La légende des trois barons

 

 

Et sicut dies verni, circumdabant eam

flores rosarum et lilia convallium.

(Off. B. M. V.)

 

 

                                    I

 

C’était l’heure où, du soir éveillant la prière,

Les cloches ont chanté dans leurs cages de pierre ;

Où brillent aux tombeaux des feux aériens ;

Où Satan et la mort s’avancent sans cortège ;

Où, plus près des enfants que leur aile protège,

      S’approchent les anges gardiens.

 

Aux forêts de Feldberg d’où le Rhin tombe et roule,

Dont chaque pic soutient un château fort qui croule,

Où le pin se cramponne au roc qui l’a produit,

Trois hauts barons passaient sur trois blanches cavales,

De quelques mots à peine osant, par intervalles,

      Troubler les échos et la nuit.

 

Sur le sol inégal des ravins et des pentes,

À travers les halliers et les ronces grimpantes,

Les coursiers haletants bronchaient à chaque pas ;

À l’horizon grondait un bruit lointain d’orage ;

Le vent faisait craquer les pins, mais le courage

      Aux trois barons ne manquait pas.

 

Ils allaient. Et leur chef que distinguait sa taille,

Vieillard, né dans un camp le soir d’une bataille,

Dit à ses compagnons, damoiseaux de vingt ans :

« Amis, notre voyage est dur !... Et nos demeures

N’entrouvriront pour nous qu’après de longues heures

      Leur lourde porte à deux battants.

 

« De notre vie, enfants, cette course est une ombre ;

Rochers, pentes, ravins, précipices sans nombre,

Entravent aussi l’âme en son rude chemin ;

L’enfant creuse le sol où notre pied s’appuie... »

Mais les deux cavaliers, que ce discours ennuie,

      Criaient : « La morale, à demain !

 

« Chantons !... » Soudain leurs voix joyeusement mêlées

Réveillèrent l’écho des bois et des vallées ;

Mais en les renvoyant, l’écho semble gémir ;

Le chant des deux barons languit, leur cœur s’effraie ;

À leurs refrains répond, d’un vieux chêne, une orfraie

      Que la nuit ne peut endormir.

 

Et le vieillard, reprit : « Le Ciel vous soit en aide !

Prions ! Contre la peur Dieu nous fit ce remède !...

– Oui, pour toi, jouvenceau, porteur de cheveux blancs ;

Mais nos haches d’acier valent bien tes prières... »

Et tous deux, en avant, par fourrés et clairières,

      De leurs chevaux pressaient les flancs.

 

De leur témérité le vieux baron murmure ;

Seul et songeur, il prie : il prend sous son armure

Un rosaire égrené jadis par ses aïeux :

Le rosaire sied bien à qui porte le glaive :

L’un à nos pieds abat l’ennemi qui s’élève,

      L’autre nous abaisse les cieux.

 

 

                                    II

 

Tout à coup le vent siffle ; un éclair fend la nue,

Et dans l’ombre, au détour d’une route inconnue,

« Halte !... » crie une voix aux deux hardis barons.

La lame des poignards sur leur tête étincelle....

Du coursier qui se cabre en vain le sang ruisselle

      Sur l’acier de leurs éperons.

 

En vain leur bonne hache en leurs deux mains tournoie ;

Vingt brigands, fiers vautours s’acharnent sur leur proie ;

Des palefrois mourants roulent les cavaliers,

Tous deux enfin, malgré leur farouche énergie,

Tombent, et l’on étend leur dépouille rougie

      Sous l’ombre pâle des halliers.

 

Les bandits achevaient leur œuvre meurtrière !

Le vieux baron passa, murmurant sa prière,

Chevauchant sans effroi, son rosaire à la main.

La peur et le respect saisirent ces vingt hommes ;

Tous muets et tremblants, invisibles fantômes,

      Des deux côtés du noir chemin...

 

L’ouragan sur leur front secouait les grands chênes,

Leurs pieds cloués au sol sentaient un poids de chaînes,

Une main dans la leur enchaînait le poignard

(Eux-mêmes ont depuis raconté ces merveilles),

Ils voyaient des lis blancs et des roses vermeilles

      Éclore aux lèvres du vieillard.

 

À chaque « Gloria » des dizaines bénies,

De douces voix d’en haut joignaient leurs harmonies.

Et répondaient « Amen » aux « Ave Maria ».

Quand, aux doigts du baron la chaîne et la prière

Furent au bout, les voix, pour réponse dernière,

      Entonnèrent l’ « Alleluia ».

 

 

                                    III

 

Le lendemain, on vit au seuil du monastère,

Se frappant la poitrine et sous la bure austère

Priant à deux genoux, pleurer dix assassins ;

D’autres pour leurs forfaits réclamaient des supplices,

Et tous chargés de fers ou chargés de cilices,

      Imploraient la Vierge et les saints.

 

Depuis, dit-on, au bois d’où le Rhin roule et tombe,

Le bûcheron, le soir, voit une double tombe,

Où rampent en sifflant des reptiles hideux ;

Il voit les deux barons sous un rouge suaire,

Rouler les grains de feu d’un étrange rosaire ;

      Et Satan ricane auprès d’eux.

 

 

                                    IV

 

Nous, lorsque de l’ « Ave » nous disons les paroles,

Songeons qu’à notre lèvre éclosent des corolles,

Nous murmurons des fleurs... Et l’on conta jadis

Qu’en des corbeilles d’or, au ciel, on les recueille ;

Et quand la Vierge passe, un ange les effeuille

      Dans les sentiers du paradis.

 

 

 

Victor DELAPORTE,

Récits et légendes.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net