La gifle
par
Mathilde DELAPORTE
I
NOTRE population de cette terre septentrionale du Finistère, appelée « Le Léon », celle-là surtout qui vit sur les côtes sauvages du Pays des Pagâns (païens) fut, nous dit l’histoire bretonne, plus difficilement christianisée que le reste de l’Armorique ; mais lorsqu’elle le devint, elle le fut le plus complètement, le plus profondément, le plus étroitement...
Sauf que dans les tréfonds de cette dure et presque immuable race, si fermée et froide en apparence, en réalité si ardente, sauf que dans le tréfonds de ces Léonards subsiste souvent quelque vieux levain du peu miséricordieux paganisme ; levain presque toujours ignoré d’eux-mêmes, ou réprouvé par eux-mêmes, mais qui dans une fermentation soudaine fait parfois gonfler en leur cœur quelque vengeance crue oubliée ou quelque haine qui leur semblait réfrénée pour toujours.
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« Bonjour Marc’harit. Comment va votre mari ? Est-il mieux ?
– Nan, Introun : Gvell clan aé ! »
Les paysans de ces régions ne répondent en français que lorsque cela devient indispensable. Cette femme que je rencontrais là savait que je comprenais assez bien notre vieille langue :
– Trist eo, Marc’harit, Guillaume Le Penndû neket coz, youank zo », fis-je en fort mauvais breton.
Et je la quittai pour m’en revenir vers l’Aber-Vrac’h où je séjournais et qui en était distant d’environ une heure et demie ou deux de marche, car il fallait contourner les grèves.
Elle, haute et digne et droite, portant en équilibre sur la tête une cruche d’eau qu’elle avait été chercher à la fontaine, rentra dans sa petite ferme toute proche et qui bordait la mer.
J’avais remarqué, une fois de plus, car je la connaissais bien, sa face régulière et douce, d’une douceur triste et pensive qui intéressait, et où, contraste singulier, deux rides volontaires creusaient si durement un front surplombant que serrait la coiffe blanche.
Je ne sais quoi de mystérieux transparaissait en cette figure et retenait l’attention. L’expression dominante en restait celle de notre vertu bretonne : la résignation ; non point celle-là qui n’est que passive et molle mais l’autre, qui est faite, au contraire, de noble et ferme acceptation...
Pourtant deux rides volontaires et dures, verticalement, barraient son front.
Je connaissais donc de longue date Marc’harit : et je savais le mal de sa vie difficile. Mariée jeune à un homme de cette région (la sienne) : le beau et dur Guillaume Le Penndû, dont elle s’était éprise et, que malgré le vouloir de ses parents, malgré son vice connu, car il était livré déjà à sa passion pour le fatal « gwin ardent » (l’eau-de-vie), presque malgré elle-même et contre sa raison, ne suivant que son cœur. elle l’avait épousé.
Ses habitudes d’ivresse l’avaient rendu mauvais...
Et les yeux gris de cette jolie Marc’harit, les yeux gris et doux comme son ciel d’Armorique, paraissaient maintenant toujours embrumés.
Pourtant, ce mal de sa vie difficile, elle semblait l’accepter ; elle n’en parlait point. On n’avait connu cela que par les propos du valet de leur petite ferme. Elle avait reçu, sans broncher, les reproches injustes, les injures, même les coups ; sans broncher, droite et impassible, et les lèvres fermées, scellées. Elle qui était une femme sans tache, elle n’avait point répondu ; elle ne pleurait pas, elle ne se plaignait pas.
Elle travaillait seulement plus fort, et pour deux, et, n’ayant point eu d’enfant qui la pût aider, dirigeait seule les travaux des champs. Elle s’en allait entre-temps vers la mer pour faire avec son mari la récolte du goëmon puis l’étendre sur la grève... ou pour achever cette moisson marine sans lui, quand il le fallait.
Elle était bonne, charitable aussi ; à nul mendiant qui passait elle n’avait refusé l’aumône, à nul pauvre qui lui avait dit, tendant la main : « Bara Marcplisch » elle n’avait répondu « Nan ! »
Elle était pieuse aussi et j’avais remarqué, à la grand’messe de Landéda, quand j’y assistais aux vacances, la ferveur intime et spiritualisée qui passait de sa prière sur sa figure...
Cependant, les deux rides volontaires qui creusaient son visage s’y incrustaient de plus en plus.
Sa face m’apparaissait dans ce contraste comme une image très caractéristique de l’âme bretonne, de l’âme particulière de notre Léon surtout, si douce et sauvage, si rude et tendre ; âme assortie si bien à cette région en noir et or : noir des rochers, blonds des ajoncs, des goémons et des sables ; pays marin où volettent au bord des grèves les bandes de mouettes aux ailes gris perlé, et que hante toujours de-ci de-là, et plus vers le fond, quelque vol lugubre de cormoran solitaire.
Et je m’intéressais à Marguerite Le Penndû mais ne la revis plus, après cette rencontre sur la grève...
