences, là tu verras ton frère accoutré pareillement aux seize vierges. »

Et la damoiselle s’en fut.

Plus loin encore sus le chemin, Magtelt vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, monté sus coursier roux, jeune homme de hautaine et dure physionomie.

Et le jeune homme dit :

– « Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon frère Halewyn ? »

Mais Magtelt :

– « Ton frère est beau seigneur, si beau, qu’autour de lui seize vierges faisant sentinelle, ne le veulent laisser aller. »

Et le jeune homme s’en fut.

Étant plus loin encore sus le chemin, Magtelt vit, emmi l’épaisse neige tombant, venir à elle, vieille dame, haute en couleur et semblant robuste, nonobstant son grand âge.

Et la vieille dame dit :

– « Belle vierge qui si vite chevauches, n’as-tu point vu mon fils Halewyn ? »

Mais Magtelt :

– « Ton fils Siewert Halewyn est mort ; vois-ci sa tête sous mon keirle et son sang coulant trouble sus ma robe. »

Et la vieille dame s’écria :

– « Si tu avais tantôt dit cette parole, tu ne serais pas si loin venue. »

Mais Magtelt :

– « Tu es heureuse, laide femme, que je te veuille bien laisser ton corps et que je ne te raidisse point ainsi que j’ai fait de ton fils. »

Et la vieille dame prit peur et s’en fut.

Et le soir vint.

 

 

XXXIII

De la fête au château des de Heurne et de la tête posée sur la table.

 

Schimmel ayant vitement couru, Magtelt vint à la porte du château de son père, et là sonna du cor.

Josse van Ryhove, qui était gardien à cettuy soir, s’ébahit la voyant. Adoncques il s’écria : « Merci Dieu, notre damoiselle est céans revenue. »

Et tout le domestique d’accourir et de s’écrier pareillement avec grands bruits et éclats de voix :

– « Notre damoiselle est céans revenue. »

Magtelt, entrant en la grand’chambre, alla au Sire Roel, et cheyant à genoux :

– « Seigneur père, » dit-elle, « voyez-ci la tête de Siewert Halewyn. »

Le Sire, prenant la tête ès mains et la considérant, fut tant joyeux qu’il ploura pour la fois première depuis qu’il avait des yeux.

Et le Taiseux soi levant alla à Magtelt, lui baisa la main droite qui avait tenu l’épée et ploura pareillement, disant : « Grâces à toi qui m’apportes la revanche. »

La dame Gonde était comme femme soûle et ne se pouvait ravoir de son grand saisissement de joie. Enfin, s’éclatant en sanglots, fondant en larmes et embrassant Magtelt bien étroitement :

– « Ha ! ha ! » s’exclama-t-elle, « baise-moi, baise-moi, mignonne ! Elle a tué le Méchant, la douce fillette, et le rossignol a vaincu le lanier ! Ma fille est céans revenue, céans ma fille. Noël ! Merci à Dieu qui aime les vieilles mères et ne les veut point vides de leurs enfants. Noël ! Voyez-ci Magtelt la belle, Magtelt la chantante, Magtelt la joyeuse, Magtelt la folliante, Magtelt la glorieuse, Magtelt la victorieuse, Magtelt ma fille, mon enfant, mon tout, Noël ! »

Et Magtelt lui souriait, la caressant et flattant des mains bien doucement.

Et la dame Gonde plourant de grand aise se laissait faire sans plus sonner mot.

– « Ha ! » dit le Sire Roel, « je ne vis oncques ma femme à semblable fête, » puis soudain s’écria :

– « Fête, » dit-il, « ce doit être au jour d’hui fête céans, la grande fête des de Heurne ! »

Et il ouvrit la porte afin d’appeler ses pages, écuyers, hommes d’armes et tout le domestique.

Mais ils se tenaient tous contre, n’osant entrer.

– « Or ça, » dit le Sire, de sa voix la plus forte et joyeuse, « où sont coquassiers et coquassières ? où sont chauderons, poèles et coquasses ? où sont pipes, tonnelets, flacons et bouteilles, pintes, chopines et gobelets ? où est clauwaert simple et double, où est vin vieux et vin jeune, où sont jambons et saucissons, langues de baleine et cuisses de bœuf, viande de l’air, viande de l’eau, viande des prés ? J’entends qu’au jour d’hui tout vienne sus la table, ce doit être fête céans, fête inouïe, fête d’empereur, de roi et prince ; car, » et ce disant, il prit par les cheveux la tête du Méchant, « notre aimée fille a détranché de sa main mignonne le Sire Siewert Halewyn. »

Ce qu’oyant, tous s’écrièrent comme un tonnerre :

– « Loué soit Dieu ! Noël à notre damoiselle ! »

– « Adoncques allez, » dit le Sire, « et faites ainsi que j’ai dit. »

Étant le beau repas servi, la tête fut posée sus la table.

Au lendemain l’on cria la guerre en la seigneurie des de Heurne. Et le Sire Roel alla en bonne force assaillir le château du Méchant dont furent tous les parents, amis et compagnons pendus ou détranchés.

Et Monseigneur le Comte octroya à la famille des de Heurne les biens et titres de celle d’Halewyn, fors le laid écu, et encore les ont-ils présentement.

 

 

Charles DE COSTER, Légendes flamandes, 1858.

 

Recueilli dans Littératures fantastiques : Belgique, terre de l’étrange,

t. I, Labor, 2003. Contes réunis et présentés par Éric Lysøe.

 

 

 

 

 

 

 

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