Et ce ne fut que par une vieille « Sœur Blanche », de Landéda, que j’appris ce que je vais dire. Voici ce que par humilité très chrétienne et pour que je ne crusse point d’elle plus de bien qu’il n’en fallait, voici en substance le récit que Marc’harit avait prié cette religieuse de me faire, avant de s’éloigner pour toujours de son pays natal.
II
Depuis ce dernier jour qu’elle m’avait vue, Guillaume s’était toujours enivré davantage. Guéri de sa maladie, mais non point de sa passion mauvaise pour le funeste « gwin ardent », de plus en plus il en était devenu la proie.
Resté beau, malgré tout, il demeurait fidèle à l’épouse qu’il aimait, et celle-ci aussi l’aimait... malgré tout !
Dans les crises, devenues plus fréquentes, elle était encore cependant plus injuriée, plus frappée.
Alors Marc’harit ne répondait toujours pas. Elle ne bougeait pas, elle ne criait pas ; et lorsqu’il avait fini par s’endormir, elle allait s’asseoir près de l’âtre, silencieusement se dévêtait puis allait s’étendre dans leur lit-clos...
Et elle sentait que les deux rides de son front se faisaient profondes de plus en plus.
La grande expression de tristesse qui depuis sou mariage avait voilé sa face s’était étendue sur elle davantage.
Sur quoi l’homme avait rechuté dans la maladie, et pour de bon cette fois-là.
Marc’harit l’avait soigné tendrement, s’était exténuée pour essayer de le reprendre à la Mort avec l’entêtement farouche que l’arracheuse des goémons devait à sa race et à son dur métier. La rude pêcheuse qu’elle était avait lutté désespérément contre la grande Naufrageuse avec la force et l’adresse qu’elle avait acquises à gouverner seule sa lourde barque à travers les récifs, les rochers et dans les tempêtes...
Elle avait eu le dessous : Guillaume mourut
Voyant la fin arriver, sa femme avait fait venir le prêtre. L’homme, malgré son vice, courageux et chrétien comme un Léonard, s’était accusé, repenti, avait accepté la mort après avoir demandé son pardon à Dieu et à l’épouse qui pleinement alors, croyait-elle, le lui avait donné aussi.
Brizeux a dit : « Le Léonard est beau et fort, dans la Douleur, et c’est là qu’il se montre un maître. »
Marc’harit lui avait fermé les yeux et fait tout ce qu’il est d’usage, en ce cas, de faire en notre pays breton. Les prières commencèrent, le voisinage étant arrivé...
Mais, pour l’heure du repas, tous se retirèrent, et, la femme de Guillaume Le Penndû, auprès du mort, demeura seule.
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Alors, en elle, que se passa-t-il ? Dans quelle profondeur sauvage de son être s’était formée cette vague de vengeance qui vint déferler sur elle tout-à-coup ?
Marc’harit avait affirmé à cette « Sœur Blanche », laquelle elle avait priée de me conter cela, qu’elle ne comprit jamais rien à son acte ; mais enfin cela se fit.
Elle était donc restée seule avec le mort. Sans doute, de tous les sursauts réfrénés de cette âme fière et libre de Celte, s’était élevée cette lame de fond, semblable à celles-là qui se dressent soudain sur une mer d’apparence apaisée, qui se dressent furieusement tout à coup, et sans que la Mer elle-même semble savoir pourquoi.
Sans doute, sous le flot des rancunes amassées jour à jour au fond d’elle, malgré elle, avait grossi et monté cette vague de révolte. Venue de l’horizon de ses pensées amères, formée du flot lourd de ses larmes non tombées, de ses dignités souffletées, de ses muettes résignations, tout à coup grondante elle se souleva dans la tempête inattendue de ce cœur primitif, avec la puissance que ne peuvent posséder que les forces naturelles ?
Peut-être ?
En tout cas se passa ceci :
Marc’harit Le Penndû, étant toujours seule et agenouillée près du mort, subitement s’était levée droite et s’approchait du lit.
Inerte, impuissant et froid, Guillaume Le Penndû, pardonné par Dieu et par elle-même, reposait.
Quelque chose de plus sauvage qu’elle frémit en la fille des anciens Pagâns... La moissonneuse des récifs, levant sou bras droit, sa main tomba droite aussi, paume ouverte, sur la face blafarde et sans souffle. Elle gifla le mort, et si fortement, que sur l’oreiller du lic-clos, la tête se retourna de l’autre côté et, après un sursaut, s’y posa.
Elle fit cet acte affreux : Elle gifla le Mort !
Alors l’orage de ses colères inconnues, après s’être levé si soudainement, et si soudainement gonflé, ne fut plus qu’un nuage qui crève et qui se dissipe.
Elle eût seulement à cette minute, confiait-elle à la « Sœur Blanche », sa parente, la conscience de son acte brutal.
Et ses larmes, encore non coulées, tombèrent en ruisseaux sur ses deux joues ! Comme elle était seule pour une heure, elle pleura, pleura, pleura tant qu’elle pût de ses deux yeux gris.
Puis elle s’en alla vers le lit-clos ; elle reprit doucement la tête inerte, la reposa selon le rite, et, jurant au Mort qu’il serait vengé d’elle par elle-même, elle ne s’occupa plus qu’a prier.
Et il ne demeurait plus en elle que l’amour entêté et continu qu’elle avait toujours éprouvé pour ce mari difficile.
En priant, elle considérait longuement cette face restée belle, et qui avait repris dans le grand repos toute la noblesse léonarde.
Elle qui avait si péniblement vécu avec lui, elle sentait aussi qu’elle ne pourrait plus vivre sans lui...
Une résolution germait en son esprit.
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Au petit cimetière marin, avec toutes les formalités et les prières d’usage, Guillaume Le Penndû fut le lendemain déposé, au petit cimetière très calme, mais tourné vers la mer, afin que les morts, plus directement, en puissent encore sentir passer sur leurs tombeaux les grands souffles.
Marc’harit Le Penndû, les épaules courbées maintenant, dans sa grande cape noire avait suivi la bière et priait. Et la sœur blanche, en terminant ce récit, m’apprit que la jeune femme allait prochainement entrer en religion, dans un ordre de sœurs missionnaires.
Les religieuses de St-Joseph de l’Apparition chez lesquelles la veuve de Guillaume avait pris le voile sous le nom de sœur Ste Marguerite ont plusieurs communautés au Levant, là-bas en Syrie, vers Alep, Damas, Jérusalem.
Leur dévouement est extrême. Elles ont beaucoup d’élèves parmi les jeunes Turques, qu’elles instruisent : et on les trouve dans les lazarets de ces pays où elles soignent les malades et ensevelissent les morts. Elles recrutent beaucoup d’adeptes en Bretagne.
Les Bretons, toujours en contraste avec eux-mêmes, sont à la fois sédentaires et voyageurs. Tantôt ils ne quittent, suivant le conseil de Brizeux, « le seuil de leur porte » ; tantôt ils s’en vont aux confins du monde, comme pour y chercher les extrêmes limites de la terre, là où il leur semble peut-être qu’avec le ciel elle se réunit enfin...
Marc’harit Le Penndû était donc désormais sous un voile, devenue la Sœur Ste Marguerite.
Ce fut par cette même religieuse, celle-là qui m’avait l’année précédente conté, sur son ordre, sa faute brutale que j’appris aussi la suite et la fin de cette histoire, qu’elle-même venait de savoir par une lettre d’une religieuse du Levant et qu’elle connaissait aussi.
Marc’harit, au milieu de toutes ces dévouées qui se sacrifient là-bas, se distinguait par l’entêtement de son dévouement et par une abnégation absolue. Elle recherchait les tâches difficiles, soignait avec douceur les malades ; bravant les pires contagions, elle essayait d’arracher des hommes à la Mort, l’ancienne moissonneuse des récifs du pays léonard.
Advint, là-bas, une de ces pestes comme il en éclot en Orient.
On la vit alors se livrer toute entière aux soins des pestiférés, en sauver quelques-uns ; et toujours réclamant aussi qu’on lui donnât plus spécialement et tel que son propre lot le soin d’ensevelir les morts parce que c’était là l’une des tâches les plus dangereuses.
L’épidémie s’enrayait pourtant, mais ne se terminait qu’avec lenteur.
Il arriva qu’un soir on conduisit au lazaret de Marc’harit un matelot de la marine française et que l’on disait tout près de rendre le dernier soupir. Malgré son épuisement, Marc’harit sollicita la tâche de soigner ce compatriote.
Son livret militaire lui avait appris en effet qu’il était Breton et de sa propre région finistérienne.
Cet homme, atteint d’une fièvre ardente et d’un violent délire, réclamait obstinément que l’on allât chercher sa femme, parce qu’il voulait encore l’embrasser, disait-il. Il répétait dans son inconscience qu’il ne mourrait pas avant cela : « Nehêt, content a maro » : « Rédimé pochet di me ! » criait-il sans cesse en son breton.
Marc’harit Le Penndû un instant réfléchit. Cos mots dits avec cet accent de chez elle lui avaient bouleversé le cœur... Elle se rappelait.
Se penchant sur l’homme et lui donnant le nom de son livret : « Jean-Louis Le Droff, lui dit-elle, je suis ta femme et je viens pour t’embrasser avant que tu ne meures. » Il crût aux paroles prononcées dans la langue natale, et qu’il entendit à travers son délire. Alors, bravant de plus près l’approche de la contagion terrible, elle se pencha davantage pour poser sur son front le baiser qu’elle crût enfin tout à fait réparateur.
Elle y gagna la peste dont le lendemain elle mourut.
Au moment de trépasser, elle dit à la Sœur bretonne qui l’assistait et l’avait écrit à cette « Sœur Blanche » qui me le racontait à son tour, ces mots bretons dont la première n’avait point compris le sens :
« Après ça, je crois que j’ai effacé la Gifle ! » « Brema neushêt mi é c’hlud aé. »
Mathilde DELAPORTE.
Paru dans Les Causeries en 1928.